1 Le dégoût à l’adolescence est une expérience singulière. Quelles en sont les particularités ? Intense, il fait brusquement irruption et porte sur des détails sensoriels le plus souvent banals. Le craquement de la biscotte du père devient insoutenable, cette façon de se recoiffer de la mère devient odieuse pour l’enfant désormais pubère. L’autre est alors réduit à un petit reste sensoriel qui est rejeté. Il est cet objet qui exprime une surprise en « réflexivité » (Roussillon, 2008) à celle du choc pubertaire. L’adolescent doit articuler des mouvements archaïques et génitaux sur le terrain de l’infantile, selon l’hypothèse de Ph. Gutton (1991). En effet, l’identité et les identifications sont étroitement liées car les processus identificatoires à l’adolescence s’étayent sur les sensations corporelles. Dès lors, quelle place donner au dégoût ? À mi-chemin entre l’émotion primaire et l’affect secondarisé, le dégoût est à interroger. Quelles sont ses propriétés ? Comment s’inscrit-il dans le processus adolescent ?
2 R. Cahn (2006) considère l’adolescence comme un état et un processus qui remet en dialectique le conflit œdipien et la problématique narcissique. Les remaniements identificatoires, les liens à l’objet touchent à son sentiment identitaire. Lorsque le pubertaire arrive, il cherche à s’exprimer. Il est contraint d’utiliser ce qui est déjà en place : l’infantile et l’archaïque. Les productions psychiques adolescentes sont complexes. Elles ne sont pas uniquement de l’ordre de la crise car elles s’inscrivent aussi dans des processus longs. L’infantile a revisité l’archaïque et ce sont ces transformations que découvre le pubertaire. L’hypothèse de Ph. Gutton (1991) d’un « archaïque génital » s’inscrit dans cette perspective où il faut avoir une théorie de l’adolescent comme il en existe une de l’infantile. Des auteurs s’intéressant aux processus psychotiques éclairent alors certaines facettes du processus pubertaire. Notre point de vue sur le dégoût sera de le considérer à la fois comme un état – une émotion primaire, utilisant des processus psychiques archaïques, selon une logique narcissique – et aussi comme un affect lié à des représentations. Le dégoût chez l’adolescent se situerait selon nous entre le risque de déliaison psychique et la créativité primaire. Les hypothèses sur la place de l’objet dans la symbolisation primaire viendront alors nous aider à réfléchir à leurs articulations. Nous nous intéresserons à la vignette clinique d’une adolescente chez qui, à plusieurs moments de sa thérapie, se sont exprimées des formes de dégoût. Quelle spécificité a le dégoût chez l’adolescent ? Comment l’entendre dans un processus de subjectivation ? Ces deux questions seront nos axes d’étude.
3 Le dégoût chez l’adulte est le résultat des intrications entre ce qui lui a été transmis par ses parents au niveau fantasmatique, ses propres expériences avec d’autres, et sa rencontre avec une sexualité génitale. Pris dans une organisation secondaire, il s’énonce au regard de ce qu’il va transmettre, ce que Ph. Gutton (2003) interroge comme une position « parentale ». Le dégoût chez l’enfant est autre, répondant à une logique phallique que l’on pourrait résumer en disant : ceux qui sont propres sont grands et les petits sont ceux qui sont sales… La question de l’adolescent est autre. Il ne demande pas pourquoi tel objet est dégoûtant, ce qui serait une question de l’enfant, mais s’intéresse au comment. Notre hypothèse est que la pensée adolescente est orientée par la reprise de processus primaires, donc de la complémentarité des sexes. Quand un adolescent exprime du dégoût, nous pensons qu’il faut l’entendre dans son mouvement plus que sur le contenu symbolique par lequel il est énoncé. Comment il se dit, s’agit et agite l’autre est un discours en voie de symbolisation, une créativité adolescente. L’apport freudien sur le dégoût dans la névrose y participe mais autrement.
