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Article de revue

Thérapie familiale et fonctionnement limite

Pages 577 à 597

Notes

  • [1]
    Wildlöcher, 2011, p. 143.
  • [2]
    Le mouvement constructiviste en thérapie systémique prend en compte la subjectivité du thérapeute (deuxième cybernétique) et conçoit le champ d’intervention dans le système thérapeutique qu’il constitue avec la famille. On est proche ici de ce que plus tard, dans le champ psychanalytique, E. Granjon (1987) théorisera avec le « néo-groupe » formé par le thérapeute et la famille. L’intersubjectivité se définit, de son côté, de différentes manières aux regards des champs théoriques auxquels elle est référée. Elle est vue ici sous l’angle de l’interrelation entre deux ou plusieurs subjectivités (Stolorow, Atwood, 1992).

1Le diagnostic d’état limite ou de personnalité limite reste controversé à l’adolescence. Il est toujours délicat en effet d’évoquer un état ou une personnalité à une époque de l’existence caractérisée par le changement, les remaniements, et où de nombreux troubles des conduites viennent émailler le développement. Les adolescents ont souvent des échanges difficiles avec leur entourage, des comportements provocateurs, déroutants, sans que cela ne témoigne au bout du compte d’une organisation pathologique de la personnalité. Toutefois, nous sommes conduits, comme professionnels, à évoquer un mode de fonctionnement limite devant l’association d’un ensemble d’éléments cliniques et psychopathologiques :

  • des troubles du comportement à caractère répétitif et durable (scarifications, tentatives de suicide, conduites addictives) ;
  • un sentiment de vide intense et persistant, accompagné d’un désintérêt pour les activités sociales et scolaires ;
  • des épisodes transitoires d’allure psychotique, comme par exemple la présence d’hallucinations ;
  • un mode de fonctionnement psychique dominé par le clivage, une problématique narcissique majeure, l’impossibilité à vivre la souffrance dépressive ;
  • des relations avec l’environnement toujours difficiles. Les échanges familiaux sont marqués par une grande ambivalence à l’égard de parents ayant établi depuis longtemps entre eux et avec leurs enfants des relations dysfonctionnelles. Il est en effet fréquent que le passé relationnel ait été marqué par des négligences de soins, des maltraitances, des traumatismes, des pertes et séparations précoces.

2L’approche thérapeutique de tels adolescents est toujours difficile. Elle oblige à mieux comprendre les enjeux d’une clinique relationnelle. Nous sommes habitués à travailler sur le monde interne du sujet, sur l’intrapsychique. Mais nous sommes ici en présence d’une continuité entre monde interne et monde externe. C’est sur la scène externe que se joue le problème interne. C’est dans l’intersubjectivité que se comprennent les souffrances et les problématiques.

3C’est avec un point de vue systémique que je vais aborder la réflexion sur la prise en charge des nombreuses situations complexes auxquelles nous confronte le mode de fonctionnement limite de certains adolescents. Il nous faut en effet d’abord travailler sur le contexte, afin de mieux définir le cadre thérapeutique d’intervention.

Fonctionnement limite et clinique relationnelle

4L’agir dans lequel se situe le mode de fonctionnement limite conduit au réagir, ce qui rend difficile l’établissement et la maîtrise d’un cadre thérapeutique. Le monde socio-éducatif et l’univers soignant sont interpellés tour à tour. Les prises en charge sont souvent interrompues. Les suivis sont en danger d’incohérence. Finalement, il est fréquent que du côté des professionnels sollicités se mette en place un mode de fonctionnement isomorphe avec celui de l’adolescent et de la famille. On y retrouve en effet à l’œuvre, le clivage, la projection, les conflits, et même les passages à l’acte. Il en est d’autant plus ainsi que les parents de leur côté activent des comportements contradictoires, disqualifient les interventions qu’ils ont par ailleurs sollicitées, engagent volontiers un conflit avec certains professionnels, les jouent les uns contre les autres, et rendent finalement tout le monde incompétent.

5Une clinique relationnelle est une clinique qui consiste à prendre en compte la manière dont sont impliqués ensemble différents partenaires dans un contexte donné. Les partenaires sont ici l’adolescent et les troubles qu’il exprime, les parents et leurs propres dysfonctionnements, les acteurs professionnels agissant selon leur qualification propre et dans le cadre des mandats pour lesquels ils sont missionnés (on peut ici énumérer le ou les « psys » appelés à intervenir, le ou les éducateurs, un juge pour enfant, les uns et les autres intervenant successivement ou ensemble, dans des situations où l’action des uns peut conduire à l’action synergique ou contradictoire des autres). À mon sens, la prise en compte d’une clinique relationnelle nécessite une approche systémique, avec pour visée de réduire la complexité qui a tendance à se mettre en place et d’introduire une suffisante cohérence dans le contexte d’intervention. On peut alors établir un raisonnement impliquant deux boucles interactionnelles. La première boucle concerne un système familial où doit être pris en compte l’entrecroisement entre les problématiques personnelles et les problématiques interpersonnelles, et dont le dysfonctionnement entrave la mise en œuvre. La deuxième boucle interactionnelle intervient lorsque plusieurs acteurs professionnels relevant de diverses disciplines, champs d’exercice et institutions, sont concernés.

6L’excès de complexité qu’entraîne le fonctionnement de ces deux boucles rend souvent nécessaire une pratique de réseau, c’est-à-dire la rencontre des différents partenaires (patient, famille, intervenants) afin de déterminer : qui fait quoi ? Comment ? Pourquoi ? Avec quel objectif ? Avec quels moyens ? Le travail sur le contexte est nécessaire avant tout travail sur le cadre. Les thérapeutes peuvent chercher à pratiquer leur cadre thérapeutique et tout ignorer du contexte. Cela n’apparaît pas pertinent dans les situations qui nous occupent. Le cadre ne pourra pas être clairement établi. Il en est d’autant plus ainsi qu’on sait les nécessaires aménagements du cadre dans le fonctionnement limite, lesquels, lorsqu’il s’agit d’une approche familiale, sont également tributaires des variations du contexte.

