Notes
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[1]
L.O.L. (pour laughing out loud ou rire aux éclats) : acronyme très répandu chez les jeunes personnes sur Internet, symbolisant le rire ou l’amusement.
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[2]
INSEE, http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF06219
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[3]
Maisondieu, 1992, p. 99.
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[4]
Angel S. et P., 2002, p. 24.
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[5]
Loi n°2009-879 du 21 juillet 2009, parue au Journal Officiel n°167 du 22 juillet 2009, dite Loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoires).
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[6]
Kestemberg, 1999, p. 67.
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[7]
Hoffmann, 2000, p. 11.
-
[8]
Jeammet, Corcos, 2001, p. 6.
-
[9]
Ibid., p. 7.
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[10]
Ibid., p. 8.
-
[11]
Ibid., p. 9.
-
[12]
Angel S. et P., 2002, p. 92.
1Depuis plusieurs années, les alcoolisations adolescentes occupent le devant de la scène médiatique, au point que l’on s’interroge sur la réalité de ce fait social. Ces nouvelles pratiques de consommation, notamment au regard de l’objectif de « défonce » qui est affiché, nous obligent à interroger et repenser ce qui, jusque-là, ne faisait pas question. Les chiffres, statistiques par définition, ne nous renseignent que sur une situation globale. Alors même qu’ils nous révèlent des consommations d’alcool plus précoces et ce, quel que soit le sexe de l’adolescent, la consommation d’alcool par habitant tend à baisser, si l’on regarde le taux d’alcool pur par tranche d’âge [2]. L’on peut alors s’interroger sur une pure construction médiatique. Pourtant les témoignages abondent, du néophyte au praticien hospitalier, pour affirmer que la situation semble avoir changé. S’il est vrai que l’accueil aux urgences se montre beaucoup plus vigilant à l’encontre des comas éthyliques du week-end et, ce faisant, se préoccupe de jeunes qui auraient été renvoyés chez eux dans le passé, une autre réalité a vu le jour, il y a une dizaine d’années, qui rend le passant témoin de scènes qu’il n’observait pas auparavant : un, une ou plusieurs préadolescents, à dix heures du matin comme à quinze, se baladent avec un pack de bières, ou picolent leur bouteille en place publique au vu et au su de tous.
2C’est bien dans un premier temps cette situation qui questionne. Il est évident que cette jeune génération qui s’affiche et parfois s’exhibe dans sa consommation ne présente pas nécessairement un problème d’alcool. Affirmer qu’elle ne présente pas de difficultés, c’est autre chose. N’était-ce pas déjà en son temps le propos dénoncé par J. Maisondieu : « Le mal-être des jeunes sans présent et sans avenir, qui se bourrent d’alcool et de drogues faute d’avoir une place pour exister, ce mal-être est bien peu de chose, il suffit de ne pas trop y penser pour le voir s’amenuiser puis disparaître ! […] l’alcoolisme des jeunes n’est plus seulement l’autothérapie à visée intégrative et socialisante de leurs parents, il rejoint les toxicomanies dans lesquelles la dimension désintégrative est au premier plan. Quand, dans une société, les jeunes se droguent à en mourir, c’est cette société qui est malade » [3].
3Si nous souhaitons répondre à notre questionnement initial, l’existence et la spécificité d’un alcoolisme adolescent, c’est que cette réalité continue d’être niée, voire taxée de dramatisation. Les résistances sur le sujet sont tenaces. Pourtant, l’on ne saurait revenir sur le concept d’économie addictive, qui définit d’abord un certain mode de fonctionnement, dont la dépendance physique à un produit ne représente en définitive qu’une expression parmi d’autres d’un certain rapport au monde. S. et P. Angel nous le rappellent dans la nuance qu’ils proposent entre dépendance (sous-entendue à un produit) et addiction : « La notion de dépendance sera réservée pour qualifier spécifiquement l’effet qu’a le produit toxique sur le sujet. La notion d’addiction, quant à elle, renverra plutôt au schème de comportement présenté par le jeune toxicomane en particulier, qui est induit ou révélé par la prise de toxiques, mais ne se limite pas aux occasions de consommation du toxique. Autrement dit, l’addiction est une structure générale de comportement et d’existence, dont la prise de toxique est une occurrence d’expression, et la dépendance est la forme particulière de la relation toxicomane/toxique, ce qui est produit par la rencontre du toxicomane et de sa drogue. Précisons que dépendance et addiction ne sont pas deux choses différentes, mais deux concepts différents – deux façons différentes de considérer la même chose » [4].
