Une mère nous contacte au sujet de son fils, âgé de dix-neuf ans. Ken, qui ne réussit pas ses études, est très malheureux, confus et en colère. Il n’a pas parlé à son père depuis un an. Suivi par un psychiatre, il prend un cocktail médicamenteux normalement prescrit pour des troubles maniaco-dépressifs.
La mère souhaite fixer un rendez-vous pour son fils. Je lui dis que je préfère la voir, elle, dans un premier temps et que si finalement j’entreprends un travail avec Ken je devrais travailler avec elle et le père également.
À son premier entretien, Ken me dit qu’il vient seulement pour faire plaisir à sa mère. Pour sa part, il trouve que c’est plutôt son père qui a besoin d’être soigné, pas lui. Mais au fur et à mesure qu’il raconte son histoire, il apparaît qu’il est en effet troublé et en souffrance. Sa demande semble typique de la fin d’adolescence et survient au moment où la médication, ou l’automédication par la drogue ou l’alcool, ne parvient plus à résoudre le problème. Qu’est-ce que la psychanalyse peut proposer à un tel jeune ?
Finalement, Ken a entrepris une analyse. Il a pu arrêter sa médication, réussir ses études et rétablir ses relations avec son père. Son traitement incluait un travail simultané avec ses deux parents, en personne et par téléphone.
2La psychanalyse a commencé par l’étude de l’adolescence. De nombreux concepts centraux – tels le transfert, la défense, le traumatisme et l’après-coup – relèvent du travail mené auprès des adolescents. Au fil des années, une perspective analytique de l’adolescence a émergé, relativement inchangée depuis, à la fois chez les professionnels et dans la culture populaire. Elle repose sur l’idée que l’adolescence constitue une seconde chance ou occasion d’accomplir certains développements décisifs – c’est le modèle de la « récapitulation ». Un autre aspect est la tendance à concevoir ce stade comme une « perturbation », proche de la maladie mentale, laissant à penser que les adolescents seraient insoignables.
3Nous nous opposons à ces deux points de vue. À partir du thème de l’ISAPP, nous interrogeons la notion de « seconde chance » pour reprendre la conception psychanalytique du temps de l’adolescence.
4L’adolescence est-elle une seconde chance ? Une seconde chance pour quoi faire ? L’idée semble indiquer qu’il y a des tâches restées inachevées ou ayant échoué antérieurement. Elle s’inspire des travaux de M. Mahler sur la séparation/individuation à la petite enfance. À partir de la formulation classique d’E. Jones, selon laquelle l’adolescence serait une récapitulation des stades antérieurs, certains analystes envisagent l’adolescence comme une nouvelle opportunité d’accomplir le travail du petit enfant, celui de la « séparation ».
5Reformulons néanmoins notre compréhension de ce qui se passe dans un fonctionnement adolescent normal et pathologique. Le plan fondamental de l’approche psychanalytique du développement adolescent apparaît dans les Trois Essais de Freud : au moment de la puberté, l’intensification de la pulsion sexuelle déborde les défenses de la période de latence, y compris la barrière contre l’inceste. Les tâches importantes de l’adolescence sont la répudiation des relations et des désirs infantiles, le détachement et l’opposition à l’autorité parentale, l’établissement de relations sexuelles non incestueuses et l’accès à des idées et valeurs matures. Ces changements capitaux ont lieu avant tout au niveau fantasmatique, souvent dans un contexte masturbatoire. Pendant la puberté, les impulsions sexuelles infantiles deviennent des pré-jouissances dominées par la poussée génitale vers le rapport sexuel et la procréation.
6Tel est le modèle psychanalytique du développement adolescent ; les travaux ultérieurs apportent des précisions, sans toutefois amener un changement de fond. E. Jones (1922) emprunte à G. S. Hall (1904) la théorie de récapitulation des stades précoces afin d’élargir la pensée freudienne concernant la reprise des désirs œdipiens au moment de la puberté. Cependant, l’approche d’E. Jones est plus vaste dans la mesure où tous les stades infantiles sont récapitulés en adolescence. Cette approche a influencé de nombreux psychanalystes, notamment P. Blos (1967), qui décrit l’adolescence comme un seconde stade de séparation/individuation.
