Notes
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[1]
Après un temps d’hospitalisation complète, l’adolescent pourra revenir en hôpital de jour, à raison de plusieurs jours par semaine.
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[2]
Ces rencontres ont d’abord été réalisées en binôme par N. Guillier-Pasut et une collègue psychologue, puis par N. Guillier-Pasut seule après les entretiens préliminaires, à partir de la mise en place du squiggle-pâte à modeler. Cette situation clinique a ensuite été retravaillée et co-rédigée avec D. Derivois.
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[3]
Il est dit que la nuit précédant sa décompensation, Jack était chez son père et s’était enfermé dans les toilettes avec des couteaux « pour tuer les microbes », refusant d’approcher sa famille, de peur de « les contaminer par le mal ».
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[4]
Plusieurs fois pendant l’entretien, il balancera doucement ses jambes, dans des mouvements d’extension particulièrement étonnants et affichera quelques sourires figés, plutôt « immotivés », faisant davantage penser à des rictus.
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[5]
Michaux H. (1950). En pensant au phénomène de la peinture. In : Passages (1937-1963). Paris : Gallimard, 1963, p. 87.
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[6]
Pour la compréhension des modalités de la rencontre, rappelons que la suite de ces entretiens cliniques est effectuée par N. Guillier-Pasut seule.
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[7]
L’interne du service m’expliquera par la suite que, le jour prévu de sa sortie, Jack était très angoissé et se serait plaint d’une reviviscence de ses idées suicidaires. Il a donc été ré-hospitalisé à temps complet le jour même.
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[8]
La fée est, n’oublions pas, la figure symbolique de la femme pure, asexuée, de la bonne mère idéalisée (rejoignant celle de l’ange).
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[9]
Malgré la teneur de ces histoires pouvant convoquer nombre d’affects différents, le loup et les autres personnages paraissent en fait plutôt assurés de ce qui va se vivre, comme dans une pulsionnalité fortement contenue, voire « immobilisée ».
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[10]
Saint-Exupéry A. de (1946). Le Petit Prince. Paris : Gallimard, 1997.
-
[11]
Rappelant ce côte à côte de notre position pendant le squiggle-pâte à modeler.
-
[12]
Saint-Exupéry A. de, Le Petit Prince. Op. cit., p. 69.
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[13]
Cadoux, 1999, p. 23.
-
[14]
Richard, 1999, p. 398.
-
[15]
Sartre J.-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard.
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[16]
Leiris M. (1972). Préface. In : G. Limbour, Soleils bas. Paris : Gallimard, cité par J.-B. Pontalis, Préface. In : D. W. Winnicott (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, p. VII.
« La psychose pousse à écrire [...] aussi bien les malades en proie aux processus de dissociation qu’elle met en œuvre, que les cliniciens qui ont affaire aux psychotiques. »
1La rencontre clinique avec l’adolescent hospitalisé s’inscrit à la fois dans une temporalité liée à cette période de la vie du sujet, dans la temporalité de l’accompagnement psychologique proposé, ainsi que dans celle des modalités institutionnelles de prise en charge.
2L’institution dont il est question ici accueille sur prescription médicale des mineurs de douze à dix-huit ans, pour une durée de quatre à six semaines, principalement en hospitalisation complète [1]. Lorsqu’un adolescent intègre le service, il sera, par la suite et tout au long de son séjour, suivi en entretiens médico-infirmiers pluri-hebdomadaires. La demande d’une première rencontre avec un des psychologues du service se décide quant à elle à l’occasion d’une réunion clinique hebdomadaire, et poursuit souvent celle d’un bilan psychologique et/ou celle d’un « éclairage » complémentaire du soin médico-infirmier et groupal pour le jeune. Si un suivi psychologique en tant que tel est envisagé par la suite, ce sera la plupart du temps à raison de deux fois par semaine au départ, et une fois seulement à partir du temps d’hôpital de jour.
3C’est dans cette unité d’hospitalisation pour adolescents, au sein d’un centre hospitalier psychiatrique, que nous rencontrons Jack, quatorze ans, une dizaine de jours après son entrée dans le service [2].
4Nous proposons de suivre le trajet de cette relation clinique en quatre temps : le temps de la rencontre, le temps du bilan psychologique, le temps du squiggle et des histoires, le temps enfin de la séparation.
Le temps de la rencontre : du discours institutionnel à la découverte d’un petit être « inhabité » et « décousu »
Nous entendons parler de Jack pour la première fois en réunion clinique. Après quelques jours passés aux urgences de l’hôpital psychiatrique, suite à « une modification brutale de son état psycho-comportemental, avec perte d’appétit, propos incohérents, idées délirantes et grande tristesse », Jack est accueilli dans l’unité d’hospitalisation. Nous sommes mi-décembre.
À son arrivée, plusieurs hypothèses diagnostiques sont posées par les psychiatres de l’équipe : « mélancolie délirante, trouble psychotique aigu, schizophrénie catatonique, décompensation brutale avec ruminations morbides » [3]… Un traitement médicamenteux est en ce sens mis en place dans les semaines suivant le début de son hospitalisation.
Actuellement scolarisé en classe de quatrième, Jack réussirait plutôt bien, malgré des difficultés de concentration ces derniers temps.
Au niveau de l’histoire familiale, l’adolescent connaît, avec son frère cadet, une garde alternée par son père, militaire, et sa mère, secrétaire, séparés depuis une dizaine d’années. Les deux enfants ont été conçus in vitro (FIV) et n’en seraient pas au courant. Après une grossesse difficile, la mère de Jack évoque une « période difficile » pour lui à la naissance de son frère, l’enfant manifestant alors d’importants troubles du sommeil, des apprentissages et des acquisitions psychomotrices. Peu de temps après, les parents divorcent. La mère de l’adolescent, de même que sa grand-mère maternelle, traitée en milieu psychiatrique, sont décrites par l’équipe comme « dépressives ». Du côté paternel, son grand-père souffrirait de troubles maniaco-dépressifs.
Première rencontre… Lorsque nous nous installons dans le bureau autour d’une petite table basse, Jack se raidit sur le fauteuil, les mains comme accrochées aux accoudoirs [4].
