Notes
-
[1]
La haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995.
-
[2]
On peut citer parmi cette importante production : État des lieux, film français de Jean-François Richet, 1994 ; Banlieue 13 Ultimatum, film français de Patrick Allessandrin, 2009 ; Ma 6 T va crack-er, film français de Jean-François Richet, 1996 ; Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ?, film français de Rabah Ameur-Zaïmeche, 2001 ; Petits frères, film français de Jacques Doillon, 1998 ; Raï, film français de Thomas Gilou, 1995 ; La Squale, film français de Fabrice Genestal, 2000 ; La faute à Voltaire, film français d’Abdellatif Kechiche, 2000 ; Nous, princesses de Clèves, film français de Régis Sauder, 2011 ; Fracture, film français d’Alain Tasma, 2010 ; Entre les murs, film français de Laurent Cantet, 2008.
-
[3]
Dubet, Cousin, Macé et Rui, 2013, p. 11.
-
[4]
L’esquive, film français d’Abdellatif Kechiche, 2004.
-
[5]
Les roses noires, film documentaire français d’Hélène Milano, 2012.
-
[6]
Le verlan est une forme ancienne d’argot français qui consiste en l’inversion de syllabes, des phonèmes ou des lettres. Ce terme vient de la verlanisation même du terme l’envers (verlan).
-
[7]
Le terme multinationaliste employé ici par la jeune fille résonne comme un lapsus. Elle veut probablement parler d’une langue internationale mais insiste, à son insu, sur la dimension identitaire, qui se pose de manière aiguë à l’adolescence.
-
[8]
Baillet, 2001, p. 31.
-
[9]
Il existe de nombreux dictionnaires parmi lesquels : Seguin B., Teillard F. (1996). Les Céfrans parlent aux Français : chronique de la langue des cités. Paris : Calmann-Lévy ; Goudaillier J.-P. (1997). Comment tu tchatches ! : dictionnaire du français contemporain des cités, Paris : Maisonneuve et Larose, 2001 ; Dictionnaire de la zone, http://www.dictionnairedelazone.fr ; Rey A. et Disiz la Peste (2007). Le lexik des cités : lexik des cités illustré. Paris : Fleuve noir. On trouve également divers blogs : « Le petit Momo (non-illustré) » http://michel.buze.perso.neuf.fr/lavache/petit_momo.htm. Pour une synthèse exhaustive consulter Bertucci M.-M. (2004). Les dictionnaires de parlers jeunes (1980-2000) : de l’argot aux français non conventionnel. In : M.-M. Bertucci et D. Delas, Français des banlieues, français populaire ? Amiens : CRTH/Université de Cergy-Pontoise, 2004, pp. 47-62
-
[10]
Définition du terme langue, Dictionnaire CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/langue.
-
[11]
Le flow renvoie à la manière dont le rap est chanté. Il peut être rapide, accéléré, etc.
-
[12]
Malmberg B. (1966). Les nouvelles tendances de la linguistique. Paris : PUF, 1968, p. 59.
-
[13]
Milano H. (2012). Les roses noires : livret pédagogique. Paris : Centre National de la Cinématographie - Images de la culture, p. 18.
-
[14]
Lesourd, 2007, p. 362.
-
[15]
Milano H. (2012). Les roses noires : livret pédagogique. Op. cit., p. 23.
-
[16]
On connaît l’influence considérable de la pulsion scopique dans le processus de la spécularité en jeu à l’adolescence. Voir notamment Pellion, 2009 et Regard, Adolescence, 2004, T. 49, n°3.
-
[17]
Ce terme stigmatisant est aussi bien employé par l’une des jeunes filles du documentaire (« pour les gens on est de la racaille ») que par l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy. Alors ministre de l’Intérieur en 2005, il avait déclaré au sujet des jeunes délinquants des banlieues : « Ce sont des voyous, des racailles, je persiste et je signe […]. Quand je dis : “il y a des racailles”, eux-mêmes s’appellent comme cela. Arrêtez de les appeler des jeunes. » Émission spéciale France 2 « À vous de juger » du 10/11/05 consacrée à la crise des banlieues en France.
