Notes
-
[1]
Nymphomaniac, film britannico-franco-belgo-germano-danois, en deux parties de Lars von Trier, 2013.
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[2]
Kinsey A.-C., Pomeray W.-B., Martin C.-E. (1948). Sexual Behavior in the Human Male. Philadelphia : W.-B. Saunders Company.
-
[3]
Dejours, 2009, p. 124.
-
[4]
Jeune et jolie, film français de François Ozon, 2013.
-
[5]
Sade D. A. F. de (1791). Justine ou les infortunes de la vertu. In : Œuvres, T. II. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995.
-
[6]
En biologie, la nymphe représente le stade du développement intermédiaire entre la larve et l’imago lors des mues de métamorphose de certains insectes.
-
[7]
La Tête haute, film français d’Emmanuel Bercot, 2015.
-
[8]
Blos, 1997, p. 124.
-
[9]
La Vie d’Adèle, film français d’Abdellatif Kechiche, 2013.
-
[10]
Duparc, 2015, p. 1429.
1« Peut-être que la seule différence entre moi et les autres, c’est que j’en demandais plus au soleil couchant. Des couleurs plus spectaculaires quand le soleil touche l’horizon. C’est peut-être mon seul péché », constate Joe, dans Nymphomaniac [1] de Lars Von Trier. Son interlocuteur lui répond : « Pourquoi insister sur le péché des enfants ? Pourquoi le péché au-delà de la religion, pourquoi cette haine de soi ? ». Elle poursuit : « Pas les enfants… Moi ! C’est ce que je pensais, que vous ne me comprendriez pas ! ». Sensations intenses, partenaires multiples, sodomie à l’adolescence, rapports sexuels forcés, prostitution discrète, exhibition, pratiques perverses jusqu’à la violence ; l’hypersexualité désigne une addiction au sexe relevant en somme d’un besoin plus que d’un désir. Le plus souvent, cette sexualité, largement fantasmée par les adultes est cachée et prend des formes inattendues.
2Nous nous sommes demandée si la sexualité omniprésente au cinéma figurait de nouveaux modes d’être au monde, des comportements extrêmes mais passagers ou des pratiques singulières d’un petit nombre de jeunes en mal de vivre. Nous évoquerons quatre portraits cinématographiques ouvrant une fenêtre sur des expériences adolescentes hors normes et secrètes. En présumant que les scénarios pervers adolescents constituent généralement une des formes des destins traumatiques de la sexualité de l’enfant, nous évoquerons ensuite quelques exemples de jeunes patients sollicités sexuellement de manière précoce et qui ne consulteront que bien plus tard.
3Où se situe la norme en matière de sexualité ? En 1948, l’hypersexualité, selon le rapport américain A. Kinsey et al. [2], touchait alors 0,2 % de la population, les sujets concernés ayant en moyenne plus de vingt-et-un orgasmes par semaine. Plus tôt encore, l’hypersexualité fut mise en lien avec la psychiatrie des troubles bipolaires. R. von Krafft-Ebing, dans son glossaire des comportements sexuels perturbés, Psychopathia sexualis (1886), s’attache à décrire la clinique de « l’hyperesthésie sexuelle », dans laquelle, selon lui, l’instinct est apaisé par l’acte, du moins un temps.
4L’originalité de Freud (1905) est d’avoir considéré la disposition aux perversions comme une composante psychologique universelle de la sexualité normale dont l’origine se situe dans l’enfance. La disposition perverse polymorphe est donc caractérisée par l’auto-érotisme, soumise au primat des zones érogènes et des pulsions partielles que Freud retrouve chez les adultes pervers où elle n’aurait pas succombé au refoulement. La libido rivée à des satisfactions partielles, prégénitales et a-conflictuelles régresse ou reste bloquée. L’enfant pervers polymorphe et le pervers ne rechercheraient pas dans l’autre la satisfaction d’un objet total et ils poursuivraient une quête de satisfaction sans limite.