Jack nous apprend qu’il est arrivé dans le service « parce que j’ai voulu me tuer et parce que je suis bi », indiquant ensuite « bi-sexuel », et parle de l’une de ses amies, Delphine, décédée l’an dernier dans un accident de la circulation. Jack ajoutant simplement : « Je voulais me planter deux couteaux dans le cœur. »
Il nous explique être l’aîné d’une fratrie de quatre enfants : après lui, son frère de onze ans, sa sœur de quatre ans (sa demi-sœur en fait) et « un nouveau bébé qui arrive bientôt dans la famille », côté paternel. Jack ajoute à cet égard que son frère cadet lui demanderait souvent d’être près de lui, mais il nous dit préférer être seul, pour écouter de la musique, étudier et lire des romans fantastiques.
Peu de temps après, se plaignant de difficultés pour respirer, Jack demande : « On peut s’arrêter là ? », sans parvenir à dire ce qui est difficile pour lui.
En écoutant Jack, nous avons la sensation d’être face à un être « inhabité ». Le contenu de l’entretien apparaît particulièrement pauvre et confus, peu signifiant, ponctué de bizarreries, d’énoncés paradoxaux et de tournures de phrases étranges.
En étant attentifs à sa mimo-gestuelle, une sensation, seconde, de voir un Jack « décousu » : nous avons été très sensibles à son agrippement aux accoudoirs du fauteuil, ainsi qu’à sa frêle raideur corporelle, comme mal assurée. De même, son regard, tout autant fixe que pénétrant, et son teint cireux évoquaient à la fois l’image d’une poupée de chiffon et celle d’un automate qui aurait été « mal- ou désarticulé », images rappelant aussi celles de certains personnages de films à l’expression morbide, tels ceux de la famille Adams, ou plus encore celle de la figure de Monsieur Jack dans son Étrange Noël… Jack ne semble avoir aucun âge, être comme hors temps, peut-être aussi comme hors réalité.
Le lendemain, nous accompagnons plusieurs adolescents à la bibliothèque de l’hôpital. Parmi eux se trouve Jack qui, sur le chemin du retour, s’approche de moi (N. Guillier-Pasut) et me parle à nouveau du roman fantastique qu’il est en train de lire.
Il explique qu’il aime beaucoup les « livres de préhistoire » et me conseille de lire ce roman. Puis il me demande de porter les livres qu’il tient sur ses avant-bras, se plaignant de douleurs au niveau des articulations.
Quelques minutes plus tard, l’adolescent me demande : « On fait que parler avec un psychologue ? ». « On peut effectivement parler mais aussi dessiner, jouer parfois, ou faire de la pâte à modeler par exemple. » Jack ne semble pas prêter attention à ma réponse, me disant alors : « J’avais des envies de suicide, je n’en ai plus. Je ne mangeais plus, maintenant je mange. Tout va bien, je peux sortir. J’ai déjà tout dit à l’interne, pour Delphine et parce que je suis bi. »
Quels sont les enjeux du « dire », du « parler » pour Jack ? Dans ce « parler-carte de visite », d’une part, leitmotiv identitaire dans cette évocation primordiale et itérative du décès de son amie et du fait qu’il soit « bi », et dans son cramponnement physique, d’autre part, attestant aussi de sa manière de parler principalement au travers de son corps. Dans sa demande enfin (« On fait que parler avec un psychologue ? ») pouvant signifier celle, fondamentale, d’un parler autre, d’un parler autrement ?
Le temps du bilan psychologique
Proposition de l’AT9 et d’un dessin de famille…
Lors de la passation de l’AT9, Jack dessine rapidement une chute, un personnage avec une épée, puis un monstre…, suivant finalement de près « l’ordre » proposé par la consigne. Tous les éléments en bas de feuille, juxtaposés les uns aux autres, le dessin achevé en quelques minutes et la conclusion de Jack : « Ça y est ! »
Deux semaines plus tard, nous proposons à Jack le test du dessin de la famille. Ses dessins sont à nouveau sommaires, les personnages peu différenciés. Et ce qui est le plus frappant, c’est l’absence de faces, de « vie faciale » [5] : seuls apparaissent les contours de ces visages vides. Chacun apparaît comme fantomatique, comme « inhabité », en écho à la présentation de Jack en entretiens.
De par ces deux situations de passation de tests, de par aussi la nouvelle configuration de l’espace au cours des entretiens, cette fois-ci installés autour du bureau, Jack semble plus rassuré. Là où il se raidissait sur le fauteuil, il s’appuie maintenant plus tranquillement contre le dossier de la chaise… Là où il se tenait au fauteuil, les mains cramponnées aux accoudoirs, celles-ci sont à présent appuyées sur le bureau… Mais très rapidement sa difficulté « à respirer » revient, et Jack demande avec insistance à sortir de la pièce.
… Et lui nous propose ses écrits
La semaine suivante, nous nous installons dans un autre bureau, celui-ci moins spacieux. L’adolescent a pris soin d’emmener un cahier avec lui.
En arrivant dans la pièce, Jack s’assoit immédiatement sur la chaise la plus proche du mur et du bureau, dans un angle de la pièce. Ouvrant son cahier, il me (N. G.-P.) montre le plan qu’il a créé de l’école de magie de l’héroïne, Claire, et la carte du lieu de l’histoire, dont il a inventé tous les noms des villages, de villes, de fleuves et de forêts. Il me tend ensuite son cahier, et très vite me dit : « J’ai envie de vomir. » Je l’accompagne aux toilettes à deux reprises. En revenant dans le bureau, celui-ci m’explique qu’il a beaucoup de vertiges ces temps-ci.
L’histoire commence par le rêve de Claire qui voit se rapprocher autour d’une roche un groupe de sorcières. Là, elle entend que « ces sorcières veulent anéantir le monde ». Le lendemain matin, alors qu’elle part au collège, elle rencontre « une dame-sorcière qui veut prendre quelque chose dans son sac pour le jeter sur elle ». Sa mère, partie pour faire les courses, vient la « sauver ». Claire se fait très rapidement hospitalisée après cet incident dans un hôpital spécialisé, pour voir si elle n’a pas été « contaminée ».
