Notes
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[1]
« Transidentité » désigne l’inadéquation entre le genre auto-perçu et le genre assigné à la naissance. À l’inverse, « cisgenre » désigne l’adéquation entre le genre auto-perçu et le genre assigné à la naissance.
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[2]
« Transgenre » est le terme le plus souvent utilisé pour désigner les personnes en situation transidentitaire. Toutes les personnes dont le genre actuel est différent du genre assigné à la naissance, les hommes et femmes transgenres et les personnes non-binaires (ni exclusivement homme, ni exclusivement femme), seront regroupées sous « transgenre ».
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[3]
Une « transition » de genre est le terme le plus souvent utilisé pour désigner le fait d’assumer une identité de genre différente de celle assignée à la naissance. Elle peut impliquer une dimension sociale et/ou juridique et/ou physique (modification.s hormonale.s et/ou chirurgicale.s).
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[4]
Plutôt que le terme « identité sexuée », plus courant dans le champ analytique, l’ « identité de genre » nous semble permettre une appréhension plus complète de l’identité et des mouvements inconscients et conscients à l’œuvre dans ce processus. Le rapport symbolique au sexe au travers des différents signifiants qui participent de l’ordre sexuel (Lacan, 1958-1959) et la capacité de figuration du genre semblent conjointement et étroitement jouer un rôle dans la quête identitaire du sujet.
-
[5]
Stoller, 1973, p. 223.
-
[6]
Espineira K. (2014). Les constructions médiatiques des personnes trans- Un exemple d’inscription dans le programme « penser le genre » en SIC. Les Enjeux de l’information et de la communication, 15 : 35-47.
-
[7]
« Non-binaire » renvoie au fait de se ressentir d’une identité de genre qui dépasse les strictes catégories homme/femme. Le terme englobe plusieurs réalités individuelles : le fait de se ressentir quelque part entre homme et femme, les deux (bigenre, two-spirit, etc.) ou au-delà de la notion de genre (agenre).
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[8]
Pronom neutre.
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[9]
Le passing renvoie au fait d’être perçu.e socialement dans le genre social revendiqué.
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[10]
Lesbienne, Gay, Bi, Trans, en Questionnement, Intersexe, Asexuel.le/Allié.e, et autres.
-
[11]
Garrison S. (2018). On the Limits of “ Trans Enough ” : Authenticating Trans Identity Narratives. Gender & Society, 32 : 613-637.
-
[12]
Dans les pays anglo-saxons, gender-queer est également souvent utilisé. Il renvoie à la même idée que non-binary gender, c’est-à-dire une identité de genre qui dépasse les strictes catégories homme/femme.
-
[13]
Thomas M.-Y. (2010). De la question trans aux savoirs trans, un itinéraire. Le sujet dans la cité, 1 : 120-129.
-
[14]
Freud, 1924, p. 121.
-
[15]
Fausto-Sterling A. (2013). Les cinq sexes : pourquoi mâle et femelle ne suffisent pas. Paris : Payot.
1Nombre de psychanalystes ont tenté de rendre compte des enjeux du processus adolescent. Considérée comme un temps fort du développement psychique, l’adolescence est souvent caractérisée par la souffrance psychique, signe de remaniements intérieurs. La séparation du sujet adolescent du corps familial est plus ou bien moins bien vécue et peut donner lieu à des manifestations symptomatiques, tels que les gestes auto-agressifs, les idées et comportements suicidaires, les troubles des conduites alimentaires, etc. Or, le sujet ne naît pas seul et sa maturation psychique va, tout particulièrement à ce temps de vie, s’entremêler d’éléments extérieurs : la famille, le socius, le milieu médical, et bien d’autres. La violence, qui désigne en latin une « force en action », signe l’effet de la séparation. Elle engage alors des enjeux de régulation intrapsychique et des enjeux interpersonnels et transgénérationnels. Le sujet adolescent est aux prises avec des exigences internes et des exigences externes. Ces dernières s’infiltrent dans le lien à l’autre, consciemment et inconsciemment. Aussi, par « violence » considère-t-on les manifestations visibles de ce qui s’opère dans les soubassements du développement psychosexuel. La violence implique également la façon dont les normes sociales et l’inconscient collectif influencent la psyché individuelle. En somme, la violence, tout particulièrement à l’adolescence, est violence du lien, par le lien, pour le lien. Elle permet la décharge d’excitations et vise, dans un développement, une individuation apaisée.