-
[18]
L’origine du « ban » – issu des langues romanes – indique que « mettre à bandon », « à bandonner » signifie aussi bien « mettre au pouvoir de » que « laisser en liberté ». Il désigne ainsi l’exclusion de la communauté politique aussi bien que celle du pouvoir du souverain. Cet éclairage sur le ban médiéval proposé par le philosophe G. Agamben pose la condition de l’homo sacer : « celui qui est mis au ban, en effet, n’est pas simplement placé en dehors de la loi ni indifférent à elle ; il est abandonné par elle, exposé et risqué en ce seuil où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent ». Agamben G. (1995). Homo sacer. Sovereign power and bare life. California : Standford University Press-Standford, 1998, p. 23.
-
[19]
Douville, 2004, p. 90.
-
[20]
Cherki, 1997, p. 112.
-
[21]
Segers, 2011, p. 14.
-
[22]
Initialement abordée par W. Labov, cette notion a notamment été reprise dans : Francard M. (1997). Insécurité linguistique. In : M.-L. Moreau, Sociolinguistique. Concepts de base. Belgique : Mardaga, pp. 170-176.
-
[23]
Caïtucoli, 2003, p. 42.
-
[24]
Mizubayashi A. (2011). Une langue venue d’ailleurs. Paris : Gallimard.
-
[25]
Hambye P. (2009). Plurilinguisme et minorisation en Belgique : d’étranges rapports aux langues « étrangères ». Langage et société, 129 : 29-46.
-
[26]
Le débat autour de la langue des jeunes a notamment été impulsé par le sociologue A. Begag qui y voit un appauvrissement du français et des risques d’« enfermement linguistique ». Begag A. (1997). Trafic de mots en banlieue : du « nique ta mère » au « plaît-il ? ». Migrants-Formation, 108 : 30-37.
1La sortie de La haine [1] en 1995 eu un effet explosif en France. Cette fiction inaugurait une mise en scène nouvelle singulièrement tournée vers la vie des jeunes issus des « quartiers difficiles », installés en périphérie des grandes villes. Par la suite, entre 1995 et 2012, on recense au moins cinquante films, toutes productions confondues, axées sur ce double thème : jeunesse et banlieue [2]. Cette importante exploitation montre l’intérêt national, voire la fascination certaine que suscitent les images des banlieues pauvres et délaissées, au sein de la société. De qualités variables, parfois caricaturales et/ou doublées d’un soupçon de voyeurisme, ces films mettent en scène pour la plupart une jeunesse assignée à une identité souvent exclusive et invalidante [3] : celle des « secondes ou troisièmes générations » d’immigrés considérés comme en souffrance d’« intégration ».
2Si beaucoup de ces films français touchent de près ou de loin à la question des clivages sociaux et culturels en banlieue, il faudra attendre 2004 pour que la question centrale du langage, des parlers urbains des « jeunes des quartiers », fasse l’objet d’un film. Magistralement abordée dans L’esquive [4] d’Abdellatif Kechiche, c’est plus récemment avec Les roses noires [5] que la langue constitue le sujet même d’un film. Ce documentaire met en scène, par le truchement d’une photographie épurée, les témoignages d’une dizaine de jeunes filles issues des quartiers nord de métropoles françaises (Paris et Marseille). Loin d’une enquête sociologique, la réalisatrice donne la parole à ces adolescentes qui viennent tour à tour livrer des propos intimes liés à leur langue et à leur sexe. Face à la caméra, elles s’expriment librement, sans autres commentaires que leur verbe, qui fait preuve d’authenticité. Seules quelques scènes de la vie quotidienne filmées dans la cité illustrent leurs propos.
3Le film pose un regard singulier sur l’avènement d’une langue fabriquée et les difficultés subjectives relatives aux identités en construction à l’adolescence. Le montage et le mixage des images révèlent une oscillation constante entre le plurilinguisme des jeunes femmes et la différence des sexes, la discrimination linguistique et la question du genre. Le spectateur peut alors se saisir de la complexité du rapport du sujet adolescent à la langue et sa fonction dans la formation de la subjectivité, intriquée au lien social. L’introduction de problèmes linguistiques, sociaux, relatifs au genre mais également d’ordre psychique, donne à ce documentaire la possibilité de traiter en profondeur la manière dont le pulsionnel adolescent sous-tend le rapport du sujet à la langue.
