Notes
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[1]
Communication à la journée scientifique « Les états limite de l’enfant » organisée par Claire Squires du CRPMS, Université Paris Diderot-Paris 7, le 4 avril 2014, à Paris.
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[2]
Misès, 1990, p. 38.
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[3]
Ibid.
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[4]
Freud, 1921, p. 44.
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[5]
Dans mon ouvrage La Rencontre psychanalytique, je propose une conception du travail psychanalytique dans le prolongement de ce propos (Richard, 2011).
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[6]
La subjectalité est la condition de toute subjectivation possible, selon R. Cahn (2006).
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[7]
« Correction après-coup du refoulement originaire » (Freud, 1937, p. 242).
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[8]
Avatar de ce que E. et M. E. Laufer nomment breakdown.
1Je parlerai ici de la cure d’un adolescent où un épisode de trouble subjectal délirant introduit à l’analyse d’une pathologie infantile de proximité à la fois sexuelle et symbiotique avec l’objet maternel – qui n’était jusqu’alors perceptible qu’indirectement dans une sensation de vide, des dérobades face aux relations amoureuses et un recours au cannabis.
2On peut légitimement penser que les manifestations psychotiques chez l’enfant relèvent plus de défenses que d’une structure stable. La « prépsychose de l’enfant » selon R. Diatkine (1969) est caractérisée par une prévalence des processus primaires propre à la sexualité infantile et, en conséquence, par une agitation qui peut faire penser au syndrome TED (Troubles Envahissants du Développement) du DSM. R. Misès complète cette vue avec les notions de dysharmonie évolutive puis d’états limites spécifiques de l’enfance où l’on observe un désaccordage entre le développement pulsionnel et l’évolution narcissique du Moi – de sorte que l’enfant prépsychotique est susceptible de devenir un adolescent dont le Moi idéal reste au service d’une toute-puissance infantile. Il évoque « la pensée du rêve dans l’instant fugace du réveil où elle n’a pas encore été mise en langage » [2] ainsi qu’une disjonction avec la réalité distincte de la rupture psychotique, où l’on reconnaitra aussi bien l’enfant que l’adolescent « partis ailleurs » [3].
3À l’adolescence se joue l’orientation, soit vers une réintégration favorable des capacités cognitives et relationnelles diminuées dans la prépsychose infantile, soit vers une cristallisation aggravante, ceci en fonction de la qualité de la réponse de l’environnement et, paradoxalement, d’un clivage susceptible de maintenir en secteur isolé certaines capacités d’adaptation. Celles-ci peuvent céder lorsque l’adolescent rencontre dans la réalité extérieure des évènements, des personnes ou des signifiants qui incarnent ses hantises imaginaires inconscientes. Les dysharmonies évolutives et les états limites de l’enfance génèrent rarement des manifestations psychotiques franches à l’adolescence. Par contre, il faut s’attendre à les voir resurgir au décours d’une psychothérapie psychanalytique engagée pour traiter une symptomatologie banale. La cure permet une symbolisation satisfaisante des symptômes névrotiques, puis survient de façon inattendue un trouble subjectal – ce qui amène le psychanalyste à faire l’hypothèse d’une pathologie limite d’origine infantile qui a été recouverte par la nouveauté pubertaire. R. Cahn (1991) définit l’état limite comme situé entre processus d’adolescence réussi et l’échec de celui-ci que signe l’entrée dans la psychose. Il existe des états communs au repli narcissique et à la psychose, qualifiés par des éprouvés d’« inquiétante étrangeté » et de sidération, où l’angoisse de castration est indistincte d’une angoisse de néantisation. Le complexe d’Œdipe reste au centre d’une problématique dont l’axe économique est la dépression, tandis que le rapport à la réalité est sauvegardé mais sur le mode d’une perception confuse car projective. À côté des passages à l’acte et des addictions, le recours à des aménagements pervers n’est pas rare.
4Mon expérience du travail psychanalytique avec les adolescents, au-delà des psychothérapies de soutien, m’a amené à considérer, au cœur de ce type de problématique, un trouble subjectal corollaire d’un défaut des identifications primaires. Les progrès générés par le travail analytique mènent à une situation où le transfert – et la réponse contre-transférentielle – mettent en scène une déliaison interpsychique et intersubjective sous-jacente à la tendance au désinvestissement des objets.