Le polymorphisme de la sexualité infantile
5Or, J. McDougall (1996), dans Éros aux mille et un visages, relie également la perversion de l’adulte à l’enfance sous le prisme du polymorphisme de la sexualité infantile. Les sujets trouvent dans la solution addictive une façon d’atténuer des affects de colère, d’inquiétude, de culpabilité. Ils recherchent un objet idéalisé censé atténuer magiquement leurs angoisses et leur sentiment de mort intérieure. Ou bien, ils sont en quête d’expériences de plaisir ou d’excitations ressenties comme dangereuses ou interdites. Outre les aspects génitaux de la scène primitive et des fantasmes phalliques œdipiens, le théâtre d’Éros met en scène des fantasmes pré-génitaux d’échanges érotiques anaux, sadiques-anaux, vampiriques, et de perte des limites corporelles. J. McDougall parle de solution néo-sexuelle pour des fétichistes, exhibitionnistes, travestis ou sado-masochistes s’efforçant de rester hétérosexuels malgré leur homosexualité souvent non assumée ; cette sexualité symptomatique correspondrait d’après elle à une tentative d’auto-guérison pour échapper à la douleur psychique.
6Pour autant qu’il existerait une hypersexualité, elle s’ancrerait très tôt dans la vie de l’enfant. Notre hypothèse, étayée par quelques rares études serait que l’hypersexualité, autrement dit la solution addictive de J. McDougall, aurait son origine dans la petite enfance marquée par des expériences traumatiques de séparations ou de séductions sexuelles sans sollicitude de la part de l’objet. Si les représentations transmises par les parents sont insécurisantes, il se produit un débordement affectif, l’enfant cherchant alors dans le monde extérieur une solution à un manque d’introjection de son environnement maternant. De telle sorte que la transitionnalité est impossible et les identifications parentales compliquées du fait de conflits œdipiens et préœdipiens persistants. Le corps de l’enfant est débordé par la pulsionnalité dans les soins et les jeux, source d’excitations et de malaise. L’enfant ne peut incorporer ou traduire harmonieusement les messages énigmatiques portant la marque de la sexualité adulte parentale. Sur ce point, C. Dejours soutient qu’« une relation primaire contraignante, trop intrusive ou pas assez contenante ou désensualisée ne permet pas à l’enfant de transformer ses éprouvés, positifs ou négatifs, en expériences satisfaisantes ou désagréables. Il est conduit à constituer des défenses très précoces, des mouvements de retrait, des éprouvés dépressifs conférant à son monde interne un vécu dissocié de ses perceptions. Le corps, la motricité, les mimiques, les postures, les gestes peuvent être affectés par ces éprouvés sans sens » [3]. C. Dejours apporte ainsi un éclairage à l’idée d’une sexualité addictive en constatant qu’il y aurait un défaut du jeu à trois, de la sexualité des parents et de la « censure de l’amante », (Braunschweig, Fain, 1975) qui établirait le primat de la satisfaction par la perception, au détriment de la « satisfaction hallucinatoire ».
Les violences intra-familiales
7Au cinéma, le développement de la sexualité des adolescents est régulièrement abordé dans un contexte de violence intra-famililale. Force est de constater que ces adolescents sont instigateurs de leur vie sexuelle, sinon de leur sexualité. Dans Jeune et Jolie [4] de François Ozon, l’héroïne tariffe ses faveurs dès ses dix-sept ans. Louise donne rendez-vous sur Internet au premier client qui a l’âge de son grand-père, sans avouer qu’elle est mineure. Sur le reste non plus, elle n’est pas expansive ; c’est une taiseuse avec ses amies et avec sa mère. Rien sur la déception perceptible de sa première rencontre avec un garçon de son âge sur la plage des vacances. Elle se prétend débarrassée d’une virginité encombrante lors de cette relation sexuelle bien trop hâtive et consommée sur le champ. Avec les autres, dans ses relations payantes, elle prend conscience de l’attirance qu’elle suscite. Les rencontres s’enchaînent et Louise ne sait expliquer pourquoi elle se prostitue, mais on sent une forte provocation à l’égard des adultes, peu disponibles ni directifs au début.