4 Selon Freud (1908), le dégoût renvoie à l’analité, à ce qui révulse, au renversement du but pulsionnel. Dans l’organisation psychique névrotique, les représentations sont liées les unes aux autres, refoulées, condensées. Elles avancent masquées. L’organisation fantasmatique propre/pas propre, dégoûtant/attirant est un produit de l’archaïque organisé par l’infantile. L’adolescent la recrée en même temps qu’il la découvre déjà là. Or, à l’adolescence, le psychisme s’organise à nouveau et les liens métaphoriques sont troublés. En effet, il doit intégrer ce que R. Roussillon (2000) nomme la « potentialité orgasmique », avec les fantasmes œdipiens. C. Margat (2011) souligne que la dichotomie sale/propre ne correspond pas à celle du dégoût opposé au goût. Le dégoût s’énonce à l’égard d’objets dont la nature est confuse (excréments, stupre...). Cette notion de confusion du dégoût nous intéresse car nous pensons qu’en l’exprimant, l’adolescent cherche à le qualifier, à sortir du trouble. Cependant, ainsi que nous le verrons avec Alice, il ne procède pas uniquement par le verbe mais aussi par l’agir. C’est alors à l’autre-objet de qualifier ce dégoût afin que l’adolescent puisse l’identifier. L’une des hypothèses, développée par Ph. Gutton (2003) serait que l’adolescent procède par un double retournement : il projette sur l’objet qui doit lui faire retour. Ainsi, la passivation infantile, réactivée par le pubertaire, est renversée en activité et retournée vers l’objet. L’investissement du « propre » corps pubère est détourné. Je postule que le dégoût chez l’adolescent s’inscrit dans un processus de créativité primaire (Winnicott, 1971) où les éléments archaïques et œdipiens s’entremêlent.
5 Nous allons nous appuyer sur trois moments où le dégoût s’est manifesté en séance avec une adolescente. La manière dont elle exprime le dégoût nous permet de discuter en quoi il s’inscrit dans son processus de subjectivation et l’établissement d’un sentiment identitaire plus stable et différencié. Dans le premier moment, elle semblait objet de dégoût. Dans ses lieux de vie (maison, collège, séance), elle était soumise au dégoût des mots, pris comme des objets concrets, suscitant un sentiment d’étrangeté chez l’autre. Ensuite, elle exprima un dégoût, en séance, envers un geste tendre de sa mère et l’évocation du passé. Enfin, elle eut un dégoût à mon endroit pour une odeur qu’elle avait sentie. Nous proposons de la suivre dans ces dégoûts pluriels, en résonance avec des niveaux de structuration psychique divers. Nous y verrons un processus de subjectivation où, par le fil du dégoût, elle reconnaît un dedans et un dehors, réamorçant des mouvements introjectifs.
De l’objet de dégoût au sujet qui se dégoûte
Alice est une jeune fille de quatorze ans que je reçois depuis quelques mois et qui traverse une crise identitaire profonde. Elle est désorganisée psychiquement, insécurisée sur un plan narcissique, ne trouvant pas de repères identificatoires suffisants. Excessive dans ses démonstrations affectives, elle vit à l’extérieur son manque de continuité interne et cherche par une théâtralisation pathétique une réponse chez l’autre. Dans toute sa symptomatologie, elle présente une hypersexualisation de son corps avec des tenues vestimentaires très suggestives, assorties de cheveux teints en blond platine… Cette apparence extrêmement maitrisée s’accompagne d’une hygiène corporelle négligée voire atypique en ce qui concerne ses menstrues. Alice refuse de porter des protections hygiéniques et a recours à des sopalins qu’elle laisse traîner, emplissant d’une odeur nauséabonde une partie de sa chambre… De même, son hygiène corporelle est peu soignée et son maquillage, ses apparats, laissent voir un conflit sur l’investissement auto-érotique de son corps. Alice dégage des effluves nauséabondes tout en cloisonnant toutes les ouvertures de son domicile : c’est elle qui décide quand et quelles portes et fenêtres peuvent se fermer. Elle provoque alors dans son environnement étouffement et dégoût du corps tels qu’elle-même les subit. Elle oblige l’ouverture de son environnement proximal, familial, vers un espace tiers, le centre de consultation de son secteur.
