Notes
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[1]
Cet article développe l’une des hypothèses construites dans la thèse de doctorat intitulée « Anonymat de vie et de mort : le lien social à l’adolescence », réalisée et soutenue en 2011, dans une cotutelle entre l’Université Catholique de São Paulo (PUCSP) et l’Université de Paris 8, sous la direction du Professeur Miriam Debieux Rosa et sous la co-direction du Professeur Laurence Gavarini.
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[2]
Matheus, 2008, p. 622.
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[3]
Lacan, 1969, p. 373.
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[4]
Mansouri, Moro, 2012, p. 96.
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[5]
Nous nous sommes inspirées du travail du Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant (CIEN).
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[6]
Rosa, Poli, 2009, p. 8.
1L’adolescence n’est pas seulement un temps structurel de la subjectivation ou une opération psychique déracinée des mailles du réseau discursif qui enlacent le sujet. L’adolescence est le temps de la destitution et de la reconstitution de la fiction fantasmatique qui va orienter le jeune sujet vers un lieu d’appartenance à la scène sociale. Dès lors, un travail d’inscription devra avoir été réalisé dans la scène familiale infantile, où le père et la mère ont investi symboliquement l’enfant avec leur désir parental, non anonyme. En d’autres termes, un Autre devra répondre au sujet adolescent, avec les coordonnées d’appartenance et d’inscription dans le champ social. Cependant, l’imaginaire social contemporain allie très souvent ce temps du sujet à la violence, à la délinquance et à l’agressivité. Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de sujets adolescents pauvres des ghettos et bidonvilles des grands centres urbains mondiaux. Le sujet adolescent, immergé dans un contexte de violence et de ségrégation, se retrouve à la dérive face à la contradiction discursive, à la juxtaposition des signifiants d’appartenance et de désaffiliation sociale auxquelles il est confronté. Cette contradiction nous paraît évidente au Brésil, avec ses politiques publiques ségrégatives, qui mêlent à la fois le discours d’intégration par la voie de l’éducation, et qui, en même temps, est l’État le plus mortifère en ce qui concerne le taux d’homicides chez les jeunes.
2Nous avons réalisé un travail clinique groupal, sous la forme de petits groupes de conversation, auprès de ces adolescents âgés de douze à seize ans, précairement scolarisés. Cet article décrit les bases méthodologiques qui ont orienté l’expérience clinique des groupes de conversation avec les adolescents en milieu scolaire. À partir d’une vignette clinique, nous allons élaborer quelques hypothèses concernant les modes de réponses de ces adolescents face à la violence du lien social. Nous nous sommes intéressées à leurs stratégies de subjectivation face à la vulnérabilité sociale et discursive : comment faire lien dans un contexte où la vie s’inscrit et s’efface dans une mort presque certaine et anonyme ? Finalement, la violence urbaine apparaît dans le discours adolescent moins comme une donnée de leur réalité, que comme le seul moyen qu’ils trouvent pour se construire face à l’autre, non pas en acte, mais en parole ; un sujet qui se raconte par la voie d’une fiction violente où il s’exile et disparaît.
La détresse du sujet adolescent face à la violence du lien social
3Freud (1905) va consacrer un essai entier aux reconfigurations de la puberté. Il met alors l’accent sur une ligne de développement sexuel en trois étapes : auto-érotique, narcissique et objectale. Ces étapes rendraient compte d’une sexualité infantile née d’une indifférenciation du corps propre, organisé comme une série de zones érogènes partielles (organes génitaux, bouche, anus, orifice urinaire), et d’une fragmentation des objets de satisfaction. Par la suite, elle serait ancrée dans une phase narcissique, imaginaire, où le sujet renonce à l’investissement libidinal adressé aux objets de satisfaction et se contente de ses substituts imaginaires mis en scène dans le fantasme. Et finalement, intervient un choix d’objet basé sur des objets externes réels, agencé par la différenciation symbolique entre je et autre opérée par la castration. C’est à partir de là qu’apparaît une série d’objets substituts pour combler un manque d’objet déjà installé – des objets qui vont garantir une satisfaction toujours partielle et précaire. Le refoulement des pulsions sexuelles infantiles incestueuses est donc nécessaire pour le développement de la sexualité humaine ; et cette opération mène à une période de latence. À l’adolescence, le sujet est amené à re-signifier toutes ces motions pulsionnelles qui étaient en veilleuse jusqu’à la période de latence. Dans ce travail d’attribution d’un nouveau sens au sexuel auparavant mis de côté, quelque chose demeure et résiste à la signification, « un reste en manque de sens – le traumatique – à partir duquel s’organise le psychisme. Ce reste se réfère aussi bien au sexuel directement considéré qu’aux questions narcissiques qui entrent en scène en fonction des conflits d’autorité et de pouvoir » [2]. Le déplacement de l’impossible de la satisfaction incestueuse que l’adolescent doit opérer sur la scène sociale, doit également s’accompagner du voilement de cet impossible via le fantasme, du déplacement de l’identification au père vers une identification aux pairs menant vers la rencontre avec l’Autre sexe.