7

Octave, quinze ans, est hospitalisé en urgence dans un service d’observation pour adolescents à la suite d’un coma éthylique. Depuis quelque temps, Octave multiplie les troubles du comportement : fugues, absorptions médicamenteuses excessives, conduites d’alcoolisation, consommation de cannabis, absentéisme scolaire. Avant qu’il ne soit hospitalisé, la mère avec laquelle il vit (les parents sont séparés) avait écrit au juge pour enfant, sollicitant une aide éducative.
La première hospitalisation est suivie de deux ou trois autres dans le même contexte d’urgence. La fâcheuse pratique d’une clinique syndromique, aujourd’hui souvent préconisée conduit :
  • À une prescription médicamenteuse d’antipsychotique en vue de freiner l’impulsivité d’Octave, et aussi parce qu’il a présenté transitoirement des troubles hallucinatoires lors de la deuxième hospitalisation. Un psychiatre est chargé du suivi médicamenteux.
  • La prescription d’entretiens à visée psychothérapique. Un psychologue est désigné à cet effet. Remarquons qu’Octave avait déjà un suivi, auprès d’un thérapeute libéral choisi par la mère.
  • Des consultations en addictologie, justifiées par les appétences d’Octave pour les toxiques.
  • Une orientation vers une thérapie familiale sur le constat de graves dysfonctionnements parentaux.
  • Par ailleurs, l’enquête sociale diligentée par le juge a conclu à la nécessité d’une aide éducative. Un professionnel a été désigné à cet effet.
Voilà pour le contexte. Les troubles d’Octave s’amplifient. L’adolescent jongle avec les différentes prises en charge, se rendant tantôt chez l’un ou l’autre des adultes désignés, non pas selon les rendez-vous fixés, mais au gré de ses fantaisies. Les soignants finissent par considérer que les troubles d’Octave ne sont plus du ressort de leurs interventions. Le juge décide un placement d’urgence au foyer départemental de l’enfance. Octave fugue de ce foyer au bout de quelques jours et rentre chez sa mère. Celle-ci appelle une nouvelle fois au secours.
Tels sont les symptômes de la clinique relationnelle évoquée plus haut. On y trouve notamment la valse hésitation entre mesures éducatives et interventions soignantes. Il est d’ailleurs habituel que les soignants considèrent les troubles de l’adolescent comme relevant de mesures éducatives, tandis que les professionnels du champ socio-éducatif considèrent que l’adolescent a besoin de soins. Il est souvent difficile d’avoir non pas un regard disjonctif selon une logique du ou/ou, mais de considérer des interventions capables d’associer le soin et l’éducatif.
Octave est finalement à nouveau placé en milieu hospitalier sur décision du juge, dans une structure fermée. Il réussit cependant à fuguer à nouveau et à rentrer une nouvelle fois à la maison. Le juge chargé du dossier, et sans doute excédé, commet ce qu’on peut qualifier un passage à l’acte. Il suspend toute mesure éducative et confie Octave aux seules responsabilités de ses parents, après avoir affirmé à ces derniers combien ils étaient néfastes pour leur enfant, combien ils mériteraient sanction si cela était en son pouvoir, tout en concluant qu’ils ont besoin de se faire soigner.
Nous voyons une nouvelle fois à l’œuvre cette clinique relationnelle, dominée ici par les contradictions, les passages à l’acte, les projections et injonctions paradoxales, tous ces mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement limite. Voilà donc le contexte dans lequel doit être défini le cadre thérapeutique familial. Remarquons que dans l’exemple clinique qui nous occupe, il n’a pas été possible de réunir les différents protagonistes afin de tenter une approche mieux structurée. Dans ces conditions, les errements se sont poursuivis dans les prises en charge. Octave ne s’est pas investi dans les approches individuelles et celles-ci ont été finalement interrompues : « Parler ça ne sert à rien… J’en ai marre de dire toujours la même chose. Ça me saoule. » Nous connaissons bien ces propos, exprimés par de nombreux adolescents.
Les doses médicamenteuses ont été manipulées par Octave, au gré de ses impulsions et humeurs du moment, plus ou moins associées à l’alcool et au cannabis, puis stoppées en raison de l’interruption du suivi. Un accueil en hôpital de jour a été tenté, sans plus de succès, Octave ne se rendant pas aux jours et heures fixés, mais surgissant quand on ne l’attend pas. Après quelque temps, une nouvelle mesure éducative a été mise en place, par un nouveau juge. Octave a réussi à dresser l’éducatrice et sa mère l’une contre l’autre.

8Dans un tel contexte, l’approche familiale est souvent une mesure intéressante. Elle est une réponse adaptée aux modalités d’expression des troubles, essentiellement situés sur la scène interactionnelle. Par ailleurs, il est habituel que l’adolescent, de cette manière, s’adresse à ses proches sans vouloir ou pouvoir formuler autrement ce qu’il pourrait avoir à leur dire. On peut en effet lire ses difficultés comme l’expression de l’impasse développementale dans laquelle il se trouve, mais aussi comme ayant valeur d’échange avec l’environnement. Le comportement, les attaques corporelles, les provocations expriment une souffrance dont il importe de comprendre la nature. Les troubles de l’adolescent ont valeur d’un appel à l’égard des parents. Ils peuvent alors être compris comme une attente de soins, au fond implicitement espérée même si elle est explicitement rejetée. Ainsi les conduites transgressives sont un moyen de retenir l’attention des parents tout en les attaquant et en les tyrannisant. Les difficultés de l’adolescent ont en même temps pour fonction le maintien de la dysfonctionnalité familiale. Chacun dans la famille est conduit à faire toujours plus ou moins la même chose. Les troubles conduisent à la répétition des conflits et des ruptures connus depuis l’enfance. Ils permettent le maintien, pour plusieurs dans la famille, de cette ambivalence profonde dans laquelle chacun éprouve des velléités d’autonomie agressive et dévalorisante.

