Notes
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[1]
De Glanville B. (1512). Le Grand propriétaire de toutes choses, très utile et profitable pour tenir le corps en santé. Trad. J. Corbichon, 1556. Cité in Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris : Plon, Seuil, 1973, p. 8.
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[2]
De Glanville B. (1512). Le Grand propriétaire de toutes choses, très utile et profitable pour tenir le corps en santé. Op. cit., p. 9. Le traducteur note la difficulté de maintenir en français, ce tiers âge admis par les latins. « Il y a plus grande difficulté en français qu’en latin, car en latin, il y a sept âges nommés par divers noms [autant que de planètes], desquels il y en a que trois en français : c’est à savoir enfance, jeunesse et vieillesse ». Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Op. cit., pp. 13-14.
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[3]
Saint Augustin (397-398). Les Confessions, Livre II. Paris : Gallimard, 1864.
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[4]
Descartes R. (1637). Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Leyde : Ian Maire ; Paris : Gallimard, 1991.
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[5]
Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Op. cit., pp. 18-19.
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[6]
Mead M. (1970). Le fossé des générations. Paris : Denoël-Gonthier, 1971.
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[7]
Roussillon, 2009, p. 20.
1Depuis quelques années, nous assistons à une évolution des mouvements de pensée concernant le concept d’adolescence. Sorti « sociologiquement » de l’ombre dans les années d’après-guerre, celui-ci s’est cantonné pendant plusieurs décennies à un état intermédiaire sans intérêt entre l’enfance et l’âge adulte. Puis, au cours des années 1970, il s’est progressivement détaché de ses limitations biologiques. Les notions nouvelles de pré-adolescence et de post-adolescence ont surgi, nourrissant leurs espaces de définition de problématiques elles-mêmes limites : précocité de l’adolescence, adolescence interminable, etc.
2De quoi parlons-nous donc quand nous parlons d’adolescence ? L’adolescence est introduite par la puberté, qui se définit comme l’ensemble des changements biologiques et anatomiques qui aboutissent à la reproduction. Celle-ci est un processus universel, qui concerne tous les individus, sauf cas pathologiques, et ce presque toujours au même moment de leur vie. Les facteurs endocriniens de la puberté déterminent d’une part la maturation des caractères sexuels primaires qui permet la fonctionnalité des appareils sexuels physiologiques et anatomiques. Et ils sont d’autre part à l’origine de l’apparition des caractères sexuels secondaires, associés à des modifications morphologiques, qui donnent au corps d’enfant « l’allure » d’un corps en état de procréer. Certains affirment à cet égard que l’adolescence serait de plus en plus précoce. Dans les années 1960, l’âge moyen des premières règles pour les filles en France se situait autour de quatorze ans (elles étaient réglées entre douze et seize ans). Les garçons entraient dans l’adolescence vers quinze ans et demi, soit avec quatorze mois de retard sur les filles. Depuis la fin des années 1990 globalement, les deux sexes ont gagné trois ans sur l’enfance. Les filles sont réglées autour de onze ans (donc concernées entre neuf et treize ans) et les garçons entrent dans la puberté vers douze ans et demi (Fillion, 2009 ; Kaplowitz, 2008).
3Quels implicites véhicule donc l’idée que la puberté soit plus précoce ? Pouvons-nous considérer qu’un enfant qui n’a pas encore achevé l’intégration physique et psychique de sa puberté soit déjà mature socialement et sexuellement ? Bien que la morphologie des adolescents ait évolué (taille, poids, volume des seins), rien ne prouve ou plutôt, au contraire, tout laisse à penser que l’intégration psychique du changement pubertaire n’en est pas pour autant linéairement dépendante.