La fabrique d’une langue
4La langue parlée par les jeunes adolescents des cités populaires est percutante. Difficile à décoder, ce parler urbain se forme à partir du français et des langues parlées dans le foyer ou issues d’autres populations. Mêlant ainsi à des emprunts de langue maternelle de l’argot et du verlan [6], des mots tronqués à d’autres, transformés, elle est également marquée par le sceau du sexuel. Les injures et autres invectives font fréquemment irruption dans les phrasés rythmés. L’une des jeunes filles des Roses noires la désigne ainsi : « C’est notre langue […]. C’est comme si on inventait notre propre fabrique, ça marque la trace du quartier, c’est pour dire que c’est nous qui l’avons inventée. » Une autre explicite : « C’est un mixe de langues. On fait un peu du français, un peu de l’arabe, un peu du comorien, on mélange tout. Toutes les langues des origines qui sont dans le quartier, on les prend », « Voilà, ça fait un langage multinationaliste » [7].
5Si ce « mixe de langues » apparaît telle une manifestation actuelle et particulière des subjectivités en floraison à l’orée des capitales, il convient néanmoins de spécifier que ces modalités d’expression langagière ne sont guère nouvelles. Elles s’inscrivent dans la tradition du langage populaire, auquel se mêlent les vagues successives des migrations. En effet, « ce langage n’est pas spécifique à cette population ni à sa situation sociale et géographique. Il renvoie à d’autres populations, d’autres situations temporelles, sociales et géographiques, nationales » [8].
6La puissance sonore et verbale de cette langue fascine tout autant qu’elle génère du rejet. D’ailleurs, le succès des dictionnaires qui recensent les avancées de cette langue témoigne de la volonté de la circonscrire [9]. Un attrait presque exotique s’observe à son égard. La multiplication des appellations qui tentent de la désigner ne parvient toutefois jamais à rendre compte du translinguisme en jeu, ni de sa créativité. Tantôt qualifiée de « parler des jeunes », « langage téci », « langage des cités », « langage wesh wesh », « argot des cités », « langage-banlieue », « langue du ghetto », la plupart de ces expressions la définissent tout en la stigmatisant et en la disqualifiant.
7Hybride, cette langue semble être singularisable, au premier abord, par sa volubilité, son rythme et sa production de « chocs sonores » [10]. Elle fait preuve d’une extraordinaire plasticité, évoluant tel le flow [11] du rap, ininterrompu et saccadé. Cependant, ce trait ne constitue pas une spécificité en soi : toute langue se caractérise par le mouvement et la pluralité de ses modalités. Et comme toute autre langue là encore, elle se définit tel un outil de communication qui propose un « système supraindividuel, une abstraction, dont l’existence est la condition même de la communication entre les hommes » [12].
8C’est peut-être toutefois sa forme de métissage linguistique qui la caractérise. À la lisière des transmissions entre générations et des âges de la vie, elle rend compte de la constitution d’un espace intermédiaire, de la création d’un site interstitiel, et transitionnel (Winnicott, 1971).
De la masculinisation au retour du féminin
9Dans un nouage singulier à la langue, Les roses noires abordent le « devenir femme » à l’adolescence. Les vécus d’étrangeté et de honte des jeunes filles liés à l’avènement de leur puberté prennent un accent aigu avec leur condition de fille dans la cité. Il faut camoufler les formes qui se dessinent, afin de survivre au processus pubertaire dans cette réalité quotidienne brutale où la différence des sexes constitue un motif d’exclusion du groupe [13]. « Soit tu t’habilles en bonhomme soit t’es une pute » synthétise à ce propos l’une des adolescentes. En effet, au-delà du corps en mutation qui assaille la psyché en construction, la réalité sociale envahit elle aussi les subjectivités.
