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Article de revue

Scènes de violence

Pages 269 à 279

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Cliniques psychiatriques de la violence à l’adolescence » organisé par le Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société (Université Paris Diderot – Paris 7) et L’Institut Mutualiste Montsouris, le 17 mars 2018, à L’Institut Mutualiste Montsouris, Paris.
  • [1]
    Chabert, 2006, p. 39.
  • [2]
    Shakespeare W. (1603). Hamlet. Paris : Le Livre de Poche, 1972, p. 58.

1Lors de la première séance de psychodrame, Pauline, quinze ans, hospitalisée depuis plusieurs mois pour anorexie se tient devant moi. La violence faite au corps de l’anorexique est violence faite à l’œil du soignant. Violence spectaculaire de la détresse mais aussi du défi, du déni, violence de ce corps qui dit qu’il ne veut rien tout en exhibant son besoin d’être aidé, sauvé, réanimé d’une libido moins mortifère. Incarnation, donc, de la violence du paradoxe, Pauline est aussi maigre que solide, désespérée que fière, jeune femme et enfant dans le même temps. Elle est, comme l’écrit C. Chabert « la condensation inouïe de la plus grande misère et du triomphe le plus sûr » [1].

2À la capture dans la violence de cette image, nous, c’est-à-dire une équipe de psychodramatistes, entendons répondre, et nous défendre, par d’autres images. Celles composées par la scène du psychodrame. À produire des images par les mots, les gestes et les corps qui vont et viennent sur la scène, nous entendons rallonger les chaines associatives, nous intercaler entre la pulsion et sa trop prompte décharge, dérouter les courts circuits de la violence anorexique. Un dispositif qui, en divers plan, mobilise la violence pour tenter de réduire celle-ci.

Un dispositif original

3Pauline est reçue dans le cadre de ce que nous appelons le « psychodrame d’investigation et de mobilisation ». Ce psychodrame se tient dans l’unité de consultation qui jouxte celle de l’hospitalisation pendant cinq semaines, cinq séances d’une trentaine de minutes sur le modèle du psychodrame individuel. Il s’agit de l’un des dispositifs de soins dont l’équipe hospitalière peut se saisir, en particulier lorsque l’hospitalisation piétine dans une stagnation ou une aggravation symptomatique, avec des entretiens familiaux et soignants tournant en rond, avec, encore, un asséchement de la patience des soignants et, plus encore, de leurs capacités associatives, créatives. Le patient est, dans ce cas précis, reçu par une équipe de psychodramatistes de la consultation qui ne sait rien sur lui. Il n’y a pas d’entretien préliminaire pour ces séances qui sont une prescription médicale que les patients n’ont pas le loisir de contester. Ils y sont toujours accompagnés par l’un de leur soignant, ou référent, qui assiste à l’ensemble de la séance sans jouer. Il est le témoin de la continuité entre ce soin psychodramatique et l’hospitalisation, bien que se déroulant en dehors de cette dernière Le soignant est aussi le témoin pour son équipe de ce qui peut se passer de nouveau et surtout de distinct dans une situation psychodramatique, par rapport à ce qui se déploie dans l’unité d’hospitalisation. Le soignant raccompagne le patient dans sa chambre avant de revenir participer au post-groupe. Les séances, dans lesquelles jouent trois co-thérapeutes se déroulent comme celles d’un psychodrame individuel au long cours, et sont prises en note par un secrétaire de séance. À la fin de la cinquième séance, nous discutons avec le patient de ce que nous avons perçu pendant ces cinq séances. Lors de la sixième semaine, se tient une séance, dite « de restitution » à l’équipe hospitalière dans son ensemble, par l’équipe du psychodrame, en l’absence du patient. Fenêtres potentiellement ouvertes par les jeux psychodramatiques, les fonctions d’investigation et de mobilisation de ce dispositif particulier sont au service tant du patient que de son équipe soignante.

