1 Le début du traitement, surtout avec des adolescents et des jeunes adultes, ne peut se résumer à la mise en place d’un cadre. Il ne peut non plus se satisfaire de ce que des éléments de transfert se manifestent. Cela tient à la spécificité de la demande qui est souvent tout autant redevable de l’inquiétude de l’entourage que d’un désir propre du patient. Cet amalgame dans la demande constitue pour l’adolescent et le jeune adulte le cœur de sa problématique : acquérir son autonomie psychique. Le traitement commence quand le patient s’approprie la demande thérapeutique et formule un besoin de compréhension pour lui-même.
2 Comment s’approprier une demande de l’entourage qui désigne une souffrance là où le sujet souvent ne veut rien en savoir ? Défenses narcissiques et clivages permettent au jeune patient de maintenir à distance la conflictualité et la souffrance en jeu, tout en venant à ses séances. Avec Ned, deux années pleines auront été nécessaires ainsi que l’adjonction au cadre initial d’une séance de psychodrame pour que le transfert se manifeste dans une plénitude suffisante et que l’analyste et le patient puissent enfin avoir le sentiment qu’un travail a commencé. Deux années pour que Ned parvienne à formuler l’ampleur de sa souffrance présentée défensivement jusqu’alors comme une parure narcissique, et que je puisse à mon tour, me défaisant de la massivité d’un transfert de type maternel-incestueux, l’inviter à entamer un travail temporaire de psychodrame en parallèle de sa psychothérapie.
La parure narcissique
4 Ned est respectueux du cadre et l’on peut dire que cela lui plaît d’avoir une psychanalyste. Le fonctionnement narcissique se propage. Tout renseigne l’image qu’il a de lui comme étant quelqu’un « à part » – revendication classique de l’adolescence – et le magnifie. Il investit la perception et se dit sensible aux situations (la pulsion scopique à n’en pas douter est excitée). Un jour où le voisin du dessus entame un solo de saxo, il s’en empare pour remarquer que tout cela ferait une bien belle scène dans un film : « Le patient triste, l’analyste énigmatique et le solo de saxo. » Quand je lui propose un envers du décor – sa mère déprimée, les sanglots et sa tentative psychique de mise en représentation d’un affect revécu –, il reste silencieux.
5 Ned a des rituels qui lui rendent la vie pénible mais qui en même temps contribuent à forger son personnage auprès de ses camarades. Ce personnage est, dit-il en ce début de traitement, primordial. Il tient à être quelqu’un de différent et semble se réjouir de certaines particularités comme la difficulté à quitter une pièce, à sortir de son lit et/ou de la salle de cours. D’autres sont plus anodines et réfèrent à un dandysme d’étudiant. Il est ce jeune homme torturé mais si sensible au cœur des dames. Je décide de ne pas aborder ces éléments, soulignant plutôt tout ce qui touche au travail d’apprenti en thérapie analytique. J’accueille ses rêves avec intérêt en lui faisant remarquer par exemple qu’il en parle dix minutes avant la fin de séance alors qu’il sait l’importance que cela peut revêtir pour notre travail.
6 Un jour, je remarque qu’il met aussi du temps à se lever de son siège, puis à sortir de mon cabinet. Il est manifestement en proie à une angoisse majeure. Sans lui verbaliser, la semaine suivante, j’interromps la séance cinq minutes plus tôt pour lui permettre de partir en prenant tout le temps qui lui est nécessaire, mais dans le cadre de sa séance. La séance suivante, il me fait remarquer qu’il a le sentiment que je le traite comme tous mes autres patients, sous entendu sans égards particuliers à sa singularité. Il en veut pour preuve la dernière séance où je l’ai interrompu alors qu’il était en train de livrer des éléments d’importance. Accueillant ce premier moment transférentiel, je décide de ne pas interpréter classiquement le rapport de rivalité aux autres patients (frère et sœur en thérapie), mais abonde dans son sens : « Effectivement la dernière fois, j’ai interrompu la séance plus tôt car j’ai remarqué que vous aviez du mal à quitter la pièce de mon cabinet. » Il en convient et banalise : « Des rituels, que je convoque dans ma tête pour passer d’un lieu à un autre, j’en ai depuis toujours. » « Je ne trouve pas cela banal et vous y allez un peu vite avec votre tourment » sera ma réponse. Je lui verbalise pour la première fois sa souffrance en lui montrant comment il s’en défend.
