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Article de revue

Comment penser aujourd'hui la valence différentielle des sexes ?

Pages 71 à 83

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Anthropologie de l’adolescence ? » organisé par la revue Adolescence, le Centre d’Études en Psychopathologie et Psychanalyse (Université Paris Diderot) avec le Collège de France, le 5 octobre 2012, au Collège de France à Paris.

1Notre société vit d’importants bouleversements du couple et de la famille, qui interrogent de profonds changements dans les filiations, notamment auprès des femmes atteintes de stérilité dont je m’occupe. Les progrès médicaux et l’autonomie quasi totale dans la conception des enfants qu’ils permettent, amènent en particulier à revisiter la théorie de Françoise Héritier sur la « valence différentielle des sexes ». Celle-ci s’est-elle modifiée sous l’effet de la procréatique ? La dépendance de la femme par rapport à l’homme s’est-elle atténuée ? Si elle persiste, en dépit des avancées médicales, comment l’interpréter ? S’agirait-il alors du résidu de l’héritage archaïque dont l’effacement ne se réaliserait qu’avec une certaine lenteur, ainsi que l’avait d’ailleurs prévu F. Héritier ? Parallèlement, ne faut-il pas complexifier l’analyse et reconnaître que l’appropriation par les hommes de ce qui a pu être considéré comme une scandaleuse supériorité des femmes dans la conception, ne constitue pas l’unique paramètre ? Dès lors, quelles sont les conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, tant chez les filles que chez les parents qui les élèvent ?

La valence différentielle des sexes

2F. Héritier questionne l’universalité de la domination des hommes sur les femmes dans les sociétés les plus diverses. Récusant les seuls arguments physiques (force, saignement menstruel) et l’argument des soins à dispenser aux enfants, elle cherche des éléments plus significatifs. L’infériorité physique n’a plus, en effet, que des conséquences modestes dans les civilisations développées. F. Héritier propose donc de considérer que la hiérarchie liée à la domination d’un sexe est la conséquence de l’intolérable privilège qu’ont les femmes de reproduire non seulement les personnes de leur sexe mais aussi les mâles, le « différent d’elles-mêmes ». Les hommes dépendent d’elles pour avoir leurs fils. Cette grave blessure narcissique les contraint à déposséder les femmes de ce privilège, en les assignant exclusivement à cette fonction pour les soumettre à eux. Ainsi, F. Héritier propose l’hypothèse extrêmement stimulante d’une causalité purement psychique.

3Or voici que depuis peu, s’accomplit une véritable révolution dans la procréation. Le pouvoir de procréer s’intensifie au profit des femmes. Peuvent-elles pour autant en jouir pleinement dans leur rapport avec les hommes ? Suivant l’hypothèse de F. Héritier, les femmes ont été dominées en raison de leur puissance à enfanter. Leur libération attendue, grâce aux techniques de procréation, pourrait donc accroître le besoin de maîtrise de l’homme. Or il semble au contraire que ce nouveau pouvoir permette de lui échapper … Comment le comprendre ?

Aujourd’hui en France, l’égalité attendue a-t-elle été obtenue ?

4Que les couples homosexuels cherchent aujourd’hui à adopter des enfants, voire à les concevoir par insémination avec donneur, inquiète une partie de l’opinion et notamment, beaucoup de psychanalystes. Or, cette situation est l’aboutissement d’une série de changements dans la famille. La société a connu depuis cinquante ans une évolution impressionnante. Il y a eu d’abord la possibilité de divorcer, même en cas de désaccord de l’un des conjoints – faisant du mariage un simple contrat temporaire. Les familles se sont recomposées et la multiparentalité s’est développée. Ensuite, la contraception a provoqué une profonde mutation en dissociant sexualité et reproduction. Elle a bouleversé le pouvoir de décision au sein du couple. C’est maintenant la femme, qu’elle prenne ou non la pilule, qui contrôle la fécondité. Le droit à l’avortement a conforté ce pouvoir féminin, attestant la prédominance de la mère qui peut, seule, décider d’avorter. Si elle peut choisir ou non d’enfanter, il n’en est plus de même pour le père, obligé depuis 1965 de reconnaître sa paternité lorsqu’elle est prouvée par son génome. Un géniteur peut maintenant se trouver contraint, par décision judiciaire, de reconnaître l’enfant qu’il a conçu (même sans le savoir) et assumer les frais de son éducation ; la fille-mère a laissé place au fils-père.