2Aujourd’hui, différentes réalités viennent croiser les problématiques de l’adolescence. C’est le cas de la transidentité [1] à l’adolescence. La visibilisation accrue des enfants et adolescent.e.s transgenres [2] par les médias peut laisser supposer un certain rajeunissement des personnes transgenres. Les avancées de la médecine permettent des transitions [3] plus tôt. Les conséquences en matière de configurations familiales et d’insertions sociales ne sont pas négligeables. Pour autant, l’adolescence étant une période particulière du développement psychosexuel, tout.e adolescent.e se voit ainsi éprouvé.e dans son identité de genre [4]. Dès lors, dans quelle mesure le fait transidentitaire se distingue-t-il des problématiques de l’adolescence ? Peut-on séparer ces questions ? Ou faut-il considérer la transidentité comme une nouvelle manifestation de la violence à l’adolescence ?
3Dans cet article, on se concentrera sur deux éléments majeurs de l’adolescence : la construction d’objets internes, relais des premiers soins maternels, et la construction d’une identité genrée. L’articulation entre transidentités et adolescence nous permettra de revenir sur les enjeux de la séparation, partielle, puis de mettre en lumière l’articulation entre état transidentitaire et adolescence. Cela nous permettra de considérer la place de la bisexualité psychique dans le développement d’une identité de genre.
Transition adolescente et remaniements multiples
4L’adolescence oblige à de nombreux compromis psychiques afin de maintenir l’homéostasie psychique. Aussi, les mouvements identificatoires inconscients y jouent-ils un rôle prédominant. Les objets internes nécessitent d’être suffisamment étayants pour supporter une séparation avec les objets externes. Tout du moins, cela constitue la visée du processus adolescent. Or, une séparation n’est jamais totale. Aussi, l’introjection de la relation entraîne un compromis entre la survivance de la relation et la survivance du Moi. Ce compromis vise à offrir une voie de régression chaque fois qu’il est trop dur de jouer au grand.
5L’adolescence est une phase de transition, d’un statut d’enfant à un statut d’adulte. Les modifications corporelles liées à la puberté viennent signer de manière concrète ce qui peut se jouer dans les soubassements de la psyché. Le sujet prend de la distance avec son corps d’enfant, mais aussi avec le corps familial et social. Jusque-là l’enfant privilégiait les interactions sociales pour construire sa grille de compréhension de l’identité de genre (Tostain, Lebreuilly, 2006). Désormais, le corps pubère vient ancrer le sujet dans un double mouvement de vie et de mort : de vie, par la possibilité de donner naissance à un autre ; de mort, par l’inscription dans une filiation. Car si l’on peut donner la vie, on en vient de ce fait à endosser le statut de parent, puis celui de grand-parent. S’il ne s’agit pas de réduire le destin de l’adolescent.e à celui de parent, ce temps de vie ouvre sur une reconfiguration des positions des uns et des autres dans le lien.