À partir de là, le texte devient confus, il est question de la confiance de Claire par rapport aux infirmières qui lui font trois prises de sang, mais qui « ne trouvent rien ». La « dame de l’hôpital » disant à Claire : « suivez-moi, faites-moi confiance »…
Deux semaines plus tard, dans le bureau des psychologues, nous nous installons à nouveau côté fauteuils. Nous demandons à Jack comment il va et comment s’est passé son week-end en permission. Il répond seulement « bien », « normalement », expliquant qu’il est rentré à 21h, que sa mère l’a raccompagné dans le service et que son père est passé le dimanche « pour apporter des affaires ». Lorsque nous lui demandons plus tard s’il a repensé à ses textes, Jack n’en dit rien. Peu de temps après, ma collègue, le voyant de plus en plus figé sur le fauteuil, lui demande : « Ça va, Jack ? ». « Oui », mais immédiatement après, « On peut arrêter ? Je n’arrive plus à respirer ».
8Chaque rencontre avec Jack se ressemblait, mais en apparence tout au moins. Car si le contenu des entretiens était sensiblement identique (propos opératoires et confus, échanges « pauvres », difficultés de communication avec lui et capacités associatives réduites), la mimo-gestuelle de l’adolescent en entretiens et sa manière d’être plus ou moins réceptif à l’espace changeant du cadre de nos rencontres étaient particulièrement significatives. Comme si l’essentiel, in fine, se situait dans un en deçà de la parole, dans l’infra-verbal et le corporel.
9Jack paraissait plus apaisé une fois installé au bureau ou lové dans cet « angle » improvisé de l’autre pièce, là où, dès que nous nous installions « côté fauteuils », il semblait davantage en grande insécurité, ses plaintes somatiques, ses sensations de vertige et d’étouffement faisant retour. Dans une demande alors très peu différable de quitter la pièce, ou dans une alternance de présence-absence quand cela devenait trop difficile pour lui, l’adolescent jouait de la différence des espaces, dans un processus de fuite ou de composition de la spatialité. Comme s’il avait besoin, en dernière instance, d’une contenance physique réelle dans l’espace matériel de nos rencontres par l’enveloppe qu’offraient le bureau ou la chaise adossée au mur. Grâce au support concret lui aussi de ses textes et de ses dessins, l’adolescent apparaissait du même coup plus en lien avec nous dans cet ici et maintenant de notre rencontre, dans les prémices d’une relation possible. Sa mise en question de l’espace était aussi figurée dans celle du cahier, de la feuille « recueillant » l’histoire de Claire, par la voix, la voie singulière de l’écrit, en tant que surface d’accueil contenante de ses pensées, de ses vécus internes, mais aussi probablement d’éléments inintégrables psychiquement.
10Comme si, pour le dire autrement, l’arrière-fond de sa psyché n’était pas suffisamment établi pour lui assurer une certaine sécurité lui permettant d’« habiter » l’espace externe et l’espace interne, Jack ainsi contraint à la recherche d’expériences sensorielles pouvant lui servir de vécu, de senti, dans une tentative sécurisante de se saisir de quelque chose de son corps comme délimitation, dans un premier « faire corps », mais aussi de quelque chose de lui, dans un premier « faire trace ». Sa sensation de ne pas arriver à respirer se présente dès lors comme expression corporelle de sa difficulté à se sentir « tenu » au-dedans de lui, tout en faisant potentiellement écho à des défaillances précoces dans son environnement, notamment en termes de holding au sens winnicottien, qui suppose le couplage d’un enveloppement « maternel » et d’une fermeté « paternelle ».
11Et si Jack mettait en question la capacité de contenance des objets inanimés du cadre spatio-temporel, se mettait également en mouvement pour lui la capacité de contenance de l’autre, s’originant au départ dans sa demande, sur le chemin du retour de la bibliothèque, que je (N. G.-P.) porte ses livres. Sa demande, dans le cas présent, que je l’accompagne aux toilettes peut à cet égard être considérée comme interrogeant ma possible contenance de ses impressions sensorielles disparates, de ses « vivances émotionnelles » brutes. Ce serait ainsi dans son envie de vomir que Jack rejouerait quelque chose de son histoire, la sienne cette fois et non plus celle de Claire. Cette histoire qui, tellement chargée d’affects, « fait vomir » et qui demande à évacuer ses éléments toxiques, intolérables, éléments bêta (Bion, 1962) non encore représentables.
Le temps du squiggle-game et des histoires [6]
« J’ai perdu ma maman ! »
Début février, il est décidé par les psychiatres du service que Jack va terminer son hospitalisation à temps complet, pour revenir durant quelques semaines, cette fois en hôpital de jour.
« Je ne suis plus en hôpital de jour », lance Jack, sur un ton froid et monocorde, en arrivant dans la pièce. Je le regarde, perplexe. Il sourit devant mon regard étonné et m’explique qu’il avait à nouveau eu « envie de se tuer, mais [que] maintenant c’est fini » [7].
Peu à peu, le voilà qui commence à se contracter sur sa chaise. Je lui propose de faire de la pâte à modeler. Jack sourit, prend un morceau déjà formé de pâte blanche et en forme un petit personnage, attentif à la texture de la pâte entre ses doigts.
Jack invente le début d’une histoire : « Le bébé est perdu dans la forêt et rencontre une fée ». Je lui propose que nous mettions en scène cette histoire.
Jack prend le bébé dans la main et commence en faisant semblant de pleurer. Très vite, une fée affolée accourt (je tiens la fée dans ma main) et lui demande ce qui se passe. Le bébé dit : « Je suis perdu, j’ai perdu ma maman ! Mais tu veux bien être ma maman ? » La fée lui explique qu’il a déjà une maman, qui doit être folle d’inquiétude de ne plus trouver son enfant, mais qu’elle va bien sûr s’occuper de lui en attendant qu’ils la retrouvent. La fée propose au bébé de parcourir la forêt à sa recherche. Ils se dirigent vers un côté de la forêt (un coin du bureau). Et la fée de demander : « Tu vois quelque chose ? ». « Non », répond le bébé. Une seconde fois, ils repartent vers un autre côté de la forêt, et la fée de demander : « Tu vois quelque chose ? », « Non », répond encore le bébé. Une troisième fois : « Et là, tu vois quelque chose ? », « Non ». « Alors, ne t’inquiète pas », lui dit la fée, « je vais te ramener avec moi au royaume des fées et depuis là-bas, nous nous débrouillerons pour retrouver ta maman qui viendra te chercher ».