9Remarquons par ailleurs que si l’adolescent est peu prompt à s’investir dans une prise en charge individuelle, il se montre en général intéressé par des rencontres avec ceux qui partagent avec lui ces interactions problématiques. Octave a pleinement adhéré à ce travail, mis en place depuis quatre ans, et actuellement poursuivi avec une régularité saisissante et en contraste avec les interventions chaotiques qui se sont succédé dans le même temps.

10Certaines conditions doivent cependant être remplies pour que le cadre de la thérapie puisse être habituellement établi. D’abord, il est préférable que la prise en charge familiale soit placée à un niveau logique qui conditionne les autres niveaux d’intervention. Ce modèle systémique d’intervention doit permettre en effet de réfléchir d’abord à la réalité interactionnelle du moment. Cela peut nécessiter d’inclure différents partenaires professionnels dont les approches sont plus spécialisées et partielles. Dans ce cas, l’objectif est de créer les moyens pour les adultes de reprendre ou de conserver une certaine maîtrise de la relation qu’ils créent avec l’adolescent. Ensuite, les séances familiales doivent être réalisées selon un tempo bien établi, après qu’aient été décidés clairement les partenaires devant y participer. Enfin, il s’agit de définir, du moins au début, des objectifs en termes simples, précis, limités, bien compris et acceptés par tous. Cela ne signifie pas que la thérapie se limitera aux objectifs ainsi affichés. C’est un point de départ qui favorise l’alliance thérapeutique dans une famille où chacun peut se sentir partie prenante de l’objectif ainsi défini en commun.

11Le problème de l’association avec une thérapie individuelle de l’adolescent est souvent posé. Si, d’un point de vue théorique, il apparaît pertinent de conjuguer deux approches aux finalités complémentaires, l’une centrée sur l’intersubjectif et les liens, l’autre sur l’intrapsychique et la différenciation, la pratique confronte à des difficultés qui tiennent à l’absence de demande du côté de l’adolescent et à l’impossibilité d’investir à la fois deux démarches qui peuvent apparaître en compétition, ou sources de confusions entre elles. Dans ma pratique, il apparaît plus cohérent d’envisager cette association dans la succession plutôt que dans la simultanéité, et de commencer par l’approche familiale. Celle-ci permet « d’assainir » le contexte relationnel, de le sécuriser, puis de focaliser peu à peu les problématiques personnelles. L’orientation vers une thérapie individuelle est alors réfléchie, murie, mieux posée, mieux acceptée, mieux investie.

12Dans la situation clinique qui nous occupe, il serait depuis longtemps souhaitable, de mon point de vue, qu’Octave puisse entreprendre un travail individuel. Malheureusement les événements du début de la prise en charge le conduisent à refuser cette approche. Par ailleurs le transfert avec moi est maintenant trop solidement établi pour envisager l’intervention d’un autre thérapeute. Dans ces conditions, il s’agit alors plutôt de s’orienter vers un aménagement du cadre. Il est alors possible de prévoir des séquences de plusieurs séances individuelles venant alterner avec des séances familiales plus ponctuelles. Mais une autre solution plus satisfaisante peut être mise en œuvre lorsque la thérapie familiale est conduite, comme cela arrive fréquemment, par deux thérapeutes. Dans ces conditions l’un intervient comme thérapeute individuel de l’adolescent, tandis que l’autre est plus préoccupé par l’approche globale. Il est alors possible à un moment de scinder la prise en charge, l’adolescent poursuivant des séances individuelles avec son thérapeute, tandis que l’ensemble de la famille se retrouve plus ponctuellement réuni avec les deux thérapeutes.

Le travail familial et la problématique d’attachement

13Le modèle de l’attachement constitue une référence importante pour guider les interventions. Le fonctionnement limite est en général la conséquence d’un attachement établi de manière fortement insécure, plus particulièrement quand il est « désorganisé ». Cette désorganisation ne concerne pas que l’adolescent. La théorie de l’attachement est à ses origines une théorie dyadique, plus particulièrement centrée sur les interactions précoces entre un enfant et une figure d’attachement. Mais d’une part, des travaux de plus en plus nombreux ont montré l’évolution de l’attachement au cours des périodes ultérieures du développement (Miljkovitch, 2001 ; Delage, 2013). Et d’autre part, on étend aujourd’hui au système familial les connaissances sur l’attachement (Erdman, Caffer, 2003). La famille dans son ensemble est alors considérée comme un groupe d’attachement, et chacun est susceptible dans ce groupe d’avoir plus ou moins recours à la « base familiale de sécurité » (Byng-Hall, 1990).

14Les interactions de l’adolescent avec son environnement et les interventions familiales en termes d’attachement permettent de mettre en forme d’une manière compréhensible par tous, ce que les uns et les autres ressentent et observent. De cette manière, le dialogue est assez facile entre des professionnels dont les formations de base sont très hétérogènes.

15Ainsi dans l’attachement « désorganisé », nous pouvons dire que le fonctionnement intrapsychique est externalisé, tant du côté de l’adolescent, que du côté de l’un ou l’autre ou de ses deux parents, les uns et les autres étant en déficit de sécurité interne. Un des parents ou les deux parents ont été depuis longtemps, pour l’enfant, sources de malaises, de craintes, de menaces. On décrit notamment chez les mères des comportements de communication affective discontinue, des stratégies de soins paradoxales selon lesquelles l’attachement de l’enfant est en permanence facilité et rejeté à la fois. Dans ces conditions, l’enfant a dû faire face à une surcharge d’émotions négatives et de situations stressantes en provenance de sa ou ses figures de soins. On peut dire qu’il a développé une sorte d’incompétence générale dans ses relations interpersonnelles. Il n’a pas pu établir de Modèles Internes Opérants (mio) sur la base d’une confiance en l’autre et en soi. C’est plutôt les incohérences, les ruptures dans la continuité de soi, qui ont dominé les représentations, tandis que l’attente affective était toujours insatisfaite, source de tensions et de rejets.