5Ces changements sociaux se sont accompagnés d’une révolution dans les techniques médicales. La fécondation in vitro a dissocié la conception de l’acte sexuel. La possibilité de congeler les gamètes a ouvert la voie aux dons anonymes. Les hommes stériles peuvent recourir aux paillettes de sperme d’un donneur fécond, situation qui, en dépit du bonheur de devenir enfin parent, entraîne parfois des blessures psychiques profondes, renforcées par le secret souvent conservé dans les couples infertiles.

6En outre, la technique d’injection intra-cytoplasmique d’un seul spermatozoïde (icsi) apporte la guérison médicale d’un très grand nombre de stérilités. Pour la femme, la congélation d’ovocytes, le don de gamète, permet de soigner certaines stérilités ovariennes ou la ménopause précoce. À l’étranger comme en Belgique ou en Espagne, elle est aussi offerte à des femmes qui ont attendu trop longtemps pour concevoir avec leurs propres ovocytes. Ainsi le vieillissement peut être repoussé et le pouvoir féminin accru encore. Le don de gamète, si blessant pour les hommes, est plus facile à accepter chez la femme car la grossesse peut réparer la castration.

7En France, l’autorisation donnée aux célibataires d’adopter un enfant a permis aux femmes isolées de devenir mères. Certaines d’entre elles ont étendu ce droit en décidant de procréer elles-mêmes en tant que célibataires grâce aux dons de sperme à l’étranger. Plus récemment, l’institution du pacs n’a pas manqué de déclencher de nombreuses vocations à l’adoption, voire à la conception d’un enfant dans les couples homosexuels, dont le mariage, aujourd’hui légalisé, va permettre l’adoption. Il ne s’agira pas pour ces couples d’adopter un enfant étranger (les pays d’origine s’y opposent généralement), mais d’adopter l’enfant du partenaire qui pourra ainsi avoir deux parents.

8Parallèlement aux familles infécondes hétérosexuelles « classiques », je rencontre donc des familles recomposées très diverses : monoparentales, matrifocales, homoparentales, adoptives sans ou avec présence d’enfants biologiques. Il y a aussi les enfants issus de pma avec ou sans dons d’ovocytes, de spermatozoïdes, d’embryons, grâce à la technique dénommée « gestation pour autrui » (gpa) de la « mère porteuse », pratiquée notamment aux États-Unis par des couples homosexuels masculins. La parenté s’émiette, l’enfant peut avoir une gestatrice, des parents biologiques (une donneuse d’ovocyte, un donneur de sperme, un couple ayant accepté de faire un don d’embryon) ainsi, évidemment, qu’une mère et un père non géniteurs, dits sociaux.

Cette « libération de la femme » s’accompagne-t-elle des satisfactions attendues ?

9Le combat féministe a remporté bien des victoires, y compris sur le plan professionnel. La femme peut désormais prétendre à tous les métiers. L’égalité avec l’homme est affirmée, mais ne se réalise pas encore suffisamment, même si beaucoup d’adolescentes et jeunes femmes ont le sentiment d’une meilleure répartition des tâches.

10C’est avec la naissance des enfants que l’égalité disparaît souvent. Les mères de famille qui travaillent, et elles sont majoritaires, dénoncent une double journée de labeur avec un poids domestique excessif non également réparti. Elles s’efforcent de satisfaire deux idéaux qui s’additionnent, les épuisent, et les livrent parfois à de puissants sentiments de culpabilité à l’égard des enfants dont elles ne peuvent satisfaire les attentes. Comme mères, elles veulent que leurs enfants ne pâtissent en rien de leurs activités professionnelles. Comme femmes, il leur faut aussi être belles et désirables, rester jeunes, trouver et conserver un partenaire sexuel, voire un mari, ce qui suppose de développer encore d’autres « qualités ». Un écrasant idéal du Moi a pris la place du Surmoi individuel. Les femmes se sentent obligées de tout réussir et sont affectées par leurs difficultés désignées comme des insuffisances ou des échecs. La stérilité, elle aussi, est vécue comme incapacité, source de blessure narcissique et de dépression. L’égalité serait-elle alors un marché de dupes ?

