Notes
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[*]
Communication au colloque « La haine » organisé par l’Université de Franche-Comté, l’Association Antigone et la revue Adolescence, le 4 octobre 2013, à la Chambre de Commerce et d’Industrie du Doubs, Besançon.
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[1]
Freud soutient : « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour » (Freud, 1914-1915, p. 186). Cependant, il est possible de concevoir que c’est plutôt l’amour déçu qui engendre la haine. Celle-ci ne serait pas primitive mais défensive contre un amour qui se dérobe.
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[2]
Ibid., p. 186.
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[3]
À la fois convoité et redouté car menaçant, l’objet est attaqué par envie haineuse. J. Lacan (1938) utilise cette notion en se référant à un passage de Saint Augustin dans lequel celui-ci parle du petit enfant percevant son frère pendu au sein de sa mère, le regardant, d’un regard amer (amare conspectu) qui le décompose et fait sur lui-même l’effet d’un poison.
-
[4]
Encore une fois, la fameuse expression de Rimbaud « Je est un autre » prend ici toute sa valeur.
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[5]
Freud, 1923, p. 285.
-
[6]
Freud, 1938, p. 91.
-
[7]
Lacan, 1972-1973, p. 133.
-
[8]
Ibid., p. 82.
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[9]
La passion amoureuse (Narcisse ?) implique la démesure, l’hybris. Elle est en lien avec l’idée de mort et de la destruction.
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[10]
Sur cette question, nous nous permettons de faire référence à notre ouvrage (Maïdi, 2012).
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[11]
Ce que nous avons pu dénommer ailleurs l’« auto-envie » (Maïdi, 2007, p. 418).
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[12]
Dans son Prologue d’Une saison en enfer, Rimbaud (avril-août 1873) personnifie et allégorise la haine, puissance du mal, en la qualifiant de sorcière (Maïdi, 2006).
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[13]
« L’œil [de Dieu] était dans la tombe et regardait Caïn »[ Hugo V. (1859). « La Conscience ». In : La Légende des siècles. Paris : Poche, 2000, p. 65].
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[14]
Freud, 1930, p. 82.
-
[15]
Cf. Gutton, 2008, p. 580.
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[16]
Freud, 1911, p. 311.
-
[17]
Ibid., p. 315.
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[18]
Freud, 1939, p. 188.
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[19]
On peut d’ailleurs se demander si ceci ne joue pas au niveau de la politique, notamment lors de l’élection présidentielle ? Le peuple n’est-il pas à la recherche d’un « père », figure phallique idéalisé, qu’il élève et démolit d’autant plus quand celui-ci ne l’a pas « satisfait » ?
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[20]
En dehors de la haine des hooligans, supporters de certains clubs de football, la récente coupe du monde montre que ce que désire l’équipe gagnante n’est pas le trophée même, mais ce qui symbolise la « puissance et la gloire » [Greene G. (2003). La Puissance et la Gloire. Paris : Albin Michel]. Le phallus est tout autant ce qu’on veut posséder, mais que l’on risque de perdre. D’ailleurs, la coupe n’appartient à personne puisqu’elle est remise en jeu et n’a qu’un caractère aléatoire, contingent. Le phallus ne symbolise pas que la puissance d’ordre sexuel, mais aussi le sentiment de plénitude d’une possession qui n’est que fragile, tout ce qu’on veut gagner et avoir, mais au risque de le perdre. Mais ce qui sous-tend tout désir humain, tout désir de réalisation et en fait aussi son côté dérisoire. On passe son temps à courir après quelque chose qui n’existe pas, et que l’on croit détenir au travers de multiples avatars, voire ersatz !
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[21]
Lacan, 1957-1958, p. 350.
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[22]
On peut traduire ce mot allemand par son homonyme français potence, c’est-à-dire ce qui symbolise le pouvoir ou évoque la puissance phallique.
« Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié ! »
Au commencement était la haine ?
