Notes
1Dans la clinique des adolescents présentant une fragilité de la structuration œdipienne, impliquant un défaut du refoulement des désirs œdipiens et l’absence de l’intériorisation d’un Surmoi abouti, on peut observer une violence de l’irruption pulsionnelle ainsi qu’une conflictualité psychique œdipienne désorganisatrice pour la subjectivité. J’essaierai de montrer comment ces adolescents mettent en place des mécanismes de défense comme le clivage des objets d’investissement, le contre-investissement des affects et des représentations, conflictuels par l’excitation et la sensation. Ces processus défensifs peuvent donner à la sexualité un caractère compulsif, pervers et/ou violent. La pornographie en est une de ses expressions.
2 Nous aborderons ici deux cas cliniques d’adolescents dont les fixations œdipiennes infantiles ont favorisé une réactivation œdipienne passionnelle, flamboyante et des manifestations sexuelles impliquant l’intérêt compulsif pour la pornographie et une violence dans les relations objectales. Ces adolescents étaient en recherche d’un dépassement du conflit œdipien, d’une tiercéité, leur permettant de se dégager d’un attachement précoce et conflictuel à leur mère.
Triangulation fragile et après-coup passionnel
3Chez les adolescents présentant une psychopathologie narcissique en rapport avec une structuration œdipienne défaillante, on observe à la puberté une resexualisation des relations aux objets œdipiens qui les confronte à un conflit psychique opposant leurs désirs œdipiens à l’interdit ainsi qu’à une difficulté de détachement des objets parentaux. C’est le cas des sujets qui présentent une névrose grave, un état-limite – pour lesquels la séparation d’avec l’objet primaire constitue un enjeu central –, ou encore des sujets ayant connu un trauma sexuel dans l’enfance. L’Œdipe adolescent ébranle la psyché du sujet dans la mesure où le refoulement des désirs œdipiens n’a pas eu lieu à l’issue du complexe d’Œdipe infantile, et que la loi paternelle de l’interdit de l’inceste n’a pas été intégrée. L’évolution normale de la sexualité de l’adolescent suppose qu’il n’aura pas été, dans son passé, l’objet d’une séduction sexuelle au sens d’une érotisation de la relation parent-enfant. Si toutefois cette séduction a eu lieu, elle compromettra l’étape du changement d’objet d’investissement sexuel. La structuration œdipienne est alors dans l’impasse ; le danger encouru ici par la réactivation du conflit œdipien n’est pas la castration, ou pas exclusivement, mais une angoisse de débordement incontrôlable par l’excitation qui menace la subjectivité. Le sujet vit le risque de la perte des frontières du Moi avec le vécu d’indifférenciation soi-non-soi lié à la menace de l’attirance incestueuse.
4R. Musil, dans un ouvrage décrivant les émois sexuels d’un adolescent, écrit : « Törless, dévorant Bozena des yeux [Bozena est une femme d’âge mûr ayant des relations sexuelles avec les collégiens de l’institution scolaire], ne pouvait pas ne pas penser à sa mère ; à travers lui un rapport s’établissait entre elles ; tout le reste n’était qu’effort désespéré pour échapper aux nœuds de cette pensée. Tel était le seul fait avéré. Mais celui-ci, par l’impossibilité où était Törless d’en secouer le joug, prenait une signification obscure et terrifiante qui accompagnait tous ses efforts comme un sourire perfide » [1].
La pornographie comme mécanisme de défense
5Actuellement, les adolescents consultent fréquemment des vidéos pornographiques. L’institut de sondage Ipsos révèle qu’aujourd’hui 46% des garçons et 28% des filles, entre 14 et 24 ans, ont déjà vu du porno et d’après l’observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, l’âge moyen du premier visionnage de films X est de 14 ans. Une étude de R. Puglia, F. Glowacz (2015) conclut que les adolescents cherchent dans le visionnage de vidéos pornographiques des repères sexuels, mais que le plus souvent, ils gardent un regard critique sur ces pratiques.