11Nombre de mes patientes ne seraient pas d’accord avec un tel constat. Mais les acquis passés sont vite banalisés et beaucoup de jeunes femmes se plaignent maintenant de la contrainte d’avoir à prendre quotidiennement la pilule, objet de libération jadis si convoité. Les adolescentes sont parfois rétives à la contraception. Ainsi, le nombre d’avortements volontaires par ivg n’aurait pas sensiblement diminué.

12À un autre niveau, la condition des femmes paraît s’aggraver quand le temps passe. La libération obtenue par un divorce aisé aboutit trop souvent à l’abandon par les hommes de leur épouse vieillissante à l’heure où les enfants ont quitté le foyer. Bien des femmes se retrouvent ainsi seules pour terminer leur vie, leur mari ayant emporté avec lui leur statut social. Une telle situation est moins fréquente chez les hommes qui trouveront plus aisément à « refaire leur vie ». Si bien que la valence différentielle des sexes est loin d’avoir disparu.

La domination résiduelle relève-t-elle seulement du temps requis pour effacer l’héritage archaïque ?

13F. Héritier a beaucoup insisté sur la lenteur avec laquelle les transformations de la société se produisent. Plusieurs générations seront certainement nécessaires pour évaluer les bénéfices de certains progrès. On le comprend quand on réalise que les comportements sont influencés par le Surmoi. Celui-ci se développe à l’image non des parents mais du Surmoi de ceux-ci. Ainsi, celui des enfants se constitue par identification à celui de leurs propres parents …

14L’expérience confirme pourtant un réel adoucissement du Surmoi. Une évolution des représentations est bien perceptible, sans qu’on ait dû attendre une dizaine de générations. Certains politiques insistent sur l’importance de modifier l’image de la femme dans les manuels scolaires ou dans des séries télévisées qui donnent souvent un rôle dominant à des policiers femmes, à des avocates ou à des juges.

15Reste le vieillissement très différent chez les deux sexes. Actuellement, les femmes semblent avoir plus de mal que les hommes à se lier à un partenaire lorsqu’elles avancent en âge. Un changement n’est-il pas en cours ? Le compagnonnage avec un homme plus jeune deviendrait-il, actuellement, plus admis (comme la jeune femme pour l’homme plus âgé) ? Peut-être. Mais il semble que le fantasme incestueux soit beaucoup plus mal toléré quand intervient, chez une femme, l’imago maternelle et le retour à l’utérus dont nous sommes issus.

16Le poids de l’héritage archaïque n’est pas seul en cause. Je tiens à souligner les limites de l’évolution vers l’égalité. Certes, les théories de Freud ont été critiquées. Le monisme phallique qu’il nous a décrit est marqué par son époque et par sa propre « peur » devant l’absence de pénis chez la femme. Mais le modèle de la relation sexuelle reste prégnant et l’abord actif, pénétrant, de l’homme s’oppose à la mise en route plus lente et souvent passive de la femme. Celle-ci demeure longtemps dépendante de son partenaire. Sa sexualité met plus de temps à s’épanouir du fait du caractère intérieur, « caché », de ses organes génitaux. La présence du pénis suscite au contraire chez les garçons, dès leur plus jeune âge, une relation familière avec un organe sexuel externe très investi et qui fortifie le narcissisme. Si bien que le développement de la sexualité n’est pas symétrique.

17La relation aux parents n’est pas comparable non plus. Le changement d’objet d’amour qui s’impose à la fille, puisqu’elle doit abandonner la mère pour investir le père, est épargné au garçon qui conserve habituellement un objet d’amour féminin. Les parents n’ont pas non plus les mêmes investissements pour leurs enfants des deux sexes. La situation, fréquente, où une mère investit davantage un fils qu’une fille, peut être encore l’effet de représentations sociales historiques. À moins que ce garçon ne vienne combler un manque anatomique ? Démêler l’influence du social et celle de la réalité anatomique semble bien difficile, à moins d’évoquer une métaphore empruntée à la biologie, qui propose, pour rendre compte des différents niveaux de complexité, le concept d’une « hiérarchie enchevêtrée ».

D’une population où se confirme l’autonomie des femmes : les couples homosexuels féminins

18Reste évidemment une situation dans laquelle les théories de F. Héritier se concrétisent : c’est le cas des couples homosexuels féminins. Elle l’avait d’ailleurs prévu mais attribué à l’éventualité d’un clonage, ce qui soulève bien des objections et est actuellement rejeté. En revanche, la possibilité d’obtenir à l’étranger des dons de sperme a favorisé de nombreuses naissances dans les couples lesbiens.