4Dans ces conditions, et c’est bien dans cette dynamique que nous nous inscrivons, il s’agit non seulement de rappeler que l’alcoolisme adolescent est une réalité observable, mais également de questionner les alcoolisations en général, lesquelles, souvenons-nous, n’ont rien de rituels de passage (Gardien, 2007). C’est l’occasion d’interroger ici l’enjeu comme le sens de cette fuite dans l’alcool que pratiquent un certain nombre d’adolescents.
La permanence de la représentation de l’ivrogne
5Il peut sembler étonnant que l’idée même d’un adolescent alcoolique soit encore réfutée par de nombreux cliniciens, alors même que l’approche de l’alcoolisme en tant qu’économie addictive est reconnue par tous. L’alcoologie, secteur d’intervention s’il en est, rencontre des difficultés certaines à renoncer à ses vieilles représentations, étayées par une tout autre réalité professionnelle : l’alcoolisme est d’abord affaire de quantité. L’on ne saurait alors, sans dépendance physique, reconnaître que certains adolescents puissent être déjà inscrits dans un processus pathologique, tandis que les alcoolisations du week-end alternent avec des périodes d’abstinence en semaine. Mon propos n’est pas d’affirmer que toutes les alcoolisations durant cette période conduisent nécessairement l’adolescent à un alcoolisme inévitable. Il s’agit cependant d’attirer l’attention du lecteur sur la probabilité pour certaines personnalités addictives de se laisser happer par l’objet addictif lors de sa rencontre, qui plus est quand cette rencontre a lieu au moment de l’adolescence, période parfois difficile compte tenu de ses enjeux psychiques.
6Il ne s’agit donc pas ici, quand nous parlons d’alcoolisme adolescent, de provocation à des fins médiatiques, encore moins de dramatisation et de diabolisation de ces mêmes consommations d’alcool, mais bien de réflexions quant à une posture prophylactique. L’on ne peut en effet décemment pointer ces alcoolisations adolescentes en les qualifiant d’inquiétantes sans en pointer tous les risques. L’alcoolisme constitue un risque comme un autre, lorsque l’on consomme un produit addictogène. Cette interrogation me semble d’autant plus pertinente qu’elle ne fait absolument pas débat avec les autres produits addictifs, qu’il s’agisse du tabac, du cannabis, de l’héroïne, etc. Par exemple, certains cliniciens vont opposer les qualités particulièrement addictogènes de l’héroïne, ce que nous ne réfutons pas. Mais si, psychiquement puis physiquement, un adolescent consommateur d’héroïne peut devenir dépendant, il en va alors de même avec l’alcool.
L’adolescence, un lieu sur lequel d’aucun n’aime à se retourner
7Un deuxième élément de réponse pour affirmer que l’alcoolisme adolescent n’est pas pure ineptie nous vient du témoignage des personnes alcooliques. Experts s’il en est sur cette question, ceux qui ont connu les souffrances de la dépendance n’ont jamais démenti cette évidence. Beaucoup, mais pas tous, ont commencé à mal boire dès leur première rencontre avec l’alcool. Et ce, dès l’adolescence.
8Nous souhaiterions attirer l’attention du lecteur sur l’utilité de telles expériences. Non que toutes nos expériences nous soient utiles, sauf à leur donner du sens, a fortiori pour les plus désagréables. L’on peut s’interroger sur les débats qui animent aujourd’hui encore cette question, qualifiant par exemple la loi Bachelot de 2009 de liberticide parce qu’elle sanctionne les vendeurs d’alcool (et non les consommateurs !) [5]. Si l’on doit ranger le droit de boire de l’alcool avant dix-huit ans au rang des libertés individuelles, au même titre que la liberté associative ou le droit de se syndiquer par exemple, cela signifie-t-il que ce sont les seules valeurs et acquis sociaux que nous souhaitons transmettre aux futures générations ? Pire encore, cela signifie-t-il que l’expérience d’ivresse est reconnue comme une expérience constitutive du statut d’adulte ?