16Mais dans les familles avec adolescent à fonctionnement limite, ce sont les attachements entre les uns et les autres qui sont établis selon des modes instables et contradictoires. Le manque de prévisibilité constitue en soi une habitude, de même le manque de repères et de rythme. Dans ces conditions, la base familiale de sécurité est souvent activée, en même temps que défaillante, de sorte qu’un niveau d’alerte demeure toujours élevé, et qu’on y réagit par l’explosion, ou au contraire par le désengagement et la froideur affective. Les conflits sont fréquents entre les uns et les autres, sans qu’il existe de possibilité de les résoudre. On a toujours plus ou moins à craindre la maltraitance, la dévalorisation, les rapports de force, les manipulations et la falsification de la réalité. Avec des références psychanalytiques, on pourra évoquer des défauts de contenance (Decherf et coll., 2003). Les conséquences qu’on en retient du côté de l’enfant sont : la fragilité narcissique, la prévalence des angoisses d’existence, et des comportements qui apparaissent comme des stratégies de survie (Decherf et coll., 2003). De plus, il est habituel dans ces familles, qualifiées de chaotiques et désorganisées (Minuchin, 1979), que les enfants soient instrumentalisés, triangulés (Bowen, 1984), pris dans ce que les systémiciens nomment des triangles pervers (Haley, 1979), lorsque dans une famille s’établit une coalition deniée entre un parent et l’enfant contre l’autre parent avec lequel se règle implicitement des comptes.

17Les attachements désorganisés qui se déploient dans ces familles ont enfin pour conséquence : peu de capacité de mentalisation, de liaison entre sensation, émotion et pensée ; peu de capacité de différenciation entre soi et les autres ; peu de capacité d’empathie permettant une bonne connaissance des états mentaux de soi et des autres.

18

Octave semble pris dans une telle dysfonctionnalité familiale. Les éléments d’anamnèse que nous retenons lors de la première rencontre sont les suivants. Les parents se sont séparés quand Octave avait deux ans. La mère a obtenu l’hébergement. Le père est resté vivre dans la même rue, à cent mètres du domicile de la mère. Celle-ci a continué d’alimenter le conflit avec son ex-conjoint par l’enfant interposé. Le jeu s’est compliqué par l’arrivée d’une belle-mère entrant dans un conflit ouvert avec la mère d’Octave, et par l’arrivée d’un compagnon de la mère, instable, inconsistant, installé dans une relation de dépendance affective et matérielle au point d’être traité de limace par sa compagne. Les manipulations entre les uns et les autres ont conduit à de nombreuses falsifications de la réalité relationnelle présentée à Octave. Puis un jour, quand Octave a eu dix ans, la mère qui avait fait de lui un complice, a décidé de le placer en internat, afin semble-t-il d’avoir les coudées plus franches dans son combat avec ses adversaires. En internat, Octave a été victime d’abus sexuels de la part de camarades plus âgés. Sa mère n’a pas cru à ses révélations. Son père ne s’y est pas intéressé, et trop occupé à régler des comptes avec son ex-femme il a préféré garder ses distances. Octave n’a jamais eu la reconnaissance de ce qu’il avait subi et la réparation qui aurait pu s’en suivre.
Ces éléments sont recueillis lors d’une première séance réunissant Octave et ses deux parents. Il s’agit de faire connaissance, de recueillir un ensemble d’informations, de préciser les attentes de chacun, de définir les objectifs de la thérapie. Celle-ci a consisté en des séances alternant des rencontres d’Octave avec sa mère, et d’Octave avec son père. Ponctuellement, les parents ont été rassemblés avec le ou les éducateurs impliqués dans la situation. Il s’agissait alors de réfléchir à certaines mesures précises concernant l’orientation et l’avenir d’Octave, avec le souci d’éviter les jeux de manipulation toujours possibles entre les uns et les autres.

Les séances thérapeutiques

19La première tâche des thérapeutes est de se proposer comme une base de sécurité suppléante et provisoire. Le modèle de l’attachement nous indique que l’enfant apprend à recourir aux ressources externes que constitue sa figure d’attachement, base de sécurité, lorsque ses ressources internes sont débordées. De même, dans une famille, lorsque les ressources internes de régulation et de mentalisation des émotions paraissent défaillantes, le recours à des ressources externes, ici celles du thérapeute, est spécialement souhaitable.

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La première séance réunit Octave et ses parents, bien que ces derniers soient séparés, mais il s’agit d’une séance d’évaluation déclenchée à propos du comportement préoccupant d’Octave. Les séances suivantes réuniront Octave et son père, Octave et sa mère, et parfois Octave sa mère et son beau-père.
Octave a le visage sombre, il paraît désorganisé dans ses propos comme dans ses attitudes. Il ne regarde jamais ses parents, il s’exprime peu, bien que semblant en proie à des émotions intenses. La mère précise qu’en ce moment elle n’ose pas le laisser seul à la maison. Ce n’est pas tellement qu’elle s’inquiète pour lui, mais quand il est comme ça, il peut se mettre à tout casser. Voici quelques extraits :
Le thérapeute : « Que se passe-t-il pour toi quand tu t’alcoolises massivement comme tu le fais ces jours-ci ?
Octave : Je ne sais pas… Je pense à rien… C’est un malaise en moi… Je me sens seul au monde. Boire, c’est remplir comme un vide… Quand je commence, je ne m’arrête plus.
— Et tu te sens mieux de cette manière ?
— Bof ! Non… Un peu… Surtout, je ne vois plus ce qui se passe… Après les angoisses reviennent… (Rires)… Mais je chasse vite ça.
— Comment fais-tu ?
— Ben y’a la fumette… C’est pas très bien. Mais ça fait rien. De toute façon au stade où j’en suis… »
Le thérapeute : « Que pensez-vous Madame des propos de votre fils ?
Madame : Je ne sais pas quoi en penser… De toute façon, c’est toujours ainsi… Moi, je ne peux rien faire. J’attends que ça passe.
— Que voulez-vous dire ?
— Ben oui, je ne sais pas ce que c’est que d’être mère d’un garçon comme ça… Faudrait m’expliquer. Mais, des fois il est gentil. Et puis, tout d’un coup, il s’énerve, il prétend qu’on le regarde de travers dans la rue… L’autre jour, il a cassé la porte de sa chambre.
Octave : « Évidemment, tu comprends jamais rien, t’es épouvantable comme mère. »
Le thérapeute : « Et vous Monsieur, comment vous situez-vous dans tout ça ?
Monsieur (en marmonnant de manière peu audible) : Je ne me situe pas, je ne sais pas où est ma place.
Octave : Oh oui, c’est un gros bébé qui doit apprendre à me connaître. »
Le thérapeute : « Octave, penses-tu que quelqu’un puisse t’aider ?
Octave : Non.
— Tes parents par exemple.
— Ils sont bons à rien.
— Les médecins.
— Je n’ai pas confiance… Ils comprennent pas.
— Et ici ?
— Je sais pas. De toute façon, parler ça sert à rien.
— Moi, j’ai envie que tu reviennes avec ta mère, puis avec ton père. Je ne peux pas te laisser mal comme ça sans tenter de faire quelque chose. J’ai l’impression que tu es plein de colère envers tes parents. Tu sembles attendre des choses qui ne viennent pas. On peut essayer de mieux comprendre cela. »