10À l’ombre des regards des garçons, cachées derrière des vêtements amples, certaines des jeunes filles se revendiquent comme des « garçons manqués ». Cette expression est prise au pied de la lettre par l’une d’elle qui dit : « J’aurais préféré naître avec ce qu’il faut. Être une fille c’est être née avec des problèmes. » Pour s’intégrer au groupe, il faut parler « comme eux ». « On se dit c’est moche mais on utilise les mêmes mots qu’eux. » En effet la langue rassemble, renforce le sentiment d’appartenance et la cohésion entre pairs, tout en permettant d’être, un temps, avec et comme les garçons.
11L’étrangeté qui saisit celui qui écoute cette langue est peut-être à relier à son penchant provocateur et sexuel, proscrit par les normes du langage adulte. Les mots et les expressions scandées par les adolescentes au décours d’une conversation banale sont parfois interloquants. « Tu me casses les couilles », « sale pute » viennent rythmer les phrases énoncées avec leur saccadé rapide. Telle une rhétorique normalisée, l’usage des paroles calomnieuses fait partie intégrante de ce parler jeune.
12La tentative d’effacement du féminin émerge notamment à travers l’emploi des pronoms. « Il y a beaucoup de mots qu’on met au masculin même pour parler à une fille » ; « gros », « frère » remplacent les féminins « grosse » ou « sœur ».
13L’usage de ces termes traduit précisément le processus adolescent en jeu. Comme l’avance S. Lesourd : « Cette parole permet que se construise un langage qui rende compte de la transformation corporelle et de la sexuation de l’image inconsciente du corps qui s’ensuit. Cette parole est liée au réel du corps qui, abandonnant de manière forcée la silhouette asexuée de l’enfant prépubère, se transforme en corps sexué de femme ou d’homme » [14].
14Les propos agressifs et orduriers contrastent fortement avec la fragilité évanescente émanant des jeunes femmes qui s’expriment face à la caméra. Le langage tente alors de contrer la vulnérabilité suscitée par les transformations corporelles. Puis, la mise au ban du langage hypermasculinisé et de l’habillement « survêt » survient chez les jeunes filles quelque temps plus tard. Là, selon leurs propos, elles se mettent à habiter autrement leur corps, à la suite d’une décision qui se manifeste par l’abandon, du jour au lendemain, de ces habits.
15Ce changement de direction témoigne de la navigation en jeu relative à la bisexualité psychique, à fleur de peau au cours de l’adolescence. Ce mouvement singulier s’effectue par le biais d’une traversée langagière qui autorise le passage d’une temporalité à une autre. L’abandon – partiel – de cette langue s’associe, d’après les propos tenus, à l’acceptation du « devenir femme », quand la différence des sexes peut être assumée. On voit ainsi comment un tel devenir se mêle de manière complexe à la langue et rejoint également l’affirmation d’une position nouvelle : la possibilité de mettre à minima à distance la menace du déshonneur susceptible de frapper les familles si des écarts avaient lieu. Là, « les jeunes filles se départissent de l’autorité langagière masculine pour aller vers une identité qui leur est propre, féminine, sans doute subordonnée à la représentation sociale dominée par l’homme, mais intégrant un espace féminin dont l’homme est exclu » [15]. C’est en cela que cette langue est interstitielle et transitionnelle, à plusieurs titres.
