Notes
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Communication à la Journée scientifique du Centre de psychanalyse Henri Danon-Boileau « Les débuts du traitement dans les cures d’adolescents et de jeunes adultes » organisée par la Clinique Dupré – Fondation Santé des Étudiants de France, le 11 avril 2015, à Sceaux.
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[1]
Freud, 1909, p. 198.
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[2]
Ibid.
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[3]
Freud, 1912, p. 51.
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[4]
Freud, 1909, p. 169.
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[5]
Ibid., p. 156.
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[6]
Freud, 1913, p. 99.
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[7]
Ibid., p. 100.
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[8]
Freud, 1909, p. 202.
1 Si, comme le dit Freud, ce sont les premiers moments d’une cure qui, à l’instar d’une partie d’échecs, pressentent son déploiement et son devenir, l’engagement dans les traitements analytiques avec de jeunes patients offre une mise à l’épreuve particulièrement vive de cette assertion et pourrait même la contredire ! Car dans quelle mesure peut-on généraliser cette analogie, de quels moyens aujourd’hui disposons-nous pour proposer – et commencer – un traitement analytique, a fortiori, en institution ; voilà qui constitue une problématique de fond, c’est-à-dire celle des indications d’analyse pour des patients « limites » qui n’entrent pas toujours dans les critères les plus classiques. Cependant, nous ne pouvons pas toujours rabattre les questions inhérentes aux traitements de patients jeunes uniquement sur celles qui concernent les patients limites : tous les adolescents ne sont pas des fonctionnements limites, peu s’en faut, même si le caractère intense de leurs symptômes ou de leur souffrance psychique conduit parfois à des situations extrêmes difficiles à décondenser ou à analyser. Faut-il pour autant modifier la méthode, c’est-à-dire, au-delà du cadre, plus fondamentalement, la position de l’analyste, son écoute et ses modalités d’interprétation ?
2 Pour illustrer cette introduction, j’ai choisi de vous présenter le début d’analyse d’un jeune patient de vingt-trois ans, souffrant d’une névrose obsessionnelle assez typique : j’ai fait ce choix afin que différents troubles psychiques puissent être évoqués au cours de notre rencontre d’aujourd’hui et pour nous situer, d’abord, au plus près de la méthode freudienne, dans ce moment important où l’hystérie n’a plus été le seul moteur de recherche et où l’analyse de L’Homme aux rats (Freud, 1909) – un jeune homme – a permis d’orienter autrement la conduite de la cure. Je vais, chemin faisant, soulever un certain nombre de questions concernant les traitements d’adolescents et de jeunes adultes et leurs débuts, avec l’idée que c’est à partir de la clinique que des problématiques spécifiques relatives à la méthode et à la théorie sont susceptibles d’émerger.
4 Comment ne pas penser alors que Jonathan, aujourd’hui, est aux prises avec le même dilemme, dans l’analyse ? Comment ne pas penser que le transfert s’éprouve alors comme une trahison qui appelle inéluctablement le pire des châtiments, à savoir la perte d’amour de ses objets originaires ? La masse d’investissement portée sur l’analyste par cet engouement mystérieux et totalitaire, ne trouve, dans sa préhistoire, rien d’autre que l’amour incommensurable qui lie l’infans aux divinités parentales. C’est donc un véritable sacrilège qu’implique l’engagement transférentiel saturé d’excitation qui caractérise les débuts d’une analyse. Le transfert, lorsqu’il prend la forme de la passion, ne contient-il pas cet arrachement nécessaire ? Le déplacement qu’il ordonne, le recommencement qu’il annonce, ne s’éprouvent-ils pas comme une trahison, un manquement, un abandon des premiers objets d’amour avec la hantise d’être trahi et abandonné par eux ? Et n’est-ce pas la croyance dans l’amour pour l’analyste qui actualise ces craintes, la croyance dans un amour véritable qui, sous son apparente nouveauté et l’idéalisation qu’elle implique, viendrait dénoncer l’insatisfaction qui a jadis gâté les premières amours et insufflé une haine insupportable ?
5 Le prix à payer alors, dans la protestation de fidélité à ces figures, serait l’inflation d’une répétition sans fin, d’une déception sans cesse réitérée et son maintien sacrificiel. La passion du transfert et la douleur qu’elle engendre pourraient s’inscrire dans la dialectique d’un moment mélancolique : mélancolique parce que l’objet à perdre reste soustrait à la conscience, inconnu, non identifié, inconstant ; mélancolique aussi parce que la haine se retourne sur la personne propre dans un mouvement qui confond le moi et l’objet et les unit irrémédiablement.