8À l’occasion d’un drame, interrogée par la police, sa mère découvre la double-vie de sa fille et c’est un choc. Lorsque son premier client meurt accidentellement au cours d’une passe, Louise éprouve de la honte ; mais pourquoi à ce moment-là, se demande-t-on ? Peut-être parce qu’on pourrait la soupçonner d’être aussi criminelle ? S’agirait-il d’un scénario œdipien par le truchement du client en père absent qu’elle séduit et aimante ? Elle dit qu’elle aime ça, et surtout l’argent qui l’affranchit de ses parents séparés. La captation fonctionne dans les deux sens pour Louise et son client : la jeune fille se trouve en position d’être un objet pour ces hommes, tout en ayant l’impression de les soumettre en les faisant payer. À l’opposé certainement de la vie ordinaire, lorsque ses parents lui demandent d’être volontaire et libérée. Après le drame, la femme de ce client mort souhaite rencontrer Louise et révèle ses propres fantasmes de prostitution. La jeune fille aurait-elle agi les scènes fantasmées dont nombre de femmes rêveraient ?
9Si François Ozon nous propose une vision de la sexualité féminine pour le moins discutable, une autre dimension du film est perceptible : la déception par rapport aux relations sexuelles avec les garçons de son âge et le rapport à l’idéal. Ce désenchantement ne va pas sans évoquer la position dépressive centrale décrite par les Laufer (1981), ne permettant à l’adolescent ni de régresser ni de progresser face à la résurgence des problématiques œdipiennes. Cette cassure à l’adolescence se produit lors du processus de l’intégration du corps en transformation, jusqu’à la maturité physique depuis la puberté. La cassure lorsqu’elle intervient au début de l’adolescence, la cassure peut être plus difficile à surmonter car elle coïncide encore avec la persistance des désirs œdipiens de l’enfance.
10Loin de la maîtrise des corps dans le jeu de la prostitution, Joe conte dans Nymphomaniac le réçit de sa déchéance, de l’addiction sexuelle au sadomasochisme à la manière de la Justine de Sade [5]. Soulignons néanmoins que contrairement à la jeune et passive héroïne sadienne, Joe serait un personnage actif de cette perversion. Joe raconte sa vie de l’enfance à ses cinquante ans à un homme âgé : les jeux sexuels comme se frotter sur le sol en imitant la grenouille ou sur la corde d’escalade avec ses copines ; l’éducation aux sciences de la nature dans les bras de son père médecin et sans son « horrible » mère. L’interlocuteur de Joe compare l’initiation à la nymphomanie à la pêche. Joe se voit alors assimilée à une « nymphe » [6] (le terme évoque aussi l’un des premiers stades de la vie d’un insecte). Elle demande à un jeune de la délivrer de sa virginité, trois fois devant et cinq fois derrière, comme pour démarrer sa mobylette. Cette première fois humiliante lui apprend à compter et elle se livre à une compétition sexuelle avec sa camarade lors d’un voyage en train – celle qui baisera le plus grand nombre d’inconnus gagnera la partie, et sera récompensée d’un paquet de chocolats.
11Recherche de plaisir d’abord, interdiction de faire l’amour plus d’une fois avec le même partenaire, un hymne à la « Mea maxima vulva » satanique, tel est le manifeste du club de rebelles : « On combattait la société dominée par l’amour ». Sans relation amoureuse, les rencontres se multiplient. Une fois l’hymen déchiré, la compétition sexuelle bat son plein avec un seul objectif : que le plaisir exclue l’amour et la jalousie. Les hommes sont comme des poissons, de simples proies de pêche, et comme appâts le sourire et des banalités dans les wagons du train vues par le cinéaste comme les niveaux d’une rivière. L’enjeu serait donc de savoir où l’on peut attirer les meilleurs poissons : la fable animalière est néanmoins assez drôle car l’ultime fellation de Joe est pratiquée par « la méthode finlandaise » sur un voyageur que sa femme vient d’appeler en urgence car elle vient juste d’ovuler et attend le mari pour faire un enfant. On pourrait considérer que la jeune fille s’est vengée de la première relation décevante en tentant de maîtriser ses conquêtes, jouir de sa position toute-puissante par la maîtrise mais qu’elle s’y est perdue.