7A. Freud apporte également des éléments importants à l’étude de l’adolescence. Son ouvrage Le moi et les mécanismes de défense (1936) a permis d’imposer sa pensée en définissant le développement et le traitement des adolescents et en prônant une image culturelle de l’adolescence comme stade. Elle a notamment décrit avec vigueur et richesse la lutte entre le Ça et le Moi, avec l’augmentation non seulement de la libido mais aussi de l’agressivité. Elle a souligné le fait qu’une angoisse majeure de l’adolescence est d’être débordé par les pulsions – une peur de la quantité plutôt que de la qualité des instincts. Sa compréhension de l’impact traumatique de l’état de détresse est tout à fait remarquable, en particulier l’idée que la peur de l’état de détresse sous-tend toutes les autres angoisses dans la séquence classique (A. Freud, 1958, 1966). L’adolescence, affirmait-elle, est un trouble développemental, marqué par des altérations ou des oscillations rapides. Les parents par exemple sont mis au rebut, dénigrés, mais cela peut alterner avec des états de détresse et de dépendance extrêmes. Il y a une augmentation pré-pubertaire, sans discernement, de l’activité pulsionnelle. L’enfant est plus gourmand, plus avide, plus curieux et plus égocentrique. Au même moment, le Moi est susceptible de devenir plus rigide, moins souple, car il y a une plus grande utilisation de toute la gamme de défenses, des projections primaires aux sublimations. Impossible de savoir si l’on va être confronté à une personnalité rigide, défendue, ou à un Moi primitif, déchaîné. Le Surmoi peut être maintenu en place de façon rigide, ou il peut être complètement renversé. L’adolescent peut être ascète et moralisant, ou impulsif, passant à l’acte sans sentiment de culpabilité. Les idéaux, les valeurs et les rôles sociaux subissent des changements rapides pendant cette période. Les relations sont intenses mais éphémères, plus proches des identifications narcissiques que des relations objectales où la personne existe séparément, à part entière. Les affects connaissent des changements rapides : l’amour se transforme en haine, la dépendance en révolte, le respect en mépris. Quant au choix de l’objet, A. Freud remarque que des épisodes homosexuels sont plus ou moins fréquents en adolescence et peuvent coexister avec des épisodes hétérosexuels. Le fonctionnement du Moi fait alterner processus secondaires et processus primaires, dévouement à autrui et préoccupation narcissique extrême.
8A. Freud qualifiait de stepchild, (c’est-à-dire, la « Cendrillon » de la famille) l’étude de l’adolescence par rapport à l’enfance, mais considérait aussi comme la plupart de ses contemporains que les adolescents étaient inanalysables (De Vito, J. Novick et K. K. Novick, 2000). Pourquoi tant de réticences et de pessimisme envers un sujet que, de toute évidence, elle connaissait si bien ?
9Nous avançons plusieurs éléments. La première analyste d’enfants n’est ni A. Freud ni M. Klein, mais H. Hug-Hellmuth. Elle influença profondément le cercle des collègues qui s’intéressaient à l’application de la psychanalyse aux enfants et aux adolescents, parmi lesquels A. Freud. Mais en 1924, H. Hug-Hellmuth est assassinée par son neveu Rolf, âgé de dix-huit ans, qu’on crut avoir été son patient. Le cas fit scandale et des psychiatres éminents en profitèrent pour fulminer dans la presse sur les dangers de la psychanalyse, en particulier chez les enfants et les adolescents. M. Perret-Catipovic et F. Ladame (1998), en évoquant la réticence de beaucoup d’analystes à travailler avec des adolescents, avancent que ce meurtre sensationnel rendit les analystes plus conscients des risques que des bénéfices de la cure avec les adolescents. Il nous semble que M. Perret-Catipovic et F. Ladame signalent à juste titre un traumatisme précoce pour notre métier, peut-être jamais élaboré de façon adéquate. Tout se passe comme si la discipline avait incorporé ce traumatisme dans sa vision globale de l’adolescence. Ainsi D. W. Winnicott (1961), quarante ans après le meurtre : « Il n’existe qu’une guérison pour l’adolescence, une seule […] et cela relève du passage du temps. » L’adolescence est dépeinte comme une maladie à la recherche d’une guérison, et cette guérison n’aurait rien à voir avec le traitement psychanalytique.