Violence contre violence

4

De la première séance de Pauline, et de son mutisme entre triomphe et désespoir, émerge pour elle une « envie de voyager ». Elle joue une adolescente qui demande à sa mère l’autorisation de partir en voyage. Elle peine à dire son envie. Quand nous inversons les rôles et qu’elle prend celui de sa mère, celle-ci, jouée par Pauline, se montre très opposante à toute idée de voyage pour sa fille. Elle fait valoir les périls en insistant sur les « enlèvements », les « amputations » et les « trafics d’organes ». On entend la violence crue de l’intériorisation des représentations maternelles chez Pauline et la sidération qu’elles provoquent. L’anorexie étant à sa manière une amputation tout comme une certaine modalité d’un trafic d’organe. Est jouée par un acteur une fille qui s’oppose violemment à cette mère : « Arrête de me mettre des trucs horribles dans la tête, arrête de me coloniser. » Pauline regarde la scène. Entre soulagement et indifférence. Raccompagnée par son infirmière dans sa chambre, elle dit qu’elle n’aime pas ce psychodrame, que cela l’angoisse et que jouer devant ces adultes est insupportable.

5À la violence de l’anorexie, nous répondons donc par la « contrainte » psychodramatique. Pour un adolescent, la plongée dans les premières séances d’un psychodrame ne se fait pas sans une sourde violence. Demander à un adolescent de jouer une scène avec des adultes peut constituer une contrainte importante, et lever des résistances du même ordre : c’est que cette proposition convoque des fantasmes à forte tonalité passive, de séduction par l’adulte, mais bien aussi de scène primitive dans laquelle l’adolescent se trouverait projeté. Ce qui, dans une intensité scopique, est infligé aux patients dans cette proximité avec l’adulte, constitue une matrice transférentielle importante et une contrainte à l’élaboration, à la mise en forme de l’excitation que provoque précisément ce dispositif. À propos de cette intensité fantasmatique qui va bon train, il n’est pas rare que les patientes, d’entrée, nous disent ce qu’elles se représentent du psychodrame : « Mes copines m’ont dit que vous alliez me faire pleurer et que vous êtes horribles. » D’autres patientes ont pu nous suggérer de modifier l’appellation du dispositif : « Psychodrame ? Vous devriez changer le nom ! C’est nul. On va faire quoi là, se battre ? ». La réponse à cette violence passivante est à trouver dans la position active que permet le jeu.

6Autre aspect de la violence de la psychopathologie adolescente et particulièrement anorexique, celle de la condensation. Champions de l’univoque, les adolescents sont des orfèvres de la condensation : ces édifices monolithiques de discours, taillés d’une matière insécable et aux dialectiques impénétrables. Ces condensations, quand elles sont soutenues par l’identification projective, attaquent la pensée de l’analyste et le privent de ses capacités associatives jusqu’à la plus grande indigence figurative. Les adolescents « nous la coupent » à grands coups de condensation mais, dans l’arène de la rencontre clinique, le psychodrame est une arme puissante pour engendrer du déplacement, garant d’une vie psychique animée, réanimée. Il s’agit de figurer en tous sens, et à plusieurs, pour provoquer de la mobilité entre les représentations et entre les affects qui s’y attachent (Chabert, 2000). En place d’acteur ou de meneur de jeu, lorsque je ressens cet état de blanc de pensée que provoquent parfois ces patientes en séance ou au psychodrame, il me vient parfois une « bouée » pour rester vivant, une ritournelle non exemple de violence, ritournelle que nous scandions dans la cour de récréation quand une bagarre s’annonçait : « Du sang ! Du sang ! De la chique et du molard ! ». Je m’exhorte parfois intérieurement de la sorte, à vouloir du conflit et de l’incarnation, quand le lisse et le trop condensé peuvent me priver violemment de ma pensée.