21Remarquons que la position initiale du thérapeute vise à répondre à un besoin (celui de la protection, de l’attention) et non à analyser une ou des demandes référées aux problématiques du désir. Ainsi il s’agit de développer une attitude proactive, un engagement dans une intersubjectivité selon laquelle le thérapeute s’adapte avec créativité à la singularité des différents partenaires. Il s’agit ici de montrer à ces derniers, une sensibilité intérieure, une certaine intuition, une attitude empathique.

22L’empathie n’est pas le contre-transfert. D. Wildlöcher (2011) établit une claire distinction en indiquant que le contre-transfert consiste à repérer comment l’esprit du patient influence celui du thérapeute, tandis que dans l’empathie c’est plutôt le thérapeute qui place son esprit dans celui du patient après le repérage des émotions suscitées chez lui par le patient. C’est ainsi, selon D. Wildlöcher, que peut se développer une co-pensée, c’est-à-dire « un processus de développement réciproque de l’activité associative dans l’intersujectivité que vivent le patient et son thérapeute » [1].

23En thérapie familiale la notion de « résonance » développée par M. Elkaïm (1989) prend alors tout son intérêt. On peut retenir ici un mouvement qui va du « sentir dedans » à partir de l’attention que le thérapeute porte aux émotions qu’il vit dans le système formé avec la famille [2], au « comprendre dedans » à partir de ses capacités d’insight. Il peut alors être conduit vers ce que S. Lebovici (1991), à propos des interactions parents-bébés, a théorisé à la fin de sa vie comme empathie métaphorisante avec énaction. La référence à S. Lebovici et aux interactions précoces n’est pas fortuite. En effet S. Lebovici de son côté, s’est appuyé sur la théorie de l’attachement et a utilisé l’action directe du thérapeute sur le bébé dans un registre interactionnel où il est question d’affects partagés. La richesse des interventions de S. Lebovici passe par une communication intercorporelle, en même temps qu’il cherche à s’allier à chaque partenaire de la triade parents-bébé à partir de ce qu’il vit et sent dans le moment présent de la séance (Missonnier, 2011).

24La consultation familiale avec un adolescent à fonctionnement limite n’est pas sans présenter certaines analogies, si l’on considère que cet adolescent vit les conséquences d’une défaillance dans l’organisation de ses expériences internes, et qu’il lui est notamment difficile d’identifier, de clarifier et de réguler ses émotions ou ses désirs pour les mettre en pensée. Il est donc d’abord et avant tout question d’un travail sur les émotions selon lequel le thérapeute interagit avec l’adolescent en s’adressant en même temps, par cette interaction même, au(x) parent(s) présent(s), participant(s). La notion de résonance vient nous indiquer la possibilité de co-pensée (Wildlöcher, 2011) à partir de co-senti. La résonance nous indique en effet que les partenaires de l’échange vivent et éprouvent un état semblable. Ainsi le thérapeute exerce son action à partir de ce qu’il éprouve et réfléchit (dans le double sens de l’insight et du reflet renvoyé dans le système). De cette façon, ce qui est senti et partagé à plusieurs peut faire l’objet d’un travail intersubjectif de mise en pensée et d’élaboration dont on sait précisément la défaillance dans le mode de fonctionnement limite. De cette façon, l’accent est mis sur une connexion étroite entre l’attachement et la régulation émotionnelle à la fois intra et interpersonnelle. Au fond, il s’agit pour le thérapeute de centrer son intervention sur l’adolescent afin de tenter par son attitude empathique un accordage suffisamment efficient, et conviant le ou les parents témoins de l’échange à tenter de leur côté un meilleur accordage, d’autant plus envisageable qu’ils sont rassurés par les interventions du thérapeute.

25La manière d’être du thérapeute est ici essentielle, et il doit spécialement être attentif à tout ce qui émane de sa personne dans le registre non verbal. Sa posture, sa gestuelle, son visage, son regard, le ton de sa voix, ses modalités d’intervention, impressionnent fortement ceux qui les observent, le plus souvent d’ailleurs dans un registre implicite, mais dont les conséquences n’en sont pas moins importantes. Bien sûr cette attitude n’est pas exempte d’écueils. Être en empathie avec l’adolescent ne signifie pas compatir avec lui. Cela ne signifie pas non plus avoir une attitude séductrice avec lui. L’accordage ne doit pas perdre de vue l’asymétrie de la relation entre un adulte et un adolescent. Chercher une alliance thérapeutique avec les parents ne signifie pas non plus s’identifier à eux, et susciter alors les provocations de l’adolescent. Mais on doit aussi tout autant éviter une disqualification des parents auxquels serait renvoyée leur incompétence à répondre aux besoins de leur enfant. Il s’agit pour le thérapeute d’avoir en permanence un regard binoculaire capable de mettre le focus sur les échanges qu’il entretient avec l’adolescent, sans perdre de vue l’intersubjectivité dans laquelle il est engagé avec l’ensemble des partenaires. On peut se poser à nouveau la question de la co-thérapie et penser que ce regard binoculaire est plus facile à deux. Cependant, il est par ailleurs plus difficile de travailler sur les émotions, les résonances personnelles et l’empathie, lorsqu’on est deux thérapeutes, sauf si le duo constitué est alors dans une grande complicité, ou dans la possibilité de mettre en scène leurs différences devant la famille, et de résoudre devant les autres protagonistes, les contradictions ou les tensions qui pourraient apparaître entre eux.