1 Si communément et raisonnablement, nous admettons le caractère subversif, immoral, « illégitime » de la haine, celle-ci constitue néanmoins un mouvement psychique fondamental, régressif et primitif. C’est dans la période la plus archaïque que Freud (1915) localise la racine de la haine dans la propension naturelle de l’Homme à la destruction, à la cruauté, à la méchanceté. Cette haine primordiale de l’être humain pourrait représenter la première configuration des motions pulsionnelles négatives mortifères que Freud (1920) relève dans « Au-delà du principe de plaisir ». Étrangement, la haine serait « […] plus ancienne que l’amour » [1]. Il est en effet classique de soutenir que la relation objectale s’inaugure dans la haine. L’objet est investi dans la haine. Celle-ci « […] prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique » [2]. En ce sens, elle serait un affect animé par la nécessité, l’expression d’un mal inéluctable, d’un impératif catégorique pulsionnel d’autoconservation, une forme archaïque de survivance psychique. C’est ce que J. Bergeret (1984) a dénommé dans un sens spécifique la violence fondamentale, associée aux modalités défensives du sujet, à la protection de ses besoins « instinctuels ». De ce fait, la haine primordiale est profondément de type narcissique. Elle défend narcissiquement les intérêts premiers d’un Moi immature et impotent, se sentant en danger pour sa survie psychique.
2 La haine est précoce, voire archi-originaire. Elle est antœdipienne, c’est-à-dire à la fois antérieure et antagonique à l’Œdipe. La haine de l’infans appartiendrait aux processus primaires. Elle se situerait en deçà de toute potentialité d’élaboration et de secondarisation psychiques. Dans cette optique, il est possible d’avancer l’existence d’une haine de vie, une haine paradoxalement « humaine », inévitable, voire souhaitable. Le sentiment de haine éprouvé, malgré son caractère a priori dépréciatif et péjoratif, ne débouche pas heureusement et automatiquement sur de la violence et de la destructivité. La haine d’aversion est un affect hostile qui ne produit pas forcément un agir irrépressible et destructif. Ainsi, la haine envieuse, au sens de l’invidia [3], traduit une défense suprême, une protection ultime contre la menace d’un effondrement psychique et narcissique. De la sorte, la haine est une réponse à la frustration, voire à un sentiment déplaisant de déprivation. Elle aide le sujet angoissé, passivé et paniqué, se sentant attaqué de l’intérieur comme de l’extérieur dans son intégrité physique et psychique, à supporter l’insupportable, à surmonter l’épreuve désagréable d’un manque cruel par lequel le désir se transforme en exigence vitale. Il s’agit dans l’urgence de recouvrir et de contenir l’excès d’excitation qui déborde dangereusement le Moi en détresse, en péril de sa propre annihilation.
3 En conséquence, la haine peut avoir une valeur de défense réactionnelle contre une menace d’ébranlement narcissique. Elle a pour but l’impérieuse restauration du sentiment d’être (sense of being) de celui qui en souffre, et qui la porte comme une charge accablante, passivante et féminisante. En ce sens, l’expression ad hoc et bien désignée de l’adolescent qui énonce et dénonce rageusement « j’ai la haine », ne doit aucunement se confondre avec l’affirmation de forme existentielle qui pourrait se dire ainsi : « je suis la haine », c’est-à-dire au-delà de la formule ordinaire « je suis haineux ». Il n’y a pas d’amalgame possible entre l’expression d’un éprouvé désagréable « j’ai mal » (contenu) et la figuration « je suis le mal » (contenant). Toutefois, les verbes « avoir » et « être » peuvent évoluer jusqu’à se confondre, comme « être rempli de haine ». Les locutions « avoir mal » ou « avoir la haine » peuvent se substituer en ressentis tels « être le mal ». La haine mélancoliforme est vécue douloureusement en soi-même, contre soi-même, sinon contre l’objet identifié à soi-même [4]. On pourrait presque dire « il n’y a pas de haineux heureux ». L’affect de haine est surtout mauvais pour celui qui le « porte ». La haine seule, limitée au « vécu » pénible pour le sujet, est essentiellement inoffensive pour l’objet. Ici, les pulsions mortifères et de destruction sont contenues, sublimées et converties en affect négatif comme le ressentiment et la rancœur.
