1Face à la complexité du traitement et des prises en charge des patientes anorexiques dans notre institution Maison des Adolescents, un espace de paroles groupal est proposé pour les parents se sentant désemparés et impuissants devant la symptomatologie de leur fille.
2Il leur est proposé de se réunir afin d’échanger en groupe sur leur vécu et leurs ressentis. Ils sont ici soutenus et encouragés à reconnaître l’existence de difficultés pour eux-mêmes et à dire leur blessure narcissique d’être parent d’une adolescente qui souffre. À travers le récit de leur quotidien, les parents apprennent à se connaître, à se faire confiance… Cet étayage groupal les invite à penser leur fille en tant qu’individu à part entière et en tant qu’adolescente.
3Ce groupe ne se définit pas comme un groupe thérapeutique mais comme un groupe d’accompagnement à la réflexion, ayant des visées thérapeutiques. Il s’agit d’un groupe à durée déterminée de dix-huit mois, se réunissant toutes les trois semaines (hors vacances scolaires) pendant une heure et quinze minutes. Il était au départ semi-ouvert et s’est fermé trois mois après son inauguration lors de l’intégration de deux nouveaux parents. À la fermeture du groupe, il est composé de quatre couples et de trois mères. Tous ont une fille anorexique. Plusieurs entretiens préalables ont été proposés à chaque parent avant de participer au groupe.
Le groupe et ses différentes étapes
4Tout d’abord, précisons que nous avons débuté le groupe peu de temps avant les vacances d’été. Certes, ce contexte était peu contenant, mais les parents étaient en attente. Il nous paraissait difficile de les faire patienter encore trois mois. Ainsi les conditions de la première séance du groupe en juin n’ont pas été sans conséquences… Lors de cette séance, les co-thérapeutes ont été étonnées de la rapidité avec laquelle les parents ont témoigné de leur vécu quotidien, de leur parcours de soins, de leur solitude, se retrouvant globalement dans les récits des uns des autres. Les thérapeutes ont eu le sentiment que les parents venaient déverser, voire vomir « le repas indigeste » de leur quotidien… Plutôt satisfaites que « la mayonnaise prenne » rapidement, elles se sont senties, par ailleurs, un peu spectatrices. Les parents parlaient, en effet, entre eux, peut-être contenus, rassurés par le cadre du groupe. Mais nous avons senti aussi que dans leur esprit nous ne pouvions pas être parents d’anorexique. Il nous sera nous-mêmes, parfois difficile, d’être au plus près de leur vécu…
5Les troisième et quatrième séances ont été marquées par le sceau des absences. Comme nous le craignions, l’interruption des vacances a mis à mal l’enveloppe groupale. À la séance de rentrée, l’une des thérapeutes s’est sentie affectée par ces absences et en proie à un sentiment dépressif : « Est-ce un bon groupe pour qu’il y ait autant d’absents ? » La co-thérapeute moins aux prises avec un tel ressenti a pu soutenir le dispositif en se montrant plus confiante quant à sa consistance et à sa pérennité. Ainsi, au fil des séances, les thérapeutes ont été traversées alternativement par des affects dépressifs.
6À cette même période, se sont révélés des clivages au sein du groupe. Les thérapeutes ont été attaquées plus ou moins directement, les soignants, en général, étant montrés du doigt. Nos compétences ont été intrinsèquement interrogées et nous avons douté ainsi successivement de nos capacités. Un couple nous a agacées, à tour de rôle, en raison de sa position très défendue, affichant l’image d’un couple toujours soudé dans lequel toute différence était annulée dès qu’elle était suggérée. Existerait-il aussi de bons parents et de mauvais parents dans notre esprit ? Ces clivages ont vraisemblablement eu pour fonction d’endiguer les angoisses qui circulaient dans le groupe : angoisses dépressives « déposées » en nous, angoisses de vidage (le groupe qui se délite), angoisses d’intrusion ressenties intensément par l’une des thérapeutes. Nous avons également perçu ces clivages comme une tentative pour le groupe de construire une enveloppe groupale, différenciatrice du dedans et du dehors.
7En définitive, pendant les six premiers mois du groupe, nous avons ressenti une sorte de répulsion à l’idée de se replonger dans le contenu des séances lors de la prise de notes. Nous étions « gavées » de détails de poids, de repas, de calories, engluées dans un discours opératoire qui entravait notre pensée. Parallèlement à ce discours « sans saveur », nous partagions d’autres représentations « chargées » : celle d’une marmite bouillonnante, dans laquelle nous tournerions en rond comme aspirées par le fond, ou encore cette menace proférée « tu vas en bouffer ! ». Ces représentations teintées de mort et de sadisme illustrent la force des projections déposées en nous. Nous étions traversées par une impression contradictoire : d’une part, les échanges allaient en s’étoffant, les parents nous paraissaient plus attachants et d’autre part, une lourdeur nous terrassait. Nous saisissions mieux alors notre réaction défensive. Pour les parents, il était difficile d’élaborer. Introduire une autre façon de penser pouvait d’ailleurs leur faire violence.