6Nombre d’adolescent.e.s considèrent ainsi la puberté comme un tournant dans la construction de leur identité de genre, passant de l’indifférencié de l’enfance à l’individualité de l’âge adulte. Or, le noyau de l’identité de genre (Money, 1973) serait « le produit, chez l’être normal, d’une combinaison, d’une part des facteurs biologiques cachés (jusqu’ici non mesurables) qui n’ont qu’un effet modéré et aisément réversibles et, d’autre part, d’attitudes et d’influences parentales plus puissantes et qui, elles, peuvent être évaluées, opérant sur l’enfant » [5]. À leur époque, J. Money et R. J. Stoller ont permis de considérer, par leurs travaux conjoints, l’importance de la réalité psychique dans le vécu transidentitaire. On a pu toutefois minorer un certain déterminisme de l’identité de genre via les influences parentales. Les groupes de pairs jouent également un rôle non négligeable dans l’exploration de l’identité de genre et/ou des expressions de genre et de la sexualité. Il est délicat d’affirmer que le noyau de l’identité de genre est établi d’emblée et constant dans le temps et l’espace. Tout comme il serait difficile de poser que nous ne sommes faits que d’expériences. On peut néanmoins poser que l’adolescence remet en tension la place du sujet dans le socius. Être un autre, partiellement distinct du cercle familial, signifie aussi pouvoir se situer culturellement. Temps paradoxal des faux-semblants et des identifications multiples et mouvantes. La conformation aux attentes sociales vient alors répondre à des enjeux biopolitiques. Les manifestations douloureuses du processus adolescent ne se font pas seules, elles se partagent, voire se propagent, au sein des groupes de pairs. Une récente étude menée auprès de jeunes adultes non-binaires a permis de souligner l’importance du soutien des pairs dans l’édification d’un vrai self et la gestion de la perte (Losty, O’Connor, 2017). Les participant.e.s donnent de surcroît à la communauté LGBTQIA+ une importance toute particulière dans leur équilibre psychique. Si l’adolescence remet notamment en jeu les premières expériences de séparation et la façon dont les sujets les ont traversées, la communauté des pairs permet dans certains cas de pallier au rejet ou à l’incompréhension familiale, et de supporter la cohésion du self. Dès lors, on ne peut considérer la violence liée à l’adolescence hors du contexte dans lequel elle s’inscrit. Le symptôme est toujours à prendre dans une dynamique intrapsychique, de même qu’en regard des alliances inconscientes au sein du groupe familial. Maintenant, comment la transidentité vient-elle s’articuler aux problématiques de l’adolescence ?
Trajectoires identitaires et violences du lien
7Est-il de plus en plus permis d’effectuer une transition de genre ? Peut-on considérer une évolution des mœurs et des valeurs vers une plus grande inclusivité ? Faut-il considérer ce phénomène comme une nouvelle manifestation de la souffrance psychique à l’adolescence ? Ou encore, doit-on déduire de cette évolution une conséquence directe sur la hausse des démarches de modifications corporelles dans une visée de transition ?
8La visibilisation des personnes transgenres a permis une certaine banalisation de ce type de vécus identitaires. Associée aux avancées techniques en matière d’accompagnement psycho-médical, on constate un rajeunissement global des personnes transgenres, sinon une visibilisation plus importante des mineur.e.s transgenres. Dans le même temps, la représentation de ce type de vécus identitaires par les médias reste relativement stéréotypée, avec une certaine fétichisation du biologique (Espineira, 2014) [6], notamment chez les personnes transgenres s’inscrivant dans le paradigme identitaire homme/femme. Les personnes non-binaires [7] sont encore peu présent.e.s sur la scène médiatique et convoquent probablement moins de fantasmes, ou des fantasmes sensiblement différents, auprès du grand public.
9Toutes les personnes transgenres ne recourent pas nécessairement à des modifications corporelles pour parvenir à un meilleur équilibre psychique. Toutefois, chez les enfants et adolescent.e.s qui présentent ce type de questionnement identitaire, on peut surtout recenser celles et ceux qui recourent à une approche psycho-médicale de la transidentité. Ils/elles/iels [8] présentent souvent des symptômes – entre autres gestes auto-agressifs, idées suicidaires, troubles des conduites alimentaires, anxiété et dépression – qui sont proportionnellement plus importants que chez les adolescent.e.s cisgenres.