10Néanmoins, il faut reconnaître et assimiler la capacité réelle d’action sexuelle et agressive de l’adolescent. Les analystes peuvent se sentir menacés face à ces potentialités dangereuses. Pour bien gérer cette possibilité réelle de débordement, il nous faut repenser la théorisation classique du développement adolescent ainsi que notre technique. Nous avons donc une seconde chance pour construire une théorie qui donne un support solide aux phénomènes observables.
11Nous mettons en question l’assertion psychanalytique selon laquelle l’adolescence normale serait « une perturbation développementale », les réactions adolescentes « à mi-chemin entre la santé mentale et la maladie mentale », les variations extrêmes de l’humeur, de l’affect, du comportement, des modes de pensée, et de la décharge pulsionnelle des réactions négatives extrêmes envers les parents et les valeurs de ceux-ci. De fait, selon ce modèle, l’absence d’un tel désarroi serait inquiétante. La base de données pour le modèle psychanalytique de l’adolescence normale provient essentiellement de l’étude intensive d’adolescents très névrosés. Le modèle psychanalytique classique est une description vivante des adolescents perturbés.
12D. Offer était un des premiers à avoir mis en cause la perspective analytique classique de l’adolescence normale (Offer, 1969, 1991 ; Offer et al., 1981). Notre travail sur les deux systèmes d’autorégulation (J. Novick et K. K. Novick, 1996, 2001a) reprend ses observations pour les appliquer au modèle développemental psychanalytique. La notion des deux systèmes d’autorégulation est un fil rouge dans notre travail (J. Novick et K. K. Novick, 1972, 1991, 2001a, 2001b, 2003, 2005, 2010). Un modèle à deux systèmes permet de retenir les points capitaux des travaux de Freud, A. Freud, E. Erickson, P. Blos., E. et M. Laufer, entre autres. Il peut aussi intégrer les apports de la psychologie développementale et la recherche sur les bébés, les neurosciences, la génétique et les études socioculturelles. Ainsi, nous pouvons rendre compte du pouvoir et de la persistance des croyances conscientes et inconscientes, des destins et de l’épigenèse des pulsions, des incitations et des motivations tout au long du développement, des ruptures et de l’impact des conflits et des défenses, de l’effet non linéaire de l’après-coup, du transfert dans la cure et dans la vie quotidienne, des différents aspects de la personnalité. Un modèle à deux systèmes peut inclure le potentiel des relations anciennes et nouvelles, l’impact de la répétition et de la nouveauté, la possibilité dès le commencement de la vie d’investir la réalité, la confiance, l’apprentissage fortuit, l’empathie, la réciprocité, la coopération, l’imagination, la créativité, l’amour et toute la gamme des émotions.
Le système ouvert est consacré à la réalité et caractérisé par la joie, la compétence et la créativité. La compétence inclut l’utilisation de vraies capacités moïques et des capacités de maîtrise, d’action efficace, de jugement et d’apprentissage – ce que nous avons appelé « les muscles émotionnels ». Les adolescents qui fonctionnent principalement selon un système ouvert d’autorégulation sont réceptifs aux influences positives émanant des sources multiples, y compris des relations aux camarades et aux adultes. L’évolution et le changement passent par des transformations. En adolescence, l’autorégulation selon le système ouvert conduit à et se manifeste par une appropriation et un investissement agréables du corps mur sexué, une consolidation de l’identité sexuelle et des représentations réalistes de soi et de l’objet.