L’évincement social et l’abandon du Polis
16La langue évoquée concourt à la construction de la figure de l’exclu du jeune habitant des banlieues. Impossible à dissimuler, elle opère comme un véritable agent d’évincement et de discrimination : « Ils savent direct que tu viens d’une cité quand tu ouvres la bouche » dit d’ailleurs l’une des jeunes filles interviewées. Propriété de l’homme parlant, la langue offre un instantané du soi et transmet, à l’insu du locuteur, des indications sur son appartenance sociale et son environnement proche : elle constitue en quelque sorte une marque de fabrique du sujet. En ce sens, la langue se situe au cœur des processus sociaux ségrégatifs et discriminatifs actuels. Elle va inclure – dans le groupe de pairs –, autant qu’elle va exclure vis-à-vis des autres, ceux du dehors ; si l’on s’attache à reprendre ce binôme qui demeure parfois réducteur, notamment lorsque cette catégorisation devient exclusive (Skliar, 2002). « Quand nous on va à Paris on sent que là-bas on vaut rien. Les gens nous regardent de haut en bas. On est différents. Les parisiens et les banlieusards ne communiquent pas, ils peuvent pas se comprendre, ils se mélangent pas […]. C’est pire qu’une frontière. C’est un mur, il faut un code pour passer. T’essaies de donner bonne impression, franchement t’essaies, c’est dur. Parce que même si tu donnes les bons mots t’as l’accent de ta cité qui revient. Et là tu sens que “je viens pas de chez toi”. Ceux de Paris […]. On sent que c’est des gens biens, des gens civilisés, dans le sens de gens qui ont eu une éducation pas comme la nôtre. Moi j’aimerais bien savoir parler comme eux. »
17Les propos de cette jeune fille sur les frontières dressées entre la capitale et la banlieue sont frappants. Ses perceptions, qui se fondent notamment sur le regard [16], soulignent le clivage « entre eux et nous ». Les parisiens eux sont civilisés, pas « comme nous ». L’intériorisation des phénomènes ségrégatifs s’articule ici au traitement de la langue délivrée par l’autre. « Le mur », mentionné par l’adolescente, rend compte de l’impossible franchissement d’un seuil. D’ailleurs la question du code langagier apparaît en filigrane derrière celle de la porte d’entrée …
18Ce clivage perçu par les jeunes se double d’un sentiment d’abandon des autorités politiques et plus largement de la communauté. « Ici on est tous mis à part, tous regroupés, tous mis ensemble » ; « Ils auraient pas dû nous mettre là dans ces blocs. Ils auraient dû nous mélanger. […]. Pourquoi ils nous mélangent pas avec les Français ? » ; « Je ne crois pas que tout ça changera … ». Ces propos acerbes soulignent la manière dont beaucoup d’« enfants des quartiers » – pour reprendre l’expression d’une des jeunes filles –, qui sont pour une bonne majorité issus de la seconde ou troisième génération de migrants, se vivent en écho au fait qu’ils soient fréquemment perçus comme des non-citoyens. La puissance de la démarcation étatique national/étranger perdure jusque dans ces nouvelles générations nées sur le sol français. Placés à la lisière de la communauté, ils semblent bien abandonnés du système politique. Les jeunes sont fréquemment considérés et traités comme de la « racaille » [17], des délinquants. D’ailleurs, le radical ban – commun aux termes abandon et banlieue – compose également les mots bannis et bandit [18]. Ces adolescents ont ainsi la sensation – ancrée dans le réel – de vivre une mise « hors-lieu » sociale [19]. L’exil intérieur qu’ils vivent fait appel, métaphoriquement, à l’expérience du déplacement de leurs parents et à une forme d’« assignation à résidence » [20]. Cette dernière renvoie à l’injonction politique implicite à devoir habiter les zones urbaines périphériques.
Failles dans la transmission, dimension politique et rapport à la langue
19La « honte » de ne pas pouvoir s’exprimer correctement dans la langue maternelle de la famille émerge au tout début du documentaire. Cet affect immobilisant se prolonge et s’emboîte avec la difficulté de ne pas pouvoir parler avec aisance dans le « langage soutenu », le « français de l’école » que représente le langage académique.
20Les vécus d’évincement social et de dépréciation qui s’intriquent à cet affect puissant sont aussi à relier aux transmissions entre générations et au rapport que le sujet entretient à la langue quittée et à celle d’adoption.
21Les recherches sur l’exil dévoilent combien des variations subjectives importantes, parfois radicales [21], peuvent advenir lors du passage d’une langue à l’autre. Le bain culturel ambiant, transformé par le déplacement, engendre fréquemment des sentiments d’inquiétante étrangeté qui peuvent s’avérer destructeurs s’ils s’installent à long terme. Des remaniements identificatoires impulsés par le procédé de traduction doivent se mettre en place sans que les fondations subjectives ne soient trop fortement ébranlées (Pestre, 2014, à paraître). Mais si le changement de territoire met à l’épreuve le socle fondateur du sujet, il influe aussi considérablement sur l’architecture subjective du descendant, qui se constitue comme premier héritier des fissures ou des failles transmises. Dans ce contexte, le déroulé des processus de transmissions entre générations peut être sérieusement endommagé. On perçoit ainsi combien les traductions consubstantielles aux déplacements territoriaux constituent des traversées tout aussi bien langagières que psychiques (Pestre, Benslama, 2011).