7 Dans les premières pages de « La dynamique du transfert », Freud (1912) évoque comme une évidence d’une incroyable simplicité, une prédisposition « naturelle » associée aux évènements de l’enfance qui déterminent la vie amoureuse, c’est-à-dire la manière d’aimer de chaque individu. L’investissement de la personne de l’analyste va s’attacher à des prototypes obéissant à des clichés et à la répétition de « séries » – ce mot est choisi sans doute dans la suite immédiate du texte « D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme » (Freud, 1910) qui donne acte de naissance officiel au complexe d’Œdipe. La connexion s’impose et nous importe car de la vie amoureuse au transfert, via l’Œdipe, la voie est ouverte. C’est parce que la réalité n’apporte pas de satisfaction suffisante que le besoin d’amour porte son espoir libidinal vers tout nouveau personnage qui entre dans sa vie et « les deux parts de sa libido, celle qui est capable d’accéder au conscient et celle qui demeure inconsciente, vont jouer leur rôle dans cette attitude » [3].
8 L’investissement libidinal est donc en état d’attente et prêt à se porter sur la personne de l’analyste, prêt à s’intégrer aux séries qui l’organisent, prêt à s’attacher aux scénarios qui donneront sa mesure à cette intégration. Cependant, l’intensité démesurée du transfert chez les névrosés, et l’usage tout aussi puissant de ce transfert comme résistance restent à la fois surprenants et obscurs. Comment croire que le transfert, outil le plus efficace de la méthode, soit porteur de résistances à la mesure de sa force ?
9 Qu’en est-il alors du couple indissociable que constituent la confiance et la résistance inhérentes au transfert ? Ces deux commandements contradictoires surgissent dans la tentation de croire à l’amour pour l’analyste et la trahison qu’une telle réalisation de désir recèle. Et l’entrée dans l’âge adulte, dans la suite de la nécessité de se séparer des figures parentales à l’adolescence, aggrave la névrose ou toute autre forme d’affection psychique puisqu’elle pousse à son acmé la force pulsionnelle des désirs et ce qui lui résiste, ce qui l’empêche d’obtenir satisfaction.
10 Dans les commencements de la cure de Jonathan, l’oscillation était régulière, entre des moments où il s’y engageait complètement, et où s’imposait chez lui la pensée impérieuse de mettre un terme à son analyse : douter de l’intérêt de l’entreprise, arrêter, partir, étaient alors la seule manière pour lui d’exprimer sa haine à mon égard, le seul mode d’accommodement de son ambivalence. Je me disais que l’analyse et la promesse croyante qu’elle pouvait lui donner d’accéder à plus de liberté et plus de plaisir, se heurtaient à l’emprise d’un Surmoi puissant et interdicteur. Les résistances trouvaient des moyens d’expression – classiques au demeurant – essentiellement en ce qui concerne le paiement des séances manquées. Jonathan était très ponctuel et manquait rarement une séance de manière imprévue (si c’était le cas, il réglait le montant de la séance). Mais dès le début du traitement, il s’absenta de temps en temps, suffisamment souvent pour que je puisse m’interroger sur le sens de ces absences toujours justifiées « objectivement » mais qu’il ne payait pas. Ce n’est que beaucoup plus tard que ce manquement prit sens : Jonathan bénéficiait gratuitement d’un studio très confortable donné par ses parents lors de son installation à Paris : il fallut pourtant du temps pour qu’il accepte de penser que, chez moi aussi, il voulait être sûr de retrouver sa place, sans avoir à la payer.
12 Ernst Lanzer, L’Homme aux rats, a vingt-six ans, il est un peu plus âgé que Jonathan. Si je reviens vers lui, c’est aussi parce que, dans le champ des cures de jeunes patients, deux modèles dominent actuellement : celui de l’hystérie et celui des fonctionnements limites. Il m’a semblé que le modèle de la névrose obsessionnelle, dans sa proximité avec toutes les formes de symptomatologies compulsives, pouvait apporter une contribution intéressante d’un « type libidinal » différent, non à des fins de précisions diagnostiques, mais plutôt pour dégager les articulations singulières de la théorie et de la méthode dans ces affections, dont on s’aperçoit qu’elles ouvrent un champ d’expérience considérable au regard du maniement du transfert.