7 Le « parfum » d’Alice tente d’établir des limites dans son environnement familial : ses mauvaises odeurs repoussent et traduisent sa confusion des espaces psychiques. Elle est dans une problématique narcissique. Elle l’exprime par l’agir dont l’intensité est une caractéristique significative de son origine narcissique. L’autre est par moment un autre sujet, par moment un objet concret. Il y a dans le dégoût une processualité paradoxale qui prend corps à l’adolescence. De manière active, le sujet adolescent se sert du dégoût pour s’ouvrir à l’objectalité et s’extraire d’un rapport soumis à la puberté. Passivité et activité sont alors remises dans un rapport dialectique qui inclut l’autre. Mais quel autre ? D. Meltzer parle d’un autre-soi [1] où l’identification projective est beaucoup plus intense que chez l’enfant. L’autre est porteur d’aspects du soi, il devient un objet composite spécifique. L’ouverture vers un objet extérieur n’est pas suffisant et contenant.
Première forme : un dégoût porté par l’extérieur
8 À ce moment de son processus, Alice ne peut s’appuyer sur un objet interne stable. Elle l’exprime par une intolérance à la patience, son désir est comme un besoin impérieux, répondant à la logique du « tout, tout de suite ». Son lien social est malmené, elle n’arrive pas à suivre une scolarité normale, se sentant trop rapidement persécutée. Les mots se rapportant au sexuel sont peu métaphorisés. Dès que je prononce des mots comme « règles », « amour », « sexualité », elle est violemment écœurée, m’intime l’ordre de me taire… L’excitation pulsionnelle est intense, désorganisant sa pensée, Alice me prêtant des souhaits de séduction incestuelle.
9 Quelques semaines après le début de la thérapie, Alice a ses premiers rapports sexuels. Elle « fait du sexe », dit-elle, avec des hommes qui la dégoûtent. Elle les décrit comme des pénis qui la remplissent, des hommes indifférenciés, semblables par la couleur de leur peau, « dégueu’» selon Alice. Elle se disperse dans le monde extérieur qu’elle ressent, de manière concrète, comme nauséabond. Les hommes avec lesquels elle a des expériences sexuelles la font se rapprocher d’une expérience de dégoût renvoyant à une scène primitive d’auto-engendrement. Son monde psychique est alors morcelé en objets partiels, non liés et sa fragmentation interne est jouée à l’extérieur. Malheureusement, il ne s’agit pas d’un jeu au sens d’une transitionnalité entre dedans et dehors, entre soi et l’autre ; le mot et la chose sont accolés. Nous voyons ici la limite fragile entre ces mots dégoûtants et leur lien direct avec la chose elle-même. Il n’y a que très peu de métaphorisation pour contenir la pulsion. Ils sont des objets partiels en attente de devenir des signifiants, ils figurent plus qu’ils ne symbolisent.
10 Obscènes sont les mots qui désignent le corps et les sentiments, pour elle. Obscènes sont ses actes aux yeux du jugement social. Or, si nous pensons qu’elle agit ce qu’elle ne peut penser en elle, comment comprendre le dégoût qu’elle provoque à l’extérieur d’elle ? L’identification projective et le morcellement correspondent au fonctionnement primaire de la pulsionnalité, avant sa domination par la génitalité comme le propose Freud (1905). C’est ainsi que nous comprenons qu’Alice éprouve la sensation d’un objet partiel, le pénis, plus que son expérience d’une sexualité génitale avec un autre-sujet. De plus, nous observons que cela correspond avec une période où sa pensée est désorganisée et dominée par l’excitation. Le langage du corps a pris le pas sur celui des mots. Le « pénis-bouchon » chez Alice a certaines caractéristiques rencontrées dans le dégoût comme émotion primaire. Il se rapporte à une sensation isolée et il provoque une réaction immédiate de son environnement : il choque, provoque. Il est signe et signifiant. Selon les moments, chez Alice, le dégoût s’inscrit dans une dynamique de liaison ou de déliaison. D’un objet-affect, il peut se fragmenter en sensation (malodorante, mot-chose). C’est ce que A. Denis (2001) évoque avec le processus de déqualification de l’affect, concept que nous relions avec celui de « délibidinalisation » [2] de Ph. Gutton. Comme dans les processus auto-calmants, l’objet n’est plus un autre-sujet, il y a isolation d’une sensation, d’un affect pour une sensation. Le rejet d’un détail de l’autre s’amplifie en rejet total de l’autre, signe de son appartenance au registre narcissique. Alice déroute son environnement (familial et social) par une entrée fracassante dans la sexualité génitale. Mais s’agit-il pour autant d’une sexualité adulte ? Cela serait le cas si elle s’appuyait sur des objets internes totaux.