La mise en scène de l’histoire s’arrête peu de temps après, Jack est alors très content de la fée [8], « vraiment gentille ». Je lui signale que, de mon côté, j’ai eu l’impression que le bébé ne semblait pas avoir très envie de retrouver sa maman à ce moment-là ou, qu’en tout cas, il ne paraissait pas très inquiet. Comme s’il savait d’avance qu’il la retrouverait…
13Des instants d’échanges comme en perte de sens et d’affectivité, Jack paraît véritablement s’animer dans la mise en scène vivante des personnages, dans la mise en jeu de l’histoire créée, où il sourit, où il rit, et où son visage paraît bien moins figé. Et dans la mesure où le jeu avec la pâte à modeler suppose une nouvelle configuration de l’espace, Jack et moi nous retrouvant cette fois côte à côte, le jeu de regards et de dialogues se déploie différemment.
14Dans son rôle d’outil médiateur et de médium malléable (Milner, 1977 ; Roussillon, 1991), la pâte à modeler deviendrait en ce sens le moyen pour Jack d’une expression, d’une figuration de ses éprouvés, de ses conflits internes, et certainement aussi la possibilité d’une figuration « d’un quelqu’un ou d’un quelque chose d’autre » dans la relation clinique, dans la fragilité du lien. Tout s’est passé de fait comme si, depuis le début de nos rencontres, il y avait toujours eu cette représentation d’un « troisième », d’un tiers, qu’il soit signifié dans la présence de ma collègue au début de nos rencontres, puis dans notre recours à l’utilisation de tests graphiques, dans le désir de l’adolescent de nous faire part de son écrit et également, à présent, dans ma proposition d’un squiggle-pâte à modeler. Comme si la relation « directe » à l’autre était empreinte d’enjeux confusionnants d’indifférenciation, dans un reflet blanc contre blanc (des visages), d’une coalescence avec l’objet primaire et d’un risque d’anéantissement auquel il faudrait tenter d’échapper.
Créer des liens… ?
La construction du squiggle-pâte à modeler se poursuit, Jack étant à chaque fois demandeur de « continuer l’histoire » dès le début des entretiens.
En voyant les personnages dès qu’il ouvre la boîte, Jack s’exclame : « La fée est toujours là ! » Puis il prend un autre bout de pâte et, le transformant à peine, me dit : « Lui, il est méchant, c’est un loup-garou. Il veut manger le bébé. »
« Qu’est-ce qui ça va se passer dans l’histoire ? » Jack de me répondre : « La fée va protéger le bébé. Moi, je joue le loup-garou et vous, vous prenez le bébé et la fée. »
L’histoire commence à la tombée de la nuit, dans la forêt, quand la fée raccompagne le bébé chez lui (ce n’est donc pas sa maman qui vient le chercher). Sur le chemin, ils croisent alors le loup qui s’est caché, et qui se montre enfin sans dire un mot. Le bébé crie : « J’ai peur, j’ai peur, je veux retrouver ma maman. » Mais le loup clame : « Je veux manger le bébé ! ». « Non, tu ne peux pas faire ça, je suis en train de le ramener auprès de sa maman. Elle sera désespérée s’il ne rentre pas ! », répond la fée. Le loup dit alors, d’un ton plaintif : « Mais, moi, je n’ai rien mangé depuis deux jours… » La fée propose alors au loup de manger plutôt un animal. « Mais, il n’y en a pas ! » La fée décide alors de fabriquer un renard pour le donner à manger à celui-ci (je fabrique rapidement ledit renard, Jack me signalant : « Il est bien fait »). « Rhamm », dit discrètement le loup, faisant mine de le manger, et laissant ainsi passer la fée et le bébé.
16Après le début de l’histoire où, face à la perte et au manque d’une présence maternelle, le bébé trouve un objet secourable dans sa rencontre avec la fée, cette fois-ci Jack amène un personnage informé, sans doute informable, mauvais objet possible dans la scène, mais aussi triangulation potentielle entre le bébé et la fée et/ou objet-part interne de lui-même. Le loup est le personnage qu’il veut jouer. Celui aussi qui n’a pas de visage, « dont on ne sait ce qu’il pense », ni ce qu’il éprouve. Celui enfin qui se contente d’un renard « bien fait » et qui ne s’avère en définitive pas si « méchant » que cela [9].
17Le renard, élément extérieur intervenant dans la scène, me rappelle étrangement, une fois créé, celui du Petit Prince de Saint-Exupéry [10]. Je reparcours, hors séance, le passage du livre, au moment où le Petit Prince rencontre le renard. Si le renard de notre histoire, lui, se fait manger, le renard du Petit Prince est clair : « Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi […]. Je te regarderai du coin de l’œil [11] et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus » [12].
18De cet essai de représentance face à cet adolescent, à l’image d’un interprète en quête de sens (Aulagnier, 1986) à sa souffrance psychique, à ce qu’il met en scène dans l’institution, il est possible de reprendre l’hypothèse clinique d’une symbolisation primaire, passant par le langage du corps, à l’œuvre dans la problématique psychique de Jack. Cette fois en lien à ses dessins de figures humaines, figures énigmatiques sans visages, et en lien aussi à ses personnages en pâte à modeler.
19Dans les formes-contours de la pièce, du fauteuil, de la feuille, mais aussi de moi-même, c’est de l’enveloppe d’une sorte de « blanc inexpliqué » [13] dont il paraît être question, condamnant Jack à mettre du noir sur du blanc dans la matérialité de l’écriture, à donner une inscription externe de ses conflits internes, mais à demeurer, de manière plus fondamentale, un « petit chose » inhabité, informé et innommé ?
20Ces personnages de profil, dans leurs « moitiés », dont on ne sait ce qu’ils éprouvent, rappellent à cet égard les propos de Jack : « je suis bi ». Un « bi » d’abord témoin d’une « organisation familiale interne » (Ciccone, 2011), sans auto-engendrement donc. Un « bi » aussi comme signifiant d’une scission entre deux faces, dont une serait tournée vers l’extérieur et l’autre vers un dedans, indicible, inexprimable, infigurable, faisant écho à la notion du « double feuillet du Moi-peau » (Anzieu, 1985).
Réalité subjective de la présence de la mère
Le troisième et dernier entretien du squiggle-pâte à modeler se construit autour des « retrouvailles » entre le bébé et sa mère.