9E. Kestemberg, dont le propos n’a pas pris une ride, affirmait il y a déjà quelques dizaines d’années : « Il nous faut remarquer que les adultes, psychanalystes y compris, ont à l’endroit de leur propre adolescence des attitudes intérieures dont l’intégration est souvent insuffisante : ou bien ils en gardent une sorte de nostalgie tendre qui les fait trop aimer les adolescents, ou bien, au contraire, le sentiment quelque peu blessant d’une tempête dans un verre d’eau dont ils refusent de reconnaître le caractère dramatique et qui les fait considérer les adolescents du haut de leur maturité acquise. Il est effectivement assez difficile pour un adulte de se placer sur le même registre que l’adolescent, les bouleversements inhérents à cette période étant généralement très soigneusement refoulés. Un témoignage probant à cet égard est le fait que, dans la grande majorité des cures psychanalytiques d’adultes, lorsque ceux-ci évoquent leur adolescence, ils n’en retrouvent à propos des faits qu’ils relatent aucun des émois. On assiste là à une isolation généralement parfaitement réussie entre les faits rapportés et les affects qui les sous-tendent. Dans la plupart des cas, les adultes, même au sein de la relation analytique, racontent leur adolescence dans le registre du connu et non pas du vécu. Ils peuvent se rappeler les souffrances ou les joies de cette période de leur existence, sans que la résurgence de ces souvenirs entraîne d’émotion actuelle : en fait, la plupart ont, à l’endroit de ces années de leur jeunesse, le sentiment de leur être étrangers » [6].
10Il ne serait pas honnête ici de se croire plus éclairés, et d’imaginer que nous ne sommes pas l’expression de nos représentations, par définition illusoires, à l’encontre de notre propre adolescence. Ce que nous interrogeons et critiquons ici, c’est la posture de l’adulte qui banalise ces prises de risques. C’est la posture du clinicien qui ne souhaite alarmer personne, ni les parents, ni les adolescents, ni la société en général, préférant le silence plutôt qu’une stigmatisation sociale (Becker, 1963) ou une assignation identificatoire négative. L’utilité de cette démonstration est elle-même à questionner. L’on sait bien aujourd’hui que parmi les principales causes de mortalité chez les 15-25 ans figurent en tête, avec le suicide, les accidents de la route et les autres conduites à risque, notamment sous l’emprise d’alcool. Défendre les alcoolisations comme un passage obligé de l’adolescence ne constitue pas un argument. Le déni (Gardien, 2007), catégorisation que d’aucuns souhaiteront critiquer, n’en est pas moins réel, si l’on accorde à toute tentative de catégorisation une volonté de production de sens. Les alcoolisations adolescentes ont en effet parfois été qualifiées de rituels de passage. Nous ne saurions à cet endroit que renvoyer le lecteur aux sens et contenu du rituel de passage d’une part, cérémonie collective d’une classe d’âge dans les sociétés traditionnelles dont l’objectif est de sanctionner le changement de statut de l’adolescent devenu adulte et de célébrer ses nouvelles fonctions sociales, et du rituel de guérison d’autre part, lequel effectivement fait le plus souvent intervenir une drogue ou une plante aux vertus hallucinogènes, et dont la particularité est qu’il est organisé sous l’autorité d’un homme-médecine. L’objectif du rituel de guérison est de ramener l’individu qui le sollicite à un état de santé mentale qui n’altère pas le climat de paix sociale. L’individu ici se sent ou est ressenti comme malade. Je laisse le lecteur apprécier cette confusion, qui en définitive comprend les alcoolisations adolescentes comme un rituel de passage qu’elles ne sont pas, puisque réitérées sur de nombreuses années. Cette confusion n’est cependant pas inintéressante si l’on souhaite effectivement les appréhender comme de vaines tentatives d’autoguérison, car à n’en pas douter, cette expression nouvelle des alcoolisations adolescentes, mises en scène sous le regard de l’adulte, toujours dans la recherche de « défonce », interroge sur ce que ces nouvelles générations tentent de soigner. En observant avec quelle radicalité certains jeunes cherchent à échapper à leur réalité, l’on ne peut que s’interroger sur ce qu’ils souhaitent fuir, individuellement et collectivement ?