La notion d’adolescence
4La notion d’adolescence a-t-elle jamais fait consensus ? La notion existait déjà dans la littérature médiévale. Selon l’Encyclopédie du Moyen Âge, Le Grand Propriétaire de toutes choses, les âges de la vie « étaient […] l’une des manières communes de concevoir la biologie humaine » [1]. Après l’enfance et pueritia, « le tiers âge », qui durait dans la Rome antique et selon les auteurs, jusqu’à vingt et un, vingt-huit ou trente-cinq ans, était appelé « adolescence pour ce que la personne [était] grande pour engendrer » [2]. La notion d’adolescence a donc, à certaines époques, contenu l’implicite d’un changement fonctionnel. Même si, dès le IVe siècle, saint Augustin évoque dans ses Confessions [3] les tourments et passions de la jeunesse, la littérature ne s’ouvrira à la psychologie qu’avec R. Descartes [4], et sa notion de sujet. Il faudra toutefois attendre Freud et les travaux de ses successeurs pour avoir accès au fonctionnement psychique et comprendre l’impact du bouleversement pubertaire sur le monde interne de l’enfant.
5Le sens commun accepte cependant, avec Ph. Ariès (1960), l’idée que l’adolescence soit une création de nos sociétés industrielles, s’imposant avec les mutations sociales. Sous l’Ancien Régime, on ne parle pas d’adolescence en tant que telle, on ne fait que passer, sans transition aucune, de l’enfance à l’âge adulte, de comportements de dépendance contraints par le milieu familial à des prises de responsabilité affectives et professionnelles. Pour l’historien, la longue durée de l’enfance était la conséquence majeure de l’indifférence en laquelle on tenait alors les processus biologiques, mais il paraît probable qu’elle était aussi liée à des facteurs économiques et aux caractéristiques des structures familiales.
6Selon ce même auteur, deux figures, celle de Chérubin et celle du conscrit témoignent, au XIIIe siècle, de la naissance de l’adolescence. Chérubin illustre « l’ambiguïté de la puberté », et le conscrit, fort, brave et destiné au combat, est un modèle de l’homme fait [5]. Au XIXe siècle, le terme d’adolescent deviendra synonyme d’étudiant, ce qui confirmera alors l’idée que le statut de l’adolescent est avant tout lié à sa soumission à la famille et sa subordination à l’autorité des maîtres. À cette époque, il n’y a également pas de reconnaissance de l’adolescence dans le monde ouvrier ou agricole. Le jeune pubère troque ses culottes courtes contre un vêtement de travail et fait partie d’une communauté dans laquelle il attendra son tour pour s’autonomiser. Des images d’une ruralité où l’on attend la mort de l’ancêtre pour pouvoir dire ses désirs, ou celles d’un monde ouvrier où la paie des jeunes est remise aux parents jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se marier, le destin de ces grands enfants s’inscrit dans un véritable schéma de dépendance dont la littérature atteste largement.
7M. Mead [6] défend aussi l’idée que l’adolescence est une création sociétale. Ses longues observations sur le terrain témoignent en effet de cette réalité qu’il n’existe pas d’adolescence aux îles Samoa, au sens où il n’y a pas de statut social spécifique caractérisant la différence des générations et marquant le passage de la dépendance de l’enfance à l’autonomie de l’adulte. Les jeunes sur lesquels portent ses études semblent vivre ce moratoire en toute sérénité. Ils n’ont pas d’inquiétude sur leur avenir dans la mesure où tout, même les alliances, est fixé d’avance par les traditions du clan. Ce ne sont pas les marqueurs externes de la puberté qui font l’adulte. Ce sont les aînés qui décident, à travers le rite, d’introduire le jeune pubère au sein de la communauté adulte, et ce en fonction de l’appréciation de ses aptitudes à en accepter les contraintes.