8La cinquième séance a signé un tournant dans l’évolution du groupe ; elle a correspondu à l’accueil de deux nouvelles personnes et surtout à la fermeture du groupe. Lors de cette séance et des suivantes, les échanges nous ont paru gagner en épaisseur et en profondeur. C’était plus vivant, même s’il y était question des angoisses de mort. En effet, à la fin de la séance, un père, jusqu’alors sidéré par les troubles alimentaires de sa fille, a associé sur une personne de son entourage décédée d’une anorexie mentale il y a vingt ou trente ans. Cette gravité ressentie dans le groupe était enfin mise en mots.
9Le fait que les angoisses de mort, communes à chacun, aient été évoquées et reconnues, a permis aux parents du groupe, non seulement, d’avancer dans l’expression de leur blessure narcissique, de leur fatigue et de leur saturation, mais aussi d’être moins happés par cette angoisse mortifère. Une mère a pu dire qu’être parent d’anorexique ne suscitait pas la même empathie dans leur entourage qu’être parent d’un enfant cancéreux par exemple : « On ne peut pas comprendre quand on ne le vit pas. » Nous avons nous-mêmes ressenti qu’il nous était plus facile de nous représenter mère d’un enfant gravement malade. Cette représentation nous a aidées à nous sentir plus proches de leurs angoisses : en effet comment continuer à penser, à poser des limites quand on a peur de voir son enfant, grand ou petit, mourir ? Nous pouvions éprouver combien les troubles de leur adolescente faisaient constamment intrusion dans leur psychisme.
10Par ailleurs, il a été plus fréquemment question de lassitude, d’énervement face aux réactions tyranniques de leur fille : « Il a fallu attendre ¾ d’heure avant qu’elle se décide à venir. » Une mère l’a d’ailleurs fait vivre au groupe : à dix-neuf heures sonnantes, un sms de sa fille lui rappelait de ne pas oublier d’acheter sa baguette de pain et pas n’importe laquelle ! Une mère en a invité une autre à oser se montrer fatiguée, triste quand elle le ressentait, cette dernière pensant devoir toujours être forte.
11Progressivement, nous sommes parvenus à nous extirper de la pesanteur du quotidien, bien que toujours présente, pour en arriver à des questionnements liés au corps, à l’apparence physique et aux aspects identificatoires sous-jacents. Ainsi une mère a rapporté que sa fille se lamentait de ne pas avoir retrouvé « sa belle poitrine » d’avant, malgré sa reprise de poids. Il a été forcément question du regard déformant des adolescentes sur leur propre corps, mais aussi de leurs envies vestimentaires, « les chaussures à talons », ce qui a fait associer le groupe sur la féminité.
12L’illusion groupale a été exprimée par et dans le groupe essentiellement à la huitième séance, durant laquelle nous avons tous partagé le constat que leurs filles pouvaient être vraiment tyranniques. Une mère a d’ailleurs lâché : « Elles sont chiantes ! » Des rires ont été partagés lorsqu’une mère nous a raconté, de façon théâtrale, le parcours semé d’embûches de sa fille allant s’acheter des sous-vêtements. Les parents ont tous témoigné de la façon dont ils se sentaient phagocytés par les exigences de leur fille et combien il leur était difficile d’y résister, même s’ils pressentaient bien la tonalité infantile des réactions de leur adolescente : « Il faudrait que je lui prévoie son petit pot comme avant. » La vie de famille apparaît calquée sur les rythmes de ces jeunes filles et le reste de la fratrie en souffre également. Dès lors, il a été plus question du « ras le bol » des frères et sœurs, mais aussi de leurs préoccupations pour leur sœur gravement malade lors des séances suivantes. Lors de cette séance, les thérapeutes se sont elles-mêmes surprises à rire de bon cœur avec les parents : nous étions bien ensemble.
13D’ailleurs, le groupe avait du mal à terminer les séances à l’heure depuis quelque temps et les parents poursuivaient leurs échanges devant la porte de la Maison des Adolescents. Au fil des séances, même s’il était toujours question d’emprise relationnelle et de relations étouffantes, des différenciations ont commencé à s’opérer doucement. Ce qui a trait à la séparation est devenu néanmoins plus présent dans les échanges : on a parlé de projet de voyage pour certaines jeunes, de projet de travail à l’étranger pour l’une d’elles, de projet d’emménagement pour une autre, d’éloignement à la suite d’une hospitalisation et du cortège d’angoisses qui va avec. Tour à tour, les mêmes parents ont soutenu et remis en cause le bien-fondé d’une telle séparation. À l’image de cette mère qui n’était pas effondrée, comme elle le craignait, lors d’une nouvelle hospitalisation de sa fille et qui a même fait part de son sentiment de liberté. Elle a cependant tout remis en cause, quand il a été question que leur fille puisse être en internat de semaine après son hospitalisation… « Est-ce qu’on est si néfastes pour qu’elle ait besoin d’aller ailleurs ? » a-t-elle dit, en pleurs. Ainsi, le contenu des échanges a porté sur la séparation, ressentie comme un abandon par certaines jeunes filles. Nous avons pu éprouver nous-mêmes les affects dépressifs (sentiment d’incompétence) et les angoisses d’abandon dans l’inter-transfert. Progressivement, les parents ont pu eux aussi faire part de leur vécu dépressif. Il en a beaucoup été question lors d’une séance où seules les mères étaient présentes. L’une d’entre elles a pu confier qu’elle avait souhaité en finir lors de la deuxième hospitalisation de sa fille, « J’avais juste un coup de volant à donner ».