5Freud, à propos de la façon dont un petit garçon prend son père comme idéal, utilise l’expression Subjeckt das Ich. Le père serait pour le fils un « sujet… du Moi », c’est-à-dire, selon ma lecture de ce texte, un autre sujet, un sujet autre, qui introduit l’enfant au sens de sa propre singularité psychique. Il distingue cette relation subjectalisante fondatrice de la relation plus ordinaire au père, objectale : « Il est facile d’énoncer en une formule la différence entre une telle identification au père et un choix d’objet portant sur le père. Dans le premier cas le père est ce qu’on voudrait être, dans le second ce qu’on voudrait avoir. Ce qui fait donc la différence, c’est que la liaison s’attaque au sujet ou à l’objet du Moi » [4]. Dans sa rencontre [5] avec la forme narcissisante de l’idéal du Moi, l’enfant trouve un sujet pour son Moi, entre désirer être comme son père et souhaiter l’avoir parce qu’il l’aime. À certains égards ce mouvement psychique freudien s’apparente au trouvé-créé winnicottien. Ce que l’on nomme par une facilité de langage issue de la phénoménologie « intersubjectivité » correspond ici à une efficience de l’identification qui va au-delà d’un simple mimétisme, jusqu’à un contact interpsychique fondateur.
6L’après-coup adolescent rend possible l’analyse de la prépsychose infantile recouverte par des défenses névrotiques – selon moi un trouble de la subjectalité [6] dès lors que l’enfant n’a pas pu établir un lien bien symbolisé avec ses premiers objets qui sont aussi ses premiers interlocuteurs. L’identification n’est pas absente, mais lacunaire et pathétique : Freud dit que l’analyse obtient des changements durables à condition de modifier la configuration du refoulement originaire [7].
Alexandre, première partie de la cure, trois séances
7La psychothérapie d’Alexandre à l’âge de seize ans illustre la complexité du travail psychanalytique avec un adolescent passant en permanence d’un type de fonctionnement psychique à un autre, à la fois accessible aux interprétations et soustrayant au processus analytique ce qu’il ressent en lui comme un vide. Dans un premier temps, l’élaboration d’une problématique plutôt névrotique se déroule harmonieusement, puis se font jour des fonctionnements limites.
11La séance suivante il arrivera en retard, il avait oublié, s’en est rendu compte, pense d’abord que c’est trop tard, vient quand même. Il fait preuve de moins d’aisance qu’à son habitude, et témoigne du même coup d’affects transférentiels plus nets. Il évite de me regarder en face, il rougit, détourne la tête, « Je ne sais vraiment pas quoi dire aujourd’hui », reste silencieux, dit son malaise dans ce silence et conclut sur un « On dit souvent qu’il n’y a de silence supportable qu’entre de vrais amis ». Il me parle à nouveau de Patrick, il a tenté de demander à sa mère pourquoi elle s’était séparée de lui, puis de son père avec lequel il a été au restaurant : c’était cool, il avait l’air « aux anges ». Je lui demande s’il y a eu des silences avec lui comme avec moi en lui rappelant ce qu’il venait de dire, « On dit souvent qu’il n’y a de silence supportable qu’entre de vrais amis », il rougit à nouveau.
12Nous sommes là sur le versant homosexuel de son œdipe, dans le prolongement du mouvement de conquête de Chloé, du « fantasme » sur la prof de théâtre et de ses confrontations avec sa mère. La confusion d’Alexandre traduit le versant homosexuel de son œdipe ainsi qu’un malaise subjectal à être avec l’autre, en deçà de l’œdipe quoique corollaire de l’œdipe.
13Ce n’est qu’à la séance ultérieure qu’il revient de lui-même sur l’annulation du rendez-vous avec Chloé – ce que je mettrai en relation avec son retard, presque son absence et son trouble, avec moi, lors de la séance précédente. Il reconnaît alors que « lorsque l’on a vraiment envie de quelque chose on essaye de le faire. Lorsque j’ai envie d’une paire de baskets, je fonce dessus ».
14On voit ici une économie libidinale d’objets partiels narcissiques l’emporter sur le mouvement adolescent génital objectal, comme si il lui fallait rester dans l’enfance – parce que l’élan amoureux vers Chloé actualise le conflit œdipien, et, en particulier, le lieu intrapsychique douloureux d’une identification paternelle problématique.