Jack, très tendu, comme fixé sur le fauteuil, se met à pleurer, tout en affichant un très grand sourire. Je lui demande comment il se sent. « C’est parce que ma famille me manque. » Il précise avoir passé le week-end avec sa mère et avoir mangé des crêpes avec elle : « C’était bien. » Il dit également qu’il en a marre d’être hospitalisé, qu’il veut rentrer chez lui. Quelques minutes plus tard, Jack me dit : « On doit faire les retrouvailles entre la mère et le bébé. » Il ouvre délicatement la boîte de pâte et, en voyant la fée : « Le bras est tombé et l’aile est cassée. » Jack tente, par pressions, de refixer l’aile. Puis, avec difficultés, il crée le personnage de la mère : il tente de faire tenir les bras et les jambes. Son personnage ne tient pas bien debout. Il me dit que « tout se casse » et me demande de l’aider pour finaliser son personnage.
Après quoi il me demande si je peux jouer le bébé, lui préférant jouer la mère.
« Voilà, tu es arrivé chez toi. Tu vas pouvoir retrouver ta maman. » Disant cela, la fée s’éclipse et le bébé entre dans la maison. À cet instant, Jack, qui tient dans sa main le personnage de la mère, me dit : « En fait, elle est de dos ! » Le bébé devra appeler plusieurs fois sa mère pour que peu à peu elle se retourne, par à-coups, dans sa direction. Il court alors vers elle, elle s’approchant plus doucement. Le bébé lui dit : « Comme je suis content de te voir ! » La mère dit simplement : « Oui, je suis contente aussi. » Le bébé dit encore : « Tu m’as beaucoup manqué ! Qu’est-ce que tu as fait pendant ce temps ? Tu as pensé à moi ? Tu t’es inquiétée ? » La mère répond : « Oui, j’ai pensé à toi. Je t’ai préparé des crêpes… Viens, on va en manger ! ». « D’accord », dit le bébé, « Mais où est papa ? ». « Il va bientôt rentrer », insiste la mère. Nous dirigeons alors nos personnages vers un autre coin de la pièce. « Voilà, c’est fini », dit alors Jack, laissant tomber son personnage-mère sur le bureau.
22« Ce qui s’inscrit sur la pâte et la manière dont ça s’inscrit est directement en lien avec ce qui s’est joué historiquement entre le sujet et son objet primaire » [14]. Depuis le début du squiggle-pâte à modeler, nombre d’éléments de l’ordre de l’originaire sont en effet présents, mettant en jeu les relations précoces de l’enfant avec son environnement maternel. Tout commence avec un « Veux-tu être ma maman ? » adressé au personnage de la fée, interrogation qui déplie à mesure du squiggle une demande affective forte d’une présence attentive, rassurante, maternante et qui dresse pas à pas le portrait d’une figure maternelle douloureuse. Une mère qui se construit d’abord dans les « traces » du loup entre autres, qui « se casse », qui ne tient pas, qui pourrait probablement aussi ne pas survivre aux attaques. Une mère qui se présente par la suite de dos, comme s’il s’agissait de la « réveiller », de la ré-animer pour qu’elle prête attention à son bébé. Celui-ci qui tente, de son côté, de percevoir si sa mère s’est préoccupée de lui pendant son absence. Tout semble se jouer entre lui et sa mère, relation duelle où se construit l’absence du père, mais aussi celle d’une éventuelle fratrie. Mais « l’histoire doit finir comme ça, on joue plus », me dit Jack.
D’histoires en histoires : le pouvoir de l’amour
23Voilà bientôt quelques semaines que Jack a été ré-hospitalisé. Il n’est plus en pyjama, comme c’est le cas pour les autres adolescents en hospitalisation complète. Je ne le vois qu’une seule fois par semaine, alors qu’il n’est pas en hôpital de jour… Cadre institutionnel modifié, et a contrario, peu de changements pour Jack au niveau de sa prise en charge, si ce n’est une reprise partielle de l’école et maintenant le projet d’un traitement par stimulation magnétique transcrânienne répétée (rTMS) pour diminuer ses épisodes hallucinatoires, après augmentation et modification de son traitement médicamenteux. Fin février, lors d’une réunion d’équipe, l’accent est mis à cet égard sur le fait de « maintenir Jack dans le réel ».
24Quelle relation à l’autre, quels liens se sont construits progressivement et quels processus psychiques se sont déployés au cours de nos rencontres ? Comment Jack s’est-il saisi de nos « moments de rencontre » (Stern, 1997) ? Attentive à ce souci institutionnel du « réel », nous nous sommes demandée s’il était judicieux de poursuivre dans la voie de ces histoires. Semble s’être en fait répétée ici, à un niveau contre-transférentiel et institutionnel, la propre difficulté de l’adolescent à composer avec les réalités interne et externe.
La semaine suivante, j’ai quelques minutes de retard… En arrivant dans le bureau, Jack me lance : « Vous adorez Lady Gaga ? ». « Je connais un peu. Et vous, “vous l’adorez” ? » L’adolescent m’explique qu’il fait partie de « ses milliers de fans », qu’il adore ses musiques, qu’il la trouve très belle. « Vous avez écouté sa nouvelle musique ? J’ai vu son clip, elle danse super bien. »
Rapidement ensuite, Jack souhaite que je lise la suite qu’il a écrite de l’histoire de Claire. La lecture du texte me donne l’impression d’un déjà lu : je tourne alors la page dans le sens inverse de la lecture, pour me repérer dans le temps de l’histoire. Jack, dont je sens le regard constant sur moi, me dit alors : « Non, c’est dans ce sens-là qu’il faut lire. » Je lui explique que je suis un peu perdue dans l’histoire, tout en me rendant rapidement compte que l’adolescent répète en fait dans son texte le passage de la « bulle » qu’il avait précédemment écrit. Une chose a pourtant changé : lorsque Claire tombe de la bulle, elle ne rencontre plus ensuite un jeune garçon sur son chemin, mais c’est celui-ci qui la sauve de sa chute du ciel. Dans les échanges entre Claire et les fées, apparaît à plusieurs reprises l’énoncé suivant : « Je pensais que les fées, les sorcières, la magie n’existaient pas, mais maintenant j’ai la preuve que si ».