19Je ne peux que résumer les connaissances actuelles en estimant que les résultats de procréations homosexuelles pratiquées à l’étranger sont globalement rassurants. Je n’entrerai pas dans le détail des travaux américains. Construits par interviews de parents gays et militants, ces témoignages manquent de neutralité. Néanmoins, on doit reconnaître que si ces enfants ainsi conçus (nombreux aux usa), étaient devenus psychotiques, la situation n’aurait pas manqué d’alerter tous les experts hostiles à ces pratiques.

20La Société Belge de Psychanalyse a organisé un large débat sur l’homoparentalité telle qu’elle peut être observée dans ce pays. Une recherche sur les couples de lesbiennes qui souhaitaient procréer par un don de sperme anonyme montre une assez grande « normalité » générale et une répartition variée des rôles, compréhensible par leur histoire singulière. Le point négatif le plus constant chez ces descendants de couples lesbiens est le manque du père, que l’anonymat aggrave. Mais l’absence du père, bien qu’elle soit souvent une source de souffrance, ne supprime pas l’accès à l’ordre symbolique. Insistons aussi sur le poids de la honte sociale. Parfois, le regroupement de plusieurs familles facilite les identifications. Actuellement quelques ouvrages comme Fils de, en France, rendent compte de l’état d’esprit de ces enfants maintenant adultes.

Le psychanalyste face à cette nouvelle clinique

21Des psychanalystes ont multiplié les écrits sur l’homoparentalité dont la dénomination même est mise en cause. Ils craignent des conséquences graves pour l’enfant lorsqu’une conception non sexuelle remet en cause l’axe symbolique de la filiation. Comme il y a trente ans pour les bébés-éprouvette de la fiv, ils affirment que la conception hors sexualité et hors différence des sexes abolit l’engendrement en réalisant le rêve d’autoreproduction qui est au cœur de la psychose. L’évolution vers la folie resterait, pour ces détracteurs, la menace ultime. Le déni de la différence des sexes leur paraît stigmatiser la réalisation d’une filiation homosexuelle. Les accusations paraissent influencées par la soumission aux normes sociales passées et par un jugement moral sur une filiation considérée comme transgressive ou perverse. On voit que ces analystes considèrent que le symbolique est tributaire de la réalité. Le passé représenterait alors « le bien et le vrai ». Il ne faudrait pas modifier la nature.

22D’autres analystes, comme M. Tort, ont réfuté le poids de la réalité de la différence des sexes dans la constitution de l’ordre symbolique. Le symbolique ne serait pas un ordre mais un processus alors modifiable. Il met en question l’unicité de ce qu’il nomme « la solution paternelle » en s’insurgeant contre la pensée psychanalytique dominante. Le symbolique articulé à la Loi émanerait d’un usage religieux de la pensée de l’Œdipe chez J. Lacan.

23Personnellement, je souhaite me démarquer des pourfendeurs de l’homoparentalité plutôt que d’idéaliser leurs projets. Je n’ai jamais été partisane de l’homoparentalité, mais je critique ceux qui lui sont hostiles sans arguments émanant de leur clinique, simplement au nom de leur théorie. Le rôle d’un analyste doit se limiter à informer de son mieux sur ce qu’il peut observer chez les parents qui ont évacué le rôle de l’homme, trop confiné à une fétichisation d’un donneur respecté pour sa « contribution » à la procréation. Les couples de parents lesbiens semblent avoir réussi à évacuer la valence différentielle des sexes sans que leurs enfants deviennent homosexuels pour autant. Les psychanalystes hostiles à ces développements doivent se préparer à remiser leurs archaïques et désuètes théorisations.

Le symbolique ne s’ancre pas dans la réalité

24La scène originaire, le coït procréateur, a été jusqu’aujourd’hui le fantasme organisateur de la psyché. Cependant, n’est-il pas lui-même une représentation privilégiée d’un complexe enchevêtrement de désirs parentaux et transgénérationnels ? D’autres représentations ne pourraient-elles avoir la même fonction ? La symbolisation me paraît être une capacité de notre psychisme et non une conséquence de l’organisation familiale réelle. Ses modalités dépendent du socius. Que l’enfant apprenne que ses parents ont si intensément souhaité sa venue qu’ils ont été amenés à faire des efforts considérables, pourrait induire, chez lui, un effet très structurant. Serait-ce l’ébauche d’un nouveau fantasme originaire : être un « enfant du désir d’enfant », adopté ou procréé médicalement ?