Un an après
15Celle-ci n’est pas inexistante, mais insuffisante – il est un caméléon dit-il de lui-même avec mépris. Il se cache derrière des récits de lui-même trop variables : un jour il cherche à plaire à son groupe d’amis fumeurs de cannabis, le lendemain à ses parents, puis à moi, encore autrement. Dans les séances que je viens de rapporter, j’interviens plus sur le fonctionnement du Moi d’Alexandre dans ses rapports avec le Ça, le Surmoi, le Moi idéal et l’idéal du Moi que sur les émergences de l’inconscient dans le préconscient – ce qui est caractéristique du travail analytique avec les cas limites.
16 Alexandre souffre d’un vide au lieu du Sujet au cœur du Moi, un vide pas complètement vide puisqu’il en parle. Il y a donc un Sujet – il déclare qu’il est une merde, qu’il se déçoit lui-même. Il s’est senti perdu, enfant, lorsque la mésentente des parents est devenue flagrante. Sa mère a fait des efforts ostensibles pour le convaincre qu’elle continuait à bien s’occuper de lui, ce qui ne faisait que démontrer son ambivalence.
17 Le vide subjectal doit être reconnu par l’analyste qui préfèrerait continuer sur le chemin de l’élaboration associative en cours. Alexandre est capable d’intégrer les interprétations, mais il dissimule des affects archaïques parfois pervers. Son self manifeste n’est pas faux, il recouvre néanmoins des vérités gênantes.
18 Un épisode délirant va m’obliger à prendre en considération cette dimension jusqu’alors occultée. Sa mère le soutient moins, me téléphone pour clamer son épuisement à se consacrer sans cesse à son fils, avoue qu’un jour, alors qu’il était tout petit, elle l’avait laissé à la crèche comme on jette quelqu’un dont on veut se débarrasser. Je suis frappé par la concomitance avec la montée, chez Alexandre, du propos haineux de lui-même : « Je suis vide, je suis un caméléon, je déçois tout le monde, j’aime trop jouer la comédie du mec qui frime et se donne un genre racaille alors que je ne suis qu’un bourgeois puceau… J’ai évité tous les rendez-vous avec cette fille dont j’étais amoureux et que je désirais, c’est nul… Je me souviens, j’avais quatorze ans, on déconnait dans les toilettes au collège, une fille m’a entraîné avec un groupe de garçons et nous a sucés les uns après les autres, ça m’a laissé une sale sensation, un truc triste et moche sans vrai plaisir… Et après je me dérobe face à cette fille qui elle, pourtant, me plaît vraiment. »
19 Clivage entre une sexualité pubertaire phallique en processus primaires, très proche de la masturbation, et une sexualité pubertaire plus génitale et objectale. Le vide psychique interne dont se plaint cet adolescent pourrait correspondre à une dysharmonie entre les évolutions respectives du phallique et du génital, sur fond d’une conflictualité œdipienne infantile que l’on peut supposer avoir été problématique. Alexandre se défend contre ses désirs amoureux génitaux et éprouve une sensation de vide au lieu intime où il pourrait s’initier à un plaisir sexuel satisfaisant – je ne manquerai pas de lui interpréter, pour lui procurer matière à penser et ne pas le laisser seul dans les affres de ce qu’il faudrait appeler un « état limite » du sexuel où l’idéal génital s’effondre avant même d’avoir été expérimenté [8]. Lorsqu’il me parle de son sentiment de vide intérieur, il s’agit plus de reconnaître sa difficulté subjective que d’interpréter un contenu inconscient. Cette reconnaissance résulte d’une action de l’objet analyste en un sens symbolisant. Cette modalité de travail exhume des niveaux psychiques primitifs chaotiques, ce qui n’est pas sans risques. Alexandre va basculer dans un épisode subdélirant qui va durer quelques semaines.