4 Ainsi, la stase ou la sublimation de la haine réfrènent la violence et la destructivité. La haine désexualisée peut, toutefois, se répandre dans la violence agie et la négativité, lorsque, dit Freud, elle « […] montre le chemin » [5] à la pulsion de destruction. La haine régressive et transgressive traduit ici le défaut des processus de secondarisation. À l’apathie psychique et fantasmatique succède l’agir haineux et envieux qui anéantit le sens de la différence. L’objet est désubjectivé, dénié dans sa spécificité et son altérité. Ici, il s’agit principalement d’un mouvement régressif brutal vers un état archaïque haineux, une haine sans nom, primordiale, marquée par le chaos de l’indistinction soi/non-soi. Le surgissement dans le présent d’un ressentiment ancien de la prime enfance s’apparente à un état quasi psychotique qui traduit dans l’actuel l’hallucination négative ou l’annulation-déni de la différenciation et de la réalité.
Amour et haine
5 La haine qui abolit l’altérité n’est pas sensible au désintéressement. Au contraire, la haine touche et affecte celui qui la porte. Elle exprime un état d’hypersensibilité. Elle est un signe d’amour paradoxal, un message d’amour ou d’attraction en négatif. Ce n’est de ce fait pas l’indifférence. Aimer et haïr dévoilent deux mouvements contraires ambivalents, mais en parfaite coalescence. Ils ne sont pas en opposition distincte et radicale. Tout autrement, ces deux versants affectifs amour/haine peuvent être combinés et se révéler en « action » continue à l’endroit du même objet, selon qu’il soit présent et gratifiant, ou absent et décevant. Ainsi, la haine exige l’amour, et en retour l’amour conditionne la haine. Je pense à l’expression : « Il m’a fait trop de bien pour que je le haïsse, il m’a fait trop de mal pour que je l’aime. » Toute relation amoureuse n’est-elle pas fondée sur cette ambivalence ? On peut aussi se demander si, dans ce qui pousse notamment au crime passionnel, le sujet n’est pas incité par la haine de l’amour qu’il a pu auparavant ressentir : « je me hais de l’avoir aimé(e). »
6 Freud évoque de manière assez explicite l’amour qui se mélange à la haine et réciproquement. Dans sa correspondance avec le Président T. W. Wilson, il écrit : « C’est peut-être une loi, et au moins, un phénomène très fréquent qu’un être humain éprouve, pour une personne qu’il aime avec une intensité particulière, une haine considérable, et pour une personne qu’il hait avec une intensité particulière un amour considérable. L’une ou l’autre de ces pulsions instinctuelles opposées est totalement ou partiellement refoulée dans l’inconscient. Nous appelons cela le fait, ou le principe d’ambivalence » [6].
7 L’amour qui se transpose en haine est le cas unique où la pulsion se transforme en son opposé. Ces deux tendances contrastées sont, le plus souvent, intriquées dans leur cheminement vers l’objet convoité et investi. Ainsi, la séparation de ces deux images d’Empédocle Philia et Neikos, en apparence contraires, semble tout à fait éphémère. « La vraie amour débouche sur la haine » [7], précise d’ailleurs J. Lacan dans Le Séminaire, Livre XX, en féminisant le mot et en jouant avec l’ambiguïté des signifiants « hait »/« est » : selon lui, « moins il [l’homme] hait, moins il est – les deux orthographes – et, puisque après tout il n’y a pas d’amour sans haine, moins il aime » [8]. J. Lacan présente en fait une apologie de la haine et invente même le néologisme « hainamoration » dans laquelle l’amour par son excès de « trop » se convertit en son contraire. Celle-ci est distinguée de l’agressivité, comme expérience de la destruction, là où la haine, cet amour de la négation de l’autre, est une sorte de méchanceté réactionnelle ou ce qui échoue irrémédiablement à un moment déterminé dans une relation d’amour. La haine signe le plus souvent un désamour, ou au contraire un « amour extrême » (Maïdi, 2003) et passionnel [9]. Désormais, la qualité de l’affect désuni est transformée en son contraire.
8 De façon synthétique, les affects de haine et d’amour contre soi et en direction de l’autre peuvent se schématiser sous forme d’un rapport croisé, où le 1er niveau ordinaire est caractérisé par des affects « positifs » en relation horizontale, là où le 2ème niveau défensif est caractérisé par des affects diamétralement opposés.