8Ces travaux, bien que datés, n’ont pas vraiment de raison d’être contestés. L’adolescence, encore aujourd’hui, se décrit dans une culture et ainsi se révèle, s’exhibe même éventuellement, à partir des caractéristiques de celle-ci et de ses objets. Bien que les différences que l’on pouvait noter au milieu du siècle dernier entre les adolescents de New York, ceux de Moscou ou de Paris aient été nivelées avec l’extension des moyens d’information et de communication, réduire l’adolescence à ses caractéristiques sociales est bien restrictif. Si ce temps de conquête de la maturité constitue une étape à part entière dans la vie humaine, il nous paraît important de rappeler qu’il est un temps « intermédiaire » au terme duquel s’opèrent des transformations psychiques dans la relation au corps propre, à soi-même et à l’environnement. Certes le jeune pubère est porté vers sa condition d’adulte, qu’il nourrit de ses aspirations, mais il a encore les deux pieds dans l’enfance et dans ses rêves.
Changement et risque de rupture
9Classiquement, la notion d’adolescence évoque immédiatement l’implicite du changement et de l’avènement de potentialités nouvelles, physiques et physiologiques, dont l’accès à la sexualité génitale et à la procréation. Le changement serait donc ce qui résume l’état d’adolescence. Néanmoins, les caractéristiques qu’il recouvre, parce qu’elles flirtent avec les clichés, l’excès, la démesure, l’idéalité et, sans doute, les fantasmes des adultes, méritent qu’on s’y attarde davantage.
10Pour tous, le changement est d’abord physique et objectif. Sous l’impact d’une poussée gonadique, la linéarité du développement physiologique est bousculée par une tempête de la croissance qui fait prendre à l’enfant quelques dizaines de centimètres en un ou deux ans. La pilosité et les organes sexuels se développent. Les traits du visage sont également affectés par ce bouleversement hormonal : le nez renonce à ses formes infantiles, les sourcils s’épaississent, les lèvres se dessinent de manière définitive. Rien n’est plus comme avant, au point que le jeune s’entend souvent dire « on ne t’aurait pas reconnu ». Sans doute le jeune a-t-il lui-même aussi du mal à se reconnaître, à se re-connaître. Le bouleversement pubertaire induit un sentiment d’étrangeté, un trouble de la conscience de soi, de son identité et de ses rapports à l’adulte et à l’environnement. Ce bouleversement induit surtout l’éprouvé angoissant d’une absence de maîtrise sur ce qui advient. L’adolescent n’a d’abord plus aucune prise sur son image, qui s’impose à lui comme venant de l’extérieur. Qui plus est, son corps devient le siège de sensations nouvelles et d’excitations génitales qu’il lui faut apprivoiser. Cette perte des repères de l’enfance, dans le corps, peut alors entraîner le recours à des défenses qui participeront de la construction d’une néo-réalité.
11Le changement affecte aussi les comportements. L’excitation pubertaire est source de fortes angoisses et le jeune pubère n’a souvent pas les mots pour en parler, surtout avec les adultes. Il substitue alors l’acte à la parole, se soustrait aux échanges verbaux, se plie moins aux échanges avec la parentèle, se rebelle quelquefois ou fréquemment, recherche la compagnie de ses pairs, d’un groupe, d’une bande, d’une tribu, tous portés par un idéal homogène et qui lui donnent le sentiment d’épauler une identité dans la différence et la mise à distance de l’enfant qu’il a encore en lui.
12Le changement affecte encore les processus de pensée, pas seulement du point de vue d’une accumulation de savoirs, mais de celui du traitement mental de ces mêmes savoirs. Si les enfants sont aujourd’hui plus rapidement éveillés aux « choses de la vie », le doute et l’abstraction ne font pas partie de leur monde. Ils ont accès à l’information et n’attendent plus de leurs parents qu’ils répondent à leurs interrogations : ils vont eux-mêmes chercher les solutions à leurs questions, sur Internet par exemple. À présent dans leur layette, cette manipulation des outils informatiques leur ouvre un monde de connaissances jusque-là distillées. Il n’en reste pas moins que l’habileté à la manipulation ne se substitue pas à la capacité d’intégrer l’information, décryptée à l’aune de leur maturité. La pensée des enfants peut, certes, être réflexive, mais elle n’est pas détachable de ses objets affectifs, fussent-ils virtuels. On aurait également tort de penser qu’un enfant, fût-il précoce, possède la même capacité de représentation et de relativisation qu’un adulte. Son monde des idées est « infantile » et, si les relations entre des adultes sont l’objet de sa curiosité, elles ne sont pas le vecteur de sa quête de plaisir.