12Autre portrait d’une jeunesse aux extrêmes, La Tête haute [7] d’Emmanuelle Bercot démontre avec une finesse toute particulière l’enchevêtrement entre les traces traumatiques précoces – liées à la séduction d’une très jeune mère qui érotise à outrance la relation avec son fils – et leurs effets sur le sexuel infantile de l’enfant. Malony a six ans, instable, provocateur, orphelin de père, il est abandonné dans le bureau du juge par sa mère en dérive, toxicomane. Malony est incontrôlable : tantôt il est effrayé, tantôt il effraie par son regard ; il renverse les tables, ne tient pas une minute en place, conduit à toute allure des voitures volées, ne supporte pas les frustrations et verse dans la destructivité. La juge tient son rôle, tantôt encourageante et protectrice, tantôt cadrante sans hésiter à envoyer Malony en prison après échecs des tentatives de foyers ouverts ou fermés. Elle est aidée par Yann, éducateur parfois dépassé par la violence, la sienne aussi. De la pulsionnalité sexuelle précocement éveillée à la délinquance, ce garçon à fleur de peau, mal accueilli, qu’on aime et qu’on déteste tour à tour, finit par intérioriser un peu cet entourage judiciaire et tombe amoureux. La violence, la non-réponse de l’environnement et la négligence constituent des expériences traumatiques précoces qui se révélent dans l’après-coup sous la forme du « traumatisme pubertaire » (Gutton, 1991). La sexualité de l’adulte est alors marquée par les traces du sexuel infantile avant l’heure, que P. Roman dénomme le « sexuel traumatique » (2012). Sur les traces de Ph. Gutton, cet auteur y voit plusieurs conséquences psychiques à l’adolescence, en particulier une « passivation » (Green, 1999) conduisant le jeune à investir l’activité sur le mode de la décharge et/ou de la quête « traumatophilique » (Guillaumin, 1985).
Curiosité et concrétude de la sexualité adolescente
13Lors de la petite enfance, le bébé se sépare de la mère réelle grâce à l’intériorisation de celle-ci. Tandis que l’adolescence sépare l’enfant de ses objets internalisés pour l’amener à investir de nouveaux objets, ce processus peut être difficile en raison du caractère narcissique des liens œdipiens. P. Blos (1962) établit un lien entre la régression du préadolescent, où la dyade préœdipienne prend sens, et sa progression, qui va lui permettre de passer d’un état à un autre. Il est selon lui contraint de ré-expérimenter des états moïques abandonnés mais cette régression est momentanée et aboutit finalement à l’affirmation d’une subjectivité plus affirmée. Le garçon abandonne l’Œdipe de façon plus tranchée que la fille, qui conserve des traits bisexuels d’avant l’Œdipe. « Le processus de désengagement du lien aux objets infantiles, qui est indispensable pour un développement progressif, remet le Moi en contact avec les pulsions et les positions moïques infantiles » [8].
14Lors des débuts de l’adolescence, l’intérêt porté au fonctionnement concret des organes génitaux dépasse celui qui porte sur les relations amoureuses. La satisfaction pulsionnelle prégénitale orale ou anale rencontre ordinairement la désapprobation du Surmoi sous la forme de réactions défensives telles que le refoulement, les formations réactionnelles. Il y a ainsi un fort effet du groupe, une collectivisation de la culpabilité, une forte angoisse de castration, la peur et le désir de l’autre sexe ainsi qu’un intérêt et une crainte de l’homosexualité : « Elle t’a déjà bouffé la chatte ? Et moi quand je pense que tu as dormi dans mon lit… Tu ne me boufferas pas la chatte ! », éructe la camarade de collège dans La vie d’Adèle [9]. Celle-ci décrit la « goudou aux cheveux bleus » qui vient attendre l’héroïne à la sortie du collège. Cette scène crue se termine par une bagarre entre filles où le lien complexe mère-fille joue vraisemblablement un rôle, ainsi que le montre le film d’Abdellatif Kechiche, sur le parcours subjectif d’une jeune fille attirée par une autre fille un peu plus âgée, plus déliée et plus au fait de la culture. Les scènes sexuelles de La vie d’Adèle exposent la relation génitale entre ces deux femmes marquées par l’analité : elles sont souvent filmées longuement par un plan arrière et se tapent bruyamment les fesses pour faire monter l’excitation qui n’est pas dénuée de violence. L’oralité y a aussi sa place : les repas en famille où la bouche se remplit sans paroles échangées ; les baisers sont appuyés, profonds, explorateurs.