6La pornographie tient une place importante dans la culture, l’art et la littérature, ce qui témoigne de son caractère universel au sein de l’humanité. Les individus ont recours aux vidéos pornographiques pour ses effets d’excitation sexuelle avant et pendant les rapports sexuels, elle accompagne souvent la masturbation. Elle se distingue de la sexualité génitale, de l’érotisme, parce qu’elle traite le partenaire comme un objet et non pas comme un sujet désirant, l’érotisme s’accompagnant d’une narration alors que la pornographie en est souvent privée : peu d’approches de séduction, de préliminaires sexuels, d’échange de paroles entre les partenaires. Dans la sexualité pornographique, l’objet sexuel est fréquemment dévalorisé. Ce qui frappe, c’est l’aspect très mécanique des représentations et de la pratique pornographique. Il n’y a pas de surprise, tout est sous contrôle. Dans une forme violente de la pornographie, le fantasme sexuel ou l’acte sexuel pornographique comporte l’intention de blesser l’autre, de le rabaisser, voire de le détruire comme dans le « gang bang » où plusieurs partenaires violent une femme. La pornographie comporte ainsi de nombreuses caractéristiques de la perversion sexuelle sous-tendue par le déni de la castration.
7Les adolescents vivent les transformations de leur corps et l’émergence de la sexualité génitale avec angoisse. Il s’agit d’une expérience subie, nouvelle, d’une métamorphose. Ils se posent entre autres questions : « Est-ce que je peux plaire à une fille, ou à un garçon ? Est-ce que je saurai m’y prendre ? Est-ce que je serai à la hauteur ? ». La sexualité génitale, amoureuse, est la rencontre de deux sujets désirants, recherchant une relation de satisfaction. Elle implique l’accès à la castration symbolique. Je reprends la distinction établie par P. Denis (1997) entre les deux formants de la pulsion, celui de l’emprise et celui de la satisfaction qui dans la vie libidinale doivent normalement s’exprimer ensemble. Dans la pornographie s’établit une relation d’emprise exclusive, désobjectalisante, du sujet à l’égard du partenaire sexuel, utilisé pour son seul intérêt, éventuellement maltraité, ce qui permet d’éviter l’épreuve de la castration, là où le désir du sujet est tributaire du désir de l’autre. Les adolescents sont majoritairement sentimentaux, mais l’adolescence voit la perversion polymorphe se manifester à nouveau. Sur le versant pervers, la pulsion est exaltée, idéalisée pour elle-même et c’est ce que met en scène la pornographie. Le rabaissement de l’objet sexuel s’inscrit en opposition totale à la surestimation de l’objet d’amour dans la vie amoureuse. Selon Freud : « Les plus hauts degrés de la passion amoureuse sensuelle impliqueront l’évaluation psychique la plus haute (la surestimation normale de l’objet sexuel de la part de l’homme) » [2].
8Par ailleurs, le voyeurisme est une dimension essentielle de la pornographie. Le voyeur jouit passivement de la vue de l’acte sexuel qui se déroule sous ses yeux. Il évite la sexualité dans la multiplicité de ses objets et de ses choix pour se limiter à une vision rigide et stéréotypée de l’acte sexuel et des sexes, celle du membre masculin tout particulièrement. La médiation de l’image alimente ses fantasmes sexuels et lui épargne une rencontre réelle avec un partenaire. Chez les adolescents, il existe le plus souvent un décalage important entre, d’une part, les vidéos pornographiques regardées qui nourrissent des fantasmes, une rêverie où l’imaginaire est celui d’une hyperpuissance virile, de la maîtrise totale de l’objet sexuel, du sadisme à son encontre et, d’autre part, leurs flirts, leurs comportements sexuels dans la réalité qui tiennent le plus souvent compte du désir du partenaire et sont associés à des sentiments amoureux.