11 Il nous apparaît important de souligner cette spécificité adolescente où, si nous suivons Ph. Gutton (2003) dans l’hypothèse d’un archaïque adolescent, le refoulement n’est pas le mécanisme principal d’organisation pulsionnelle. Il s’agit de mécanismes en deçà du refoulement et principalement du retournement. La pulsionnalité est orientée par la complémentarité des sexes où se trouve le fantasme d’une complétude. Il y a du même que l’on recherche chez l’autre, la différence des sexes est effleurée. Le risque d’un tel fonctionnement est le retournement en son contraire, ce dont Alice cherche à se déprendre en exerçant un contrôle tyrannique sur son image et sur son environnement. Le refoulement procède d’une délimitation externe/interne établie. Mais qu’en est-il chez Alice ? De quel contenant psychique, interne ou externe, peut-elle se prévaloir ?
12 « Les pénis en moi », les pénis-bouchons colmatent une angoisse d’évidage narcissique. Nous pourrions dire que l’archaïque est remis au travail de façon cruciale sous le masque du génital. C’est une façon adolescente de revisiter ce qui est resté en souffrance, tu durant ces années. Par le dégoût, elle mobilise sa famille et le monde clos dont elle cherche à briser le silence. Pourquoi refuser de mettre ses protections hygiéniques, les laisser envahir par leur pestilence l’environnement si ce n’est comme un appel agressif à ce qu’on l’aide à se laisser traverser par ce qu’elle ne peut contrôler ? Nous percevons l’archaïque dans la façon dont elle opère : elle ne dit pas « je suis », elle met en scène son corps non unifié, des parties haïes, rejetées ou en souffrance de symbolisation.
13 Nous pensons que le dégoût exprime aussi des potentialités de symbolisation. La qualification d’un acte transforme l’appréhension de la pulsion quantitative en qualité. Dès lors que nous donnons un nom aux actes d’Alice et que nous les qualifions d’obscènes (étymologiquement, dégoûtant), nous cherchons à lui donner un contenant psychique. Contenir, au sens de W. R. Bion (1962), c’est proposer du sens à l’insensé. C’est percevoir, reconnaître et transformer un langage du corps en un langage de l’affect. Ne serait-ce pas l’une des fonctions de ces passages à l’acte : émettre un message ?