Je demande à Jack ce qu’est la magie pour lui. « C’est quand on a des pouvoirs magiques, comme le pouvoir de l’amour : faire tomber tous les gens amoureux de nous. » Il ajoute en souriant qu’il aimerait beaucoup avoir ce pouvoir-là.
Puis il me montre qu’il a numéroté toutes les pages de son cahier, et m’explique que lorsqu’il en sera à la dernière page, il le fera éditer. « Vous aimeriez qu’il soit “édité” ? », demandé-je. « Oui », me dit Jack, mais « C’est pour ça qu’il faut qu’il soit long, parce que court, l’éditeur ne sera pas d’accord. Si mon livre était édité, vous l’achèteriez ? ». « J’ai l’impression que c’est vraiment important pour vous que votre texte me plaise », exprimé-je. Jack continue de sourire.
26Dans nombre de ses interrogations, l’adolescent paraît en fait particulièrement soucieux de savoir ce que je pense de ce qu’il fait, de ce qu’il écrit, mais aussi de ce que j’aime ou non… La question du rapport à l’autre, des bases de la relation et de l’affectivité de l’autre revient, notamment avec le personnage de Lady Gaga, plusieurs fois évoqué par Jack.
27Le personnage de Lady Gaga pourrait en effet davantage renvoyer aux problématiques adolescentes (image du corps, transformations multiples…). Mais ce sur quoi Jack met surtout l’accent, c’est que la chanteuse est celle qui a réussi à se faire connaître et aimer de son public ! C’est en fait dans cette sorte de « déclaration amoureuse » que Jack fait à Lady Gaga, ainsi que dans cette identification projective adressée à moi, que l’adolescent semble mettre en question l’investissement, tout autant que l’affection de l’autre à son égard.
28Les enjeux de l’éventuelle publication de son récit peuvent également être entendus dans ce sens. Je suis au départ embarrassée par ses questions : « Mais, elle vous plaît mon histoire ? Si mon livre était édité, vous l’achèteriez ? ». Je comprends après-coup que mon embarras dit à nouveau ce souci institutionnel, qui me revient, de « maintenir Jack dans le réel ». Cette question de la publication traduit certainement le désir de Jack d’être connu, reconnu, dans un être pour l’autre comme enjeu de l’existence [15], avec toute la dynamique narcissique et identitaire que cela sous-tend.
29« Suis-je bon et aimable ? Es-tu émerveillée devant le bébé que je suis ? Est-il vraiment possible de m’aimer ? Est-ce que toi, tu m’aimes ? » Tels pourraient être reconstruits les questionnements de Jack, le pouvoir de « l’amour », de « faire tomber tous les gens amoureux de soi », interrogation sur la présence et sur l’amour qu’on lui porte ou non, qu’on peut lui porter ou non, question encore plus fondamentale sur l’amour de l’objet primaire. De cette mère qui, rappelons-le, se construit dans le sillon d’un potentiel mauvais objet-loup et qui se présente comme particulièrement froide, peu affectivée. Jack risquant sans doute alors de perdre sa « bulle-enveloppe » et, en dernière instance, de chuter lui aussi du ciel.
Le temps de la séparation
« Le miroir contre la vérité »
Nous sommes mi-mars. Il est prévu que Jack termine son hospitalisation complète dans les semaines à venir, pour revenir ensuite, pendant un temps, en hôpital de jour.
Une fois dans le bureau, Jack me dit : « Je n’ai pas emmené mon histoire aujourd’hui. Ma mère ne veut plus que j’écrive ou que je lise des histoires. Elle dit que ça m’isole. » Je lui demande alors ce que lui en pense : « Je ne sais pas » me répond-il.
Jack se redresse alors sur le fauteuil et baille : « Je dors beaucoup pour faire passer le temps, surtout depuis que je ne lis plus et que je n’écris plus d’histoires. » Je lui demande encore : « Le temps est long ici ? », et l’adolescent répond que « Ça dépend, je ne sais pas trop, des fois le temps passe vite… Mais je pars dans deux semaines ! ». Jack se dit « très content » de cette nouvelle, m’expliquant que sa famille lui manque beaucoup et qu’il pourra reprendre l’école normalement.
L’adolescent garde pourtant les yeux rivés sur les feuilles blanches disposées sur le bureau. Quelques instants passent, et Jack me dit : « En fait, j’ai envie d’écrire, mais je ne sais pas quoi. » Puis : « Écrivez, vous ! » Je repense à ce qui se dit depuis le début de l’entretien… je prends un feutre bleu, pour écrire, en haut de la feuille : Je ne sais pas. Interloqué, Jack semble capté par la feuille. Il ne dit rien. J’ajoute alors à côté trois points de suspension. Il me dit alors « Ça fait bizarre de le voir écrit. En dessous, on écrit “Je n’ai pas envie” ». Pendant que je m’exécute, Jack me dit « Je ne veux pas », puis « Je ne sais plus » et enfin « Voilà ». J’écris ces morceaux de phrases au fil de sa dictée. L’adolescent décide finalement de compléter les phrases. « Je n’ai pas envie de nager », « Je ne veux pas aller à l’école », « Je ne sais plus ton prénom ». Jack ne lâche pas la feuille du regard pendant que j’écris.
Après quelques minutes de silence, il me dit : « C’est un miroir contre la vérité. C’est le contraire en fait : j’ai envie de nager, je veux aller à l’école, et je me souviens de ton prénom. » Je lui demande : « Un miroir contre la vérité alors ? ». « Oui, mais c’est un secret ! »
Cette fois, Jack n’a pas emmené son cahier avec lui, répondant donc à l’exigence maternelle comme ce « bon enfant aimable » qu’il voudrait être, et pouvant toutefois aussi être inquiet des effets de sa propre écriture sur lui-même. Très rapidement néanmoins, se déplie sa demande, plutôt sous la forme d’une injonction d’ailleurs, que j’écrive à sa place, que je transpose ses pensées, ses éprouvés. Mon écriture devenant en ce sens le moyen, la solution possible d’une continuité, respectant et le désir de sa mère auquel Jack ne déroge pas, et le sien propre d’avoir envie d’écrire et de poursuivre ses productions narratives, garantes aussi d’une ouverture signifiante autour de la question de la scène pubertaire (Gutton, 1991). Le support de la feuille refait ainsi surface d’une manière différente, dans la négation d’un « Je ne sais pas ». Comme possible échoïsation de son vécu interne, comme si le papier proposait de se regarder dans la feuille, construisant un véritable papier-miroir. Jack tel Narcisse, opérant une articulation interne-externe entre ce que l’adolescent éprouve, ce qu’il se sent vivre et ce que les autres peuvent en percevoir.