14Globalement la majorité des jeunes filles allant mieux, elles ont pris de la distance d’avec leur milieu familial si bien qu’une tonalité dépressive a dominé. « On les porte à bout de bras, quand elles vont mieux, ça tombe. » Nous n’avons pu nous empêcher de relier ces affects dépressifs à la fin de la prise en charge de groupe qui approchait. Une mère a d’ailleurs demandé : « On est obligé d’arrêter ? » Aborder la fin du groupe en séance a été difficile, le sujet étant le plus souvent évité ! Les parents ont tout de même pu dire que le groupe leur avait permis de se sentir moins seuls, de se sentir compris, qu’il avait aidé certains à relativiser et qu’il avait permis un soutien réciproque. Il nous a été demandé à l’unanimité de nous revoir une fois plusieurs mois après ; d’abord étonnées (c’était encore reculer le moment de la séparation définitive), nous avons accepté cette ultime séance qui a eu lieu six mois après. Une partie du groupe a réitéré sa demande de poursuivre, mais cette fois-ci nous n’avons pas dérogé à la règle, il était nécessaire de mettre un point final à notre travail.
15Pour conclure, nous concevons tout d’abord que le lent processus mis en œuvre nécessite de se donner du temps afin qu’il se déploie. Concernant la dynamique de groupe, la fermeture du groupe nous est vraiment apparue comme un moment clé dans l’évolution de celui-ci. En raison de son effet de contenance, il semble que les parents ont pu davantage s’affranchir de « l’orgie de symptôme » décrite par Ph. Jeammet comme un « état d’excitation des participants à découvrir la similitude des comportements de leurs filles » [1]. Nous avons perçu, à ce moment-là, que l’enveloppe groupale était suffisamment constituée et fiable pour se dire ce qui semblait enfermer les parents, les envahir au quotidien sans avoir peur de se sentir jugés ou perçus comme de mauvais parents. L’expression de leurs angoisses de mort et de leur blessure narcissique a permis qu’ils se recentrent plus sur eux-mêmes. Progressivement ils ont pu exprimer des ressentis négatifs sur leurs adolescentes sans culpabilité (ou sans peur d’être néfastes pour leur fille) avant même de parler d’eux-mêmes, de leur fatigue et de leur propre souffrance. L’étape de l’illusion groupale semble avoir participé à ce processus dans le sens où elle leur a permis de se sentir plus forts face aux soignants et de moins redouter ce qu’ils imaginaient de leur regard jugeant. C’est en se dégageant de leurs sentiments de honte et de culpabilité que les parents ont pu prendre ou reprendre une place différenciée par rapport à leur adolescente. Nous avons constaté que les pères avaient plus de facilités à le faire, mais nous avons remarqué aussi qu’il leur était difficile de prendre une place dans le groupe. Se plonger dans l’animation d’un tel groupe nous a permis de mieux saisir l’enfermement dans lequel ces familles se trouvent. Nous sommes confortées dans l’idée que les propos échangés entre parents sont mieux accueillis et donc plus mobilisateurs que les mêmes paroles énoncées par les soignants. Comme le souligne Ph. Jeammet, le groupe leur offre un autre interlocuteur que les équipes médicales « devant lesquelles ils n’ont le choix qu’entre soumission ou rupture » [2]. Concernant la composition du groupe et le dispositif, nous avons mesuré l’intérêt d’accueillir des parents dont les problématiques sont différentes (par leur intensité, par leur constellation familiale, par l’histoire même des troubles, par l’âge différent des jeunes filles, etc.). Les identifications n’en sont que plus riches et le travail de différenciation recherché n’en est que plus aisé.
16Cette première expérience de groupe de parents d’adolescentes souffrant de troubles alimentaires nous indique également l’utilité de modifier certains aspects du dispositif dans l’optique d’un nouveau groupe : la date du démarrage du groupe, un rythme de séances plus soutenu (car les résistances reviennent en force si les séances sont trop espacées). Une date de fin déterminée à l’avance a, selon nous, tout son intérêt pour son effet mobilisateur et la prévention d’un certain enlisement. Les parents en ont témoigné. Ainsi une mère s’inquiète de la fin définitive du groupe, une autre lui répond : « C’est important que ça s’arrête… autrement on ne se serait jamais dit tout ça ! » Pour finir, laissons la parole à un parent qui, lors de l’avant-dernière séance, disait à propos de la fin du groupe : « Peut-être y aura-t-il, après nous, un groupe d’adolescents qui viendront parler de leurs parents chiants ? »
Bibliographie
Bibliographie
- Jeammet Ph. (1983). Le groupe de parents : sa place dans le traitement de l’anorexie mentale. Neuropsychiatrie de l’Enfance, 32 : 299-303.