Se préoccuper, c’est prendre soin
11Il nous faut, pour répondre à cette question, réaffirmer à quelle compréhension du processus nous nous rattachons. Tout un chacun, dans ses représentations les plus diverses, n’échappe que rarement à cette idée que la personne alcoolique se réduit, en définitive, à cet ivrogne qui ne peut plus s’arrêter de boire, dans un état d’ivresse quasi permanent. L’on oublie souvent les débuts du processus, où cette même personne ne se distinguait guère des autres consommateurs, buvant durant de longues années, « comme tout le monde », un peu trop le week-end, régulièrement à table, etc.
12Ce que nous ont enseigné un certain nombre d’auteurs, S. Ferenczi et J. McDougall notamment, c’est que le développement de la personnalité addictive précède la dépendance au produit. La personnalité addictive se développe dans un environnement affectif défaillant, peu sécurisant.
13Même si les relations aux figures parentales peuvent se révéler multiples, elles n’ont pas permis à l’enfant, pour ce qui nous concerne ici, d’accéder progressivement à son autonomie, ne pouvant s’appuyer ni sur un environnement maternel bienveillant, ni sur un environnement paternel protecteur. Le plus souvent, ce dont l’enfant aura eu à souffrir, c’est de l’incapacité de son père à le protéger en s’interposant dans cette première relation d’objet fusionnelle, le laissant voué indéfiniment à « l’impasse de l’arbitraire de la volonté capricieuse de l’Autre maternel » [7]. Cet autre qui n’a pu en imposer au désir de la mère, ce père non réel pour l’enfant, n’autorise ce dernier à se développer que dans une relation duelle, ne lui assignant qu’une identité incertaine, puisque c’est la fonction même du père que d’introduire l’enfant aux lois de l’échange, au social, en lui « offrant » cette fonction symbolique qu’est l’interdit de l’inceste. La personnalité addictive ne connaît que cette relation de dépendance, de centration sur la figure maternelle. Cette première relation d’objet demeurera le seul mode de relation possible à l’autre. De fait, cet autre ne pourra être vécu que comme menaçant sur le plan narcissique, puisqu’il est vécu comme ne laissant pas de place à une possible altérité. Autrement dit, cette relation à la mère, incapable de s’adapter aux besoins de l’enfant de façon progressive comme le décrit D. W. Winnicott (1971), va générer une relation addictive à la mère, en ce sens que l’enfant en a d’autant plus besoin qu’elle fait défaut. J. McDougall situe précisément la genèse de l’économie addictive dans les défaillances des phénomènes transitionnels (McDougall, 2004).
14Au moment de l’adolescence, période possible d’ultimes (mais rares) remaniements psychiques, la personnalité addictive sera donc durablement « installée », ne laissant que peu de latitude à cet adolescent vulnérable aux comportements de dépendance, d’échapper à ce lien d’emprise avec l’alcool s’il en fait l’expérience, ou avec tout autre produit addictif répondant à cette problématique du lien. Et c’est bien en direction de ce public vulnérable que la question de l’alcoolisme doit être posée. Elle doit l’être d’autant plus au regard des travaux cliniques de ce précurseur que fut S. Ferenczi sur la fonction de l’addiction. Dans différents articles, notamment « L’alcool et les névroses » (Ferenczi, 1911), « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » (Ferenczi, 1934a) et « Réflexions sur le traumatisme » (Ferenczi, 1934b), le célèbre psychanalyste hongrois nous présente l’addiction comme constituant le plus souvent un ultime rempart contre la folie. Pour lui, l’addiction n’est qu’une tentative d’autoguérison de la part du sujet pour assourdir une souffrance psychique toujours menaçante, car consécutive à un traumatisme précoce. Le trauma, premier désorganisateur de l’économie psychique, évacué sous la forme d’une amnésie rétroactive, n’en laisse pas moins un sentiment lancinant de malaise profond auquel le sujet n’aura de cesse d’essayer de (se) trouver une causalité. Dans ces conditions, la substance psychoactive a bien pour objectif un apaisement momentané lorsque la souffrance psychique crée de l’agitation. Pour S. Ferenczi, la consommation de produits addictogènes a un objectif auto-calmant. Ce qui fait que chaque addiction ne représente jamais que le second temps d’une « intoxication » plus ancienne. S. Ferenczi parlera d’ailleurs de « poison-contre-poison » afin de décrire ce sentiment préexistant chez le sujet addicté d’être déjà intoxiqué, empoisonné par un conflit pulsionnel ancien.