Violence des voix internes

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Au commencement de la seconde séance, Pauline se tait à nouveau, mâchoires serrées et jambes croisées, dans l’une de ces chorégraphies expressionnistes dont les anorexiques ont le secret. Quand je lui demande comment elle se sent, elle répond « moyen » et lorsque j’en veux savoir plus, elle maintient ce « moyen » sans vouloir en dire plus. Après diverses propositions de jeu sur ce qu’abrite et condense ce « moyen » chez Pauline, apparaissent d’autres éprouvés qu’il est possible de nommer et de jouer : la tristesse et la colère. Pauline est triste car les médecins ne lui permettent rien, ce qui la met en colère. Même s’il lui est difficile d’admettre que c’est contre eux. Comme si la violence, ici, consistait à ne jamais faire apparaitre l’objet et à ne pas reconnaitre que c’est bien par l’objet qu’est ému et excité le corps. Le travail de « réobjectalisation » (Beetschen, 2009) qui constitue un aspect princeps des cures d’adolescents doit parfois se faire aux forceps, mais face à la violence des phénomènes auto-sensoriels de l’anorexie qui tendent à évacuer l’intersubjectivité, le psychodrame (de la même manière qu’un traitement institutionnel) soutient le retour à un commerce plus objectal. Et la scène est le lieu qui permet, à la fois, l’apparition des objets, leur incarnation et leur distinction les uns des autres, quand tout, dans les porosités de l’adolescence, tend à effacer les différences.

8Par la prolifération objectale qu’il permet, le psychodrame me semble soutenir la transformation d’une forme de « haine primitive » (Jeammet, 1989) présente dans l’anorexie, haine anobjectale ou à forte valence narcissique (il s’agit de se haïr soi-même, ou de haïr une partie de soi-même), en « agressivité » comportant une dimension relationnelle, plus objectale et en ce sens moins régressive (Bergeret, 1984). On utilise la régression du jeu, et tout ce qu’elle peut avoir de violente pour des adolescents qui rangent le jeu du côté de l’enfance infréquentable, pour s’extraire de la régression anorexique.

9

Pauline joue une scène dans laquelle elle dit vouloir qu’on la laisse « tranquille ». Pour se trouver tranquille et séparée, elle raconte d’ailleurs une tentative de fugue récente, mais à laquelle elle a mis un terme elle-même. Comme si la violence des mouvements d’affirmation de son espace propre n’était pas suffisante pour l’aider à construire cet espace. Comme si Pauline ne pouvait pas garder ses secrets : comme si son espace propre ne pouvait être à l’intérieur d’elle mais seulement à la surface de son corps investi subjectivement par l’anorexie. Nous jouons ensuite une scène entre Pauline et ses « choses intérieures ». Pendant la scène, je fais rentrer l’anorexie qui se place devant Pauline et fait momentanément disparaitre cette dernière. L’anorexie dit à Pauline qu’elle n’a pas besoin d’espace pour elle car l’anorexie est là : « Pauline, tu n’as pas besoin de te remplir, moi l’anorexie, je te remplis, je suis ton tout. » Pauline pleure. J’arrête la scène et Pauline dit qu’elle avait le sentiment de ne plus exister, de complètement disparaitre derrière la maladie : « Je n’avais pas de place pour moi. »

10Dans une telle construction scénique et dans ce qu’elle provoque, le psychodrame est-il pourvoyeur d’une certaine violence interprétative ? En quoi cette violence serait-elle féconde ? Elle opère par le véhicule de la mise en scène qui provoque des afflux importants d’excitation à visée de micro-traumatismes, pour mobiliser le Moi. Cette déstabilisation me semble aussi s’appuyer sur les vertus de la déliaison. Sur le modèle, proposé par N. Zaltzman (1979) d’une pulsion dite « anarchiste » qui use de la pulsion de mort pour une déliaison salutaire, une déliaison qui s’oppose aux forces liantes, aux agrégats étouffants d’Éros, la prolifération psychodramatique, qui n’est pas toujours clairement vectorisée, vise la déliaison féconde. Déliaison de l’univoque, déliaison des contrats immobilisants, passés dans le commerce du sujet anorexique avec son corps.