10Les techniques médicales évoluent, mais cela n’entraîne pas nécessairement une plus grande ouverture de la population générale sur ces minorités identitaires. Les hommes et femmes transgenres et non-binaires présentent ainsi des difficultés notables sur le plan de l’insertion sociale. Les intimidations sont encore trop nombreuses et ont une influence certaine sur le bien-être psychique. De par leur passing [9] et une tendance sociale à tolérer davantage une certaine masculinité chez les femmes qu’une certaine féminité chez les hommes, les hommes trans rencontrent moins de discriminations que les femmes trans et les personnes non-binaires. Les femmes trans sont davantage concernées par les agressions dans les lieux publics. Chez les personnes non-binaires notamment, la dimension inédite de ce type de vécus identitaires peut entraîner une incompréhension des proches, et impacter le soutien émotionnel. Toutefois, ils/elles/iels présentent un sentiment d’appartenance plus important que les personnes trans binaires à la communauté LGBTQIA+ [10]. De ce fait, leurs difficultés ont tendance à être davantage compensées par le soutien qu’elles y trouvent (Barr et al., 2016). Cela nous amène à considérer les relations amicales à l’adolescence comme un important soutien dans le processus d’individuation. Y compris dans les relations amicales, les micro-agressions peuvent néanmoins être présentes et ont des effets délétères sur l’estime de soi. Une étude souligne les différences rencontrées par les femmes trans, les hommes trans, et les personnes non-binaires quant aux micro-agressions dans les relations amicales (Pulice-Farrow et al., 2017). Les personnes transgenres hommes et femmes recevraient ainsi davantage de pression pour correspondre à ce qu’on attend socialement d’un homme ou d’une femme. Les personnes non-binaires rencontreraient plus souvent la pression d’« être suffisamment trans » (being trans enough) (Garrison, 2018) [11].
11Jusque-là, nous avons surtout abordé les violences internes et les attentes sociales, mais les violences du dispositif d’accompagnement ne sont pas à négliger. Depuis la circulaire de 2009, la transidentité s’est vue partiellement dépsychiatrisée. Il est toutefois généralement nécessaire de passer par un psychiatre pour obtenir un remboursement à 100% par la sécurité sociale. La transidentité n’est plus considérée comme un trouble psychiatrique, mais l’importance potentielle des soins requis et leurs enjeux dans le temps ont permis de la considérer comme une Affection Longue Durée spécifique (ALD 31). Cela pose la question du diagnostic et de ses critères. Chez les personnes mineures, l’accompagnement n’implique pas seulement la personne transgenre et les professionnels de santé. Les parents ou tuteurs légaux jouent un rôle non négligeable dans les démarches de transition entreprises avec l’enfant (Condat, 2016). Aujourd’hui, la question de la souffrance psychique est mise en perspective. Si les modifications corporelles irréversibles devront attendre la majorité de l’adolescent.e, les bloqueurs de puberté permettent de pallier les effets indésirables de la puberté et les accès d’anxiété. Une prise prolongée n’est toutefois pas sans effet sur la psyché tandis que les autres adolescent.e.s du même âge effectuent leur puberté. Les bloqueurs de puberté comportent des limites, par exemple un effet d’attente là où les autres jeunes du même âge peuvent effectuer une puberté désirée et acquérir un physique adulte. Néanmoins ils influent de manière notable sur le vécu douloureux.
12Globalement, la littérature scientifique internationale fait état d’un désir de mieux accompagner les personnes transgenres. Cela se manifeste par un effort de représentativité des personnes transgenres, de leurs difficultés et de leurs besoins. Depuis plus d’une dizaine d’années, des identités alternatives trouvent une énonciation et sont le plus souvent rassemblées sous le terme « non-binaire » [12]. Le terme « transgenre » rassemble ainsi trois groupes : femmes transgenres, hommes transgenres, et personnes non-binaires. Toutefois, plus les chercheurs s’intéressent aux personnes non-binaires et plus on se rend compte que la fluidité de genre induite au sein de ces catégories de genre relève d’une réalité bien plus globale : la transition ne s’arrête pas à des démarches de modifications corporelles mais s’opère tout au long de la vie. Autrement dit, la variabilité des identifications au-delà du couple binaire homme-femme déborde la seule question du genre pour concerner la transition d’un point de vue plus globale. Dès lors, on ne considère plus seulement la transition d’un genre vers un autre, mais d’un temps à un autre, avec la possibilité d’identifications successives mais non contradictoires. Par exemple, une personne non-binaire peut évoluer vers une identité plus binaire au fil du temps, puis revenir vers une certaine non-binarité.