15La consommation de produits addictifs sera un moyen pour le sujet de « justifier » ce sentiment d’empoisonnement en créant un empoisonnement réel avec le produit. Ce ne sont donc pas les effets pharmacologiques des substances qui déterminent l’addiction, mais la fonction psychique à l’origine du recours constant à un produit. Les addictions viennent donc toujours pallier une souffrance psychique antérieure et la maintenir en souffrance, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire non ressentie, maintenue, pourrait-on écrire, dans l’amnésie. Sans travail d’analyse ou de toute autre forme d’accompagnement permettant une remémoration au niveau de la conscience, le sujet addicté, s’il est abstinent, n’aura de cesse de se trouver d’autres frayages, comme le sont les fuites dans la maladie. L’addicté, comme la personnalité état-limite d’ailleurs, lesquels, pour des raisons de traumatisme précoce, affichent des économies psychiques similaires, n’auront de cesse de déployer leur énergie pour lutter contre une dépression qui menace. Ce trauma originel, que l’on entend malheureusement dans la plupart des histoires individuelles de personnes alcooliques ou dépendantes d’autres drogues, doit être nécessairement mis en perspective avec la fonction occupée par l’alcool chez l’adolescent vulnérable, et nous insistons ici sur cette nuance. Nuance qui nous oblige définitivement à ne pas banaliser les alcoolisations adolescentes.
Ne pas dramatiser, ne pas banaliser
16Le point sur lequel nous souhaiterions conclure, au regard du développement qui précède, interroge désormais les alcoolisations adolescentes chez tout adolescent, sans présager de vulnérabilités particulières. Ph. Jeammet et M. Corcos (2001), dans le regard qu’ils portent sur ces nouvelles générations, font un lien entre l’évolution des comportements adolescents et les modifications des rapports que ceux-ci entretiennent avec leurs parents. L’évolution de la société, affirment-ils, en particulier dans ses aspects économiques et socioculturels, a considérablement changé la place de l’enfant dans la cellule familiale. Nous assistons, depuis ces vingt dernières années, à une modification significative des relations parents-enfants, parents-adolescents. Ces différents facteurs de changement ont contribué « à renforcer une situation d’osmose émotionnelle entre l’enfant et ses parents qui renforce la dépendance affective de l’enfant sans qu’aucune limite ne vienne s’interposer, facilitant la nature narcissique de son investissement » [8]. Et de constater : « à la problématique du conflit pulsionnel, liée à des interdits forts et propres aux règles transactionnelles rigides, se substitue une problématique du lien pour laquelle la distance relationnelle ne peut plus se moduler par le biais des limites et des différences clairement affirmées » [9]. Comme les auteurs l’expriment clairement, aujourd’hui, « les parents refusent de plus en plus d’entrer en conflit avec les adolescents et veulent avant tout trouver en eux un soutien et une confirmation qu’ils sont de bons parents. Ils empêchent ainsi le remaniement de son agressivité par l’adolescent et le privent de son adolescence, en empêchant la quête, parfois violente mais nécessaire, de son autonomie et la conquête d’un monde qui soit à lui et qui ne se confonde pas avec celui de ses parents » [10].