En revanche, le système fermé évite la réalité ; il est caractérisé par la dynamique de pouvoir, la toute-puissance et la stagnation. Dans le fonctionnement du système fermé, les relations ont une configuration perverse, sadomasochiste ; le psychisme est organisé selon des croyances magiques, toutes-puissantes ; des sentiments douloureux et agressifs, des conduites autodestructrices font retour de façon répétitive sans qu’il n’y ait de véritable changement ni d’évolution. Les croyances toutes-puissantes sont invoquées comme défenses principales contre le traumatisme. L’externalisation, la négation et l’évitement sont employés pour soutenir ces croyances. Le but est de maîtriser l’autre plutôt que de changer soi-même. La jouissance fondée sur la réalité est vécue comme une menace pour les croyances toutes-puissantes, dans la mesure où le système fermé dépend du sentiment d’être victime. La foi dans la toute-puissance magique se trouve renforcée par des relations contraignantes avec des sources limitées : des camarades qui fonctionnent de la même façon, Internet, les médias violents, des idoles charismatiques ou des meneurs de secte.
La douleur joue un rôle clé dans le système fermé ; c’est un moyen d’attachement, de défense et de gratification. Les fonctions du Moi sont cooptées pour entretenir les défenses et les croyances toutes-puissantes. Les fonctions exécutives du Moi sont tronquées afin de maintenir la conviction que tout accomplissement est rapide, facile, le résultat d’un forcing et non d’un travail. Les règlements de toute sorte, des lois de la physique aux normes sociétales et règles de jeu, sont minés et désavoués. Les adolescents qui fonctionnent selon le système fermé se sentent comme des exceptions privilégiées aux paramètres de la réalité.
14Il nous semble que la description de l’adolescence proposée par A. Freud rend compte d’un fonctionnement dans un système fermé. Une description complète de l’adolescence faisant référence à deux systèmes est profondément porteuse pour la théorie comme pour la pratique. En ce qui concerne la théorie, la différence majeure repose sur la façon de formuler le but prédominant du stade développemental adolescent. À notre avis, le but de l’adolescence est la transformation, non la séparation. Nous soulignons cette idée depuis 1994 (K. K. Novick et J. Novick, 1994) et, en collaboration avec E. De Vito (1994), nous étudions les éléments culturels qui ont alimenté l’insistance des auteurs anglo-américains à considérer la séparation comme but princeps de l’adolescence.
15Toutes les tâches développementales de l’adolescence nécessitent une série de transformations. Il y a des changements profonds au niveau de la relation à la réalité et au fantasme faisant partie de l’intégration du corps et du soi matures. Au cours de cette intégration, l’adolescent normal arrive à une harmonie nouvelle entre les principes de plaisir et de réalité. Pour l’adolescent qui fonctionne principalement en système fermé, ces deux principes continuent à s’opposer, de sorte que ce qui est réel ne donne pas de plaisir et que le plaisir se retrouve dans des fantasmes et des croyances magiques.
16La résolution de la confrontation entre les exigences de la réalité associées à l’adolescence et les croyances toutes-puissantes d’un individu, est déterminante pour le développement adolescent car elle mène vers la santé ou la pathologie à l’âge adulte. S’accrocher à des solutions de système fermé peut conduire à la suffisance toute-puissante ou à l’évitement du processus adolescent. Ou bien il peut y avoir une série croissante d’actions hostiles et autodestructrices destinées à désavouer la réalité, culpabiliser les autres, faire en sorte qu’ils se sentent impuissants ou angoissés, c’est-à-dire à mettre en scène tout un scénario magique d’emprise sur les sentiments et les actions d’autrui. Nous insistons sur le fait que l’adolescence est un stade de vie à part entière, le temps d’une consolidation nécessaire des modalités d’autorégulation, fondée sur des croyances toutes-puissantes du système fermé ou sur la réceptivité souple et compétente aux vrais défis à venir. Ce choix détermine le style prédominant de la personnalité adulte.
17Les formulations théoriques traditionnelles concernant le rôle de l’adolescence dans l’ensemble du développement ne proposent qu’une seule solution aux conflits adolescents : la rupture du lien entre les adolescents et leurs parents. Parmi les termes employés par les auteurs classiques on trouve breaking the tie (briser le lien), détachement, object removal (levée de l’objet), désengagement, shedding (muer), révolte, libération, complete discarding (mise au rebut totale), répudiation, opposition, withdrawal of affections (retrait des affects), etc. Ces termes indiquent un fonctionnement en tout-ou-rien, voire violent, laissant penser qu’aucun attachement ni affection ne peut perdurer entre parents et enfants adultes. La dichotomie est caractéristique de la pensée d’un fonctionnement en système fermé ; elle reflète les peurs et les fantasmes des adolescents concernant le développement et sa signification, plutôt qu’un regard objectif sur les possibilités de transformation.