Deuxième forme : un dégoût entre mère et femme, espace du féminin
Lors d’une séance, la mère me parle d’Alice alors qu’elle était enfant et elle évoque avec tendresse les boucles brunes de celle-ci… Alice est révulsée et elle intime à sa mère l’ordre de se taire tout en lui demandant : « Mais comment tu peux dire des choses comme ça !» Pourtant elle a un léger sourire qui autorise un échange de regards entre elles. Attendries toutes les deux, un moment de partage émotionnel fait lien entre elles, soutenu par mon regard spectateur. Cependant, la mère change de scène historique et dit : « Elle est jolie ! » et fait un geste vers elle. Alice se crispe, se rétracte, visiblement dégoûtée et dit : « Ne me touche pas! »
15 Elle exprime la « confusion de langue » (Ferenczi, 1932) qu’elle vit, où l’autre est le support de projections érotiques tellement génitalisées qu’il n’y a pas de tendresse possible. Le dégoût ne s’exprime plus par le simple regard faisant suite à l’évocation d’un souvenir d’enfance par la mère. L’évocation de scènes infantiles peut être accompagnée de sensorialités particulières comme la vue et l’ouïe, sens de la distance. Cependant, le toucher, sens de la contiguïté, fait effraction. Que la mère trouve sa fille belle pourrait être une scène de séduction organisatrice (Laplanche, 2003). Cependant, accentué par l’action de la main, le mouvement devient dangereux et violent. Pour P. Aulagnier (1984), le dégoût serait un temps parlé qui présuppose d’autres temps passés et futurs. Pensée comme une temporalité du présent, son expression permet la dialectisation avec les autres temporalités. Le dégoût, tel qu’il a été exploré avec Alice, a par moments figure de dévoilement qui s’apparente à un événement psychotique. Alice éprouve-t-elle l’effroi de rencontrer une catastrophe qui a déjà eu lieu ? Lorsque la mère se rapproche de sa fille – la renvoyant à une séparation impossible et déniée ainsi qu’à une séduction intolérable – le dégoût signale un souvenir sans filtre. Alors que le souvenir-écran des boucles brunes, issu du refoulement, avait une fonction défensive, le toucher corporel est en équivalence trop directe avec des fantasmes incestuels.
16 Par le dégoût, Alice exprime à sa mère la distance « suffisamment bonne » avec laquelle elles peuvent être en lien. En effet, elle provoque une retenue chez sa mère. Serait-ce celle-là même qui est encore fragile chez elle ? L’agressivité donne au dégoût une dimension hostile qu’il convient de déployer. Le dégoût se joue sur une scène externe et interne : il met à distance un objet tout en demandant que la sensation de dégoût soit transformée. Ainsi, le dégoût est une forme de lien à l’autre encore plus serrée et confuse. S’indigner, repousser avec force un élément du monde extérieur serait le signe d’une première reconnaissance en soi d’un élément source de plaisir. C’est bien la dimension sexuelle qui est réprimée et déplacée, projetée dehors. L’adolescent qui est heurté par des sons, des odeurs, révèle un scandale narcissique : ses parents (conçus comme extensions narcissiques) sont soumis à leur condition d’humains dont l’une des principales apories est la dégénérescence des corps. Ce corps des parents devient soudainement un corps érotique sans le filtre de la métaphorisation de la langue infantile. La créativité adolescente est de détisser les liens pour y intégrer les nouvelles données du pubertaire. A. Ciccone (2012) dénomme les contenus archaïques contenus dans les messages non encore métaphorisés, les messages du corps ou, de manière plus indirecte, la réponse de l’environnement comme étant « la part bébé du soi ». Le dégoût convoque à la fois les dimensions archaïques du soi mais aussi celles métaphorisées, liées à des contenus fantasmatiques. Il provoque dans l’instant une réponse de l’environnement. L’étonnement, en venant bouleverser un équilibre préalable, est une demande de mise en sens urgente. Comment se traduit cet étonnement ? Il théâtralise et ainsi l’objet initialement source du dégoût se dialectise : le regard, porté par la parole ou une mimique faciale explicitement révulsée, transforme une sensation isolée en un couplage avec la vision, voire avec la parole. Le dégoût serait l’inversion d’un plaisir suscitant une énergie motrice, un mouvement. L’objet, but du plaisir, est déplacé dans cette prise de distance même. Alice repousse et attire, elle vit un autoérotisme teinté de masochisme primaire où elle est tour à tour objet et sujet de son désir. Son désir conflictuel de rapprochement vers ses parents se traduit par une mise à distance. Pourtant, c’est bien par la rencontre de ces deux discours, ces langages du corps et du verbe, dans le théâtre d’une mise en scène, que l’affect primaire de dégoût se lie et se transforme. Dans l’espace contenant de l’environnement que le cadre thérapeutique constitue, des rencontres s’expérimentent.
troisième forme : Subjectivation et dégoût, narrativité
« Pouah… mais c’est dégoûtant ! Ça sent l’orange… vous avez mangé une mandarine ? J’ai horreur de ça » me dit Alice en entrant dans mon bureau. Elle est visiblement écœurée par une odeur. Ma surprise est d’autant plus forte que c’est la première fois qu’elle exprime directement en séance un dégoût qui porte sur un objet présent. Une odeur banale, de saison.