13 En effet, c’est une autre voie, moins évidente, qu’ouvre L’Homme aux rats pour cerner les détours de l’amour et de la haine : Freud y délaisse la croyance au profit du doute, celui-là même qui lui permet de montrer que la conception initiale du refoulement est susceptible d’être modifiée selon la nature de la névrose. Alors que l’amnésie contamine et les souvenirs anciens et les causes occasionnantes de la maladie hystérique, le refoulement opère tout à fait autrement dans la névrose obsessionnelle : l’amnésie des présupposés infantiles n’est pas complète, et les facteurs déterminants récents sont conservés dans la mémoire. C’est que le refoulement s’est servi d’un autre mécanisme, plus simple : « au lieu d’oublier le trauma, il lui a retiré l’investissement d’affect, si bien qu’il reste dans la conscience un contenu de représentation indifférent considéré comme non essentiel » [4].
14 Tout ce qui, dans la mémoire hystérique est habituellement refoulé, est d’emblée présent, voire mis en avant par L’Homme aux rats et notamment les scènes sexuelles de l’enfance, – à des fins évidentes de séduction de Freud dont il connaît les travaux. La haine, elle, mobilise l’analyste bien davantage du fait même de ses travestissements et de ses traductions transférentielles violentes. Freud prend assez vite un autre parti : il ne s’acharne plus à retrouver les souvenirs refoulés, il juge plus approprié d’expliquer à son patient, voire de lui « exposer un nouveau petit morceau de la théorie » [5], et plus précisément parmi ces morceaux de théorie, ceux qui concernent les affects, plus précisément encore ceux qui s’attachent à l’analyse des déclinaisons plurielles de l’amour et de la haine.
15 L’hésitation quant au choix d’objet – la dame vénérée et le père –, l’importance que Freud donne au complexe paternel, ainsi que les liaisons entre les désirs sexuels et les désirs meurtriers sont autant de caractéristiques que l’on retrouve chez Jonathan : bien sûr, dès le premier entretien, j’avais très vite, trop vite, construit une légende œdipienne plutôt convenue.
16 Mais je retrouve aussi le trajet dessiné par Freud à propos de la mélancolie, c’est-à-dire l’attraction des identifications dans leur double valence, narcissique et objectale, et le retour vers le moi des investissements qui s’étaient autrefois attachés à l’objet maintenant abandonné : ce processus m’intéresse, parce qu’il m’apparaît hautement représenté dans le transfert, plus particulièrement à ses débuts, plus particulièrement encore avec de jeunes patients. N’est-ce pas du fait de la déception par les objets d’amour que s’articule une demande d’analyse comme celle de Jonathan ? Ce que J.-B. Pontalis (1990) conçoit comme une mélancolie du transfert relève bien du double risque de perte, de l’objet et du Moi, rassemblant sous la bannière transférentielle toutes les expériences qui s’y rapportent, obéissant à la loi des « séries » au sens freudien du terme : la sédimentation des investissements des objets abandonnés s’active dans la recherche d’une configuration qui préserve, dans la même étreinte, à la fois le Moi et ses objets.
17 L’indécision dans les assignations transférentielles, les hésitations qui condensent ou confondent choix d’objets et identifications, me semblent prévaloir dans les débuts de la cure et probablement au-delà, dans ses aléas. La question fondamentale et récurrente n’est plus seulement « Qui séduit qui ? » ; elle est, à partir de L’Homme aux rats, définitivement associée à une autre : « Qui préfères-tu, ton père ou ta mère ? Qui aimes-tu le plus, elle ou lui ? ». Avec un élément supplémentaire, désormais inévitable : le choix de l’un entraîne le meurtre de l’autre et l’ambivalence complique considérablement l’affaire en entremêlant l’amour et la haine, en faisant notamment basculer la croyance dans l’illusion de l’amour.