25La priorité donnée à la réalité de la conception ne me semble pas correspondre à la richesse de la maîtrise par la fantasmatisation. La différence des sexes continue à structurer le psychisme de l’enfant lorsque ce ne sont pas les parents qui l’incarnent. Quant à la différence des générations, elle demeure : l’enfant qui viendra au monde, même s’il provient d’un embryon congelé des dizaines d’années auparavant, reste le bébé de ses parents.

26Si bien que la famille censée éclater sous les coups de l’omnipotence technique n’est peut-être que la famille d’une société donnée, qui évolue avec le temps. L’identité se réfère aux désirs parentaux et non à la manipulation des cellules germinales. La réalité psychique n’est pas totalement tributaire de la réalité externe mais plutôt de l’influence de celle-ci sur le psychisme de l’entourage.

27L’expérience analytique contribuera à nous faire comprendre comment se seront agencés les fantasmes des enfants de ces parents, après la victoire sur la valence différentielle des sexes qui leur a été offerte par la médecine.


Débat avec Françoise Héritier

28Françoise Héritier : Je suis d’accord avec vos conclusions et avec cette idée d’un nouveau fantasme originel : celui d’être né d’un désir d’enfant et non pas simplement du désir des parents entre eux. C’est une idée intéressante sur la création d’un nouveau modèle à venir. Vous faisiez allusion au fait que les critiques formulées il y a une vingtaine d’années, en refusant la fécondation in vitro, partaient de l’idée que l’enfant serait ainsi privé de l’idée de scène primitive. Mais la scène primitive n’est pas seulement celle d’où nous sommes issus.

29Sylvie Faure-Pragier : Symboliquement, c’est celle que nous découvrons et qui nous renvoie à nos propres origines, au fait qu’il y a eu cela à notre origine. Et s’il n’y avait pas cela, nous serions pareillement jaloux et excités par l’idée que les parents ont des relations sexuelles. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui pensent qu’il en faut une à l’origine pour structurer la personnalité. Il me semble que tout cela n’est que des restes de théories implicites que l’on essaye d’imposer à ces nouveautés. Quand nous arrivons à quelque chose de nouveau, nous avons envie de revenir au passé. Par exemple dans le don de sperme, tout a été fait pour que cela ne ressemble pas à de l’adultère. Ainsi, c’est à cause de ce modèle de l’adultère qu’il a été rendu anonyme. Nous faisons toujours des choses à cause du modèle précédent.

30Françoise Héritier : À propos de l’insémination artificielle avec donneur, il y a une vingtaine d’années, j’ai souvenir de deux situations similaires dans lesquelles, respectivement, le procès d’un homme fut intenté par un autre, en désaveu de paternité après que ce premier ait signé la décharge au secos pour l’insémination artificielle de son épouse. L’argument reposant sur le fait que celle-ci était adultère et cela fut reconnu par la loi avec la circonstance aggravante que l’homme avait accepté l’adultère de sa femme en suivant un adage romain qui dit que personne ne peut se targuer de sa propre turpitude pour fonder son droit. La turpitude de l’homme était d’avoir accepté l’insémination artificielle pour son épouse. Dans ces deux affaires, les hommes ont alors obtenu satisfaction et les deux enfants se sont vu renier leur identité qui avait été acceptée au moment de l’insémination, par le mari. Nous sommes dans un cas de déni de justice fondamental à l’égard des enfants. La loi ne permet plus ce genre de choses, même si ces idées-là ne sont pas si anciennes.

31Ainsi la vérité biologique a pris trop de poids, on nous assène l’idée que la seule vérité est celle de l’ordre biologique.

32Je vous ai parlé ce matin de la valence différentielle des sexes et du modèle archaïque dominant que nous avons coutume d’appeler « la domination masculine ». Dans ce modèle, le seul point qui reste litigieux est celui de la certitude de paternité. Ainsi, l’absence de certitude a induit un ensemble de comportements sociaux.