18Souvent les adolescents suivis en traitement pensent leurs sentiments, leurs actions et leur soi de manière concrète, totalitaire, marquée par des processus primaires. Des adolescents en difficulté peuvent vivre leur développement comme un besoin de se séparer (ou de fusionner) de façon magique ou destructrice. R. Shafer (1976) a décrit cette modalité de pensée en analysant le fait que les psychanalystes ont importé dans leurs théories les métaphores des adolescents. Plutôt que de rester au niveau de la description des expériences subjectives des adolescents perturbés, ces métaphores de processus primaires sont utilisées comme des concepts explicatifs. De la même façon, l’insistance adolescente sur la séparation physique plutôt que sur la transformation psychologique, a été incorporée dans la théorie psychanalytique comme un travail fondamental du développement adolescent. Ainsi, ce qui était peut-être une résistance devient un impératif technique. Quand un adolescent insiste à se séparer physiquement de son analyste, ou à quitter sa maison en colère, l’object removal – un concept d’A. Katan (1937) – est évoqué de façon erronée pour caractériser un acting soi-disant « normal » ; aussi parle-t-on d’un « besoin légitime de quitter le traitement pour grandir » [1].
19Si on se concentre trop sur le fonctionnement en système fermé, on risque de perdre de vue les capacités de fonctionner en système ouvert dont la plupart des adolescents disposent pourtant, et auquel même les adolescents les plus perturbés peuvent accéder. Dans le système ouvert, la capacité de maîtriser les forces intérieures et extérieures consiste en l’utilisation d’un maximum de compétences mentales et physiques.
20Les systèmes ouverts et fermés ne servent pas à différencier les gens ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des catégories diagnostiques. Ces constructions figurent des choix possibles d’adaptation à l’intérieur de chacun à n’importe quel moment critique du développement, et permettent de décrire de manière multidimensionnelle et métapsychologique les éléments qui constituent la relation de l’individu à soi-même et aux autres. À travers le développement longitudinal du système ouvert et du système fermé, on voit l’effort du système ouvert pour transformer le soi, et à l’opposé, le but du système fermé qui est de contrôler, forcer et changer les autres [2].
21Les interventions cliniques impactent différemment les phénomènes reliés à l’un et l’autre systèmes. Des phénomènes associés au système fermé doivent être abordés par la méthode classique, de pulsion/défense, par l’analyse du transfert et des résistances, afin de mettre le patient au centre de sa pathologie. Mais l’interprétation des défenses et du transfert avec un fonctionnement à système ouvert peut rendre la compétence pathologique ou la chasser. L’échange « en miroir », l’empathie, la reconstruction, la validation, la confrontation, le soutien et l’éducation développementale articulent les fonctions du thérapeute, outre le transfert. En revanche, ces techniques appliquées à un fonctionnement à système fermé peuvent s’avérer d’un intérêt purement palliatif ; elles peuvent même renforcer une position passive, d’impuissance et victimisée chez le patient (J. Novick et K. K. Novick, 2003).
22Il faut donc envisager des choix techniques alternatifs, étendus, pour couvrir à la fois la dimension de système ouvert des personnalités de nos patients adolescents et les possibilités du cadre de la cure. Cette extension englobe tout le spectre des techniques et comprend un travail simultané avec les parents des patients qui sont et seront toujours un élément réel dans la vie du jeune (J. Novick et K. K. Novick, 2005). E. De Vito (2011) a élaboré élégamment ces idées en les appliquant à la théorie de l’attachement. Il défend qu’un changement véritable ne peut se produire que si on inclut la contribution parentale aux relations problématiques. Ceci représente toujours une position minoritaire dans notre métier, même chez ceux qui insistent sur les aspects relationnels et les questions d’attachement de la cure (Tronick, Beeghly, 2011). Une compréhension fine de la différence entre vie privée et secrète permet de gérer les limites et de protéger la confidentialité dans les traitements simultanés des adolescents et des parents (J. Novick et K. K. Novick, 2009).