4Pour avoir lieu, cette rencontre doit compter sur la médiation d’un Autre qui se chargera de l’inscrire dans le symbolique, dans la culture. L’adolescent part alors en quête d’un autre discours qui puisse l’orienter vers la tentative de rencontre avec l’objet d’amour dans le social pour combler son manque. Dès lors, il est indispensable qu’il rencontre un lieu d’appartenance dans le discours social désignant pour lui une place positive, non anomique. Le même travail d’inscription devra avoir été réalisé dans la scène familiale infantile, en amont. Selon les mots de J. Lacan : « De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’incarnation de la Loi dans le désir » [3]. Mais dans le contexte de la contemporanéité, où les coordonnées sociales sont de plus en plus anomiques et contradictoires, la famille, en tant que fonction territorialisante et garante d’un lieu subjectif pour l’enfant, peut-elle aussi être reproductrice de détresse et génératrice d’angoisse ?
5À propos du champ social, G. Agamben (2004) analyse le nouveau statut des espaces sociaux d’exception du contemporain, représentés par les périphéries, les ghettos et les bidonvilles des grands centres urbains. Selon l’auteur, ces espaces d’exception seront assujettis à l’anomie de la loi qui ne sert qu’à produire de l’abandon sur ceux qu’il faut contrôler et punir. Ces sujets sont le refuge vivant de notre temps, ils sont corporifiés dans l’imaginaire social comme les ennemis à combattre et à contrôler (Catroli, 2003). La violence fait partie du quotidien de ces restes sociaux, objets, et conséquemment le sujet excédent ne peut exister que dans la disqualification. En occupant le lieu d’objets, de restes du social, le sujet se subjective en tant qu’abject (do Carmo, 2011). M. Mansouri et M. R. Moro diront à propos des jeunes français dans les émeutes de 2005, qu’ils évoquent « Une image de corps réputé dangereux, un “ennemi intérieur”, inclus dans le corps social en tant qu’exclus et soumis à un régime d’exception établissant une sorte de suspension du principe d’égalité, au cœur de l’état de droit […] ils seraient perçus à partir d’un altérité radicale les enfermant dans une sorte de “masse” méprisée […] » [4].
6Dans la réalité brésilienne, l’anomie et la violence du lien social font partie du processus de développement et de formation de la société. La problématique de la violence au Brésil n’est pas seulement une marque de contemporanéité. Si elle commence avec la cruauté du processus de colonisation et d’esclavage, cette violence, avec sa permanence historique, ne cesse de revêtir de nouveaux visages à mesure que la société brésilienne se modernise. À partir de la deuxième partie des années 80, les réseaux d’organisation du narcotrafic se consolident et intensifient l’usage de la violence comme élément quotidien de régulation des relations interindividuelles. Sous la forme de répression policière, ou comme un moyen de résoudre les conflits liés au trafic de drogue, la violence n’est plus seulement un instrument utilisé dans des situations extrêmes, mais devient un objectif ultime détaché de toute motivation apparente qui pourrait l’expliquer. À partir des années 90, la peur et la violence apparaissent dans la société brésilienne sous différentes formes : légitimée par l’État, fragmentée en différents réseaux de narcotrafic, diluée dans le quotidien des sujets, et de toute façon, présente dans tous les espaces de la société.