9Les fantasmes et les visualisations pornographiques peuvent servir de mécanisme de défense à l’égard de la sexualité génitale. La masturbation compulsive associée à la visualisation de vidéos pornographiques sur un mode addictif nous semble un équivalent de contre-investissement par l’excitation, d’affects et de représentations réprimés, des pare-feux vis-à-vis des désirs, des conflits psychiques inhérents à l’adolescence qui menacent l’organisation du Moi. On peut rapprocher ces processus défensifs des « procédés auto-calmants » définis par C. Smadja comme « des activités motrices ou perceptives que le Moi utilise pour contre-investir une réalité traumatique risquant de surgir du dedans et menaçant son intégrité » [3]. Ces pratiques sexuelles défensives s’opposent à l’érotisme et à la castration symbolique. Elles permettent de traiter l’afflux d’excitation sexuelle débordant le Moi. Selon P. Denis « La désorganisation qui touche inéluctablement les adolescents les rend “ sensibles à des influences [de hasard, contingentes] habituellement négligeables ”, influences susceptibles de faire se cristalliser une ‘‘ structure dissipative ’’ [terme emprunté à la physique moderne] [à valeur réorganisatrice] qui devient le noyau organisateur de leur pathologie » [4]. Ce peut être la rencontre d’une addiction ou, selon moi, celle de la consommation de pornographie.
10L’hyper-sexualisation de la relation à l’autre dans la pornographie, qu’elle soit fantasmatique, voyeuriste ou agie, témoigne à la fois d’une quête objectale et de sa difficulté, parce que cette relation est source d’angoisse, voire perçue come une menace pour le Moi. Plus le sujet est en insécurité interne, plus ses assises narcissiques sont fragiles et plus la perception des objets externes et l’emprise sur eux deviennent primordiales pour lui.
Clivage défensif et réactivation du conflit œdipien
11Quand l’adolescent se détache des objets parentaux et cherche à investir des objets extra-familiaux, les courants d’investissement d’objets, le tendre et le sensuel, sont amenés à fusionner. Selon Freud : « Deux facteurs déterminants peuvent faire échouer cette progression dans le cours du développement de la libido. D’abord la quantité de frustration réelle qui va s’opposer au nouveau choix d’objet et dévaloriser celui-ci pour l’individu […]. Le second facteur est la quantité d’attraction que les objets infantiles à abandonner peuvent manifester, quantité proportionnelle à l’investissement érotique qui a continué à leur être imparti au cours de l’enfance » [5]. Il ajoute que « si ces deux facteurs [réunis] sont assez forts, le mécanisme général de la formation de la névrose entre en action » [6]. En conséquence, pour se protéger de ses désirs œdipiens, l’homme va cliver sa vie amoureuse, le courant tendre restera attaché à l’objet œdipien tandis que le courant sensuel s’adressera à d’autres objets. Il souligne que « […] le principal moyen de protection qu’utilise l’homme dont la vie amoureuse est ainsi clivée, c’est le rabaissement psychique de l’objet sexuel, tandis que la surestimation normalement attachée à l’objet sexuel est réservée à l’objet incestueux et à ses représentants » [7].
12Les adolescents dont je vais parler ont gardé un très fort attachement à leur mère. Ils ont recours à des mécanismes de défense à l’égard de leurs désirs œdipiens qui font appel à une sexualité pornographique, dans ses représentations et dans sa pratique pour l’un d’eux. Chez les deux patients présentant une fragilité narcissique, il existe un clivage défensif entre l’objet sexuel et l’objet maternel non pas lié à des troubles névrotiques, mais en rapport avec des fixations prégénitales. Avec l’avancée de ses travaux, Freud en est venu à envisager qu’en dehors de la perversion, le Moi puisse se cliver : « Le moi peut se prendre lui-même comme objet, se traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer et faire encore Dieu sait quoi avec lui-même. Du même coup, une partie du moi s’oppose au reste. Le moi peut donc se cliver, il se clive dans le cours d’un bon nombre de ses fonctions, passagèrement du moins » [8]. La violence des représentations pornographiques, et la dévalorisation de l’objet sexuel désidéalisent, désacralisent celui-ci et, par là, lui refusent tout sentiment amoureux, celui-ci étant réservé à la figure maternelle. Il y a dissociation de l’investissement libidinal entre deux représentations de la femme. La vie amoureuse est ainsi clivée. Freud le souligne ainsi : « Là, où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer. Ils cherchent des objets qu’ils n’aient pas besoin d’aimer afin de maintenir leur sensualité à distance de leurs objets d’amour […] » [9].