13Cliniquement, cela se traduit par une approche plus individualisée, notamment chez les enfants et adolescent.e.s. On quitte ainsi les anciens modèles live in your own skin (remettre en adéquation le genre assumé et le genre assigné à la naissance) et wait and see (attendre le début de puberté) pour un modèle gender-affirming, qui encourage une exploration des codes de genre et de la créativité de chacun.e (Ehrensaft, 2017). Si la plus grande majorité des enfants qui sont amenés à rencontrer des professionnels de santé autour de ces questions n’évoluent pas vers des démarches de réassignation de genre à l’adolescence, ce modèle d’accompagnement permet de ne pas cristalliser les éventuels conflits entre l’enfant et ses proches sur les questions de genre, et d’évoluer vers une identité « authentique ». En parallèle, de multiples avancées terminologiques et diagnostiques ont lieu à l’échelle internationale. En effet, on ne parle désormais plus de « trouble de l’identité sexuelle » mais d’« incongruence de genre » ou de « dysphorie de genre » – sentiment d’inadéquation entre le genre assumé et l’image renvoyée par le corps sexué. L’intérêt pour les identités de genre non-binaires, de même que les tentatives d’inclure des participants normatifs – cisgenrés et hétéronormés – ont fait évoluer les terminologies. En filigrane, on entraperçoit que la notion de « souffrance psychique » évolue progressivement. « Souffrance » qui pose question à bien des niveaux, tant par sa définition, sa légitimité et ses enjeux (Thomas, 2010) [13].
14Certaines personnes ne présentent par exemple pas nécessairement de dysphorie au niveau des parties génitales, ce qui entraîne une évolution des demandes de modifications corporelles. Si l’on considère qu’il n’y a pas une seule façon d’être homme ou femme, cisgenre ou transgenre, on relève une variabilité des identifications de genre, de même que des besoins (transition sociale, hormones et/ou opération.s chirurgicale.s, etc.). Aujourd’hui, les demandes de modifications corporelles tendent à être plus « partielles » et ne nécessitent pas forcément une temporalité particulière (imprégnation hormonale par exemple). Les personnes non-binaires rencontrent toutefois plus de difficulté à accéder à des démarches psycho-médicales de modifications corporelles. Cela s’explique par un manque de sensibilisation à ces questions par les professionnels de santé, ce qui peut provoquer incompréhension et rejet. De plus, les personnes non-binaires tendent à exprimer moins d’inconfort avec leurs caractéristiques physiques sexuées que les personnes transgenres hommes et femmes (Jones et coll., 2019).
15L’accompagnement des personnes transgenres, notamment des enfants et adolescent.e.s, a considérablement évolué en France et à l’international. Les difficultés de l’adolescent.e peuvent être aussi bien directement liées aux problématiques de l’adolescence qu’au processus de transition de genre. La temporalité de l’accompagnement, de même que la singularité du/de la jeune, influent largement sur l’équilibre psychique et la congruence de genre.
Violences de discours
16On peut percevoir dans le système binaire homme/femme une certaine violence coercitive pour tout adolescent en construction. Si la violence peut venir de l’extérieur, nos présupposés ne sont pas épargnés. Dans un accompagnement thérapeutique, la neutralité bienveillante est de mise et tout effet normatif est à interroger car considéré comme un frein à une construction créative et authentique de soi. Dans cette partie, nous mettrons en perspective la subversivité tout autant que la normativité de l’approche psychanalytique en matière de genre.