7Nous voyons, à cette époque, accroître les demandes pour plus de contrôle de la criminalité des jeunes. Dans le contexte de la société brésilienne, l’imaginaire social allie la vulnérabilité économique de la pauvreté à la dangerosité, transformant ces adolescents en sujets menaçants. Selon M. D. Rosa (2002), l’adolescent est perçu comme quelqu’un qui vit l’idéal d’une jouissance hors la Loi, l’idéal d’un sujet non assujetti et qui pour cela doit être enfermé. L’adolescent, immergé dans un contexte de violence et d’exclusion, se retrouve à la dérive face à la juxtaposition des signifiants d’appartenance et de désaffiliation sociale auxquels il est confronté. M. D. Rosa (2002), à propos de la spécificité de l’écoute clinique des « enfants de rue » au Brésil, dira que la problématique de ces adolescents a comme point de départ la ségrégation sociale vécue par ces familles et la menace de perdre une appartenance positive dans la culture qu’elles affrontent. Quand le discours familial sur l’enfant fait défaut, c’est le discours social qui émerge, comme force de réel, en attribuant des places dévalorisées aux sujets.
8À partir d’une vignette clinique issue d’un travail réalisé en milieu scolaire brésilien, les groupes de conversation, nous tenterons de voir comment le contexte de ségrégation socio-économique et de violence peut laisser ses empreintes dans le processus de subjectivation adolescent.
Les groupes de conversation et la pratique psychanalytique clinico-politique
9Ces groupes de conversation, d’orientation psychanalytique, sont nés en réponse à une situation d’urgence : un des élèves a été arrêté par la police alors qu’il était en train de cambrioler une maison en face de l’école. Nous avons réalisé quelques réunions avec les adolescents de l’école pour extraire cet événement d’une problématique individuelle et l’inscrire dans un contexte collectif. La directrice de l’école était demandeuse d’un travail avec les adolescents considérés difficiles. Si nous avons répondu à la demande de l’institution, nous ne l’avons cependant pas abordée telle qu’elle nous a été adressée. De l’avis de P. Lacadée (2003), il importe de ne pas reculer devant la demande mais de se situer autrement. Plutôt que de questionner la demande de l’Autre en entrant dans l’institution, il faut se taire et attendre qu’elle puisse céder la place au désir des sujets. Nous avons attendu, en silence, dans les couloirs, que les adolescents nous interpellent sur la possibilité de monter des groupes dans lesquels ils puissent parler.
10Après deux mois passés dans l’institution, trois groupes de conversation se sont mis en place [5]. Ce dispositif s’inscrit dans le champ des pratiques « clinico-politiques », dans la mesure où il s’est constitué comme une stratégie d’intervention, orientée par la théorie psychanalytique, composant avec le contexte social dans lequel il se situe. Cette « pratique psychanalytique clinico-politique » propose de considérer la question de l’angoisse dans sa face politique, c’est-à-dire qu’elle prend en compte la production socio-politique de l’angoisse liée aux diverses modalités de violences, de ruptures, avec ses possibles effets dévastateurs pour la subjectivité, et notamment l’impossibilité du sujet à se séparer du discours social qui l’aliène et qui l’empêche d’adresser sa demande (Rosa, 2011).
11Cette orientation clinique prend en compte les processus de constitution et de destitution subjective face aux torsions inclusives ou ségrégatives du discours socio-politique. Le sujet est affecté par le discours du social, et la place qui lui est destinée dans le champ social n’est pas sans effet pour sa subjectivité. Nous prendrons en compte, dans la situation clinique, les points de capture et d’aliénation du sujet au champ symbolique. La possibilité de rompre avec le silence mortifère, résultat de la position de reste du social, véhiculé par le discours hégémonique qui aliène le sujet confronté dans son quotidien avec la ségrégation, la pauvreté et la violence, fait partie de la dimension politique de la psychanalyse. Notre objectif initial, point de départ de notre orientation clinique, vise à restituer aux sujets un point d’accrochage, même à minima, à un champ de signifiants positifs, capables de faire sortir le sujet de l’anéantissement lié à sa position de reste du social (Rosa, 2011 ; do Carmo, 2011).