19 Est-ce qu’Alice serait plus à même de ressentir ses sensations actuelles, de les lier à un affect ? Nous notons rapidement l’évolution dans sa mentalisation de la sensation. L’odeur est associée à une représentation, elle est le résultat d’une transformation psychique impliquant déplacement, condensation et projection. Le processus psychique conduisant à un dégoût de cet ordre témoigne d’une construction fantasmatique où il y a du refoulement. Alice interprète la sensation, la pense et s’ouvre à des mondes internes introjectés. Elle voyage vers des univers imaginaires. L’orange devient mandarine, Alice ne se fixe pas sur la surface de l’objet, celle-ci est plus malléable.
20 L’intrication des éléments archaïques avec des organisateurs psychiques œdipiens ouvre à la durée. Le volatil de l’odeur se focalise sur l’enveloppe du fruit mandarine/orange. Il est intéressant de noter que son rapport à l’espace s’est intimement transformé, permettant que s’expriment des temporalités linéaires, un récit de soi. Les aspects paranoïdes qui étaient présents dans sa chambre d’enfant, diffusés dans toute la maison, se sont transformés. Elle peut s’appuyer sur un objet interne contenant. Sur le plan transférentiel, l’entrée dans la pièce réactive sa problématique des limites mais ne la désorganise plus autant.
21 Au moment où elle pénètre dans la salle de consultation, elle est sensible à ce qu’elle perçoit d’étranger. Moment de retrouvaille, le début de séance est aussi un moment de vacillement où il y a une reconnaissance de la séparation. Alice s’exprime avec agressivité car peut-être que pour elle, se sentir exclue l’agresse. Elle me dit son dégoût de ce qu’elle perçoit chez moi d’un ailleurs d’elle, d’un espace tiers sur lequel elle n’a pas prise. La perception est reconnue comme donnant naissance à l’émotion. L’expression exagérée de ce dégoût s’est interprétée dans le transfert comme celle d’une nécessité pour elle de se différencier de moi en tant que figure parentale. La mise à distance par la répulsion porte sur de la nourriture mais dans l’absence, dans ses restes… Elle imagine une scène de dégustation, évocatrice d’une scène primitive, où j’aurais pris un plaisir sans elle, peut-être avec d’autres. Rivaux fraternels ou œdipiens ? Elle me dira qu’elle se demande avec qui j’ai mangé cette mandarine. Elle ajoutera qu’elle n’aime pas ne pas savoir…
22 L’objet absent a laissé des restes, traces olfactives, que le dégoût dénonce. La première étape dans le processus de symbolisation chez Freud a été portée par la fonction d’étayage de l’objet (Freud, 1905). Le dégoût chez l’adolescent est le révélateur d’une ambiguïté entre les fonctions du besoin et celles du désir. Ainsi, lorsqu’il porte sur des objets sensoriels, il en dénonce la contiguïté, une proximité immédiate trop insupportable car mettant en échec les capacités de symbolisation du jeune pubère. Freud le disait dans Totem et tabou : « L’association par contiguïté équivaut à un contact direct, l’association par similitude est un contact au sens figuré du mot » [3]. L’odeur n’a pas une identité propre, il est associé aux apprentissages, à une culture familiale et sociale. Penser l’odeur passe par un vocabulaire gustatif qui marque ainsi d’emblée son identité comme un sens intermodal. Alice, par son dégoût olfactif, pointe cette contiguïté confusionnante et sa transformation psychique. Freud écrivait à Wilhelm Fliess, à propos du refoulement : « Le souvenir dégage maintenant la même puanteur qu’un objet actuel » [4].