11

« Je n’avais plus de place pour moi », dit Pauline. Quand je lui demande ce que serait une place pour elle, Pauline se souvient du journal intime de sa sœur dans lequel elle aimait à aller fouiller sachant où s’en trouvait la clé. Nous jouons une scène dans laquelle Pauline, enfant, fouille le journal intime de sa sœur. Pauline prend visiblement du plaisir et sourit pendant la scène. Au terme de celle-ci, elle conclut : « Je suis curieuse mais c’est de la curiosité malsaine. »

12La prolifération des objets sur la scène du psychodrame éveille de la curiosité. Il s’agit de provoquer la curiosité en donnant à voir ces objets qui se mettent en scène. De même que l’espace intime de Pauline se trouve d’abord à l’extérieur, dans le journal intime de la sœur, la scène externe du psychodrame est susceptible de se constituer en espace intime où se mettent en regard des objets internes de Pauline. Le psychodrame, relance la curiosité, et rencontre les résistances dues à la sexualisation de cette curiosité lorsque cette dernière, comme ici, est éprouvée, ou contre-investie comme « malsaine » par Pauline.

Fécondité du trouble

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Au début de la troisième séance, Pauline qualifie plus nettement son affect et dit qu’elle se sent « triste ». Lorsque je lui demande ce qui pourrait le rendre triste, elle dit d’abord qu’elle ne sait pas, mais qu’elle voudrait que quelque chose « sorte », elle « ne sait pas quoi » mais elle voudrait que « cela sorte ». Elle dit ensuite qu’elle regrette l’absence de sa grand-mère défunte. « On faisait plein de choses avec elle. Elle me donnait des conseils. Je voudrais qu’elle soit là, je voudrais la voir ». Nous jouons une scène avec la grand-mère qui montre son inquiétude à l’endroit de sa petite-fille. Entre en scène, à nouveau, l’anorexie qui vient dire à la grand-mère : « Ne t’inquiète pas pour ton absence, je la remplis maintenant. Le vide que tu as laissé, je le comble. Et d’ailleurs, je la gave, je la saoule ta petite-fille ».
À la fin de la scène, Pauline fait certes la grimace face à cette irruption, mais associe ensuite sur ce qu’il y avait probablement de « gavant » chez cette grand-mère. Dans la mythologie familiale, cette grand-mère paternelle aurait, dès le départ, voulu entraver la proximité de son fils avec celle qui allait devenir la mère de la patiente. Pauline s’explique : « Ma grand-mère a toujours rejeté ma mère, elle avait peur qu’elle empêche son fils de mener à bien ses études. Elle a dit à mon père de quitter ma mère qui l’empêchait de travailler. » Pauline est d’accord pour jouer une scène entre son père et sa grand-mère, une scène mère-fils dans laquelle elle prend le rôle de son père face à sa mère possessive. Cette dernière tance son fils, lui demandant de ne pas penser aux filles et de travailler car là est son seul avenir. Jouant son père face à cette mère prônant la privation, la patiente dit : « Mais, je suis un garçon, j’aime les filles ! ». Au terme de la scène, Pauline dira son sentiment d’étrangeté, mais aussi son heureuse surprise, en place de son père, celle d’un homme, d’avoir ainsi affirmé ce « j’aime les filles » : « Ça m’a vraiment fait bizarre. » « J’aime les filles » : mouvement d’affirmation d’un choix d’objet hétérosexuel pour le personnage, mais à possible résonnance homosexuelle pour elle.

14Mais peu importe, peut-être, l’assignation identificatoire de cette réplique car ce qui semble ici compter, c’est le trouble. Qui est le personnage lorsqu’il est joué ? Un mélange de soi-même comme d’un autre imaginé. Il importe que les frontières se brouillent, car là peuvent affleurer ces morceaux singuliers de sang mêlé, telle ici la bisexualité psychique. Si cette dernière ouvre à la diversité des places identificatoires, elle ouvre d’abord à une labilité de bon aloi contre la fixité violente du symptôme anorexique. Nous pourrions ainsi prescrire l’étrange contre la violence. N’y aurait-il pas en effet une certaine violence de l’étrange pour déformer le familier et le déloger de sa propre violence répétitive ? Contre la violence de l’univoque, nous prônons la plurivocité de l’étrange. Ainsi, au psychodrame, causeur de trouble, fait-on volontiers revenir les morts comme on l’a vu, ou éprouver cette bisexualité. Nous cherchons à nous approcher de la réalité psychique, à la rendre tangible en suivant les voies du trouble et du bizarre. La scansion des scènes soutient l’exploration de ces voies et les carrefours qu’elle promeut au lieu, comme le dit J. Lacan, de « l’équivocité des signifiants ».