L’oxymoron passion haineuse
9 La haine, nous l’avons dit, n’est pas l’indifférence. Tout au contraire, il y a un je-ne-sais-quoi qui attire comme un aimant l’objet haï. En ce sens, comme Narcisse, cet objet-autre de convoitise n’est-il pas d’une certaine façon soi-même halluciné ou dédoublé ? L’affect de haine pourrait-il se concevoir sans la problématique majeure du narcissisme [10] ? On évoque généralement l’amour passionnel de Narcisse pour son image. Pourtant, et si Narcisse au fond de lui-même ne s’aimait pas, et avait une image déplaisante de lui-même ? Et si Narcisse ne cherchait et ne désirait qu’un autre véritable à travers le leurre de son image ? Et si Narcisse ne désirait qu’un autre réel à travers lui-même, un objet d’amour autre-que-soi-même, un double idéal ? Cet amour déçu, impossible, s’est probablement et successivement transmué en haine féroce de ne pouvoir produire à travers une forme d’assouvissement et de réalisation d’un coït avec cet « autre-soi-même » [11], l’accomplissement du désir-fantasme androgyne intrinsèque à l’adolescence, la réunion ou réunification des deux sexes. Fantasme qui permet d’éviter l’angoisse de la rencontre réelle avec l’autre sexe. L’invidia érotique contrariée produit immanquablement la haine de l’objet désiré. La haine traduit la frustration, voire la privation. Elle implique la désubjectivation, le féminin et la castration.
10 Ainsi que nous le soulignions, il est souvent question d’amour dans la haine. La haine de soi ou de l’autre masque une quête d’amour insatisfaite. À l’instar de l’adolescent A. Rimbaud, qui doit diriger sa haine contre lui-même car il n’a pas le droit de détester Vitalie, sa mère froide, autoritaire et sévère, ou de haïr son père, rejetant et abandonnant, qui a déserté le foyer conjugal et familial alors qu’Arthur n’avait que six ans [12].
11 Le processus de subjectivation à l’adolescence est marqué par la haine des objets œdipiens. La haine a une fonction de séparation et de différenciation. L’état de morosité de l’adolescent décrit par P. Mâle (1982), ou celui du « pot au noir » retracé par D. W. Winnicott (1962), peut en partie s’expliquer par le travail psychique de haine et de destruction des inclinations infantiles œdipiennes. La morosité à l’adolescence peut être rapprochée d’une position mélancolique. Car les attaques contre les objets œdipiens combinés sont aussi dirigées contre le propre Moi-corps de l’adolescent. Le sentiment de culpabilité est ici à son acmé. Le travail de deuil, de désidentification et de désidéalisation, opère dans la haine. Les idéaux primordiaux sont rompus mais sont toutefois assez rapidement et rageusement renouvelés. Ce processus dominé par l’affect de haine fragilise l’équilibre narcissique de l’adolescent. Aussi, les auto-accusations et dépréciations de soi peuvent trouver leur légitimation dans un événement, a priori et pourtant sans conséquence grave et menaçante, et aboutir jusqu’à la punition extrême de soi-même à travers les auto-attaques du corps et la destructivité. Les agressions à l’encontre de soi sont en fait des attaques dirigées contre un autre identifié avec soi-même. Le drame de la passion (souffrance) est qu’elle repose sur l’idée de la confusion et de l’indifférenciation. Dans les moments de grande morosité, il existe chez l’adolescent une ample mobilisation des tendances sadiques et haineuses qui sont dirigées contre le Moi-corps confondu avec les objets parentaux œdipiens.
L’« hainamoration » adolescente
12 Taraudé par la honte et la culpabilité qui agissent concomitamment à cette période tumultueuse, l’adolescent est traversé par des élans de pensée paranoïde. Ainsi, il est sur le qui-vive de tout, de soi comme des autres. Il se surveille et se sent surveillé. Il accuse et se sent accusé, il regarde et se sent regardé. Rappelons que la honte comme la culpabilité sont étroitement liées au regard qui surveille et à la voix qui critique, celle de la figure du père. « L’œil est omnivoyeur » [13] et « […] rien ne peut rester caché au surmoi » [14]. Le regard est aliénant, disait J.-P. Sartre.