13Chez ces patients, la difficulté de détachement de l’objet maternel est en lien avec des distorsions dans la construction de la relation mère-enfant. Le plus souvent, une mère très déprimée n’apporte pas suffisamment de contenance psychique et de médiations symboliques structurantes (langagières, ludiques) à son enfant, et en raison de la discontinuité du lien, elle ne lui donne pas un sentiment de continuité d’être qui lui permette d’intérioriser un objet interne secure. Une mère en souffrance psychique qui n’assure pas sa fonction de pare-excitations auprès de son enfant et qui entretient avec lui une relation de séduction compromet son accès à la tiercéité paternelle et entrave le détachement de l’enfant de sa personne. Ces adolescents ressentent une insécurité interne et dans leur relation à leur mère ils éprouvent à la fois une angoisse d’intrusion et une angoisse d’abandon. Au cours du développement psychosexuel de l’enfant, il existe une coprésence de la pensée et de la sexualité. Et précisément, cette clinique, par son recours privilégié à la sensation, à la pulsion, au détriment de la parole échangée, de la symbolisation, de la sublimation, témoigne de la peur de rencontrer l’autre en rapport avec une insécurité intérieure et un objet interne insecure.
Une conflictualité menaçante
Dimitri, âgé de seize ans, me consulte sur l’insistance du lycée où il répète des conduites d’opposition et de provocation à l’égard des enseignants. Ses résultats scolaires sont médiocres. Il me parle de jeux vidéo et de sa consommation de cannabis, tout en cherchant à la minimiser. Ces conduites me paraissent relever des « processus auto-calmants ».
Son histoire familiale m’apprendra que Dimitri a été élevé avec une sœur cadette, par une mère seule (les deux enfants ayant chacun un père différent). Il exprimera beaucoup de haine à l’égard de ce père qu’il ne connaît pas et qui ne l’a pas reconnu. La psychothérapie mettra en lumière une mère excitante et séductrice dans ses relations avec son fils, aussi bien dans ses contacts physiques que dans ses paroles. Sa relation à cette mère était animée par un double mouvement d’attachement, d’attirance et de crainte d’intrusion, faute de pare-excitations et de tiercéité pour médiatiser leurs liens. Il était convaincu que c’était grâce à sa présence que sa mère s’était « accrochée à la vie », exprimant par là sa représentation de fragilité de sa mère et la place centrale qu’il avait prise à ses côtés. Cette expression me renvoyait à la pensée que Dimitri se sentait lui aussi accroché, agrippé à sa mère. Des rêves et des fantasmes remontant à son enfance exprimaient la peur de cette mère dont il cherchait à se protéger. Ses fantasmes infanticides où il craignait que sa mère ne le tue sont en lien avec ses propres fantasmes matricides défensifs longtemps restés inconscients. La psychothérapie avançant, Dimitri cherchera à se construire non sans mal, un référent paternel, un tiers, un Surmoi protecteur.
Il m’apprendra au cours de sa psychothérapie, qu’il lui était arrivé de se masturber en pensant à sa mère, ce qui l’avait à la fois épouvanté et dégoûté. À cette période-là, il a connu des épisodes de dépersonnalisation où il avait l’impression que son esprit se détachait de son corps et le surplombait. Il poursuivra sa narration en me révélant qu’il regardait maintenant de manière compulsive des films pornographiques en se masturbant : « Ça me calme, je ne pense plus », me dit-il. Il fait un effort considérable pour s’interdire ses pensées incestueuses et ses conduites sexuelles addictives, pour ne plus être assailli par ces fantasmes. Avec les filles, il est très vite entreprenant, voire brutal, dans une sorte de passage à l’acte pulsionnel court-circuitant la phase de la rencontre amoureuse ; il vit ces relations comme frustrantes et culpabilisantes. Il pourra me parler de sa peur des filles, de sa peur de se faire jeter, de sa crainte d’être moqué.