13Ces changements donc, généralement vécus non sans inquiétudes mais sans trop de complications, peuvent bousculer ces jeunes sujets, dont le moi est encore fragile, sans sécurité de base suffisante. Pour peu que leur environnement actuel manque de cadres solides et d’objets suffisamment bons, leurs repères intérieurs s’estompent et leur « survivance », pour reprendre l’expression de D. W. Winnicott (1951), s’en trouve ainsi menacée.
L’impact de la puberté sur la psyché
14Dans ses premiers travaux sur le refoulement et l’après-coup, Freud raconte l’histoire d’Emma, cette jeune patiente d’une douzaine d’années qui ne peut plus rentrer dans un magasin sans être accompagnée, manifestant tout à coup un symptôme phobique fait d’angoisse et d’inhibition. En faisant l’anamnèse du trouble, Freud note que la fillette évoque le souvenir lointain d’attouchements et de plaisanteries équivoques de la part de vendeurs. Ceux-là, à l’époque, lui étaient indifférents, alors qu’aujourd’hui, ils l’effraient. Et Freud de noter qu’entre-temps, la survenue de la puberté avait contribué à la sexualisation de la pensée.
15L’hypothèse de l’existence d’une sexualité infantile, qu’il étayera à la même époque, pourrait rendre caduque cette expression, si l’on ne gardait à l’esprit le fait que les « changements corporels » et « l’aptitude à la procréation » entraînent un changement qualitatif au niveau des représentations psychiques et des fantasmes, lesquels se colorent avec la puberté d’une potentialité sexuelle génitale. La représentation de ces transformations n’est pas anodine : elle ravive l’énigme de la sexualité parentale, cette fois en engageant le corps propre de l’adolescent. Se pose dès lors pour lui la question du devenir homme, du devenir femme et du regard que l’adulte désormais porte sur lui.
Pour exemple, une de mes jeunes patientes me racontait comment elle avait eu une crise de panique un soir, dans le métro parisien qui la ramenait chez elle. Au milieu d’adultes masculins rentrant du travail, elle se sentait très « honteuse » de porter un « panier à chats et un énorme parapluie ». Elle me décrira un sentiment d’oppression, tout en insistant sur le fait que tous les hommes la regardaient parce qu’elle n’était pas « comme d’habitude ». Ce n’était pas la première fois qu’elle se déplaçait avec ces objets mais tout d’un coup il lui paraissait, qu’à cause d’eux, tout le monde la regardait.
17Cet exemple banal, mais combien symbolique, met en évidence le fait que la sexualisation de la pensée n’est pas la prise en masse de l’activité psychique dans des activités érotiques, mais bien l’opération qui consiste à référer symboliquement ou directement la relation à l’autre à la rencontre sexuelle. La sexualisation de la pensée est un processus qui permet aussi au jeune pubère d’anticiper le plaisir de l’acte sexuel dans la représentation et, ce faisant, de décliner l’objet de la satisfaction à distance des objets parentaux incestueux. On sait les relations de tendresse de l’enfant à ses parents. Lorsque la puberté et l’excitation génitale qui l’accompagne se font jour, cette tendresse devient dangereuse et, pour cette raison, l’enfant s’éloigne physiquement de ses parents. En rêve, il reconstruit le monde en les désinvestissant sexuellement. La sexualisation de la pensée est donc une opération normale du psychisme adolescent dont témoignera d’ailleurs sa sensibilité aux allusions grivoises des adultes, qu’il interprétera souvent alors comme une tentative de séduction, même si rien, dans les gestes ou les actes, n’objective celle-ci.