26On peut finalement résumer l’attitude du thérapeute soucieux de travailler à l’instauration d’une suffisante sécurité dans la famille à l’aide des trois dimensions évoquées par R. Scelles dans un article centré sur la prise en charge du handicap (Scelles, Korff-Sausse, 2011), mais à mon sens tout à fait appropriées chaque fois qu’il est question d’une contenance défaillante :

  • La dimension « phorique » permet au thérapeute de « porter l’émotion de l’autre pour l’autre » (Scelles, Korff-Sausse, 2011). Il s’agit ici de pouvoir recevoir les émotions négatives de l’adolescent et des autres dans la famille, accepter, tenir en soi-même un sentiment de malaise qui ne manque pas de naître dans des relations avec une famille comme celle d’Octave.
  • La dimension « sémaphorique » consiste à pouvoir dégager ce qui fait saillance dans les interactions conflictuelles, contradictoires et chaotiques des uns et des autres. Ce n’est pas d’un travail d’interprétation dont il est question. Il s’agit d’une activité narrative au cours de laquelle le thérapeute aide à l’élaboration d’une lecture, d’un ordonnancement, d’une organisation de la vie émotionnelle qui se manifeste dans les échanges et que le thérapeute s’est efforcé de « sentir » dans la dimension précédente. Une importance particulière est, de ce point de vue, accordée à ce qui est observé dans la réalité interactionnelle. Cette observation concerne deux registres : celui de l’explicite, c’est-à-dire de ce qui est exprimé intentionnellement avec les paroles et avec les attitudes et la gestuelle qui les accompagne ; celui de l’implicite toujours fortement concerné dans le fonctionnement limite, souvent non congruent avec le registre explicite, chargé en émotions complexes et contradictoires, voire traumatiques, communiquées de manière non intentionnelle parce qu’en lieu et place de ce qui ne peut être pensé ou exprimé avec des mots.
  • La dimension « métaphorique » doit précisément permettre la mobilisation des processus de pensée des uns et des autres, c’est-à-dire de s’orienter vers un travail de mentalisation. Il est question ici d’une possible mise en acte de son ressenti par le thérapeute, en opérant des changements de place ou de distance entre les partenaires lors de moments émotionnellement chargés, ou en utilisant un objet médiateur comme une chaise vide pour représenter par exemple une personne absente, mais pourtant « pesante » (Goldbeter-Merinfeld, 1994) dans la vie de l’adolescent et/ou de la famille.

27L’utilisation des « sculptures » revêt ici un intérêt particulier. Les sculptures dites « phénoménologiques » (Caille, Rey, 2004) visent la mise en représentation des relations présentes-vécues-perçues par les différents partenaires d’une famille. La consigne explicite : « Montrez-moi (sans la parole, mais par le positionnement des corps les uns par rapport aux autres comment vous êtes dans vos relations les uns avec les autres », est une invitation à ce que soient dévoilés les Modèles Internes Opérants (dont on sait qu’ils correspondent à la représentation de soi en relation avec la figure d’attachement) systémiques (Marvin, Stewart, 1990), c’est-à-dire la façon dont chacun perçoit comment on est attaché les uns aux autres. Ce dévoilement apparaît d’autant plus qu’il est demandé à chacun d’exprimer les émotions ressenties à l’exécution de la tâche. Ainsi s’opèrent tout à la fois une mobilisation émotionnelle, une clarification de ce qui est ressenti, une mise en pensée, une réflexion, une mentalisation des éprouvés, de sorte que chacun est aidé à mieux s’approprier ce qui lui appartient en propre, et à lier ce qui l’unit aux autres.

28

Après quelques séances, une sculpture est ainsi proposée à Octave, sa mère, Martine, et le compagnon de celle-ci, Auguste. La sculpture d’abord exécutée est celle d’Auguste. Martine et Octave se tiennent par la main, debout, et regardent devant eux, l’air indifférent. Auguste se tient à côté de Martine, légèrement à distance. Le tableau est intitulé « En ville ».
Octave, invité à exprimer ce qu’il ressent : « Je me sens tout con… (éclate de rire).
Martine : Je ne me sens pas à mon aise. C’est comme si on faisait un couple avec mon fils.
Octave (riant) : C’est tout à fait ça.
Martine : En plus, je ne vois pas pourquoi il fait ça. On va jamais en ville ensemble. »

29

La sculpture de Martine : Octave marche en avant et regarde la montagne. Martine est en arrière et tient Octave par l’épaule. Auguste tourne le dos à la scène et regarde le mur face à lui. Le tableau est intitulé « En marche ».
— Commentaire d’Octave : « Je ne suis pas bien… Je ne sais pas où je vais et en plus, ma mère me retient.
Martine : Mais non, c’est pour te guider.
Octave : Tu ne sais pas où tu vas toi-même.
Auguste (toujours marmonnant) : Je ne comprends rien. »
Le thérapeute fait seulement remarquer que tout le monde ne marche pas dans le même sens.