Dans ce dépôt, dans cette trace noire sur ce blanc infini (de la parole aussi !), par l’intermédiaire de l’autre, le reflet n’est plus blanc contre blanc, mais vivant, devenant dès lors modifiable, transformable tout autant que déformable et déformant.
Deux semaines passent, Jack est sorti… « Alors Jack, comment ça va depuis la dernière fois ? ». « Je vais bien. Je suis content d’avoir retrouvé ma famille. Et je vais voir ma mère ce week-end ». « Comment s’est passée la sortie ? ». « Bien ». « Ça n’a pas été difficile pour vous de partir ? », « Non, je n’étais pas inquiet, pourquoi ? », « Moi, j’étais un peu inquiète. Comme la première sortie avait été un moment difficile pour vous, je me suis demandée comme se passerait celle-ci ». Jack affiche un grand sourire.
Puis il me dit, voyant l’ensemble de ses dessins sur la table « Vous avez amené mes dessins ! ». « Oui, j’ai pensé que ce serait important pour vous de les revoir. » Jack se penche alors en avant sur sa chaise et regarde les dessins les uns après les autres. « Ça fait bizarre de voir ce que j’ai fait avant. Comme si on revenait au début. » J’ajoute alors : « Et qu’on retraçait ce que nous avons fait ensemble. »
Jack me demande alors : « Est-ce que je peux garder les dessins ? Je peux avoir des photocopies pour les emmener chez moi et les montrer à mes parents ? Comme ça, ils seront fiers de moi, et moi je serai content. »
Puis Jack ouvre très délicatement la boîte de pâte à modeler : « La fée n’est plus là » dit-il en prenant un bout d’aile. Prenant le personnage du bébé, il ajoute que celui-ci « tient toujours, mais il n’y a rien d’autre ». Je regarde alors dans la boîte, je prends le renard, et je le tends à Jack. « C’est un chien ?… Ah oui, non, c’est le renard… il lui manque une oreille. » Il regarde attentivement le personnage de la mère et me demande alors : « Est-ce que je vais vous manquer ? ». « Même si on ne se verra plus, je me souviendrai de nos rencontres, de ce que nous avons fait ensemble et je me souviendrai de vous. »
31La sortie de Jack est « marquée » sur son corps : l’adolescent a les cheveux coupés, un nouveau jean et de larges baskets qui remplacent ses chaussons usés… Nous revenons dans le premier bureau où nous nous sommes rencontrés, nous retrouvons les différents dessins qu’il a faits… Le temps a passé. La question du manque et du souvenir apparaît.
32J’ai pris soin d’emmener l’ensemble de ses productions. Rapidement, Jack est en demande de pouvoir les garder. Accepterai-je de le laisser prendre tous ses dessins, ou l’ensemble photocopié ? Ou ne lui en donnerai-je qu’un, original, laissant les autres dans le bureau de nos rencontres ? Cette question du laisser/prendre, celle d’évaluer au mieux son besoin et les enjeux de sa demande, viennent traverser ce temps progressif de notre séparation. Car s’il fait cette demande, Jack est également dans le souci de savoir s’il me manquera, interrogeant implicitement alors la/les traces que je garderai au-dedans de moi, de notre rencontre et plus fondamentalement de lui.
Traces de soi, traces de l’autre
Lorsque je rappelle à Jack que c’est notre dernière rencontre aujourd’hui, celui-ci baille et me demande : « Vous avez fait les photocopies de mes dessins ? » J’explique à Jack que je ne les ai pas faites, que j’y ai repensé et que je me suis dit que ce serait mieux qu’il puisse en choisir un et qu’il laisse les autres ici.
Il s’approche alors des feuilles que j’ai déposées sur le bureau à côté de lui, les regarde très attentivement une à une et finit par choisir la dernière : « Elle ». Jack a en fait choisi la feuille sur laquelle j’ai écrit « Je ne sais pas…, je ne veux pas… », bref son « miroir contre la vérité ». Je lui demande alors la raison de son choix : « Parce qu’il y a des paroles ». « Des paroles ? », « Oui, c’est des phrases, vous avez écrit ce que je disais. Il y a de moi et de vous dans la feuille », dit-il en souriant.
Peu après, je propose à Jack que nous fassions un bilan de nos rencontres, qu’il me dise un peu ce qu’il en a pensé et que j’en ferai de même. L’adolescent se tend à nouveau sur sa chaise et me dit : « Je suis allé voir Mozart l’Opéra Rock. » Je le regarde, surprise. « C’était bien », continue-t-il.
Peu à peu, Jack se met alors à fermer tout doucement les yeux, à les rouvrir, à les refermer à nouveau. Comme lorsque l’on est en train de s’endormir, que nos yeux se ferment et que nous « luttons » pour les garder ouverts. « Je vois trouble, je ne vous vois presque plus ». « C’est difficile pour vous de savoir que c’est la dernière fois qu’on se voit en entretiens ? » L’adolescent ne dit rien, clignant de plus en plus des yeux. Une larme coule sur sa joue. Il me demande si on peut s’arrêter là, m’expliquant qu’il a envie de dormir. Je lui dis alors que j’ai l’impression que c’est difficile pour lui d’être là aujourd’hui, Jack renouvelle sa demande de sortir. En bas de l’escalier, tenant délicatement « le miroir » entre ses mains, il me dit : « À tout à l’heure pour la réunion. » À l’heure de la réunion hebdomadaire entre soignants et patients, Jack a apporté le dessin. Il le garde, imperturbable, dans ses mains. Ses yeux ne papillonnent plus.
34Comme action, mais aussi comme expérience subjective, en d’autres termes comme phénomène à double face au sens d’O. Bourguignon (2000), la séparation se réalise… et dans la dynamique du choix de Jack, et dans la mise en brouillard de sa perception, et dans mes mouvements contre-transférentiels enfin.