13 L’adolescence « paranoïde » se caractérise par le processus défensif de type retrait-déconnexion de la croyance (Versagen des Glaubens), c’est-à-dire que la conscience refuse de donner créance à l’auto-reproche et, à cette fin, utilise la stratégie défensive de la projection [15]. Il s’agit d’un déni des ressentis négatifs à l’endroit du sujet lui-même. Les attaques internes sont momentanément libérées et propulsées vers l’extérieur. L’Autre en soi, projeté en l’autre, est rendu responsable du déplaisir. L’adolescent insatisfait, confronté à son idéal inatteignable, rejette la « faute » sur les parents, ou plus largement sur l’environnement. Le refoulement s’effectuant par désaveu de croyance, contenus et affects de l’idée désagréable sont maintenus mais se trouvent propulsés à l’extérieur. Dans le processus de persécution, la déformation consiste en une transformation de l’affect : « […] ce qui devrait être ressenti intérieurement comme de l’amour est perçu extérieurement comme de la haine » [16]. Le sentiment pénible refoulé au-dedans est expulsé au-dehors ou plus exactement : « […] on devrait plutôt dire, […] que ce qui a été aboli (aufgehoben) au-dedans revient du dehors » [17]. Comme on le voit, il est très difficile de différencier le sujet de l’objet de la haine. Il y a une relation dialectique entre le persécuteur et le persécuté, le haineux et le haï. Chacun craint la passivation et la déphallicisation. Tous les deux, écrit Freud, ont une attitude de type régressive du fils à l’égard du père, avec le désir inconscient du parricide. Ainsi, le persécuteur est un être (réel ou fantasmé) précédemment aimé. Il s’agit donc d’un retour à la situation de jadis, le plus souvent d’une persécution de type filial et/ou phallique. Tour à tour actif et passif, le sujet « paranoïaque », à travers sa persécution mais aussi sa séduction (Maïdi, 1997), reproduit les rapports entre l’enfant et le parent dans sa représentation phallique et omnipotente.
14 Freud, dans Moïse et la religion monothéiste (1939), reprend l’idée selon laquelle il existe un besoin de soumission à un personnage tyrannique paternel : « Nous savons qu’il existe dans la masse des êtres humains un fort besoin d’une autorité que l’on peut admirer, devant laquelle on se courbe, par laquelle on est dominé, et même éventuellement maltraité. Nous avons appris de la psychologie de l’individu humain d’où provient ce besoin de masse. C’est la désirance pour le père (Vatersehnsucht) qui habite tout un chacun depuis son enfance, de ce même père que le héros de la légende se vante d’avoir surmonté » [18]. De la sorte, ce qui est consciemment combattu est inconsciemment désiré. La haine ne laisse pas le sujet indifférent à l’objet de sa haine [19].
La haine du féminin
15 L’interrogation sur l’identité filiative est prototypique du processus et du travail de l’adolescence. Les problématiques narcissique et identitaire paraissent en effet consubstantielles. Aussi, ces adolescents, en maladie d’idéalité, dont le narcissisme peut nettement être blessé, ont le sentiment d’être trop visibles et mal regardés : « Je vois bien qu’il me regarde mal », disent ces adolescents qui pour certains, de façon réactionnelle à un éprouvé de honte, se cachent sous une grande capuche ou une large casquette. Ces adolescents en mal de narcissisme et de reconnaissance, porteurs de failles, peuvent réagir et répondre à la blessure, à l’humiliation ou ce qu’ils vivent comme telles. De la sorte, le Moi de ces adolescents peut faire l’expérience de ce que j’appellerai une révolte narcissique. Cette modalité de réaction haineuse et de revendication a comme objectif premier la défense contre la souffrance « féminisante » liée au sentiment de passivation, d’assujettissement et d’humiliation (sentiment d’un Moi rabaissé).