19 Très régulièrement avec Jonathan, le matériel est d’une clarté excessive et se prête trop aisément à un décodage classique qui pourrait soutenir l’interprétation presque directe. La proximité préconsciente du matériel, sa qualité associative semble plaider en faveur d’une mise en sens attendue, un piège peut-être que me tend mon patient. Il a l’air de tout comprendre, de tout savoir ; cette compréhension et ce savoir semblent très près de la conscience. Je serais tentée d’aller vite, de mettre à nu les correspondances entre son tourment, son déchirement, parler à l’un ou à l’autre ; bref, sa culpabilité d’avoir choisi l’analyse et l’obsession qu’elle déclenche chez lui : « Je vous parle tout le temps, dit-il, toutes mes pensées s’adressent à vous dans mon dialogue intérieur. »
20 Le risque de l’analyse est là aussi : il ne surgit pas seulement dans les pièges des passages en actes, il ne trouve pas ses seuls effets dans des dérivations qui font perdre les repères et les places de l’un et de l’autre, de l’analyste et du patient, en annulant le conflit, en instaurant une symétrie incestuelle. La tentation contre-transférentielle met en péril la méthode elle-même dans ce qu’elle a de plus précieux, de plus utile, de plus fragile aussi : elle menace l’interprétation.
21 Alors qu’en général, j’utilise beaucoup les constructions dans les cures avec les adolescents, je suis tentée avec Jonathan d’interpréter, de beaucoup interpréter puisque, en apparence, ce qu’il dit s’y prête d’emblée. C’est peut-être encore une des différences de formes entre névrose obsessionnelle et hystérie. L’hystérique ne sait pas, ne comprend pas, ne veut rien savoir et fait courir à l’analyste un double péril : celui de ne rien dire, de ne rien interpréter car le refoulement s’y oppose, celui de trop parler et d’agir une pénétration sans cesse réclamée et refusée. Dans la névrose obsessionnelle, la séduction est d’un autre ordre : le patient convainc l’analyste qu’il sait, qu’il comprend, qu’il entend… La tentation est vive alors d’aller dans son sens, de le considérer comme un partenaire à part entière dans la mesure où ses propos offrent des preuves si éclatantes à la théorie et à la méthode que la jubilation peut nous gagner. Si nous avions des doutes, ils disparaissent dans ces illustrations formidables de l’invention freudienne. Une tentation qui mord au fruit de la connaissance, passage dangereux de la séduction. Il y donc une sorte de paradoxe merveilleux entre les doutes obsédants du patient et les certitudes – même éphémères – que ces doutes engendrent dans l’esprit de l’analyste.
22 Je reviens au texte de Freud sur « Le début du traitement » : « Tant que le patient continue sans entraves à révéler les pensées, les idées qui lui viennent à l’esprit, il convient de ne pas aborder la question du transfert [souligné par Freud]. Quand est-il temps de lui dévoiler le sens caché de ses idées et de l’initier aux hypothèses et aux procédés techniques de l’analyse ? » [6]. Pas avant qu’un transfert sûr et qu’un rapport favorable n’aient été établis chez le patient car Freud condamne absolument le procédé qui consisterait à communiquer aux patients, trop vite, les interprétations de symptômes : « À quel degré de vanité et d’irréflexion ne faut-il pas être parvenu pour révéler à quelqu’un dont on vient de faire la connaissance et qui ignore les hypothèses analytiques, qu’il éprouve pour sa mère un amour incestueux ou qu’il souhaite la mort de sa femme soi-disant chérie » [7].
24 Je me dis que je pourrais ressembler à ces analystes stigmatisés par Freud, qui jettent « triomphalement » leurs solutions à la tête du patient, en se préoccupant davantage de leur gloire que de l’intérêt de la psychanalyse. Car c’est la psychanalyse qui est disqualifiée dans ce procès, Freud n’en démord pas. La croyance de l’analyste dans la cure et dans le transfert le pousserait donc à trouver hâtivement des solutions.
25 Pourtant la conviction est mise à l’épreuve, chaque fois, pour chaque cure, pour chaque indication, pour chaque commencement… A fortiori avec des patients jeunes qui génèrent un sentiment d’urgence, de nécessité de changement. Comment alors être assuré du bien-fondé de l’indication ? Comment ne pas être saisi par le doute : la méthode conviendra-t-elle ? Aura-t-elle des effets ? Lesquels ? Répondra-t-elle au désir manifeste du patient d’aller vers une guérison certaine ? Observera-t-elle les représentations-but de l’analyste qui continuent à son insu d’être actives malgré ses dénégations ? Si l’analyse est une sorte de sang-mêlé entre le vrai et le faux, l’illusion et la désillusion, elle se tient toujours aux effets de changement : dans les débuts de la cure, l’engagement se double d’un pari dont l’échéance, aléatoire, relève parfois d’un défi entre les deux partenaires. À moins qu’il ne s’agisse d’un combat, comme avec Jonathan : ces questions, il me les pose avec insistance et j’entends, dans le mouvement qui le porte vers moi, la mise à l’épreuve de deux points de vue différents quant à l’avenir de sa jeune vie, la religion contre la psychanalyse, sa famille contre la mienne.