22Au-delà, le traitement de la langue par la famille est conditionné par une dimension plus structurale : le politique. La non valorisation par les politiques migratoires de la langue du migrant engage un potentiel destructeur qui va se manifester dans le rapport au langage des familles avec leurs enfants. Comment puis-je en effet parler la langue de mes parents s’ils perçoivent qu’elle est dénigrée par leur nouvel environnement ? Si la langue première est ressentie comme peu valorisée, elle sera généralement parlée de façon discontinue à la maison, et perçue, à l’insu des enfants, comme détentrice d’un potentiel fragmentant et non pas comme une unité cohérente de signes. Ces rapports complexes seront ainsi transmis par voie inconsciente aux descendants, représentant ainsi le lien du sujet migrant à la terre quittée et à celle d’adoption. Ces effets subjectifs et linguistiques de l’exil désignent la langue comme point d’articulation majeur entre les transmissions de l’exil entre générations et la construction psychique des descendants.
23Cette perspective, tout aussi bien clinique que politique, ouvre la possibilité de penser le parler jeune des adolescents nés en France comme une forme de lutte contre un certain vécu d’insécurité qui se déploierait à des degrés et niveaux divers. L’hypothèse proposée par les linguistes d’un sentiment d’« insécurité linguistique » [22] apparaît pertinente lorsqu’on l’articule du côté de la non reconnaissance du sujet politique et du traitement des langues qu’elle implique. Pour être féconde, elle doit être complétée de la dimension psychanalytique et des processus inconscients qu’ils impliquent, lors des transmissions transgénérationnelles, intégrant ainsi les sentiments de détresse qui peuvent être ressentis et incorporés. Ces formes d’insécurité multiples, – psychique, linguistique et sociale – vont participer du rapport du sujet à sa langue et de son devenir psychique et social dans le pays d’accueil.
24En nous référant à D. W. Winnicott, on pourrait parler d’une certaine « tendance anti-sociale » de cette langue explorée afin de rendre compte des effets psychiques et linguistiques liés aux formes de déprivation précoce vécue par l’enfant. Si ces déprivations sont à envisager dans un lien avec l’environnement premier, les parents, elles doivent aussi être appréhendées dans leur rapport avec les conditions octroyées par l’État à la vie de ces familles. Sous une forme déguisée, la langue des jeunes renvoie à une demande d’aide adressée aux parents certes, mais au-delà à l’environnement – ici la communauté et les politiques – qui se montrent défaillants (Winnicott, 1956).
25Performative, la langue adolescente interpelle ainsi directement … l’État. Elle réclame « des dommages et intérêts » aux adultes et aux autorités. Elle est à envisager du côté du symptôme d’une détresse sociale simultanément dotée d’une force créative remarquable. En ce sens, elle représente une forme d’espoir, un appel à la présence de l’Autre qui va reconnaître – ou pas – cet appel. La « pris(e) en compte [du traitement] du symptôme » [23] intriqué au traitement politique témoignera des effets de l’hospitalité de la langue octroyée par la politique du pays d’accueil (Pestre, 2010).
26Les transmissions inconscientes réactualisées à l’adolescence, favorisent la création d’une langue métissée chez les jeunes. Et ce au sens propre du terme métissé, car cette langue favorise le tissage de liens parfois distendus entre les uns et les autres, entre des territoires et d’autres, entre des langues et d’autres. Elle tente de recréer un site à partir de ce qui est transmis par les ascendants en s’emparant de la matière textuelle à disposition.
27Cependant, dans certains cas, cette « langue fabriquée », lorsqu’elle n’est plus transitionnelle, qu’elle ne parvient pas être dépassée mais qu’elle se fixe dans une tendance anti-sociale inscrite dans le temps, représente le retour du refoulé d’une langue maternelle qui n’aurait pas été suffisamment transmise – ou en creux, avec des failles importantes. L’impossibilité de passer d’une langue à une autre inscrit le sujet du côté du langage forclos, où l’intraduisible inonde la subjectivité.