30

La sculpture d’Octave : Martine et Auguste sont debout, face à face et montrent les poings l’un contre l’autre, Martine en grimaçant, Auguste en souriant. Octave se place accroupi entre les deux en tirant la jupe de sa mère, et en regardant Auguste par en bas. Le tableau est intitulé « Le bébé boxeur ».
— Commentaire de Martine : « J’ai envie de rire… Mais ça me gène aussi. »
Auguste ne comprend pas pourquoi il sourit tout en faisant mine de frapper Martine. Ça ne lui convient pas, car il est un non-violent.
Aucune interprétation n’est donnée par le thérapeute, mais on ne peut que remarquer dans la sculpture d’Octave, la place particulière qu’il occupe dans une relation pour le moins confuse dans laquelle on ne sait pas bien s’il est l’objet d’un conflit, d’un jeu, ou si lui-même instrumentalise les adultes.

31Il n’est pas question de retracer toute la thérapie menée jusqu’à ce jour auprès d’Octave et sa famille. Le travail sur les émotions a permis, qu’avec sa mère, Octave parvienne peu à peu à se dégager de la manipulation qu’elle exerçait sur lui, notamment de la manière dont, par ses commentaires, elle falsifiait la réalité relationnelle avec le père. Octave n’était jamais sûr de sa mère, tant elle se montrait inconsistante et insaisissable, tout en lui laissant percevoir sa capacité à tout accepter de lui, mais en étant absente lorsqu’il avait besoin d’elle. Il a été question d’un travail de construction à partir des éprouvés de l’adolescent, d’habitude désorganisateurs de sa vie psychique et peu à peu mieux organisés, selon des modalités plus sécures. De meilleures possibilités de régulation émotionnelle sont apparues à partir de ce qui était verbalisé en séance. Octave s’est peu à peu mieux différencié d’une mère montrant de son côté des capacités à être moins toxique. Octave a fini par apparaître moins destructeur avec elle, tandis qu’il semblait s’organiser selon un mode d’existence plus autonome.

32Avec son père, Octave avait besoin d’interroger sa filiation, son histoire, de mieux comprendre ce père qu’il ne connaissait finalement qu’à travers sa mère. Il a découvert un père lui parlant de sa propre adolescence un peu comparable à la sienne. Il a pu se situer dans une famille paternelle, d’origine étrangère et jamais rencontrée. En même temps ce père, lui-même vivant sur un mode assez précaire, a pu avec le soutien apporté par les séances, se montrer plus consistant que la mère, plus clair dans les messages adressés à son fils, mieux positionné comme adulte éducateur. Le père et le fils ont pris l’habitude de développer des activités ensemble : faire de la randonnée, aller à la pêche… Avec le temps, Octave semble avoir fait le tour de ses « retrouvailles » avec ce père jusque-là peu connu. Il a désormais pris ses distances avec lui, et lui rend visite quand il le désire, c’est-à-dire assez souvent malgré tout, mais pour des rencontres brèves et superficielles.

33

Octave arrive à la consultation le crâne rasé, habillé avec recherche. Le père manifeste son inquiétude. Octave explique qu’il veut être mannequin.
Octave : « Ça m’est venu après une dispute avec ma mère.
Le thérapeute : Je ne vois pas bien le rapport.
— Moi non plus… Mais ça ne fait rien… Je suis fatigué, stressé… Je vais partir à Marseille pour être mannequin et comme ça je n’aurai plus à voir mes parents, ni l’un, ni l’autre… Mon père, je l’embarrasse, je sais bien… Il n’a jamais su quoi faire de moi… C’est ma mère qui me l’a dit… D’ailleurs c’est mon père ; mais ce pourrait être un étranger, ce serait pas pareil. »
Le reste de la séance est consacré à une longue séquence autour de la généalogie paternelle. Octave découvre, intéressé, une famille dont son père ne lui a jamais parlé. Cette famille vit dans un pays étranger. Le père mentionne les relations difficiles avec ses propres parents, des comportements délinquants à l’âge d’Octave, et puis un engagement dans l’armée, plus tard.
Fin de la séance :
Octave : « Finalement, je ne vais pas faire mannequin, c’est con. (Octave se tourne vers son père). On pourrait pas aller à la pêche demain ? En même temps on se raconterait des histoires.
Le père : D’accord, mais ça veut dire qu’il faut te lever de bonne heure.
— Quand je veux, je peux. » (Octave éclate de rire).
Bien sûr dans la réalité quotidienne les péripéties n’ont pas manqué, mais elles se sont atténuées en fréquence et en durée. Les prises d’alcool et de cannabis sont mieux contrôlées. Octave ne décrit plus le vide, les angoisses qui l’envahissaient, le besoin incoercible de combler ce vide, de se faire mal, d’attaquer sa mère ou parfois son père. Il connaît aujourd’hui les limites de ses parents et semble avoir renoncé à l’attente de leurs soins. Ce relatif renoncement n’est pas étranger à l’établissement d’un lien amoureux fortement investi, ce qui n’était jamais arrivé à Octave jusqu’alors.

34Finalement, l’instauration par le travail thérapeutique d’une base de sécurité familiale et personnelle plus efficiente, d’une contenance, permet en même temps une lente mentalisation à partir d’une meilleure régulation émotionnelle. Mentaliser c’est « penser les émotions et ressentir les pensées » (Tereno et coll., 2009). On sait qu’à l’origine la notion de mentalisation nous vient de l’École Psychosomatique de Paris et qu’elle se comprend comme un mode de fonctionnement de l’imaginaire qui s’oppose à la somatisation et au comportement. Les capacités de mentalisation apparaissent spécialement défaillantes dans le fonctionnement limite et dans l’attachement désorganisé qui, le plus souvent, le sous-tend. La référence à l’attachement nous permet de comprendre la mentalisation de manière plus intersubjective. P. Fonagy (2001), en s’appuyant sur le modèle théorique de W. R. Bion, insiste sur une dimension réflexive et considère la mentalisation comme l’aptitude à prendre en compte les états mentaux de l’autre dans la détermination et la compréhension de son propre comportement. On peut donc dire que la mentalisation correspond à une capacité de mettre en pensée des expériences perceptives émotionnelles de soi et de l’autre. C’est ce qui conduit à l’insight en psychanalyse, ce que les attachementistes nomment « métacognition » et les systémiciens « métacommunication », c’est-à-dire communiquer sur la communication à partir de représentations partageables.