16 Le phallus [20], comme « signifiant du désir de l’Autre » [21] ainsi que le souligne J. Lacan, est l’objet imaginaire de la castration. Celle-ci représente le manque symbolique de cet objet imaginaire, jamais confondu avec l’organe anatomique. Rappelons que le phallique qui concerne le féminin (Maïdi, 2015) et le masculin est fondamentalement narcissique. La quête du phallus est prototypique de l’économie psychique de l’adolescent. L’idéal, c’est le désir du phallus. Celui-ci est par excellence, dans les deux sexes, le représentant de l’intégrité narcissique qui est associée à la valorisation, à la reconnaissance, et symbolisée dans l’inconscient sous forme d’attribut phallique et de puissance sexuelle, narcissique. Le phallus, organe narcissiquement et érotiquement investi, évoque ce que les Allemands appellent la Potenz [22], c’est-à-dire la puissance au-delà du sens restrictif de la virilité. En ce sens, la Potenz n’est pas réservée au sujet masculin. Si assurément elle est figurée par le sexuel phallique, elle n’en n’a pas le monopole. Le narcissisme ne peut pas être assimilé sans élévation de soi et il s’avère que dans l’inconscient, le défaut de valorisation est conçu non comme un manque, une carence élémentaire, mais comme une castration cruelle et une féminisation intolérable.
17 A contrario de la puissance phallique, la blessure narcissique et la dévalorisation sont ainsi figurées dans la réalité, comme dans l’inconscient, par des images d’incomplétude, de carence phallique et d’impuissance sexuelle. Chaque accroissement narcissique (absence de perte de l’intégrité narcissique) revêt dans l’inconscient un caractère phallique alors que –« inversement »– l’absence de confirmation ou la dévalorisation non suivie d’une compensation narcissique sera vécue par lui comme une insupportable castration. De la sorte, ainsi que l’écrit S. Ferenczi (1922), le phallus est un « pont » permettant la complétude narcissique. Il symbolise la possibilité de la force et de l’union, et évoque la consécration de l’intégrité narcissique dont il est le diagramme. Si l’adolescent recherche parfois à son gré la passivité, il a horreur de la passivation. La haine du féminin est une haine de la passivation, de la régression subie, d’être dépossédé de soi-même, voire d’être possédé, de ne pas maîtriser, d’être non reconnu, d’être rabaissé, de subir la défaite dans toute la polysémie du terme.
18 La haine à l’adolescence semble défensive et réactionnelle dans le processus dialectique psychique intra et intersubjectif. La haine défensive peut prendre une voie d’expression déliée, négative et régressive, marquée par le narcissisme primaire, le Moi idéal et le besoin d’omnipotence archaïque. Nous le disions, à l’adolescence, la haine ne peut être disjointe de la problématique du narcissisme (Maïdi, 2012). Face à un idéal inatteignable, certains adolescents éprouvent un affect vif de haine et de ressentiment. La violence de la haine fait foi de la vulnérabilité et de l’impuissance de son auteur. Elle est, en effet, caractérisée par un sentiment de désubjectivation par celui qui la subit. Dans cette situation, l’adolescent a l’impression d’être renié et dénié, non reconnu dans sa subjectivité et son altérité. « Ne sois pas ainsi » ou « Sois ce que j’aimerais que tu sois », « Sois ce que tu n’es pas », « Sois ce que tu ne pourras jamais être », entend-il comme injonctions impensables, insoutenables et intenables. Différemment du narcissisme collectif contagieux, de la haine des « petites différences », cet affect n’est pas le fait d’un sujet qui est « bien dans sa peau », en adéquation avec lui-même et avec autrui. Elle n’est pas une volonté mais une nécessité compulsive, au sens d’un destin pulsionnel cruel. La haine s’explique par le désir intransigeant d’effacer l’offense perpétrée envers le Moi-corps, que cette offense soit éprouvée directement dans la réalité externe, ou médiatiquement par le biais d’un fantasme intolérable et inconciliable.
19 L’idéal thérapeutique pour ces adolescents n’est aucunement de les faire renoncer sans réserve aux revendications et révoltes haineuses narcissiques, mais de retrouver un Moi sécure et apaisé en acceptant l’existence d’une vie psychique inconsciente, et en développant une capacité de permettre les aspects désagréables de la réalité. L’objectif principal consiste à changer progressivement la matrice narcissique de laquelle émerge cette fragilité. Il s’agit d’aider l’adolescent à renforcer ses défenses narcissiques et identitaires, d’être moins étranger avec lui-même, et que la haine, la pulsion de mort et la destructivité soient dominées et renversées en espoir, amour et pulsion de vie.