18Dans un remarquable article sur l’identité et l’identification chez les adolescents, E. Kestemberg (1962) évoquait l’idée de l’appropriation d’un « cogito orgasmique » pour caractériser le lien entre la qualité de pensée de l’adolescent et la recoloration génitale de son narcissisme et de son sentiment d’existence. L’accession à la génitalité modifie le fonctionnement psychique du jeune pubère, en introduisant dans le monde du plaisir une « potentialité orgasmique » [7] qui est celle de la jouissance des corps et qu’il faut le temps de métaboliser.
Puberté précoce ou sexualisation précoce de la pensée ?
19Nous l’avons vu, ce temps de l’adolescence est considéré par certains comme étant de plus en plus précoce. Ce point fait écho à un événement sociétal qui est celui de l’entrée de plus en plus précoce de l’enfant dans le monde relationnel des adultes : en témoigne l’évolution du vêtement d’enfant qui ne serait qu’une banalité s’il n’était accompagné d’un phénomène plus encombrant de sexualisation de la pensée de ces mêmes enfants. Les Lolitas ont toujours existé, mais on ne les rencontrait pas en masse à la sortie des collèges, ni à celle des écoles primaires. Le phénomène nous paraît inquiétant dans la mesure où il donne à voir des jeunes aux corps encore infantiles, parés pour des opérations de séduction, mais dont le psychisme ne peut pas intégrer les conséquences. Piercings au nombril exposés, petits seins modelés par des soutiens-gorge préformés sous des tops qui n’ont rien de vêtements de baigneurs…, donnent à nos petites filles des allures quelquefois bien tristes d’enfants à qui on aurait dérobé l’enfance.
20Dans le même temps, on repère une évolution des langages et de la nature des jeux dans les groupes d’enfants ou dans les cours de récréation, où la parodie de la sexualité adulte atteint parfois ses limites. Effets d’Internet et de la pornographie, dont on peut penser que pour certains elle se consomme en famille. Effets aussi, en ce qui concerne le style vestimentaire, d’un désir parental de sexualiser très tôt l’identité de son enfant, d’en faire un « petit mec » ou une « petite nana ». Les sociologues diront mieux que nous s’il s’agit ou non d’un effet collatéral du « jeunisme » parental et grand-parental, qui tend inconsciemment à effacer la notion de classe d’âge par les deux bouts. Toujours est-il que les consultants d’adolescents en recueillent deux sortes de conséquences.
21Et d’abord, en ce qui concerne la phase de latence. Cette période de « glaciation » avant « l’éveil du printemps » au sens de Freud, durant laquelle les enfants refoulent leurs préoccupations sexuelles autour du pipi-caca-zizi et accèdent avec une relative quiétude à des investissements intellectuels, est une pause maturative nécessaire qui se fait aujourd’hui de plus en plus rare. L’absence de latence impose à l’espace psychique de l’enfant une excitation continue que ses capacités de représentation ne sont pas suffisamment en mesure de lier, d’où éventuellement l’agitation et les passages à l’acte. Mais plus encore, cette impossible latence soumet le monde interne de l’enfant à des préoccupations et des angoisses qu’il ne peut liquider. Une pseudo-entrée dans l’adolescence précoce, qui n’est qu’anticipation mimétique d’un processus que le corps, tout comme le monde interne, n’est pas en mesure de suivre.
22De plus, il semble que notre société supporte de plus en plus difficilement ce temps intermédiaire incertain, auquel ses adolescents la confrontent et dont ils ont absolument besoin pour intégrer psychiquement les transformations de leur corps vers un devenir adulte. Ainsi, demande-t-elle à ceux-là, dès la classe de quatrième, d’exprimer des choix d’orientation ; ainsi, la réforme judiciaire estime-t-elle qu’à seize ans ils sont pénalement passibles de sanctions comme les adultes… Tout se passe comme si l’adolescence était un épisode bien gênant dans la vie d’une société avec, de manière paradoxale, l’expression d’une tendance à anticiper le processus tout en l’empêchant de se déployer jusqu’à son terme raisonnable.