15Sollicitations précoces avant l’accès à la génitalité, difficultés à régresser ou à progresser, traces mnésiques (Freud, 1895), ou « engramme », ou encore « empreinte », fixations prégénitales, imitation en groupe, effondrement de l’idéal du Moi face à une réalité contraignante, ces quatre films montrent la concrétude, les excès et toujours la quête de sa propre vérité. Nymphomanie, prostitution, identité sexuelle vacillante, fuite dans la violence représentent selon nous différents aspects de l’addiction sexuelle, loin d’être un symptôme fixé pour toujours.
16Au-delà de la sexualité de l’enfant et de l’adolescent, l’intérêt des psychanalystes pour le sexuel infantile ouvre d’autres pistes. C. Seulin (2015) définit la sexualité infantile comme un ensemble hétérogène soumis aux effets d’après-coup et aux effets rétrogrades de la cure analytique, une reconstruction révélée à partir des cures d’adulte. Si cette sexualité infantile est liée à la sexualité de l’enfant, elle s’en différencie comme de la sexualité de l’adulte dans l’après-coup des fantasmes, des rêveries, du jeu, etc. Seulin différencie le plaisir-désir-tension de la sexualité infantile et la sexualité adulte qui connaît le plaisir-décharge de la satisfaction. La satisfaction hallucinatoire du désir est issue de l’expérience de satisfaction dans le lien à l’objet premier et se trouve répétée, hallucinatoirement pour elle-même. Il rapproche cette notion de celle de M. Balint (1952), lequel distingue les préludes à l’amour ludiques et l’orgasme qui serait incontrôlable, plus biologique. Le plaisir préliminaire serait alors du domaine de la sexualité infantile. Toutes les deux agissant conjointement chez l’adulte. La sexualité infantile connaît une grande plasticité, une labilité des investissements sous la forme d’un polymorphisme souple.
17Or, les expériences douloureuses sont issues à la fois de la poussée d’excitation et de l’inadéquation relative de la réponse de l’environnement imprimant des traces traumatiques en lien avec la construction des auto-érotismes. Ces résidus persistants ne permettent pas l’élaboration de fantasmes, tels qu’observés dans les scénarios fixes du pervers. Il se produit alors une série de manifestations que F. Duparc (2015) assimile à une tendance à agir, à l’impulsivité ou à l’addiction. En effet, cet auteur se demande s’il faut dans ces cas parler d’inachèvement ou de perversion. Les jeunes enfants ne peuvent assimiler un excès d’excitation, ni moduler les débordements internes et externes. Les informations de l’environnement agissent sur la psyché à la façon de matériaux bruts incompréhensibles. Les émotions ne peuvent se traduire en affects, les traces mnésiques en représentations, les signaux sensori-moteurs sont déchargés sans qu’ils puissent leur attribuer un sens. « Les rencontres traumatiques laissent des fixations, des traces où sujet et objets sont mal différenciés, confuses (entre bon et mauvais, plaisir et douleur) et donc inélaborées, dotées de représentations inachevées. Cet inachevé insiste dans la décharge répétitive, l’agir, le clivage et l’identification projective, qui l’emportent sur la contenance de pensée, et le fantasme autoérotique du sexuel infantile » [10]. L’hypersexualité à l’adolescence ne serait donc qu’un bout de l’iceberg de cette subversion libidinale, impossible à organiser à cet âge de la vie. C’est souvent des années plus tard qu’une cure à l’âge adulte permettra de revenir plus à distance sur des adolescences mouvementées.
Les conduites sexuelles de l’enfant sont nombreuses et se dévoilent dans le secret de relations amicales, à l’insu des parents, sans oser consulter un psychanalyste par une démarche qui surviendra plus tard. Lola, une jeune fille très jolie, maquillée mais très cernée, vient d’un milieu modeste ; élevée par une maman seule, fumeuse, peut-être un peu portée sur la boisson, elle cotoie des papas mais n’a pas de papa à elle. À ses onze ans, comme elle est très jolie et courtisée, Lola échangera un premier baiser sur la bouche contre un euro, ou encore, montrera son petit sexe à peine pubère. Pour le même prix, on pourra aussi toucher ou se faire toucher, jusqu’à ses quatorze ans, la patiente manigancera ces séquences sous la surveillance de sa comparse, moins séduisante et qui prélèvera des bénéfices sur les rencontres.