23Nous pensons qu’il est possible de travailler ainsi, en sécurité et de façon efficace, avec des adolescents en analyse. Certaines prémisses et structures fondamentales sont nécessaires : il faut, par exemple, établir un but double pour chaque cure, remettre l’enfant ou l’adolescent sur le chemin d’un développement progressif, transformer le rapport parent-enfant en source de développement pour les deux. Un obstacle important est la fréquence des fins de cure prématurées. Le travail simultané avec les parents, les alliances thérapeutiques entre parents, adolescent et thérapeute créent un filet de secours qui permet de s’accrocher au travail et de pouvoir dire « au revoir » au bon moment.
24Au lieu de considérer l’adolescence comme une perturbation développementale, nous voyons en chaque adolescent le potentiel pour l’autorégulation en systèmes ouvert et fermé. Cela ouvre à une technique qui s’adresse à la personne entière – ses forces et vulnérabilités, sa bonne santé et sa pathologie, ses formations névrotiques stagnantes et ses forces progressives, ses facteurs environnementaux et sociaux, ainsi que ses forces internes.
25Dans un premier temps on considérait que la sexualité était le lieu des conflits adolescents. A. Freud apporta un point de vue capital sur les impulsions agressives. À partir de l’idée selon laquelle la force qualitative des impulsions constitue une menace pour l’équilibre psychique, nous considérons le mode d’autorégulation comme fondamentalement déterminant pour la santé et la pathologie adolescentes puis à l’âge adulte. Comment les adolescents gèrent-ils la pression interne des pulsions et la pression externe du monde ? Est-ce qu’ils ont recours à des solutions faciles, expéditives – la drogue, la sexualité, Internet ? Ou sont-ils en mesure de développer leurs « muscles émotionnels » afin de trouver des solutions créatives pour augmenter la force du Moi et élargir leurs capacités de maîtrise émotionnelle et pratique (K. K. Novick et J. Novick, 2010) ? Autrement dit, est-ce qu’ils se raccrochent à une autorégulation en système fermé ou est-ce qu’ils s’efforcent de s’engager dans la réalité interne et externe selon un système ouvert ? La cure doit favoriser ce conflit, proposer des opportunités pour expérimenter les différentes solutions et soutenir la possibilité de choisir librement entre les modalités d’autorégulation.
26Nous concevons l’adolescence comme un stade en soi, avec des tâches et des accomplissements qui lui sont propres, une arène où les vulnérabilités et les atouts de tous les niveaux développementaux antérieurs sont testés, renouvelés, modifiés et consolidés. Des défis passés ou actuels peuvent être maîtrisés par le jeune ou peuvent le rendre impuissant. Le breakdown en adolescence ne relève pas forcément d’un traumatisme passé. La première théorie de Freud sur l’adolescence attribua la décompensation à l’après-coup (nachtraglichkeit). P. Greenacre (1950) a montré l’importance de cette idée pour les adolescents. Ceux-ci peuvent fonctionner de manière adéquate pendant la phase de latence, mais décompenser à la puberté ou face aux exigences de la réalité adolescente. Cette conception prend en compte l’importance des significations internes dans la névrosogenèse. Dans de tels cas, les traces des événements externes de l’enfance, une défense interne hostile contre l’impuissance, et la réalité de la capacité adolescente à mettre en acte des désirs, peuvent se combiner et produire un état traumatique, avec son lot de solutions pathologiques supplémentaires. (J. Novick et K. K. Novick, 2001b).
27Nous avons avancé que le travail majeur pour les adolescents est de renoncer aux vieilles solutions toutes-puissantes, qui ont marché jusque-là de façon limitée et sont devenues obsolètes. Les adolescents se trouvent alors confrontés à l’effroi de l’impuissance traumatique, démunis des défenses toutes-puissantes qui leur servaient de béquille narcissique. Nous pouvons prendre en charge cette problématique dès le début du traitement, en proposant aux adolescents des alternatives sous forme de « muscles émotionnels en système ouvert ». Cela permet de transformer la relation entre les principes de réalité et de plaisir, afin que les éléments de l’autorégulation deviennent réalistes.