12Par conséquent, le but des groupes de conversation était de permettre à l’adolescent de rencontrer un Autre réceptif et prêt à lui fournir un Autre savoir, non fermé, capable de déstabiliser les identifications l’emprisonnant et de montrer qu’il existe quelque chose au-delà de tout savoir constitué comme vérité. Lui donner la possibilité de rencontrer une parole pleine de sens, c’est lui donner la garantie qu’il existe dans le monde un lieu qu’il a perdu, c’est-à-dire garantir son existence en tant qu’appartenance, et ce grâce à l’enlacement de la parole perdue dans une trame fictionnelle. Le sujet, sous l’effet disruptif propre à des situations de vulnérabilité socio-économique extrêmes, peut finir par s’exiler du lien identificatoire avec le semblable. L’extrait clinique qui s’ensuit évoque les éléments d’analyse qui nous montrent comment les adolescents ont pu transiter d’un extrême à l’autre : du silence à la parole, de la solitude à la politique (dimension de la rencontre avec l’autre).
L’Opy Guasu : du silence à la transmission et à la parole
13Ces groupes de conversation ont été réalisés dans un espace insolite de l’institution scolaire : un Opy-Guasu, une hutte indienne, lieu sacré de transmission et d’échange, qui signifie en langage tupi-guarani la Maison de la Culture. Il s’agit d’une sorte de petit local pour la parole, construit par les indiens et les élèves eux-mêmes et situé physiquement dans le jardin de l’école, entre l’institution et la rue.
Un premier groupe de conversation s’est constitué autour de l’exclusion. Après quelques semaines de fonctionnement de ce groupe de filles, un garçon, Roberto, vint demander s’il pouvait entrer dans le groupe. Nous lui proposons de venir à la prochaine rencontre pour y exposer son désir d’intégrer l’espace de conversation. Roberto a redoublé l’année précédente. Il arrive en disant rechercher un lieu pour pouvoir discuter et pas seulement dire des conneries, car selon lui, c’est ce qui se passe toujours avec les garçons de sa classe qui sont tous plus jeunes que lui. Il dit ne pas comprendre les motifs de son redoublement. Le groupe l’interpelle et lui demande s’il a vraiment fait tous les travaux nécessaires pour son passage dans la classe supérieure. Il répond que oui, mais pas de sa propre main. Il a emprunté l’écriture d’une autre personne, à savoir son père, qui a fait à sa place ses devoirs scolaires.
En écrivant avec la main de son père, Roberto se positionne comme un sujet non responsable de ce qui lui arrive. Je le questionne sur sa responsabilité, et non pas sur sa culpabilité, vis-à-vis de son redoublement qui l’a éloigné des amis avec lesquels il pouvait discuter. Il finit par nous dire qu’il comprend ce qui s’est passé : au moment où il a pu énoncer le fait d’avoir emprunté l’écriture de son père, il se reconnaît en tant qu’acteur de son redoublement et ajoute avoir « voyagé » = « déconné ». Je lui demande de définir le « voyage » dont il parle. Il commence par nous raconter l’histoire d’un voyage imaginaire qu’il aurait fait avec sa mère en Afghanistan au centre d’une zone de guerre, et qui serait d’après lui le seul lieu de vacances destiné aux pauvres.
La construction de cette fiction ressemblant à un récit fantastique construit sur une métrique précise, voire musicale, nous berce pendant quelques minutes. Roberto apparaît comme le sujet de l’histoire qui est racontée en faisant de son récit d’exil une issue de secours face à l’angoisse. Mais que se passe-t-il pour ce garçon qui, confronté à la question de sa responsabilité quant aux directions que prend sa vie, répond par un « voyage » où il s’exile dans une histoire de guerre et de coups de feu ? Dans l’imaginaire scolaire et social, Roberto est celui qui occupe un lieu de reste, de résidu. Il parle de son désir par la voie de la construction d’une fiction socialement disqualifiée. La violence urbaine, qui fait partie de la vie de ces jeunes, acquiert la forme d’une fiction généralisante qui émerge comme énonciation à chaque fois que l’adolescent se sent confronté à quelque chose d’impossible à dire. Une violence sous forme de fiction s’impose dans l’espace du vide du dire sur le sujet.
Après avoir raconté son histoire, les filles décident de l’accepter dans le groupe. Néanmoins, à la rencontre suivante Roberto arrive avec un ami. La fois suivante, il amène encore un autre ami. Devant cette invasion de garçons qui « n’ont rien à dire » et ne sont là que pour espionner leurs histoires (sic), les filles décident de l’expulser du groupe. Nous proposons alors d’accueillir les garçons dans un autre groupe, un groupe qui portera comme marque de naissance l’adhérence au signifiant « non fiables », qui a été lancé par les filles.