26 Qui de son père ou de moi gagnera ? C’est bien à ce tourment que Jonathan voue les premiers temps de son analyse, répétant ce même tourment qui a dû l’assiéger dans ses déchirements entre sa mère et son père et qui prend encore aujourd’hui la forme d’un déchirement entre ses objets d’amour originaires et d’autres, de nouveaux objets dont pour l’instant je pourrais faire partie tant je lui suis étrangère.
28 Il rêve de la mort violente, par accident, de sa sœur. Il se tait, puis il dit qu’il a depuis longtemps la conviction qu’il y a une part de soi qu’il faut faire mourir, inéluctablement : « On avance par deuil ou abandon, dit-il. On prend une décision, on renonce alors il faut faire mourir quelque chose. » Ce qui provoque une intervention de ma part dont je suis très mécontente dès que je l’ai énoncée ; je dois lui dire quelque chose autour du renoncement et de la mort, du style « Pourquoi faut-il que le renoncement oblige à faire mourir ? ».
29 Quelle résistance chez moi, à cet instant, m’a contrainte à poser cette question, alors que, plus tard, je suis saisie par la force de son idée : quelque chose meurt dans toute adolescence, quelque chose de l’enfance se perd dans la nécessité du choix et dans le renoncement qu’il implique, surtout si l’on pense que le renoncement a toujours trait à un objet, le renoncement tout court, le renoncement sans objet revient à une doxa et la mystique n’est pas loin. Je peux tout autant interroger la réserve qui m’a immédiatement contrainte à être si mécontente de ma remarque : du fait de la résonance intime de cette séquence, je me demande si je ne me suis pas laissée emporter par l’agieren du transfert, ma phrase s’inscrit mimétiquement dans le système de pensée de mon patient : une idée surgit et l’autre, adverse, s’impose aussitôt, mais c’est moi qui l’active.
30 À ce moment précis du début de l’analyse, j’ai surtout en tête la mélancolie et son érotique, le déferlement des pulsions de mort, la destructivité, autant de représentations appelées par les états-limites. Et en même temps, j’ai l’impression d’appliquer mes vieilles constructions. Sans les récuser pour autant, je dois admettre que l’ambivalence et la mort, telles qu’elles sont traitées dans L’Homme aux rats, un jeune homme, lui aussi, me contraignent à compliquer ces constructions : entre les deux théories pulsionnelles, il y a un passage inéluctable par la mort, non pas la pulsion de mort, qui ne saurait se confondre avec elle, mais la mort comme réalité humaine radicale, nue, inconciliable, un scandale que les incertitudes obsédantes tentent d’apprivoiser : la mort comme fait, comme angoisse, comme effroi, la mort comme attaque et agression, la mort comme meurtre. La mort aussi comme en jouent les enfants, celle dont on se relève et qui rend joyeux parce qu’elle a été vaincue. La mort telle qu’elle se révèle violemment au décours de l’adolescence et qu’il faut bien affronter autrement. C’est sans doute ce changement de position qui nous intéresse : pas seulement les bouleversements inhérents à la réalité des transformations pubertaires et de l’accès à la sexualité génitale désormais possible, mais aussi les bouleversements inéluctables dans le rapport à la mort : je veux parler des pensées de la mort, qui, elles, non plus ne peuvent être confondues avec les pulsions de mort, mais recèlent une telle force qu’elles sont utilisées comme moyen efficace au service de la compulsion de répétition : elles offrent aux pulsions de mort un mode d’action privilégié, grâce à leur statut de produit conscient. C’est sans doute cette qualité qui entraîne souvent la confusion entre la mort et les pulsions de mort : elle néglige le travail psychique que représentent les pensées de la mort et leurs traductions diverses à travers les préoccupations obsédantes sur la durée de la vie, les convictions conjuratoires ou encore les scènes morbides de disparition des êtres aimés. C’est bien parce que, avec l’adolescence, la question du temps se pose autrement que la mort est pensée autrement, radicalement, et que sa marque vient placer la finitude à l’horizon.
