1 Afin d’aborder la question de l’impact d’une filiation adoptive à l’adolescence, mon choix s’est porté sur le suivi d’un jeune en situation de placement judiciaire. Durant cette période, il est fréquemment observé un ensemble de manifestations symptomatiques et de troubles liés à l’adoption (Harf, Taïeb, Moro, 2007). En ce sens, plusieurs entrées cliniques seraient possibles afin d’aborder la prise en charge d’un adolescent adopté. Sans être exclusif de l’identité du sujet, ce mode de filiation reste une articulation essentielle à sa formation (Lamotte et coll., 2007). Les vécus antérieurs à l’abandon, ainsi que la capacité ultérieure des institutions et des parents adoptifs à s’occuper de l’enfant, sont indissociables. Mon parti pris est de témoigner d’une clinique adolescente en institution éducative qui certainement ressemble au quotidien de nombreux psychologues de la protection de l’enfance. L’étude de cas d’Elias traduit la sédimentation de théories en actes. Je n’emprunterai pas le chemin inverse, laissant à chacun la possibilité de traduire une pratique à partir de ses référentiels.
2 L’importance de la fratrie m’était déjà apparue en situation d’adoption. C’est la partie de la famille la plus sujette aux identifications de l’enfant. Cette composante à laquelle il peut s’identifier et se sentir solidaire concentre l’empathie qu’Elias peut exprimer sur sa condition d’origine. Les expressions de perte et d’attachement trouvent une représentation alternative à celle des figures parentales. Le rapport peut même s’inverser chez l’enfant par le sentiment d’avoir abandonné plus vulnérable que lui. Dans le processus thérapeutique, la fratrie permet de façon médiate d’exprimer un vécu qui reste sinon difficilement abordable. Lorsqu’il me parle d’Emma, je sais alors qu’Elias évoque en arrière-plan une autre scène qui nous mènera aux vécus infantiles.
Les composantes de la prise en charge
3 La situation d’Elias recoupe plusieurs caractéristiques qui pourraient, chacune, orienter la prise en charge. Elias est un adolescent en danger, auteur présumé d’une agression sexuelle, placé au titre de la protection de l’enfance. Il est aussi un jeune adopté en international dont je suppose en début de suivi qu’il a été victime d’abus, hypothèse qui se confirmera sous la forme plus précise d’abus incestueux sur l’ensemble de la fratrie. Ses traits de personnalité s’inscrivent de façon saillante dans le registre des pathologies limites (Golse, 2015). Chacune de ces particularités constitue un paramètre avec lequel je dois composer. En fonction des séances, certaines occupent le devant de la scène et me mobilisent particulièrement. Néanmoins, il me semble aussi improbable de tirer toutes les « ficelles » simultanément, que d’en isoler une plutôt que d’autres.
4 Le premier opérateur thérapeutique auprès d’adolescents limites est d’abord l’instauration d’une relation sécure. C’est sur cette base transférentielle que se potentialise l’ensemble du travail et les différents aspects diffractés des imagos que je peux représenter pour le jeune. Au fil des séances, en fonction de ce qui est déposé en moi, j’observe les étapes du travail thérapeutique avec Elias. Le transfert inaugural, sur la base d’une idéalisation primitive opérée par le sujet limite sur le thérapeute (Kernberg, 1979) se doit, pour rester efficient, de respecter une dimension narcissique. En parallèle, j’acquiers la conviction de la justesse de la parole d’Elias. Cela m’engage aussi à respecter ses silences comme un compromis entre l’impossibilité de dire et le refus de mentir. À ses parents comme aux éducateurs, il affirme être accusé à tort d’agression sexuelle. Il me dira juste ne pas vouloir en parler, ce qui de façon tacite, pose son implication sans l’accuser.
La sœur jumelle comme membre fantôme
5 Devant l’importance que prend Emma pour Elias me vient cette idée qu’elle représente un membre fantôme, à l’image d’un organe qui, bien qu’amputé, continue de produire la sensation de sa présence. Cette jumelle est là, de façon obsessive dans les préoccupations d’Elias. Il peut en parler des heures et la moindre attention de sa part le comble. L’identification d’Emma comme sa sœur, date de l’épisode de l’agression sexuelle. Comme sa jumelle, Elias a subi un abus sexuel. Il n’a pas de récit mais des images de ce qu’il a vécu pendant l’enfance. Le père violentait davantage sa sœur. Dans un mouvement identificatoire à l’agresseur, il croit se souvenir que lui-même l’aurait pénétrée. Cette scène fantasmatique, pour improbable qu’elle soit chez un enfant de quatre ans, vient condenser l’interrogation de l’inceste chez ce jeune : de quel côté de la famille se situe-t-il ?