23 Ici l’actuel, transformé, renvoie à un travail de refoulement, où la dévoration est atténuée, montrant la possibilité d’un tel travail : l’orange-mandarine. Autrement dit, l’apaisement des mouvements sadiques permet une temporalité longue. Nous retrouvons ce mouvement dans la structure de sa phrase passant d’un dégout indifférencié (« c’est dégoûtant ») à l’expression d’un affect subjectivé (« j’ai horreur de ça »). Le morcellement de l’objet s’est transformé en centration sur un détail de cet objet. Ainsi, l’objet total peut avoir des dimensions haïes, d’autres resteront protégées. La transformation d’un objet partiel en objet total s’exprime par la transformation d’un dégoût confus en un dégoût ambivalent. Une opération structurante de censure s’est opérée en elle et elle a transformé la concrétude de ses sensations en une pensée figurative, en un fantasme de « scène pubertaire ». C’est en effet ainsi que Ph. Gutton considère le « devenir ordinaire de l’archaïque » [5] : une création d’éléments archaïques avec des éléments actuels.
Le dégoût : une figure de l’archaïque et un masque du génital
24 Nous considérons le dégoût comme un objet ouvrant aux différents niveaux de langage, verbal, affectif et sensoriel. Ainsi l’objet-dégoût est autant un objet à symboliser qu’un objet pour symboliser, ce que B. Golse associe avec les objets primaires qui « valent simultanément comme contenants (conteneurs) et comme contenus psychiques » [6]. Il condense plusieurs temporalités psychiques, renvoyant à des temps historiques précoces et contemporains. Alice était saisie par un dégoût qu’elle ne maîtrisait pas. En tant qu’affect primaire, le dégoût est immédiat et exige en même temps une mise en récit qu’Alice ne pouvait toutefois pas construire seule. Elle fait parler d’elle, rejette le rapprochement de sa mère lorsque celle-ci joint le geste à la parole. Pas de liaison encore possible entre passé et présent. Pourtant, c’est bien cette opération psychique qu’elle dénoncera d’une autre façon lorsqu’elle imaginera que j’ai mangé une orange dont elle n’a que les relents.
25 Le dégoût est aussi signe d’une création d’un lien social. C’est l’hypothèse défendue par C. Trevarthen (1977) sur la théorie de l’intersubjectivité. Pour le neurologue A. Damasio (2003), l’émotion précèderait le sentiment qui en serait une complexification liée à des apprentissages. Pour Freud, s’ajoute la dimension sociale qui viendrait soutenir le « relâche[ment] chez chaque individu, et spécialement chez l’adolescent, [du] lien qui l’unit à sa famille et qui, pendant l’enfance, est le seul qui doit être déterminant » [7]. La moralité apprise était une barrière délimitant le passage de l’intérieur de la cellule familiale vers l’extérieur. Le dégoût est une notion limite, au sens d’interface et de malléabilité entre des notions intrapsychiques et intersubjectives. Ainsi, s’il s’inscrit dans le corps social comme discriminateur, il répond aussi à cette fonction sur le plan somatique. À l’adolescence, les fluctuations permanentes des états du corps doivent être identifiées et qualifiées. Elles demandent à être jugées bonnes ou mauvaises, internes ou externes.
26 Le dégoût s’inscrit dans une reprise du stade anal (Kestemberg, 1962) et s’associe souvent chez l’adolescent avec des défaillances des processus d’intériorisation (Guignard, 2002). La problématique primaire dedans/dehors peut s’élaborer grâce à l’expression du dégoût. La mise au travail des éléments sadiques précoces, des rivalités œdipiennes, se rejoue dans les investissements envers les objets internes et externes. La constitution d’un moi stable se fait dans ce va-et-vient, sous la poussée libidinale. Chez l’adolescent, ces processus se jouent en extériorité, portés par des objets-sujets. La modalité de relation d’objet répond alors majoritairement au retournement plus qu’au refoulement. Les relations à des objets partiels s’ordonnent, du moins dans un premier temps, par la complémentarité des sexes. Les processus primaires y sont donc majeurs. Lorsque Alice a une activité sexuelle, elle éprouve alors la carence de ses assises narcissiques sous le masque du génital. Avoir un pénis dont la sensation lui fait dire que ça « la bouche » s’entend comme une découverte d’un fantasme où les orifices sont confondus. Sein/bouche, pénis/vagin sont pris dans une équivalence par laquelle elle cherche à construire une limite corporelle et psychique.