Après les deux premières rencontres de ce nouveau groupe – au départ composé de trois garçons –, cinq nouveaux garçons se sont inclus, tous un peu plus jeunes que les premiers. Nos rencontres hebdomadaires ont également lieu dans le même espace, la hutte. Après environ deux semaines de fonctionnement du groupe, ces garçons commencent à « ramasser » quelques pierres et bouts de bois qui se trouvent dans le jardin et les lancent contre les murs de l’école et à l’intérieur de la hutte.
Malgré ma demande de laisser les pierres à l’extérieur et mon attente pour pouvoir débuter la séance, les pierres ne cessent de fuser. Alors que je consens à autoriser l’entrée des pierres dans le groupe de conversation, ils me disent : « On entrera avec les pierres, mais on promet de ne pas les lancer ! » Ce à quoi je leur réponds : « Là on a un accord. » Par la suite, le groupe se déroule tranquillement en abordant des sujets quotidiens tels que le football, ce qu’ils aimeraient être en grandissant, la sexualité des femmes. Pourtant, les pierres n’ont pas cessé de fuser. Mais cette fois elles sont lancées par quelqu’un d’extérieur à la hutte. Le garçon qui m’a promis de ne pas lancer des pierres me demande : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On essaie de discuter, mais ils ne nous laissent pas tranquilles ! »
Les cailloux sont lancés par les plus jeunes de l’école alors en récréation au moment du fonctionnement du groupe de conversation, qui utilisent également ce temps pour observer à travers les fentes et les trous du mur de la hutte. Les pierres qu’ils ramassent sur le chemin avant d’entrer dans la cabane ont leur fonction : elles constituent un moyen de se défendre contre l’effet dévastateur produit par le regard de l’Autre, qui entre par les petits trous de la hutte. Ce groupe s’est constitué à partir de l’exclusion, comme un groupe qui n’a pas pu faire partie d’un autre ; le groupe des « non fiables ». Mais plus que des non inclus dans le groupe des filles, ces garçons étaient déjà auparavant collés au lieu de reste de l’institution scolaire. Les cailloux qui arrivent de l’extérieur servent à ne pas oublier le lieu qu’ils occupent. En occupant l’espace de la cabane transformée en lieu de parole, ces garçons tentent de sortir de l’assignation du lieu reste-silencieux ; mais en tentant de sortir de cette position, ils s’exposent à davantage d’hostilité.
Notre dernière rencontre fut également mon dernier jour de travail avec les groupes dans l’école. Les garçons les plus jeunes du groupe déclarent : « Puisque ça va s’arrêter, on s’en va jouer au foot. » Ce n’est qu’après le départ des plus jeunes du groupe, qui empêchaient chaque tentative de conversation en se concentrant sur les pierres et les regards lancés à travers les fentes de la cabane, que les trois garçons du début ont pu soutenir leur parole. Ils m’ont questionnée sur mon départ et ont ajouté : « Tu t’en vas parce que tu vas te marier et faire des enfants ! » J’ai répondu que c’était en effet l’une des raisons. Ils ont alors commencé à parler de leurs familles. L’un d’eux a dit que ses parents étaient toujours mariés, un autre que sa mère vivait avec un homme qu’il n’aimait pas, que son père et son oncle étaient en prison et qu’il ne les voyait jamais. Ils m’ont dit : « On a encore cinq minutes, qu’est-ce qu’on va faire ? » Je leur ai répondu : « On va nettoyer la cabane et ramasser ces pierres. » Nous avons nettoyé l’espace tout en continuant à discuter. Sans le vouloir, après notre départ, j’ai laissé la porte de la hutte ouverte. Un garçon m’a prévenu, celui-là même qui à chaque rencontre insistait pour essayer de me cacher le cadenas de la porte. Je lui ai donné la clé pour qu’il aille fermer. Mais à son retour, il me dit : « C’est dommage que cette porte ne reste pas toujours ouverte. »
15Finalement, le chemin de la parole ne s’est ouvert que quand tout ce qui excédait et provoquait une expérience de pure jouissance a pu abandonner le groupe. Ce fragment de cas, nous amène à penser sur les temps de subjectivation des sujets. Roberto, dans sa première construction se réfère à une impossibilité à se responsabiliser en tant que sujet de son destin : il a écrit avec la main de son père, il a été persécuté par la directrice. Dans l’autre construction – une histoire fictionnelle de guerre et de coups de feu –, Roberto apparaît comme étant collé à un lieu de reste social, de refuge, qui semble le situer à partir de cette fiction socialement disqualifiée. Il nous dit que l’Afghanistan avec ses coups de feu et ses grenades est le seul lieu dans lequel il peut faire partie de l’histoire. Étant donné la violente disqualification de leurs vies et le manque absolu de perspective d’une inscription dans un lien à minima indicateur de participation phallique dans le champ social, certains jeunes font de la violence leur propre fiction et une modalité de lien social (do Carmo, 2011).