7 L’aménagement interne de la séance, la verbalisation qui accueille le symptôme et la souffrance, vont avoir pour premier effet immédiat une amélioration de la relation à son père. Il passe plusieurs week-ends en sa compagnie dans le plaisir de l’échange partagé. L’agressivité mise en attente et en latence dans les rituels est abordée dans la thérapie avec l’analyste. Par la suite, Ned évoque la frustration de ne pas avoir de copines, qui n’a d’égale que la stratégie déployée pour surtout ne pas concrétiser une relation quand elle se présente. Il se dépêche de rentrer chez lui après les cours pour voir des séries sur son ordinateur et jouer à des jeux vidéo, plutôt que de proposer un café à une jeune fille qui pourtant occupe ses pensées. Ned est amoureux régulièrement de certaines actrices pour lesquelles il conçoit des coups de cœur et se livre à une masturbation rituelle aidée des images pornos sur son téléphone. S’il se lie à une fille, dans la réalité ; au moment de passer à la pénétration, il est pris de dégoût : il se voit le faisant et cela lui déplaît, il met un terme à la relation.
8 Peu à peu donc, par des indices qui émaillent le matériel, je prends conscience de l’existence d’une problématique où des troubles de type obsessionnels, des rituels interminables côtoient des craintes de dépersonnalisation. Pourtant je suis embarrassée quant à la restitution à faire en séance de cette prise de conscience que je me formule intérieurement. Les vacances approchant, Ned m’indique être envahi plus que d’habitude par ses rituels qui le paralysent. Par ailleurs, il réussit son année universitaire et décroche une accréditation pour le festival de Cannes. Je lui indique les coordonnées d’un collègue psychiatre pour le cas où il se sentirait mal.
9 La reprise va me faire prendre conscience de l’ampleur de son désarroi psychique déguisé en atour narcissique. Il a été voir le psychiatre qui l’a laissé repartir sans pharmacopée en juillet. Il évoque ses vacances et les rituels qui lui ont rendu sa traversée des États-Unis un peu compliquée… mais il était avec une amie qui le soutenait ; il banalise encore, et moi je me sens en colère.
Le processus et le dispositif
10 Un jour, il arrive épuisé en séance, il a passé cinq heures à ranger sa chambre. À chaque fois qu’il doit déplacer un objet qu’il apprécie, et pour le protéger, il doit convoquer des séries d’images positives en expirant très fort les mauvaises pensées. Il a donc mal au thorax, il est épuisé et a les yeux rougis par les pleurs. Je lui propose alors l’idée que lui et moi devions tout de même accepter que c’est là une grande souffrance, qui devient de plus en plus intolérable, et qu’elle ne contribue en rien à lui procurer des bénéfices narcissiques mais l’empêche de vivre. Ned m’avoue alors qu’il avait omis de mentionner ces pratiques au psychiatre qu’il est allé consulter l’été précédent. Il avait délibérément tu les rituels, tout comme il les dissimulait à sa mère. Il ne pouvait lui en parler, ayant trop peur qu’elle ne fonde en larmes, de culpabilité. Avait-il eu peur que je m’effondre ? Avait-il cherché à me préserver, et moi, identifiée à une partie clivée du patient projetée en moi, n’avais-je pas joué au début le rôle d’une mère incestuelle qui sait bien, mais quand même ? À cette séance, la messe du symptôme a donc été dite et entendue par le patient et l’analyste.
11 J’ai décidé de lui proposer un dispositif qui prenne en charge cette défense car il me semblait indélicat et peu approprié cliniquement de m’intéresser au contenu des rituels et donc de sembler investir ce qui l’était déjà énormément par le patient. Lui proposer une seconde séance eut été par ailleurs à ce stade et à mon sens, « ritualiser » nos rencontres, sans compter la charge financière supplémentaire pour la mère. Une aire de jeu transitionnelle via l’instauration d’une séance mensuelle de psychodrame individuel, en misant sur son goût du théâtre, lui l’élève d’un conservatoire parisien, me vint alors à l’esprit. J’ai eu l’intuition que jouer la défense pour l’objectiver n’en ferait plus un trait égosyntone de son fonctionnement à conserver coûte que coûte, mais un objet dont on peut se déprendre. Je l’ai adressé à deux collègues qui, après avoir validé l’indication et tenant compte du processus psychothérapique en cours, lui ont proposé une séance toutes les trois semaines. Le changement a été visible rapidement et lorsque Ned vient en séance, il exprime désormais sa souffrance. Le traitement a commencé, comme il le dit lui même : « Quand je suis venu vous voir je ne savais pas pourquoi, maintenant je sais, je viens parce que je souffre. »
13 En guise de conclusion, je souhaite livrer ici le matériel de la dernière séance avant la suspension de l’été, au cours de notre seconde année de traitement qui a vu s’instaurer le psychodrame.
15 Ce matériel témoigne de l’efficience d’un dispositif où les éléments issus du psychodrame alimentent l’associativité en séance. Les rituels deviennent un enjeu dans un espace tiers, cela permet au travail de symbolisation et de subjectivation d’advenir, et au patient de se sentir propriétaire de sa démarche où souffrir n’est plus un objectif.
Mots-clés éditeurs : Traitement, Symptômes, Souffrance, Cadre, Subjectivation de la demande, Commencement
Mise en ligne 24/04/2017
https://doi.org/10.3917/ado.099.0111