L’amour est aveugle…
6 À la suite des séances où le trauma infantile a été abordé, Elias passe par une période d’errance où il fugue et évite nos entretiens. Les changements qui opèrent en lui le bouleversent et passent par un effondrement autant éprouvé que mis en scène (nous devons en être les témoins). Au bout de quelques semaines, nous reprenons le suivi. Les relations amoureuses occupent beaucoup d’espace. Les altercations et les bagarres aussi. Je perçois dans l’ensemble du discours adolescent d’Elias que les angoisses abandonniques, qui primaient, s’estompent. La problématique de ce jeune a davantage pris une tournure de questionnement autour de la loi. Il est impliqué dans plusieurs bagarres avec des adultes, et active à chaque occasion un schéma d’enfant menacé : il se sent en danger face à l’adulte qu’il attaque. Je ressens chez Elias une satisfaction à se mesurer à des adultes et à ne pas se laisser faire. Tout en saisissant la trame inconsciente qui se joue, j’adopte une posture intransigeante à son égard. Un dernier évènement est décisif : Elias, lors d’une altercation avec un éducateur, lui met un coup de tête. Informé de ce fait et ne pouvant le revoir avant le milieu de la semaine suivante, je décide de lui écrire :
8 Cette vignette, pour illustrative qu’elle soit, n’est pas conclusive dans la mesure où le suivi est toujours en cours. Mon dernier entretien signe une nouvelle étape. Elias fréquente une jeune fille rejetée par sa mère. Celle-ci ne voulait pas lui expliquer son vécu car cela aurait pu le faire fuir… De son côté, Elias ne supporte plus sa mère et voudrait qu’elle parte. À défaut, c’est lui qui reste placé. Elias me demande pourquoi j’étais absent pour le spectacle institutionnel de fin d’année. Il est déçu mais son père était là, fier de lui et les larmes aux yeux. Il m’explique alors, non sans satisfaction, qu’on lui a dit qu’il devrait être psychologue. Je suppose que c’est sa copine. Je lui réponds que c’est normal car il en a une longue fréquentation. Il a suffisamment introjecté la posture thérapeutique exercée à son égard pour la reproduire. Je pense alors que sa copine représente un peu un double de lui-même dont il faut prendre soin. La relation spéculaire à l’autre amoureux demeure, mais s’est délestée au passage de ses composantes incestueuse et protectrice.
Commentaires
9 Au fil de cette étude, j’ai tenté de déplier de façon chronologique le suivi d’Elias. Il est important de saisir que les composantes du suivi ont toujours été conjointes tout en se hiérarchisant différemment en fonction de l’évolution de la prise en charge. Ainsi, l’angoisse abandonnique, le vécu traumatique, la filiation et l’inceste, l’interdit, etc., ont tenu différentes places. Dans la mesure où une demande de suivi vient signifier une demande d’introjection (Kammerer, 2014), l’affirmation d’Elias qu’il devrait être psychologue me confirme l’efficience de la relation thérapeutique. La position de témoin que j’ai pu occuper face au trauma a eu plusieurs effets. Face à la position de défausse des parents adoptifs d’Elias qui, tout en ayant compris, n’ont jamais voulu assumer cette position, Elias est resté pris au piège de la répétition traumatique. La posture que j’ai alors adoptée, en opposition avec la compulsion de répétition, est venue du même coup entraver les dérivés pervers du trauma. De façon symbolique, j’ai posé le double interdit de la violence et de l’inceste.
10 Je suis d’accord avec P. Kammerer (2014) lorsqu’il soutient que le thérapeute, dans la clinique du trauma, prend la place de l’absent, de celui qui a fermé les yeux alors qu’il aurait dû empêcher le trauma. Cette place est peut-être même surdéterminée dans le cas des troubles limites de la personnalité. Dans la situation d’Elias, il y a une double défaillance de la fonction de témoin, de la part des parents biologiques et des parents adoptifs. Étant moi-même assigné à cette place transférentielle, je me retrouve dans la position de voir et d’empêcher la répétition du trauma.
11 Afin d’illustrer la conscience qu’Elias manifeste à l’égard du travail engagé, il est notable de rapporter qu’il s’est énamouré de ma stagiaire. Sa fantasmatisation nous assimilait à un couple et, contre toute vraisemblance, nous devions être ensemble. J’ai décidé de jouer l’interdit œdipien, refusant qu’Elias la rencontre seul ou qu’elle participe à nos entretiens. Son attitude était théâtrale et attendait ma réponse. Cette situation est devenue un jeu, Elias pouvant exprimer qu’en dernière instance, il recherchait ma réaction.
13 Ce suivi d’un adolescent abandonné-adopté-placé illustre le chemin erratique entre filiation, trauma et déni. À l’amour incestueux de sa famille d’origine, répondait le déni de sa famille d’adoption. La volonté de ses parents de ne pas savoir interrogeait Elias sur leur capacité à l’aimer s’ils savaient. La filiation adoptive a été précarisée de ce fait tout en conduisant Elias à remettre en cause le lien d’adoption par la compulsion de répétition. Le tiers témoin que j’ai pu être était alors indispensable, afin de mettre un terme à cette destructivité et de poser des repères jusque-là incertains, conditions requises à la restauration filiale d’un lien d’amour… qui ne soit plus aveugle.
Bibliographie
Bibliographie
- golse b. (2015). Les états-limites chez l’enfant et l’adolescent. Adolescence, 33 : 771-778.
- harf a, taïeb o, moro m. r. (2007). Troubles du comportement externalisés à l’adolescence et adoptions internationales : revue de la littérature. L’Encéphale, 33 : 270-276.
- kammerer p. (2014). L’enfant et ses meurtriers. Psychanalyse de la haine et de l’aveuglement. Paris : Gallimard.
- kernberg o. (1979). Les troubles limites de la personnalité. Paris : Dunod, 2016.
- lamotte f., tourbez g., faure k., duverger ph. (2007). Les achoppements de la construction identitaire dans les adoptions internationales. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 55 : 381-388.
Mots-clés éditeurs : Placement, Troubles limites, Psychothérapie, Adoption
Mise en ligne 15/02/2017
https://doi.org/10.3917/ado.098.0753