15

Dans une dernière scène qui lui fait venir des larmes, Pauline joue le rôle de son père qui parle à sa fille. Par la voix de Pauline, le père déchu invite sa fille à la méfiance : « J’ai raté ma vie. Je ne fais pas un métier intéressant. Méfie-toi des hommes, et de l’amour ». En sortant de la séance, la patiente dit : « Ils m’ont encore fait pleurer, ils appuient toujours là où cela fait mal. »

Violence de l’infantile au service de l’épistémophilie

16

– Pauline à la quatrième séance : « C’est l’avant-dernière séance, je voudrais savoir si vous allez me donner un bilan, avant la fin, sur ce que vous avez pu observer pendant les séances ? ».
– Moi : « En tout cas, vous voilà, vous-même, curieuse de ce qui se passe à l’intérieur de vous ».
– Pauline : « Oui, je voudrais savoir pourquoi cette maladie est tombée sur moi ? ».
Nous jouons la maladie qui lui « tombe » dessus, et la maladie jouée par Pauline, dit : « “ Je viens de toutes tes souffrances ”. “ La souffrance me vient des jugements des autres. Et face à ces jugements, explique Pauline lorsqu’elle reprend son rôle, je dois me taire. Je ne dois pas montrer que cela m’atteint car je ne dois surtout pas être prise pour une pleurnicheuse ” ».
Elle se souvient alors de ses camarades de l’école primaire et d’une bande garçons qui l’insultaient : « T’es grosse, t’es fat. » Émue, Pauline raconte ces moments d’insultes à une amie dans une scène. Elle évoque ensuite la nécessité de se taire. C’est cette même grand-mère qui lui en avait fait l’injonction : « Il faut te taire quand on t’insulte, il faut “ traiter la chose par le mépris ”, tu réponds par le silence pour montrer que cela ne t’atteint pas. » La patiente raconte ensuite qu’elle rentrait chez elle dans le bus scolaire, nichée sur les sièges du fond à pleurer toute seule, en regardant un paysage rendu flou par ses larmes. Nous jouons alors une dernière scène dans laquelle Pauline et son double parlent ensemble de la tristesse mais bien aussi de l’envie d’insulter et de trucider tous ces garçons moqueurs. Dans cette scène, le double est comme une copine qui est un garde du corps contre la violence du monde.

17Il semble que la situation de jeu du psychodrame provoque chez Pauline une régression formelle supportable, qui est, elle-même, propice à plus de jeu. Pauline joue plus amplement que lors des premières séances, elle se met à imaginer, sous le conditionnel du jeu, ce qui pourrait ou aurait pu se passer. Mais ce jeu provoque aussi une régression temporelle qui met Pauline en contact avec des souvenirs vifs de son enfance. Nous allons revenir sur cette convocation de l’enfant dans l’adolescent à propos du matériel qui suit et qui concerne la dernière séance.