21L’interprétation juste de la réalité historique contrecarre la prolifération imaginaire délirante parce qu’elle restitue une vérité plus simple, l’angoisse de castration et l’appréhension d’avancer dans l’initiation amoureuse adolescente. Alexandre va alors mieux, ne délire plus, mais retrouve son style caméléon, désormais coloré d’une nuance de perversion, ce qui me désole autant, quoiqu’autrement, que sa dérive pseudo schizophrénique. C’est en effet avec trop d’aisance qu’il s’empare de l’interprétation que je lui fais de l’incident avec la fille, avec cette façon typique – qu’il a par exemple avec ses enseignants – d’établir un contact intersubjectif très direct qui ne laisse pas d’échappatoire, intruse insidieusement. Il en rajoute, évoque un ami qui couche avec une « couguar » de trente-six ans et qui l’invite à en profiter, revient sur l’épisode du métro pour suggérer qu’il a peut-être eu une hallucination auditive, la fille n’a pas dit « T’as éjac mec », il aurait tout inventé. Il joue le rôle d’Alexandre métamorphosé en psy discutant avec moi de son propre cas, en empruntant les mots d’une psychiatre qu’il a consultée pour un traitement médicamenteux anxiolytique, en me regardant au fond des yeux avec une franchise dont je perçois le caractère séducteur mais aussi la véracité. Un tel mélange de faux et de vrai, me dis-je, ressort d’une dysharmonie entre une évolution narcissique rapide et un développement objectal plus lent. Alexandre pratique l’intersubjectivité sociale avec la facilité désinvolte qui lui fait défaut dans les relations amoureuses, comme si la logique du lien avait doublé celle du sexuel. Le décalage adolescent structurel, surmontable, entre d’un côté un phallicisme s’exprimant en processus primaires et de l’autre le souhait de rencontrer l’objet complémentaire, tend ici à se constituer en clivage.
22Alexandre n’est pas « l’Enfant du Paradis » dont il rêvait, du coup il surjoue le bad boy, et participe à des agissements limitrophes de la petite délinquance avec ses amis qu’il dépeint comme des alter ego. La tendance anti-sociale et une nuance de perversion répondent un temps à l’angoissante sensation de vide interne, puis Alexandre cherche une solution dans un projet de vie à l’étranger qu’il envisage comme un nouveau départ, une nouvelle naissance. « Le nouveau départ, ne l’avez-vous pas tenté en venant me parler ? – Oui, avec vous je peux dire des choses impossibles à montrer à d’autres, par exemple tel mensonge concernant le cannabis, ou, mieux encore, une façon de faire semblant de prendre le médicament comme le personnage de Vol au dessus d’un nid de coucou qui le fait passer sous sa langue sans l’avaler ». Il rougit, rit grassement, en une catharsis où la défense perverse se mélange avec l’affect authentique de l’identification primaire.
23Après cet épisode, le clivage cèdera petit à petit dans l’échange avec l’analyste en position de Nebenmensch, de proche qui accompagne juste un peu en avant du moment où il se trouve. Alexandre me parle des rituels de passage de l’enfance à l’âge adulte et énonce son souhait de prendre un nouveau départ, dans le projet, que je l’aide à construire, d’un séjour d’un an à l’étranger.
Bibliographie
Bibliographie
- cahn r. (1991). Adolescence et folie. Paris : PUF.
- cahn r. (2006). Origines et destins de la subjectivation. In : F. Richard, S. Wainrib et al. La Subjectivation. Paris : Dunod, pp. 7-18.
- diatkine r. (1969). L’enfant prépsychotique. La Psychiatrie de l’enfant, 12 : 413-446.
- freud s. (1921). Psychologie des masses et analyse du Moi. In : OCF. P, T. XVI. Paris : PUF, 1991, pp. 5-83.
- freud s. (1937). L’analyse avec fin et l’analyse sans fin. In : Résultats, Idées, Problèmes,II. Paris : PUF, 1985.
- misès r. (1990). Les pathologies limites de l’enfance. Paris : PUF.
- richard f. (2011). La Rencontre psychanalytique. Paris : Dunod.
- richard f. (2015). Douleur et poésie dans le sexuel infantile. Bulletin de la Société Psychanalytique de Paris, 2 : 197-204.
Mots-clés éditeurs : Psychose, Inceste, Addiction, Dysharmonie d’évolution, État limite
Mise en ligne 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0789Notes
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[1]
Communication à la journée scientifique « Les états limite de l’enfant » organisée par Claire Squires du CRPMS, Université Paris Diderot-Paris 7, le 4 avril 2014, à Paris.
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[2]
Misès, 1990, p. 38.
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[3]
Ibid.
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[4]
Freud, 1921, p. 44.
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[5]
Dans mon ouvrage La Rencontre psychanalytique, je propose une conception du travail psychanalytique dans le prolongement de ce propos (Richard, 2011).
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[6]
La subjectalité est la condition de toute subjectivation possible, selon R. Cahn (2006).
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[7]
« Correction après-coup du refoulement originaire » (Freud, 1937, p. 242).
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[8]
Avatar de ce que E. et M. E. Laufer nomment breakdown.