Pour conclure : un statut singulier pour la langue des jeunes
28Le langage est très rarement filmé en tant que tel. Les roses noires offre ainsi l’occasion de s’arrêter sur le thème peu exploité de la langue. Ce documentaire permet au spectateur de sortir de l’exotisme et de la fascination à l’égard de « la langue des banlieues » pour entrer dans l’intimité du rapport du sujet avec sa langue. Ce documentaire est une œuvre d’art au service du politique qui met subtilement en scène la formation du lien social dans sa composition avec des identités plurielles.
29Si les jeunes filles des Roses noires sussurent leurs « maux de langue », comme les désigne poétiquement Akira [24], elles rendent aussi compte d’une formidable créativité psychique et langagière. En ce sens, la langue fabriquée par les adolescents est à resituer du côté des voies sublimatoires, au même titre que l’écriture, le théâtre ou encore la danse.
30Cette langue rassemble et favorise la formation du lien entre pairs, essentiel à sa consolidation quand le délitement social encercle. Elle implique une démarche active et forme aussi un « bouclier » contre les autres, comme le dit l’une des jeunes filles, une forme d’armure dont la fonction s’avère hautement défensive et protectrice. Dans le même temps, cette langue va alimenter la stigmatisation et le rejet. Cette double valence va se mêler à la question de l’identité sexuelle et s’intriquer à l’externalisation des conflits internes, aux mutations du corps, aux tensions en jeu avec les pairs, à l’ambivalence vis-à-vis des parents.
31À partir des versions multiples que les adolescents adoptent des langues, ce parler urbain semble créateur d’un espace intermédiaire. Au-delà d’une invention langagière qualifiée d’« entre-deux langues » – qui polarise, à notre sens, trop binairement deux territoires exclusifs et opposés –, il s’agit plutôt d’une langue en circulation, entre les langues. Créée à partir de repères spatio-temporels divers, cette langue « en situation de minorisation » [25] offre précisément au sujet adolescent un étayage, un pare-excitations qui va l’accompagner dans le processus adolescent. Cette fabrique collective tisse des liens et marque l’oscillation féconde qui existe entre les divers espaces auxquels il est confronté. Lieu trouvé-créé comme le formule D. W. Winnicott (1971), cette langue n’est pas marquée du sceau de l’irréversibilité qui contaminerait le français comme certains linguistes peuvent le penser [26]. Elle opère comme un agent d’articulation entre les sexes, les territoires culturels et les âges de la vie. En ce sens, elle est plurielle et incarne finalement ce qu’est l’adolescence ; elle est passage.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
La haine, film français de Mathieu Kassovitz, 1995.
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[2]
On peut citer parmi cette importante production : État des lieux, film français de Jean-François Richet, 1994 ; Banlieue 13 Ultimatum, film français de Patrick Allessandrin, 2009 ; Ma 6 T va crack-er, film français de Jean-François Richet, 1996 ; Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ?, film français de Rabah Ameur-Zaïmeche, 2001 ; Petits frères, film français de Jacques Doillon, 1998 ; Raï, film français de Thomas Gilou, 1995 ; La Squale, film français de Fabrice Genestal, 2000 ; La faute à Voltaire, film français d’Abdellatif Kechiche, 2000 ; Nous, princesses de Clèves, film français de Régis Sauder, 2011 ; Fracture, film français d’Alain Tasma, 2010 ; Entre les murs, film français de Laurent Cantet, 2008.
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[3]
Dubet, Cousin, Macé et Rui, 2013, p. 11.
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[4]
L’esquive, film français d’Abdellatif Kechiche, 2004.
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[5]
Les roses noires, film documentaire français d’Hélène Milano, 2012.
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[6]
Le verlan est une forme ancienne d’argot français qui consiste en l’inversion de syllabes, des phonèmes ou des lettres. Ce terme vient de la verlanisation même du terme l’envers (verlan).
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[7]
Le terme multinationaliste employé ici par la jeune fille résonne comme un lapsus. Elle veut probablement parler d’une langue internationale mais insiste, à son insu, sur la dimension identitaire, qui se pose de manière aiguë à l’adolescence.
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[8]
Baillet, 2001, p. 31.