Notes
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[*]
Communication au colloque « La haine » organisé par l’Université de Franche-Comté, l’Association Antigone et la revue Adolescence, le 4 octobre 2013, à la Chambre de Commerce et d’Industrie du Doubs, Besançon.
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[1]
Freud soutient : « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour » (Freud, 1914-1915, p. 186). Cependant, il est possible de concevoir que c’est plutôt l’amour déçu qui engendre la haine. Celle-ci ne serait pas primitive mais défensive contre un amour qui se dérobe.
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[2]
Ibid., p. 186.
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[3]
À la fois convoité et redouté car menaçant, l’objet est attaqué par envie haineuse. J. Lacan (1938) utilise cette notion en se référant à un passage de Saint Augustin dans lequel celui-ci parle du petit enfant percevant son frère pendu au sein de sa mère, le regardant, d’un regard amer (amare conspectu) qui le décompose et fait sur lui-même l’effet d’un poison.
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[4]
Encore une fois, la fameuse expression de Rimbaud « Je est un autre » prend ici toute sa valeur.
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[5]
Freud, 1923, p. 285.
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[6]
Freud, 1938, p. 91.
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[7]
Lacan, 1972-1973, p. 133.
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[8]
Ibid., p. 82.
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[9]
La passion amoureuse (Narcisse ?) implique la démesure, l’hybris. Elle est en lien avec l’idée de mort et de la destruction.
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[10]
Sur cette question, nous nous permettons de faire référence à notre ouvrage (Maïdi, 2012).
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[11]
Ce que nous avons pu dénommer ailleurs l’« auto-envie » (Maïdi, 2007, p. 418).
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[12]
Dans son Prologue d’Une saison en enfer, Rimbaud (avril-août 1873) personnifie et allégorise la haine, puissance du mal, en la qualifiant de sorcière (Maïdi, 2006).
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[13]
« L’œil [de Dieu] était dans la tombe et regardait Caïn »[ Hugo V. (1859). « La Conscience ». In : La Légende des siècles. Paris : Poche, 2000, p. 65].
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[14]
Freud, 1930, p. 82.
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[15]
Cf. Gutton, 2008, p. 580.
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[16]
Freud, 1911, p. 311.
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[17]
Ibid., p. 315.
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[18]
Freud, 1939, p. 188.
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[19]
On peut d’ailleurs se demander si ceci ne joue pas au niveau de la politique, notamment lors de l’élection présidentielle ? Le peuple n’est-il pas à la recherche d’un « père », figure phallique idéalisé, qu’il élève et démolit d’autant plus quand celui-ci ne l’a pas « satisfait » ?
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[20]
En dehors de la haine des hooligans, supporters de certains clubs de football, la récente coupe du monde montre que ce que désire l’équipe gagnante n’est pas le trophée même, mais ce qui symbolise la « puissance et la gloire » [Greene G. (2003). La Puissance et la Gloire. Paris : Albin Michel]. Le phallus est tout autant ce qu’on veut posséder, mais que l’on risque de perdre. D’ailleurs, la coupe n’appartient à personne puisqu’elle est remise en jeu et n’a qu’un caractère aléatoire, contingent. Le phallus ne symbolise pas que la puissance d’ordre sexuel, mais aussi le sentiment de plénitude d’une possession qui n’est que fragile, tout ce qu’on veut gagner et avoir, mais au risque de le perdre. Mais ce qui sous-tend tout désir humain, tout désir de réalisation et en fait aussi son côté dérisoire. On passe son temps à courir après quelque chose qui n’existe pas, et que l’on croit détenir au travers de multiples avatars, voire ersatz !
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[21]
Lacan, 1957-1958, p. 350.
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[22]
On peut traduire ce mot allemand par son homonyme français potence, c’est-à-dire ce qui symbolise le pouvoir ou évoque la puissance phallique.