Son addiction aux vidéos pornographiques qu’accompagne la masturbation, ses conduites sexuelles violentes, renvoient à un mécanisme de clivage fonctionnel lui permettant de séparer l’objet sexuel de l’objet œdipien auquel est réservé le courant d’investissement affectif. La violence de ses relations avec les filles paraît privilégier la relation d’emprise sur la relation de satisfaction. La jouissance perverse prime sur le plaisir érotique partagé. Cette violence sexuelle s’adresse aussi bien à l’objet qu’à lui même. Il s’abîme en effet masochiquement dans le même mouvement relationnel sadique qui cherche à atteindre l’autre, ce qui viendrait traduire une conduite auto-punitive. Ainsi Dimitri a beaucoup de mal à mettre de la distance avec une mère à la fois attirante, fragile et menaçante.
15Le patient ayant vécu dans son enfance une relation à sa mère faite de séduction, d’érotisation, vit un trauma sexuel dans l’après-coup œdipien de l’adolescence. La relation mère-enfant érotisée depuis l’enfance a entretenu un état d’excitation interne permanent. L’absence de tiers permettant de trianguler leur relation duelle a empêché l’intériorisation d’un Surmoi œdipien et une meilleure élaboration de ses problématiques œdipiennes. Dans ce cas, il est question d’une angoisse automatique due à l’irruption d’un afflux d’excitation sexuelle débordant les possibilités défensives du Moi, menaçant l’organisation psychique. Freud (1925) distingue l’angoisse automatique-traumatique dans laquelle l’angoisse est due à une manifestation directe du Ça, envahissant et débordant les capacités défensives du Moi et une angoisse signal, celle de la névrose, où l’angoisse d’alarme est une manifestation du Moi qui déclenche les mécanismes de défense à l’égard des pulsions émanant du Ça ou leurs représentants.
Antoine, seize ans, me consulte pour une violence verbale et physique à l’égard de son père et pour son opposition vis-à-vis des adultes de son lycée qui ont des fonctions d’autorité. Il a tendance à rester enfermé dans sa chambre, refusant de rencontrer les jeunes de son âge au prétexte qu’il les trouve inintéressants et trop différents de lui. Sa mère très culpabilisée des difficultés de son fils me dira avoir fait une longue psychanalyse pour un état anxio-dépressif antérieur à la naissance d’Antoine. En concertation avec ses parents, un éloignement de la famille sera nécessaire un moment donné pour apaiser les relations familiales. J’apprends de la part des parents qu’Antoine est enfant unique, qu’il a présenté d’importantes difficultés de séparation d’avec sa mère et qu’il a connu un épisode de refus scolaire pour lequel il a suivi une psychothérapie.
L’adolescent me parle avec une grande exaltation de ses idées politiques ; une vision manichéenne du monde se dégage de ses propos. Ses relations à l’égard de son père sont ambivalentes : d’une part, il recherche son attention, se plaignant de ses absences, et d’autre part, il le rejette avec violence, en venant parfois aux mains. Ce tiers paternel est à la fois rejeté et sollicité comme garde-fou contre les risques de l’attirance incestueuse. Il me dira avoir peur de devenir fou, de ne plus pouvoir se contrôler, de devenir un criminel, tant ses pensées meurtrières à l’égard de figures paternelles sont liées à une pulsionnalité débordante. Des épisodes de dépersonnalisation vont émailler les conflits familiaux où il éprouve une jalousie passionnelle à l’égard de son père, conflit qui menace la relation privilégiée qu’il a nouée avec sa mère. Dans ces moments-là, il ressent une forte rage en lui, il ne sait plus qui il est et se sent confus. Il va me parler de sa relation de complicité avec sa mère et de sa peur de ne pas pouvoir se passer d’elle dans le futur. Antoine me paraît s’inquiéter pour sa mère et se donner le rôle de la soutenir. Il apportera des souvenirs où, enfant, il était en état de panique parce que sa mère avait du retard quand elle devait venir le chercher à l’école. L’adolescent évoque par ailleurs une relation amoureuse passionnelle et platonique avec une étudiante plus âgée que lui, avec qui il partage des idées politiques. Cette relation présente tous les caractères d’un transfert maternel. Les parents le surprendront en train de visionner des vidéos pornographiques, ce qui les inquiètera, et ils m’en parleront. Antoine me confiera, avec gêne, qu’il regarde de manière addictive des vidéos pornographiques. Les relations avec son père vont peu à peu s’apaiser, il exprimera l’affection qu’il lui porte ; en parallèle, un mouvement homosexuel à son égard va transitoirement apparaître.