31 Si Freud évoque la conviction de la toute-puissance de l’amour et de la haine dans la névrose de contrainte et affirme que, dans les deux cas, « il s’agit de la mort » [8], c’est que le patient, surestimant les effets de ses sentiments hostiles, est aux prises avec des pensées de contrainte dont il ne connaît pas la provenance. L’indécision dans les choses de l’amour – scandaleuse, car rien ne saurait être plus assuré que l’amour, justement – trouve une voie de résolution dans l’obsession par les pensées de la mort. Freud associe avec une ferme assurance l’incertitude et la mort, et il s’en sert pour en défaire la croyance : en doutant de l’amour, on doute de la mort ! En renversant la proposition en son contraire, pourrait-on dire qu’en croyant à l’amour, on croit à la mort ?
32 La seconde théorie pulsionnelle, à laquelle je ne saurais décidément renoncer, pas plus qu’à la seconde topique vient surplomber cette allégeance ; elle vient construire dans des modalités infiniment subtiles, les fondements de l’ambivalence ; elle permet, dans ses contournements, de saisir les indices de différence entre la haine et la destruction dont on ne peut se contenter de dire que l’une implique l’objet et l’autre l’anéantit. Enjeu essentiel du transfert, car nul ne peut être tué in absentia : c’est pourtant le péril de l’analyse, que quelque chose meure, du Moi ou de l’objet, les deux emportés par la mélancolie ou encore privés d’une part d’eux-mêmes parce qu’avec le renoncement à l’objet, une part peut s’éteindre, une part d’enfance, vivante au cœur du transfert. Celui-ci, dans ses couches sédimentaires, ne réfère pas seulement au père ou à la mère, il n’est pas seulement narcissique ou objectal, haineux ou amoureux, il assigne aussi l’analyste à une place d’enfant excité et en détresse, tout-puissant et fragile, et cela, à mon avis, tout au long de l’analyse, et encore plus avec de jeunes patients, car le renoncement à l’enfance est considéré comme une perte définitive, la perte d’un contact toujours possible avec l’enfant qu’on a été. En ce sens, le transfert contient la formation la plus précieuse et la plus intime, il conserve l’infantile et l’enfant confondus dans cette traversée. Le transfert, aux origines, permet que cette condensation soit paradoxalement assurée par la mobilité et l’inconstance de ses objets. C’est bien à cet entrelacement compliqué du vif et du mort, pour reprendre les mots de J.-B. Pontalis (1977), que les débuts de cure nous confrontent, et cette confrontation s’avère paradoxalement aussi douloureuse et conquérante que la traversée de la jeunesse.
Bibliographie
Bibliographie
- freud s. (1909). Remarques sur un cas de névrose de contrainte (L’Homme aux rats). In : Œuvres complètes, T. IX. Paris : PUF, 1998, pp. 131-214.
- freud s. (1910). D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme. In : Œuvres Complètes, T. X. Paris : PUF, 2009, pp. 187-200.
- freud s. (1912). La dynamique du transfert. In : La technique psychanalytique. Paris : PUF, 1977, pp. 50-60.
- freud s. (1913). Le début du traitement. In : La technique psychanalytique. Paris : PUF, 1977, pp. 80-104.
- pontalis j.-b. (1977). À partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacés. In : Entre le rêve et la douleur. Paris : Gallimard, pp. 223-240.
- pontalis j.-b. (1990). La force d’attraction. Paris : Seuil.
Notes
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[*]
Communication à la Journée scientifique du Centre de psychanalyse Henri Danon-Boileau « Les débuts du traitement dans les cures d’adolescents et de jeunes adultes » organisée par la Clinique Dupré – Fondation Santé des Étudiants de France, le 11 avril 2015, à Sceaux.
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[1]
Freud, 1909, p. 198.
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[2]
Ibid.
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[3]
Freud, 1912, p. 51.
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[4]
Freud, 1909, p. 169.
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[5]
Ibid., p. 156.
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[6]
Freud, 1913, p. 99.
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[7]
Ibid., p. 100.
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[8]
Freud, 1909, p. 202.