18

Peu avant cette cinquième séance, il a été posé une sonde naso-gastrique à la patiente pour assurer sa nutrition. Est-ce une autre violence faite au corps par l’hospitalisation ? De ce qui la pénètre ainsi, et non sans échos avec les éléments intrusifs déployés dans la séance précédente, Pauline semble tirer une force nouvelle : celle, comme elle le demandait, que « cela sorte enfin ». D’entrée, elle dit : « Je suis en colère, en colère contre la sonde. » Elle poursuit quand je lui rappelle les germes de sa colère de la semaine passée : « Mais je ne veux surtout pas dire d’insultes. Je tiens à dire que je ne suis pas quelqu’un de vulgaire ». Elle précise enfin que la colère, c’est « vulgaire ».
Elle accepte de jouer sa colère et sa vulgarité face à la sonde, un acteur joue aussi la Pauline « polie » revendiquée par cette dernière. Pauline prend le rôle de la colère et finit par dire à la sonde : « Va te faire foutre, connasse ! ». La voilà donc vulgaire, mais elle garde son cap lorsque sa grand-mère intervient dans la scène en disant : « Mais Pauline ! Qu’est-ce que j’entends ? Où est donc la petite fille si mignonne et si gentiment passive que tu étais ? ». Pauline en « colère », et de mèche avec sa « vulgarité », s’agite : « Ces connards, je vais les égorger et les étouffer avec la sonde ! ». La sonde dit à la grand-mère : « Ne vous inquiétez pas Madame, je prends votre relais, je m’occupe bien d’elle. » « Tu t’occupes de rien du tout, rétorque Pauline, ta gueule ! ».
À la fin de la scène et dans l’élan d’une jubilation toute enfantine, Pauline dit : « J’aimerais beaucoup pouvoir aussi insulter les médecins. » Je lui dis : « Bien, on y retourne, avec des médecins cette fois. » Et Pauline se saisit du jeu comme l’enfant d’une bobine, elle en redemande et, de divers noms d’oiseaux, habille les médecins pour l’hiver.

19Pauline semble une enfant qui découvre les gros mots et la force de leur action sur le monde. Est-il pertinent (ou violent) de provoquer ainsi la venue de l’enfant chez le patient adolescent ? J’apprécie cette idée de Ph. Gutton (2000) selon laquelle, pour l’adolescent, l’enfant n’existerait pas, que cette catégorie de « l’enfance » ne prendrait consistance qu’après l’adolescence, et que, plus encore, l’adolescent ne voudrait pas entendre parler de l’enfant qu’il fut. Les forces qui refoulent massivement cet enfant seraient indispensables à la construction de l’adolescent. En ce sens, les réticences à « jouer ensemble » peuvent être importantes car elles convoquent de manière régressive cet enfant devenu étranger. La crainte du ridicule n’est jamais loin et elle peut être d’une grande violence chez l’adolescent. Pourtant, l’incarnation de cet enfant sur scène est une ressource figurative très importante : elle se fait en appui sur les mouvements régressifs que provoquent le jeu et la fiction. C’est Pauline elle-même, par ses souvenirs, qui fait apparaitre cet enfant. Mais, dans le psychodrame avec des adolescents, nous pouvons aussi très fréquemment le faire entrer sur scène et discuter avec l’adolescent du présent. Les ressources de l’enfant pervers polymorphe, de sa liberté scandaleuse ou obscène, font que ce personnage qui survient a souvent fort à dire. Disons que parmi les personnages ou archétypes disponibles, je prête à l’enfant une violence de vie et d’affirmation soulagée de l’inhibition, des politesses étouffantes ou de la culpabilité adolescente. Je fais venir l’enfant car il se met en colère et n’en a cure. En ce sens, il me semble toujours, potentiellement, expressivement plus libre dans sa parole que l’anorexique en souffrance. L’enfant est, pour l’anorexique, un adjuvant précieux, notamment dans le jeu du retournement pulsionnel de l’auto en hétéro-agressivité. En vue d’une plus ample capacité adolescente d’exister et de se subjectiver, c’est donc bien la violence de l’enfant que nous tâchons là de mobiliser.

20

Après la scène, Pauline dit : « Je sens que j’ai du plaisir à dire des insultes. Certaines filles dans le service, comme Lou, en disent beaucoup plus que moi. Est-ce que je suis comme elles ? Je ne crois pas. » Nous jouons alors une scène de discussion entre Pauline et cette fille désinhibée. Pauline, dans son rôle, dit à Lou : « Si je dis des insultes, ils vont se rendre compte à quel point j’ai souffert ? ». « Je crois qu’ils le savent déjà », répond Lou. Pauline reprend alors : « S’ils ne me comprennent pas, on les attache avec le fil de la sonde et on leur fout dans le nez. »
Quand je demande à Pauline ce qu’elle éprouve au terme de ces cinq séances et ce qu’elle en garde, voici ce qu’elle dit : « Je me suis un peu laissée aller à mes pulsions, je n’ai pas du tout l’habitude. Cela me submerge mais cela me fait du bien de pleurer un bon coup. La scène qui m’a le plus émue, c’est la scène dans laquelle la maladie jouée par l’actrice se mettait devant moi et je n’avais plus du tout de place, je n’existais plus. »