27 Ph. Gutton (2003) travaille de façon originale cette idée en la proposant comme un choc entre des éprouvés et des images crues, trop directement reliées à des fantasmes incestueux et parricides. Comment maitriser ces fantasmes si violents ? La projection est un mouvement majeur et permet, en même temps que l’objet, qu’un soi se constitue. Les mouvements psychiques primaires s’exercent alors chez un sujet pubère. Or, c’est par la haine (Winnicott, 1971) que l’objet est reconnu à l’extérieur de soi. Ici nous pensons que c’est par le dégoût. Par le dégoût, le sujet reconnaît la présence de l’objet en ses qualités sensorielles. Cependant, pour devenir un objet subjectif, cela nécessite un travail de créativité pour lier mouvements agressifs et mouvements libidinaux. Lorsque l’adolescent utilise le dégoût pour signifier un état émotionnel, il cherche à identifier pour comprendre ses fluctuations sensorielles et ses élans pulsionnels agressifs. Parce que ces deux mouvements sont concomitants, le psychisme est confus et le dégoût, par son accès à des registres primaires et secondaires, est fécond. Le dégoût s’inscrit dans ce processus de subjectivation et permet à l’adolescent de (se) conquérir. La connotation de rejet associée au dégoût rejoint selon nous l’insubordination adolescente, l’adolescent étant pris dans cette dialectisation subjective entre passivation et agir. Le dégoût s’adresse à ses ascendants, à son passé qui ainsi est « conservé » (Freud, 1930), mais est aussi une projection vers des identifications futures.
28 Le dégoût est un signe, il se réfère à une pluralité de mondes internes et externes, et la prise de conscience de cette émotion/sensation permet d’en requalifier les frontières. La surprise de l’environnement est un appel à la qualification des sensations : si le parent d’adolescent exprime son émoi, alors l’adolescent se comprendra et pourra reconnaître comme étant siennes les sensations qu’il ressent et projette. Le dégoût est à la fois une décharge émotionnelle et peut aussi servir de retissage du lien à l’autre. Il fait interface entre éprouvé brut et code social. Il autorise le paradoxe du conflit psychique et ouvre à la créativité d’une construction de soi et de l’autre, toujours en mouvement. Affect ordinaire, le dégoût est complexe car il ouvre à des niveaux psychiques archaïques et secondaires. Est-ce que nous pourrions, dans le cadre de la clinique adolescente, en suivre ses destins, entendre les intrications soi/autre, retournement/refoulement, archaïque/œdipien ? Pour que le dégoût disparaisse, il faut que se nouent des liens entre affects et représentations. Par les allers-retours de discours qui se croisent, l’émotion primaire se complexifie et se transforme, elle devient affect. L’adulte doit retourner le retournement de l’adolescent afin que le dégoût disparaisse.
Bibliographie
Bibliographie
- aulagnier p. (1984). L’apprenti historien et le maître sorcier. Paris : PUF.
- bion w. r. (1962). Aux sources de l’expérience. Paris : PUF, 1979.
- cahn r. (2006). Origines et destins de la subjectivation. In : F. Richard, S. Wainrib et al., La subjectivation. Paris : Dunod, pp. 7-18.
- ciccone a. (2012). La part bébé du soi : approche clinique. Paris : Dunod.
- damasio a. (2003). Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions. Paris : Odile Jacob.
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Mots-clés éditeurs : Refoulement, Subjectivation, Dégoût, Archaïque, Retournement, Créativité
Mise en ligne 07/07/2015
https://doi.org/10.3917/ado.092.0367