23Il n’y a pas d’adolescent-type, même si la notion de « crise d’adolescence » rabâche les clichés d’une période d’opposition, de violence, d’excentricités et/ou de prises de risque. Il n’y a pas d’adolescent-type, même s’il existe un schéma séquentiel du processus physiologique pubertaire, de la même manière non daté que l’apparition des premières sensations génitales, de la pilosité pubienne qui précède les premières règles, ou de la première érection. Même si son orchestration est physiologiquement invariable, chaque histoire est singulière et a besoin de temps pour se négocier.
24Ce temps est principalement celui de l’intégration, de l’introjection de la pulsion génitale en continuité avec les pulsions partielles infantiles. Comment rabattre la nouveauté de la sensorialité et de l’excitation génitale sur le contingent des pulsions partielles infantiles ? Nombreux sont les chercheurs qui concluent « l’épilogue » de l’adolescence autour d’une appropriation subjective consistant en l’acquisition de la capacité de se sentir auteur de ses actes, de ses pensées et de ses désirs. Ce parcours est fait d’angoisses et d’incertitudes, de conquêtes aussi, qui n’ont rien à voir avec la taille, l’épaisseur du poil ou la grosseur des seins.
25L’adolescence fait lien et sens dans le diphasisme de la sexualité humaine. L’enfant doit faire sien le monde interne qui l’habite, il doit assimiler les effets de ses changements corporels. L’adolescence, pour les cliniciens, résume le travail psychique qu’impliquent ces importants remaniements : il ne s’agit ni d’un âge, ni d’un statut social, mais d’un processus psychique qui consiste à renoncer à la représentation de son corps d’enfant et de ses privilèges pour accéder à d’autres types de relations.
Bibliographie
Bibliographie
- FILLION M. (2009). Puberté précoce chez l’enfant : Quoi de neuf ? Entretiens de pédiatrie de l’Université Laval.
- KAPLOWITZ P. B. (2008). Link Between Body Fat and Timing of Puberty, Pediatrics, February, 121, suppl. 3S208-S217.
- KESTEMBERG E. (1962). L’identité et l’identification chez les adolescents. Psychiatr. Enfant., 5 : 441-522.
- ROUSSILLON R. (2009). L’adolescent modèle. In : Y. Morhain, R. Roussillon et al., Actualités psychopathologiques de l’adolescence. Bruxelles : De Boeck, pp. 19-29.
Mots-clés éditeurs : précocité, représentations collectives, diversité, puberté
Mise en ligne 23/07/2012
https://doi.org/10.3917/ado.080.0297Notes
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[1]
De Glanville B. (1512). Le Grand propriétaire de toutes choses, très utile et profitable pour tenir le corps en santé. Trad. J. Corbichon, 1556. Cité in Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris : Plon, Seuil, 1973, p. 8.
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[2]
De Glanville B. (1512). Le Grand propriétaire de toutes choses, très utile et profitable pour tenir le corps en santé. Op. cit., p. 9. Le traducteur note la difficulté de maintenir en français, ce tiers âge admis par les latins. « Il y a plus grande difficulté en français qu’en latin, car en latin, il y a sept âges nommés par divers noms [autant que de planètes], desquels il y en a que trois en français : c’est à savoir enfance, jeunesse et vieillesse ». Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Op. cit., pp. 13-14.
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[3]
Saint Augustin (397-398). Les Confessions, Livre II. Paris : Gallimard, 1864.
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[4]
Descartes R. (1637). Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Leyde : Ian Maire ; Paris : Gallimard, 1991.
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[5]
Ariès Ph. (1960). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Op. cit., pp. 18-19.
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[6]
Mead M. (1970). Le fossé des générations. Paris : Denoël-Gonthier, 1971.
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[7]
Roussillon, 2009, p. 20.