17L’un des remaniements majeurs de l’adolescence concerne la remise au travail des identifications genrées afin d’aboutir à une identité stable dans le temps. Or, de quelle stabilité parle-t-on ? Quels enjeux pose-t-elle à l’adolescence ? En psychanalyse, la notion d’identité a pu être délaissée au profit des identifications, plus à-même de rendre compte de la souplesse de l’appareil psychique. La créativité de l’appareil psychique et sa résilience face à la séparation ne sont plus à démontrer. Pour autant, il est communément admis depuis Freud que la sexualité polymorphe infantile est marquée à l’adolescence par le primat de la sexualité génitale et l’élection d’un choix d’objet. L’approche psychanalytique est fondée sur un paradigme important, celui de la différence des sexes. Cette différence des sexes se fait dès avant la naissance, avec l’assignation à une place donnée, soit femme soit homme. Elle est ensuite enrobée par le scénario du couple parental, lui-même pris dans les enjeux familiaux et les normes sociales. À l’adolescence, l’aliénation originaire du sujet est mise au travail pour permettre un équilibre entre faux self et vrai self.
18Là où l’approche psychanalytique a fait un pas de côté par rapport au discours social, c’est bien avec la notion de bisexualité psychique, véritable concentré d’histoire. Elle renvoie aux enjeux de l’importance de la psyché sur le soma et réciproquement. Après une certaine réticence, Freud la théorise à partir de la réalité organique et dans la continuité de l’Œdipe : trouvant ses racines dans un réfléchissement biologique, la bisexualité psychique viendrait signer les fantasmes refoulés jugés non-conformes par rapport au genre assigné à la naissance, mais subissant un refoulement dans l’inconscient. La masculinité et la féminité seraient donc tous deux présents dans la psyché, chez l’homme comme chez la femme. Si « l’anatomie c’est le destin » [14], la bisexualité psychique marque la survivance de la sexualité infantile, et ce malgré le primat de la sexualité génitale. Freud restera plutôt gêné par l’articulation entre bisexualité biologique et bisexualité psychique. Il proposera de considérer un certain équilibre de ces deux éléments chez tout un chacun. Et R. J. Stoller de compléter ces vues avec les apports de J. Money sur le noyau de l’identité de genre : il considère la transidentité à un extrême de cet équilibre psychique, comme résultant d’une altération du noyau de l’identité de genre, notamment accentué par une symbiose mère-enfant trop prolongée (Stoller, 1973). La clinique contemporaine nous permet de minorer l’importance, auparavant perçue comme capitale, de la socialisation genrée dans la trajectoire transidentitaire.
19Pour autant, peut-on dire aujourd’hui que la transidentité se caractérise par une mise en acte de la bisexualité psychique ? Épineuse question qui nous fait aussitôt penser au débat historique autour de l’homosexualité, avec notamment l’hypothèse d’une certaine bisexualité biologique chez Freud, sans doute signe de l’empreinte de l’imaginaire collectif de l’époque sur son œuvre. Visionnaire dans son approche de la clinique, ses vues sur la différence des sexes, le masculin/féminin et l’actif/passif restent en partie culturellement et temporellement situées. L’hypothèse biologique bi-catégorisée de la sexuation a pu être réfutée depuis par A. Fausto-Sterling (2013) [15]. Cependant, le discours scientifique de notre époque continue d’être nettement plus du côté du biologique que du psychique, ce qui pose question. Pourquoi l’un ou l’autre, psyché ou soma, serait-il plus qualifié pour justifier d’un vécu subjectif ?
20L’approche psychanalytique tend justement à considérer le développement psychique comme multifactoriel et complexe. Aussi, le fait de poser la transidentité comme résultant d’un renversement de la bisexualité psychique semble restreindre de beaucoup la potentialité créatrice de l’appareil psychique. En ce sens, les nouvelles énonciations identitaires (non-binaires) et une réappropriation plus assumée des codes de genre (pour les personnes trans binaires et non-binaires) permettent de pallier une certaine violence du lien à l’autre dans une exploration authentique du vrai self (Ehrensaft, 2009). Il s’agit de considérer aussi bien une évolution de l’approche psycho-médicale qui tend à une certaine inclusivité de la variabilité de chacun.e, que le potentiel de créativité à l’adolescence. Chez tout.e adolescent.e, la créativité est à encourager pour parvenir à une relation équilibrée entre vrai self et faux self.