35C’est essentiellement de ce travail dont il a été question dans la thérapie avec Octave et sa famille. Remarquons qu’il ne s’agit pas dans la mentalisation d’une simple activité narrative. Il ne s’agit pas de parler, ou de seulement parler. Il s’agit de s’adresser à quelqu’un. En l’occurrence, il s’agissait pour Octave de s’adresser à un thérapeute attentif qui, par là même, lui permettait de s’adresser en même temps à un parent (celui qui était présent en séance) manifestant son intérêt et son propre engagement dans l’échange. Et tout cela ne peut se faire que progressivement, peu à peu, permettant des liaisons en lieu et place des désorganisations. On peut sans doute dire aussi, et peut-être grâce à la maturation avançant au fil des années, qu’Octave, peu à peu, a éprouvé une certaine curiosité pour les processus de pensée, un certain plaisir à mettre en paroles, au lieu de mettre en actes.

Vers une conclusion ?

36

Octave a maintenant dix-neuf ans. Outre la thérapie familiale, il bénéficie pendant quelque temps encore d’un suivi éducatif par le service de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il se rend régulièrement aux rendez-vous proposés par l’éducatrice chargée de son suivi.
Une séance bilan a été récemment conduite. Elle devait réunir en vue d’une réflexion sur l’avenir professionnel, Octave, ses deux parents et l’éducatrice. Octave a tenu à se présenter avec sa petite amie, d’origine africaine, à la fois désireux de me la faire connaître et soucieux de l’associer à la réflexion le concernant. On peut évoquer un jeune couple « thérapeutique », la jeune fille ayant de son côté un parcours difficile, marqué notamment par le décès précoce de sa mère, mais ayant jusqu’ici développé malgré tout de bonnes capacités d’insertion sociale.
Octave au cours de cette séance, propose une nouvelle orientation de la thérapie. Il n’est plus intéressé par des séances avec ses parents. Il a maintenant besoin de se dégager d’eux, d’autant qu’il ne vit plus chez sa mère. Avec son amie, ils se sont installés tous les deux dans un petit appartement. Le loyer est payé, partie par l’amie, et partie par la mère d’Octave. Il apparaît à ce dernier la nécessité de trouver une formation professionnelle et il travaille cette orientation avec son éducatrice. Mais il pense qu’il a encore besoin d’être aidé et son amie avec lui. Il la trouve parfois dépressive. Et surtout elle ne parvient pas à exprimer ce qu’elle éprouve. C’est comme lui au début. Ils arriveraient mieux à se comprendre si son amie parvenait à lui parler d’elle-même, car ils souhaitent tous deux poursuivre leur relation. Cette amie manifeste son accord avec cette idée. Les parents semblent satisfaits de la tournure prise par la situation. On est ici avant les vacances d’été. Je propose que chacun réfléchisse. Le rendez-vous est pris à la rentrée.
Alors, aide thérapeutique d’un jeune couple en formation ? Travail individuel pour l’un, pour l’autre, pour les deux ? En tout cas, Octave a acquis maintenant me semble-t-il une suffisante autonomie psychique pour mener sa propre réflexion. Il s’est peu à peu débarassé d’un filet dans les mailles duquel il n’arrêtait pas de se prendre, ne cherchant qu’à se débattre sans plus trouver l’air dont il avait besoin pour vivre.

37Octave et son entourage nous indiquent la nécessité d’une thérapie qui doit être aménagée au gré des circonstances, car son enjeu principal est de tenir, de construire et de maintenir un lien stable, durable et porteur de cohérence, capable de résister aux aléas de la réalité quotidienne, aux attaques diverses dont il peut être l’objet. Il faut de la part des thérapeutes de la ténacité, de la patience, de la souplesse. L’adolescent à fonctionnement limite a besoin de se confronter à des adultes qui ne renoncent pas, quoi qu’il arrive. C’est aussi tout le mérite des parents d’Octave, que d’avoir accepté de leur côté un suivi qui a nécessité une constance à laquelle ils n’étaient jusqu’ici pas habitués.

38

Extrait de la dernière séance réunissant Octave et son amie Isabelle.
Octave, solennel : « On va se marier…
Le thérapeute, surpris : Ah bon ! Vous avez tous les deux réfléchi à ça.
Isabelle, en souriant : Oui.
Le thérapeute : Oui, mais pourquoi le mariage ? Chez les jeunes de votre âge, c’est moins fréquent aujourd’hui.
Octave : Pour mon arrière-grand-mère, le mariage, c’est sacré…. Et mon arrière-grand-mère, elle est vieille. Il ne faut pas trop tarder. Elle a dit que nous devrions nous marier, et ce qu’elle dit c’est sacré.
Isabelle : Pour mon père, c’est sacré aussi. Il faut qu’Octave fasse une demande officielle à mon père. Ce sera à Noël, parce qu’après, dans la culture africaine, le fiancé doit payer les costumes.
Le thérapeute : Mais Octave n’a pas d’argent.
Octave : Il est temps que je travaille… Je réfléchis à ça avec mon éducatrice. Elle m’aide bien, et je vais trouver. »

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Wildlöcher, 2011, p. 143.
  • [2]
    Le mouvement constructiviste en thérapie systémique prend en compte la subjectivité du thérapeute (deuxième cybernétique) et conçoit le champ d’intervention dans le système thérapeutique qu’il constitue avec la famille. On est proche ici de ce que plus tard, dans le champ psychanalytique, E. Granjon (1987) théorisera avec le « néo-groupe » formé par le thérapeute et la famille. L’intersubjectivité se définit, de son côté, de différentes manières aux regards des champs théoriques auxquels elle est référée. Elle est vue ici sous l’angle de l’interrelation entre deux ou plusieurs subjectivités (Stolorow, Atwood, 1992).
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