21Nous avons insisté auprès de Pauline sur le fait qu’elle avait pu se laisser surprendre par ce qui venait des autres mais bien aussi par ce qui venait de l’intérieur d’elle-même. Lors de cette période où Pauline se trouvait accueillie dans le psychodrame, les soignants ont noté qu’elle pouvait se saisir de cette violence expérimentée dans la fiction du jeu pour en user dans la réalité. Ainsi, en entretien familial, la mère s’adresse ainsi à elle : « Mais enfin, c’est pas toi qui parle là, c’est ta colère ! ». « Mais, Maman, répond Pauline, ma colère, c’est moi ! ». On note aussi que la patiente s’assouplit et que concomitamment à ce mouvement de déploiement de sa propre violence vers l’extérieur, elle se laisse bien plus « faire » qu’avant, dans un plus ample investissement de sa passivité. Pauline participe à divers ateliers d’art thérapie et s’y laisse saisir par la matière pour construire des formes diverses d’elle-même.

22Dans le drame éponyme de William Shakespeare, Hamlet utilise le théâtre pour mettre en lumière la violence meurtrière dont son père a été la victime. Il dit chercher du « tangible » face à ses songes ou ses hallucinations. C’est à la scène qu’il demande d’opérer ce saisissement fiable de sa propre conscience. À l’aide des comédiens, il met en scène la violence d’un meurtre pour révéler, par la fiction, l’infamie et l’illégitimité du roi. Avec les anorexiques, nous revenons, par la scène, sur quelques lieux du crime ou du conflit. À cette violence, dont on voit bien avec Pauline qu’elle lui est infligée comme elle se l’inflige, nous tâchons de donner des formes et des figures pour que la conscience s’en saisisse. Hamlet dit : « Je veux avoir matière plus tangible que cela. Cette pièce est le piège où tel un rat j'attraperai la conscience du roi »  [2]. Par la mise en scène, la violence prend un visage, ou plutôt des visages qui peuvent entrer en conflit les uns avec les autres et animer une vie psychique apparemment désertée, du point de vue de sa conflictualité, par le symptôme qui sature la perception.

Bibliographie

  • beetschen a. (2009). Exposer au déplaisir. In : Quelle guérison ? Mal, maladie, malaise. Annuel de l’APF. Paris : PUF, pp. 81-106.
  • bergeret j. (1984). La violence fondamentale. L’inépuisable Œdipe. Paris : Dunod.
  • chabert c. (2000). Pourquoi le psychodrame à l’adolescence ? Adolescence, 18 : 173-187.
  • chabert c. (2006). Un amour blessé. In : Violences. Actes du colloque « La violence au psychodrame » à Paris, 1er octobre 2005. Paris : SPASM, pp. 39-60.
  • gutton ph. (2000). Psychothérapie et adolescence. Paris : PUF.
  • jeammet n. (1989). La haine nécessaire. Paris : PUF.
  • zaltzman n. (1979). Psyché anarchiste. In : J. André, C. Chabert, E. Tysebaert : Psyché anarchiste. Débattre avec Nathalie Zaltzman. Paris : PUF, 2011, pp. 15-79.

Mots-clés éditeurs : Anorexie mentale, Psychodrame, Auto-agressivité, Déliaison

Date de mise en ligne : 08/10/2019.

https://doi.org/10.3917/ado.104.0269

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Cliniques psychiatriques de la violence à l’adolescence » organisé par le Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société (Université Paris Diderot – Paris 7) et L’Institut Mutualiste Montsouris, le 17 mars 2018, à L’Institut Mutualiste Montsouris, Paris.
  • [1]
    Chabert, 2006, p. 39.
  • [2]
    Shakespeare W. (1603). Hamlet. Paris : Le Livre de Poche, 1972, p. 58.
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