Lola déchaînera les élèves émoustillés et ce sera vite la bousculade à l’entrée des toilettes où elle prodiguera ses services. Parfois, elle sera payée d’un paquet de bonbons : ce défilé durera de la sixième à la troisième, autrement dit, tout au long du collège. Ce manège semblant la rendre heureuse, Lola se produira dans ce théâtre comme une petite reine et tout le monde pourra aller la voir.
Une autre situation transporte dans l’univers familal des jeux sexuels entre cousins. Lorsque Nadia a sept ans, elle découvre la sexualité avec un cousin âgé de quinze ans. Découvrir comment marche le sexe d’un garçon qui lui demande de le masturber procède de la simple curiosite et des jeux sexuels entre jeunes d’âges différents. C’est plutôt amusant, pense-t-elle alors. Or, Le garçon y prend goût et la scène se répète. Nadia se sent peut-être harcelée mais elle se soumet tout en consentant à la sexualité entre cousins. Lorsqu’elle a seize ans, elle fait une tentative de suicide suffisamment violente pour craindre de mourir. Le père s’est absenté quelques jours et la mésentente avec la mère n’y est pas pour rien. Il revient en urgence. Nadia lui répondra : « Pourquoi m’avez-vous ramené de l’hôpital ? J’étais tranquille là-bas ! ». Nadia peine à trouver un petit copain et sombre bientôt dans une sévère dépression. Les médicaments ne feront rien sinon l’abrutir et, paradoxalement, lui permettre de trouver un travail. Avec ce premier lien social, elle trouvera l’âme sœur et deux enfants naîtront. Cependant, très vite, elle se détournera de la sexualité et divorcera. Les amants fugaces défileront et partiront toujours pour la même raison : « plus de sexe, plus de couple ! ».
20En conclusion, des rencontres multiples ou sans lendemain sont favorisées par les réseaux sociaux. Cette hypersexualité est assez difficile à cerner au-delà de l’aspect comportemental de personnes qui multiplient les intermèdes sexuels. Est-elle un symptôme d’une sexualité adolescente singulière en lien avec une sexualité infantile fixée ou perverse ? Est-elle destinée à lutter contre un effondrement dépressif par défense maniaque ? L’étayage sur l’auto-conservation, la souplesse des pulsions partielles, l’auto-érotisme caractérisant la sexualité infantile se trouveraient modifiés lors de difficultés d’attachement, d’abus, de carences ou des séductions précoces. Des représentations parentales conflictuelles ou une transitionnalité impossible compliquent la traduction par l’enfant des messages inconscients de la sexualité adulte et l’intériorisation de l’objet interne. Le traumatique sexuel laisse des traces d’identifications à l’agresseur, d’indistinction du sujet et de l’objet. La construction de la sexualité infantile privilégierait la perception plutôt que l’hallucinatoire, c’est-à-dire que l’enfant ne peut réinvestir l’image mnésique de l’objet satisfaisant, ce qui favoriserait la décharge pulsionnelle plutôt que le refoulement, court-circuitant les affects négatifs. Les identifications en seraient perturbées faisant place à des scénarios répétitifs.
21À l’adolescence, loin de la subversion libidinale de la petite enfance, il n’y a plus les soins et la séduction exercée par l’adulte sur le corps de l’enfant. Le désir sexuel des adultes – sous l’effet de la pornographie omniprésente, du cinéma et des séductions variées – se manifeste auprès de l’adolescent, vulnérable du fait des empreintes traumatiques.
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Mots-clés éditeurs : Comportement sexuel, Nymphomanie, Sexualité Infantile, Trouble de la sexualité
Date de mise en ligne : 18/04/2019.
https://doi.org/10.3917/ado.103.0165Notes
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[1]
Nymphomaniac, film britannico-franco-belgo-germano-danois, en deux parties de Lars von Trier, 2013.
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[2]
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[3]
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[4]
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[5]
Sade D. A. F. de (1791). Justine ou les infortunes de la vertu. In : Œuvres, T. II. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995.
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[6]
En biologie, la nymphe représente le stade du développement intermédiaire entre la larve et l’imago lors des mues de métamorphose de certains insectes.
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[7]
La Tête haute, film français d’Emmanuel Bercot, 2015.
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[8]
Blos, 1997, p. 124.
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[9]
La Vie d’Adèle, film français d’Abdellatif Kechiche, 2013.
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[10]
Duparc, 2015, p. 1429.