21Pour conclure, le vécu transidentitaire rejoint certaines problématiques adolescentes, notamment vis-à-vis de l’inquiétante étrangeté du corps propre, mais également de la remise au travail des identifications genrées. Les difficultés auxquelles font face les adolescent.e.s transgenres sont celles de tout adolescent, bien que souvent amplifiées. En ce sens, si les avancées des techniques médicales ont permis des transitions plus tôt, elles produisent d’autres enjeux non négligeables, comme la mise à l’épreuve du lien familial. Le rôle structurant de la communauté de pairs transparaît alors d’autant plus fortement. Si l’on remarque une certaine corrélation entre processus adolescent, puberté et transidentité, on ne peut toutefois appréhender le fait transidentitaire comme une nouvelle manifestation de la violence à l’adolescence. Le fait transidentitaire remet néanmoins en perspective les manifestations douloureuses de l’adolescence dans une violence de la construction identitaire, du lien aux autres et des normes de genre. Les professionnels de santé se doivent de prendre ces différentes réalités en compte dans l’accompagnement des adolescent.e.s.
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Mots-clés éditeurs : Développement psychosexuel, Processus psychique, Souffrance psychique, Identité sexuée
Mise en ligne 08/10/2019
https://doi.org/10.3917/ado.104.0371Notes
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[1]
« Transidentité » désigne l’inadéquation entre le genre auto-perçu et le genre assigné à la naissance. À l’inverse, « cisgenre » désigne l’adéquation entre le genre auto-perçu et le genre assigné à la naissance.
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[2]
« Transgenre » est le terme le plus souvent utilisé pour désigner les personnes en situation transidentitaire. Toutes les personnes dont le genre actuel est différent du genre assigné à la naissance, les hommes et femmes transgenres et les personnes non-binaires (ni exclusivement homme, ni exclusivement femme), seront regroupées sous « transgenre ».
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[3]
Une « transition » de genre est le terme le plus souvent utilisé pour désigner le fait d’assumer une identité de genre différente de celle assignée à la naissance. Elle peut impliquer une dimension sociale et/ou juridique et/ou physique (modification.s hormonale.s et/ou chirurgicale.s).
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[4]
Plutôt que le terme « identité sexuée », plus courant dans le champ analytique, l’ « identité de genre » nous semble permettre une appréhension plus complète de l’identité et des mouvements inconscients et conscients à l’œuvre dans ce processus. Le rapport symbolique au sexe au travers des différents signifiants qui participent de l’ordre sexuel (Lacan, 1958-1959) et la capacité de figuration du genre semblent conjointement et étroitement jouer un rôle dans la quête identitaire du sujet.
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[5]
Stoller, 1973, p. 223.
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[6]
Espineira K. (2014). Les constructions médiatiques des personnes trans- Un exemple d’inscription dans le programme « penser le genre » en SIC. Les Enjeux de l’information et de la communication, 15 : 35-47.
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[7]
« Non-binaire » renvoie au fait de se ressentir d’une identité de genre qui dépasse les strictes catégories homme/femme. Le terme englobe plusieurs réalités individuelles : le fait de se ressentir quelque part entre homme et femme, les deux (bigenre, two-spirit, etc.) ou au-delà de la notion de genre (agenre).
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Pronom neutre.
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Le passing renvoie au fait d’être perçu.e socialement dans le genre social revendiqué.
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Lesbienne, Gay, Bi, Trans, en Questionnement, Intersexe, Asexuel.le/Allié.e, et autres.
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Garrison S. (2018). On the Limits of “ Trans Enough ” : Authenticating Trans Identity Narratives. Gender & Society, 32 : 613-637.
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[12]
Dans les pays anglo-saxons, gender-queer est également souvent utilisé. Il renvoie à la même idée que non-binary gender, c’est-à-dire une identité de genre qui dépasse les strictes catégories homme/femme.
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[13]
Thomas M.-Y. (2010). De la question trans aux savoirs trans, un itinéraire. Le sujet dans la cité, 1 : 120-129.
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[14]
Freud, 1924, p. 121.
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[15]
Fausto-Sterling A. (2013). Les cinq sexes : pourquoi mâle et femelle ne suffisent pas. Paris : Payot.