16Mais, le type de subjectivation de Roberto comporte également un troisième et un quatrième temps : celui du silence et de la redécouverte de la parole. Le troisième temps est celui du mutisme, lorsqu’il a été exclu du groupe des filles et a composé ensuite un autre groupe avec d’autres garçons également sur la marge. Dans ce temps, Roberto se tait et se limite à jeter des pierres. M. D. Rosa et M. C. Poli (2009) reprennent le travail de G. Agamben (2008) et s’interrogent sur cette espèce d’exil identificatoire qui pourrait signifier une stratégie de subjectivation là où on trouverait le trait de l’absence la plus absolue du sujet. Les auteurs évoquent cet étrange paradoxe qui consiste à « se retirer de l’identification au semblable et ainsi fouler le sol commun, au point d’identification maximale à l’objet-reste, celui qu’il est impossible de regarder et qui réalise une image absolue, une « image taboue » [6].
17Mais lors de notre dernière rencontre, Roberto nous a dit qu’avant il voulait être policier ou militaire, mais qu’à présent il souhaitait aussi être rappeur ; et ce après que nous lui ayons dit que son histoire de voyage en Afghanistan possédait une construction grammaticale parfaite et que sa manière de la raconter était musicale, comme la poésie chantée du slam. Roberto et un autre ami aussi expulsé du groupe des filles ont aidé à nettoyer la cabane après que tous les plus jeunes, qui empêchaient la signification de la parole, soient partis. Ils ont pu verbaliser : « C’est dommage que cet espace soit toujours fermé à clé ! » Est alors apparu un quatrième temps de subjectivation, de reprise de la parole et du témoignage, où il a raconté ce qu’il aimerait faire de son histoire. Dans ce quatrième temps de subjectivation, Roberto rencontre un autre destin que celui du voyage effectué en Afghanistan : à présent, il est celui qui peut faire de la musique avec son histoire au lieu d’être celui qui, parce qu’il est pauvre, serait destiné à un monde de coups de feu et de grenades.
18À partir de ces temps de subjectivation, nous pensons que ne pas consentir au lieu auquel nous sommes destinés par le contexte social qui nous raconte à travers ses signifiants est possible avec le jet d’une pierre ou la réalisation d’une musique. Il existe des vies et des histoires qui sont elles-mêmes l’histoire d’une résistance. Mais ce futur n’est pas pour tous. Ce qui est commun à tous, c’est une vie composée de temps, de souffrances, de consentement, de désir et de singularité. Tant qu’il y a du sujet, il y a un souffle, et la résistance est toujours un souffle. Pour quelques-uns, elle est toute une vie.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : violence, lien social, éducation, groupes de conversation, psychanalyse
Date de mise en ligne : 11/10/2013
https://doi.org/10.3917/ado.085.0589Notes
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[1]
Cet article développe l’une des hypothèses construites dans la thèse de doctorat intitulée « Anonymat de vie et de mort : le lien social à l’adolescence », réalisée et soutenue en 2011, dans une cotutelle entre l’Université Catholique de São Paulo (PUCSP) et l’Université de Paris 8, sous la direction du Professeur Miriam Debieux Rosa et sous la co-direction du Professeur Laurence Gavarini.
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[2]
Matheus, 2008, p. 622.
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[3]
Lacan, 1969, p. 373.
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[4]
Mansouri, Moro, 2012, p. 96.
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[5]
Nous nous sommes inspirées du travail du Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant (CIEN).
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[6]
Rosa, Poli, 2009, p. 8.