28L’adolescence représente un défi à beaucoup de niveaux, pour les jeunes ainsi que pour les adultes qui s’en occupent. Pour certains, se confronter à ce défi peut être traumatique du fait de l’après-coup. Si les thérapeutes d’adolescents travaillent dans l’idée que le but de l’adolescence est la transformation plutôt que la séparation, le travail simultané avec les adolescents et les parents risque de les faire avancer à un autre niveau relationnel. Quand il n’y a pas de changement correspondant chez les parents, la difficulté pour l’adolescent de devenir adulte est redoublée.
29Avec un modèle constitué de deux systèmes, nous pouvons faire en sorte que la fonction de l’analyste dépasse celle de l’objet de transfert pour inclure l’objet développemental, d’enseignant et de support à la réalité. L’alliance thérapeutique qui lie tous ceux qui sont impliqués dans le traitement – les parents, le thérapeute et l’adolescent – est essentielle. La notion d’alliance thérapeutique est inscrite dans la théorie psychanalytique dès ses origines, depuis la conception freudienne de « pacte analytique » aux développements de Freud et S. Ferenczi sur l’empathie. Pourtant, de nombreux analystes ont eu du mal à intégrer cette dimension dans leur cadre conceptuel, laissant un vide, parfois comblé par des théories psychanalytiques alternatives, comme actuellement les méthodes relationnelles et intersubjectives (K. K. Novick et J. Novick, 1998). Nous envisageons le rôle primordial de l’alliance thérapeutique dans notre modèle à deux systèmes, où l’alliance découle (et soutient) des capacités de système ouvert. Celui-ci offre une alternative aux défenses pathologiques en renforçant la « musculature émotionnelle ».
30Profiter de cette seconde chance pour re-conceptualiser notre théorie de l’adolescence nous aide à donner aux adolescents en difficulté l’occasion d’écarter leurs traumatismes et leurs réactions pathologiques en dessinant leur personnalité adulte sur la base de leurs atouts. Plutôt que de perpétuer et de normaliser les idées adolescentes d’aliénation, de rébellion, et de différence, un modèle à deux systèmes donne au psychanalyste l’opportunité d’intégrer les adolescents, avec leurs ressources merveilleuses de vitalité et de créativité, dans la culture et la société. Un modèle à deux systèmes permet de respecter la puissance des solutions du système fermé, tout en recherchant les forces réalistes dont chaque individu dispose.
Revenons au cas de Ken, le jeune homme évoqué en début d’article. Lorsqu’il parlait de sa préoccupation obsessionnelle et de la colère qu’il ressentait envers son père, j’ai fini par lui faire constater combien sa haine était efficace pour rendre ses parents impuissants. Je n’ai pas tenté de minimiser sa colère ni de la faire disparaître ; je n’ai pas non plus essayé (pour le moment) d’en rechercher les origines. J’ai plutôt comparé Ken à un bombardier kamikaze, prêt à détruire et à renoncer à son propre épanouissement pour agresser son père. Ken fut étonné et interloqué par cette analogie ; il a aussitôt produit des images personnelles pour représenter le fonctionnement de sa personnalité. J’ai pu alors parler de sa capacité de penser métaphoriquement. Constater ce fonctionnement positif nous a permis de discerner le contraste avec ses moments de colère, caractérisés par l’entrave de ses capacités cognitives alors concrètes et limitées.
Ken était loin d’être inanalysable ; il a pu s’engager dans le traitement, arrêter ses médicaments, prendre une part active dans le travail analytique, admettre que ses parents y participent et voir sa thérapie comme une expérience d’apprentissage et de « musculation émotionnelle ».
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Mots-clés éditeurs : choix adolescent, système ouvert, système fermé, transformation, alliance thérapeutique
Mise en ligne 13/11/2012
https://doi.org/10.3917/ado.081.0711