33À l’heure actuelle, nous entendons parler de techniques modernes de procréation, qui toutes, y compris la gestation pour autrui, se défendent d’être la réponse à un besoin d’enfant exprimé par les femmes. Si nous creusons la question, nous nous apercevons avec surprise que les différents systèmes qui ont été mis au point dans la communauté scientifique procréative sont des systèmes qui aboutissent à combler ce manque. C’est-à-dire à permettre aux hommes d’avoir la certitude de la paternité en faisant au contraire une dissociation de la maternité. Nous voyons ainsi l’insémination artificielle avec donneur diminuer de plus en plus au profit de la technique de l’Xi. Cette technique consiste à aller chercher chez le partenaire des spermatozoïdes même défaillants, ou même des spermatides, pour les injecter directement dans l’ovule de l’épouse qui a subi une préparation hormonale pour cela. Nous avons alors la certitude de paternité. Cette dernière, nous la retrouvons dans la gestation pour autrui mais, comme je le disais plus haut, avec une dissociation absolue de la maternité parfois en trois pôles : une femme qui donne un ovule, une autre qui prête un utérus et accouche, et une dernière qui élève et aime l’enfant. Nous arrivons alors à une paternité certaine mais une maternité incertaine, ce qui est l’envers de notre droit, tout cela au nom de la biologie.

34En Inde, pays auquel les Américains ont le plus recours pour leurs mères porteuses, on observe que l’enfant « défaillant », qui ne correspondrait pas aux attentes de ceux qui l’ont « commandé », est laissé à la mère porteuse qui, pourtant, n’a jamais fait ce choix de le garder. Si la biologie avait tant de force, l’homme qui a ensemencé l’ovule porté par cette mère porteuse devrait le reconnaître comme son enfant, quand bien même il n’aurait pas l’apparence souhaitée. Néanmoins, s’il n’est pas conforme, on l’abandonne. C’est une vraie leçon que nous devons tirer de ces techniques modernes, qui confortent le modèle archaïque dominant au lieu de l’infléchir. Cela pose la question du langage que nous utilisons ; il ne s’agit pas de biologie mais bien de pure puissance individuelle.

35Sylvie Faure-Pragier : Ainsi, l’enfant peut être abandonné même quand il a vos caractéristiques ? Car certains hommes doivent dire « C’est l’enfant de la gestatrice, elle n’a pas pris mon sperme ou alors elle a couché avec son mari la veille ».

36Françoise Héritier : Tout cela est très contrôlé et ne peut arriver. Mais imaginons … Cela veut dire que si l’enfant a vos caractéristiques mais présente une anomalie quelconque, par exemple un bec de lièvre, qui ne correspond pas à l’idée que nous nous faisions de lui, il est abandonné à la mère gestatrice qui a certes été payée mais pas pour l’élever toute sa vie. C’est plus fréquent que ce que l’on peut imaginer.

37Philippe Gutton : Sylvie Faure-Pragier, vous avez dit que la théorie du monisme phallique était une idée de Freud correspondant à une angoisse de castration. Or il s’avère que dans mon approche de l’infantile au moment de la puberté, la caractéristique de l’infantile est justement le monisme phallique : c’est-à-dire que l’enfant peut rester, mais que l’adolescent ne le peut plus à cause du pubertaire. Il faut alors une autre différenciation des sexes que celle du monisme phallique. Ainsi ce dernier n’est pas un caprice de Freud mais la base d’un mode d’abord de la conflictualité adolescente.

38Sylvie Faure-Pragier : Tout dépend de la manière dont les mères témoignent de leur vie de mère, de femme, et de l’existence en elle de la capacité de fécondation pour transmettre aux enfants l’idée que les femmes ont quelque chose aussi à l’intérieur qui n’est pas le pénis mais qui est le nid qui fabrique les enfants. Ainsi, il y a deux différences des sexes avec des capacités différentes. Pour conclure, je dirais qu’il me semble important que la société participe et soutienne cette valorisation des femmes.

39Françoise Héritier

40Collège de France

4111, place Marcellin Berthelot

4275005 Paris, France


Mots-clés éditeurs : procréatique, structure familiale, progrès médicaux, valence différentielle des sexes

Mise en ligne 11/04/2014

https://doi.org/10.3917/ado.087.0071

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Anthropologie de l’adolescence ? » organisé par la revue Adolescence, le Centre d’Études en Psychopathologie et Psychanalyse (Université Paris Diderot) avec le Collège de France, le 5 octobre 2012, au Collège de France à Paris.
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