Au cours de son évolution psychosexuelle, l’angoisse de castration qui subsume les pertes antérieures est liée chez Antoine à l’angoisse de perte de l’objet maternel. Cette angoisse de séparation est sous-tendue par une menace de détresse, parce que les étapes de la séparation-individuation avec l’intériorisation de l’objet primaire puis la résolution de l’Œdipe infantile n’ont pas été réalisées.
17On retrouve ici l’investissement clivé, du courant tendre maternel et du courant sexuel désobjectalisant de l’intérêt pour la pornographie. La violence d’Antoine vis-à-vis de son père est liée à son attachement à sa mère ; elle exprime une demande de protection de sa part. Selon I. Bernateau : « Haïr le père, c’est hystériser, donner à voir et se donner à voir le spectacle d’une colère préservant le Moi de l’impact traumatique de la relation avec la mère » [10]. Chez Antoine, la conflictualité œdipienne menace sa relation symbiotique à la mère, ce qui lui fait courir de risque de revivre le trauma psychique et la détresse infantiles d’une séparation d’avec elle.
Vers les objets extra-familiaux, la sublimation, et l’idéal du Moi
18L’après-coup œdipien donne un sens nouveau au passé relationnel de l’enfant avec l’objet œdipien ; l’Œdipe précoce au sens kleinien est à nouveau convoqué ainsi que la dimension de l’« abject » de la relation préobjectale, qui représente une prise de distance originelle du corps de l’enfant d’avec l’autre maternel, pour « être » (Kristeva, 1980). C’est le déclin du complexe d’Œdipe qui contribue à la formation du Surmoi et au renoncement aux désirs œdipiens, renoncement absent chez nos deux patients, dont on peut noter la cruauté du Surmoi mobilisé qui n’a pas encore les qualités du Surmoi œdipien. Dimitri et Antoine partagent une quête de tiercéité et la recherche d’objets d’investissements extérieurs à la famille (objets sexuels, amoureuses, idéaux). Leur recherche conflictuelle de la loi phallique est passée, au cours de la psychothérapie, par une violence agie dans un premier temps, puis par des fantasmes meurtriers à l’égard du père, jusqu’à l’acceptation plus apaisée de la fonction paternelle.
19Si l’adolescence introduit un après-coup de l’Œdipe, elle correspond également à l’après-coup de la naissance des instances inconscientes du sujet, du Moi, de l’Idéal du Moi et du Surmoi. Le processus de subjectivation est une mutation de l’économie psychique du sujet, la prédominance du Moi Idéal va peu à peu s’effacer au profit de l’Idéal du Moi, du Surmoi et de la sublimation. À travers les déceptions que rencontrent ses passions, l’adolescent va progressivement intégrer un idéal du moi qui accepte des limites, celles de la castration.
20La psychothérapie confrontée à l’élaboration-perlaboration d’une conflictualité œdipienne flamboyante, de la relation précoce mère-enfant, passe par l’interprétation des conflits psychiques, la construction d’une tiercéité protectrice et structurante, et par le soutien des investissements d’objets extra-familiaux. Le transfert est souvent houleux, menaçant la poursuite de la psychothérapie, d’où l’importance de nommer les affects, d’interpréter avec tact les fantasmes œdipiens, afin de les humaniser, de les faire entrer dans une dimension universelle, en écho à Freud racontant à sa manière le mythe œdipien au petit Hans. La psychothérapie vise à constituer, consolider un préconscient défaillant, chez des patients dont les instances psychiques sont en plein remaniement
Bibliographie
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- denis p. (1997). Emprise et satisfaction : les deux formants de la pulsion. Paris : PUF, 1998.
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- freud s. (1912). Contributions à la psychologie de la vie amoureuse. Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse. In : La vie sexuelle. Paris : PUF, 1969, pp. 55-65.
- freud s. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. Paris : PUF, 1981.
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- smadja c. (1993). À propos des procédés autocalmants du Moi. Revue Française de Psychosomatique, 4 : 9-26.