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[9]
Il existe de nombreux dictionnaires parmi lesquels : Seguin B., Teillard F. (1996). Les Céfrans parlent aux Français : chronique de la langue des cités. Paris : Calmann-Lévy ; Goudaillier J.-P. (1997). Comment tu tchatches ! : dictionnaire du français contemporain des cités, Paris : Maisonneuve et Larose, 2001 ; Dictionnaire de la zone, http://www.dictionnairedelazone.fr ; Rey A. et Disiz la Peste (2007). Le lexik des cités : lexik des cités illustré. Paris : Fleuve noir. On trouve également divers blogs : « Le petit Momo (non-illustré) » http://michel.buze.perso.neuf.fr/lavache/petit_momo.htm. Pour une synthèse exhaustive consulter Bertucci M.-M. (2004). Les dictionnaires de parlers jeunes (1980-2000) : de l’argot aux français non conventionnel. In : M.-M. Bertucci et D. Delas, Français des banlieues, français populaire ? Amiens : CRTH/Université de Cergy-Pontoise, 2004, pp. 47-62
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[10]
Définition du terme langue, Dictionnaire CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/langue.
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[11]
Le flow renvoie à la manière dont le rap est chanté. Il peut être rapide, accéléré, etc.
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[12]
Malmberg B. (1966). Les nouvelles tendances de la linguistique. Paris : PUF, 1968, p. 59.
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[13]
Milano H. (2012). Les roses noires : livret pédagogique. Paris : Centre National de la Cinématographie - Images de la culture, p. 18.
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[14]
Lesourd, 2007, p. 362.
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[15]
Milano H. (2012). Les roses noires : livret pédagogique. Op. cit., p. 23.
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[16]
On connaît l’influence considérable de la pulsion scopique dans le processus de la spécularité en jeu à l’adolescence. Voir notamment Pellion, 2009 et Regard, Adolescence, 2004, T. 49, n°3.
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[17]
Ce terme stigmatisant est aussi bien employé par l’une des jeunes filles du documentaire (« pour les gens on est de la racaille ») que par l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy. Alors ministre de l’Intérieur en 2005, il avait déclaré au sujet des jeunes délinquants des banlieues : « Ce sont des voyous, des racailles, je persiste et je signe […]. Quand je dis : “il y a des racailles”, eux-mêmes s’appellent comme cela. Arrêtez de les appeler des jeunes. » Émission spéciale France 2 « À vous de juger » du 10/11/05 consacrée à la crise des banlieues en France.
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[18]
L’origine du « ban » – issu des langues romanes – indique que « mettre à bandon », « à bandonner » signifie aussi bien « mettre au pouvoir de » que « laisser en liberté ». Il désigne ainsi l’exclusion de la communauté politique aussi bien que celle du pouvoir du souverain. Cet éclairage sur le ban médiéval proposé par le philosophe G. Agamben pose la condition de l’homo sacer : « celui qui est mis au ban, en effet, n’est pas simplement placé en dehors de la loi ni indifférent à elle ; il est abandonné par elle, exposé et risqué en ce seuil où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent ». Agamben G. (1995). Homo sacer. Sovereign power and bare life. California : Standford University Press-Standford, 1998, p. 23.
-
[19]
Douville, 2004, p. 90.
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[20]
Cherki, 1997, p. 112.
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[21]
Segers, 2011, p. 14.
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[22]
Initialement abordée par W. Labov, cette notion a notamment été reprise dans : Francard M. (1997). Insécurité linguistique. In : M.-L. Moreau, Sociolinguistique. Concepts de base. Belgique : Mardaga, pp. 170-176.
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[23]
Caïtucoli, 2003, p. 42.
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[24]
Mizubayashi A. (2011). Une langue venue d’ailleurs. Paris : Gallimard.
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[25]
Hambye P. (2009). Plurilinguisme et minorisation en Belgique : d’étranges rapports aux langues « étrangères ». Langage et société, 129 : 29-46.
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[26]
Le débat autour de la langue des jeunes a notamment été impulsé par le sociologue A. Begag qui y voit un appauvrissement du français et des risques d’« enfermement linguistique ». Begag A. (1997). Trafic de mots en banlieue : du « nique ta mère » au « plaît-il ? ». Migrants-Formation, 108 : 30-37.