17La constellation familiale s’est en effet transformée et les différences entre figure paternelle et figure maternelle se sont estompées. Dès la naissance de l’enfant, les premiers soins, les premiers contacts se font autant avec la mère que le père, lequel s’investit désormais pleinement. Cette transformation des rôles du père a parfois des effets pervers, instaurant une fonction paternelle de moindre valeur. La question n’est pas tant d’apprécier cette évolution en termes de responsabilité parentale au regard des troubles que peuvent développer les nouvelles générations d’enfants et d’adolescents, mais de prendre en compte l’incidence de ces nouveaux paramètres sur leur développement. On ne saurait nier en effet que ces changements profonds puissent ne pas avoir de conséquences en termes d’éducation et donc de développement psychique de l’enfant. Le déclin de la société patriarcale depuis une quarantaine d’années a considérablement bouleversé les rôles parentaux, l’idée de la fonction éducative et de sa mise en œuvre. De nombreux cliniciens ont constaté ces dernières années l’augmentation d’un certain nombre de pathologies, tout ce que l’on rassemble sous les appellations d’états limites, de pathologies anaclitiques ou narcissiques, de conduites addictives, de troubles du comportement, en particulier associés à des conduites suicidaires et autres désordres de la personnalité [11].
18Dans les familles contemporaines, ce qui définit la relation parents-enfants est avant tout d’ordre consensuel : affaiblissement des limites et des interdits au profit de la négociation et de la justification, investissement narcissique de l’enfant et recherche d’osmose affective, etc. Dans ces conditions, et sans exclure d’autres causalités, ne devons-nous pas entendre dans ce que de nombreux adolescents nous donnent à voir, une expression moindre, mais une expression tout de même, de leur souffrance, ou du moins de leurs difficultés à s’extraire d’une relation d’emprise d’avec leurs figures parentales (particulièrement consensuelles), au même titre que nous comprenons l’addiction à un produit comme une vaine « tentative pour s’autonomiser et un compromis qui maintient les liens en l’état » [12] ? N’est certainement pas anodine la mise en « spectacle » par de nombreux adolescents de leurs consommations d’alcool, et parfois de leurs ivresses à des heures de la journée qui questionnent définitivement l’éventuel aspect festif de la conduite. Ce serait leur porter peu d’intérêt que de ne pas « interroger » ce qu’ils veulent ainsi exprimer.
19Pour conclure, et parce qu’appréhender l’alcoolisme adolescent n’a rien d’une dramatisation mais bien plutôt d’une tentative de compréhension du processus addictif, et donc de sa prévention, je souhaiterais partager ici un questionnement qui m’est propre et interroge le regard que l’on porte sur l’adolescence aujourd’hui. Celle-ci évolue dans une société où se cultive le « jeunisme », quand paradoxalement on se demande quelle place est laissée aux jeunes générations. Nous l’avons démontré avec l’économie addictive, comme avec les relations consensuelles qui définissent les rapports parents-enfants aujourd’hui : plus les figures parentales dysfonctionnent au regard de ce qui les définit en tant que fonction, et plus les enfants y sont justement attachés. Et ils y sont d’autant plus attachés que le lien a été insécure. Sachant qu’un narcissisme non étayé n’empêche pas l’illusion chez le sujet concerné qu’il donne le change pendant un certain nombre d’années, et que l’absence de ressources propres se révèle plus tardivement, il ne nous semble pas totalement dénué d’intérêt d’interroger ces prises de risques au moment de l’adolescence. S’il est vrai que l’être humain dispose de ressources psychiques insoupçonnées, et que l’on ne saurait présager d’aucun déterminisme absolu, nous ne pouvons que regretter cette absence de questionnement concernant la place de l’alcool dans notre société, et la fonction que toute drogue occupe pour chaque individualité : s’extraire de sa réalité.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : économie addictive, alcoolisme, alcoolisations
Date de mise en ligne : 19/04/2013.
https://doi.org/10.3917/ado.083.0107Notes
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[1]
L.O.L. (pour laughing out loud ou rire aux éclats) : acronyme très répandu chez les jeunes personnes sur Internet, symbolisant le rire ou l’amusement.
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[2]
INSEE, http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATTEF06219
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[3]
Maisondieu, 1992, p. 99.
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[4]
Angel S. et P., 2002, p. 24.
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[5]
Loi n°2009-879 du 21 juillet 2009, parue au Journal Officiel n°167 du 22 juillet 2009, dite Loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoires).
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[6]
Kestemberg, 1999, p. 67.
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[7]
Hoffmann, 2000, p. 11.
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[8]
Jeammet, Corcos, 2001, p. 6.
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[9]
Ibid., p. 7.
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[10]
Ibid., p. 8.
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[11]
Ibid., p. 9.
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[12]
Angel S. et P., 2002, p. 92.