35C’est effectivement de la signifiance pour lui de notre relation au sens fort que Jack semble chercher à faire trace, à garder au-dedans de lui. Le choix du dessin, qui suppose de tenir compte de l’altérité de l’autre, pourrait ainsi rendre compte de la tentative de l’adolescent d’un « faire-trace », d’une inscription de son vécu in situ dans une temporalité et un système relationnel rendus alors possibles. Se déploie peu à peu quelque chose de l’ordre d’un effacement du visuel, sa perception se troublant, laissant échapper une petite larme. Le corps de Jack et ses yeux, dans leur « papillonnement », paraissent alors jouer de l’alternance de ma présence/absence, tout se passant comme si, à la manière dont à l’avenir je ne le verrai plus, lui-même ne me voit peut-être déjà plus.
36« […] muer en terrain de jeu le pire désert » [16]. Dans cette aire de l’informe, de l’indicible, de l’irreprésentable, nous rencontrons Jack, d’abord comme adolescent « psychotique » du discours psychiatrique, comme petit être « inhabité » et « décousu », puis comme petit d’homme « créateur obligé » aux dessins du blanc spéculaire, aux figures-contours multiples, aux souffrances vertigineuses… Dans nos rencontres, de l’enjeu du « parler » aux dessins, à la pâte à modeler puis aux histoires, un inter-jeu, une écriture représentative pour lui comme pour nous, et une voie de figuration et de mise en sens des processus psychiques à l’œuvre. Dans son histoire institutionnelle, dans cette unité-ventre maternelle, une présence silencieuse pendant plusieurs mois, un temps comme suspendu, et l’inquiétude de chacun chaque fois reprise. À l’articulation des deux, la densité et la richesse d’un cheminement, d’une traversée intersubjective…
37Quelque temps plus tard, Jack est à nouveau ré-hospitalisé à temps complet, demandant s’il peut « rester toute la vie à l’hôpital »… Ce sera cette fois autour d’un squiggle-récit que nous nous retrouverons pour quelques semaines, dans un nouvel entre-deux entre « fictionnalisation » de la souffrance et tentative d’appropriation subjective. Une écriture à deux, outil intermédiaire et moyen nécessaire de son vivre-adolescent.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu D. (1985). Le Moi-Peau. Paris : Dunod.
- Aulagnier P. (1986). Un interprète en quête de sens. Paris : Ramsay.
- Bion W. R. (1962). Aux sources de l’expérience. Paris : PUF, 1979.
- Bourguignon O. (2000). La séparation. In : D. Houzel, M. Emmanuelli, F. Moggio, Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent. Paris : PUF, pp. 684-685.
- Cadoux B. (1999). Écritures de la psychose. Paris : Aubier.
- Ciccone A. (2011). La psychanalyse à l’épreuve du bébé. Fondements de la position clinique. Paris : Dunod.
- Gutton Ph. (1991). Le pubertaire. Paris : PUF.
- Milner M. (1977). Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole. Revue de Psychanalyse, 1979, 5-6 : 844-874.
- Richard F. (1999). Le squiggle pâte à modeler : Quand il nous faut mettre la main à la pâte de la symbolisation. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 47 : 398-402.
- Roussillon R. (1991). Un paradoxe de la représentation : le médium malléable et la pulsion d’emprise. In : Paradoxes et situations limites de la psychanalyse. Paris : PUF, pp. 130-146.
- Stern D. N. (1997). Le processus de changement thérapeutique. Intérêt de l’observation du développement de l’enfant pour la psychothérapie de l’adulte. In : A. Ciccone, Y. Gauthier, B. Golse, D. N. Stern, Naissance et développement de la vie psychique. Ramonville Saint-Agne : Érès, pp. 39-57.
Notes
-
[1]
Après un temps d’hospitalisation complète, l’adolescent pourra revenir en hôpital de jour, à raison de plusieurs jours par semaine.
-
[2]
Ces rencontres ont d’abord été réalisées en binôme par N. Guillier-Pasut et une collègue psychologue, puis par N. Guillier-Pasut seule après les entretiens préliminaires, à partir de la mise en place du squiggle-pâte à modeler. Cette situation clinique a ensuite été retravaillée et co-rédigée avec D. Derivois.
-
[3]
Il est dit que la nuit précédant sa décompensation, Jack était chez son père et s’était enfermé dans les toilettes avec des couteaux « pour tuer les microbes », refusant d’approcher sa famille, de peur de « les contaminer par le mal ».
-
[4]
Plusieurs fois pendant l’entretien, il balancera doucement ses jambes, dans des mouvements d’extension particulièrement étonnants et affichera quelques sourires figés, plutôt « immotivés », faisant davantage penser à des rictus.
-
[5]
Michaux H. (1950). En pensant au phénomène de la peinture. In : Passages (1937-1963). Paris : Gallimard, 1963, p. 87.
-
[6]
Pour la compréhension des modalités de la rencontre, rappelons que la suite de ces entretiens cliniques est effectuée par N. Guillier-Pasut seule.
-
[7]
L’interne du service m’expliquera par la suite que, le jour prévu de sa sortie, Jack était très angoissé et se serait plaint d’une reviviscence de ses idées suicidaires. Il a donc été ré-hospitalisé à temps complet le jour même.
-
[8]
La fée est, n’oublions pas, la figure symbolique de la femme pure, asexuée, de la bonne mère idéalisée (rejoignant celle de l’ange).
-
[9]
Malgré la teneur de ces histoires pouvant convoquer nombre d’affects différents, le loup et les autres personnages paraissent en fait plutôt assurés de ce qui va se vivre, comme dans une pulsionnalité fortement contenue, voire « immobilisée ».
-
[10]
Saint-Exupéry A. de (1946). Le Petit Prince. Paris : Gallimard, 1997.
-
[11]
Rappelant ce côte à côte de notre position pendant le squiggle-pâte à modeler.
-
[12]
Saint-Exupéry A. de, Le Petit Prince. Op. cit., p. 69.
-
[13]
Cadoux, 1999, p. 23.
-
[14]
Richard, 1999, p. 398.
-
[15]
Sartre J.-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard.
-
[16]
Leiris M. (1972). Préface. In : G. Limbour, Soleils bas. Paris : Gallimard, cité par J.-B. Pontalis, Préface. In : D. W. Winnicott (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, p. VII.