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Article de revue

Un adolescent entre deux machines

Entre hémodialyseur et ordinateur

Pages 199 à 215

Notes

  • [*]
    Merci à D. Cupa et à M. Boubli pour leur lecture attentive.
  • [1]
    Cupa, 2007, p. 185.
  • [2]
    Soulignons, par ailleurs, que les travaux qui s’intéressent aux adolescents suivis en néphrologie s’y intéressent surtout au moment de la transplantation rénale.
  • [3]
    Gutton, 1985, p. 205.
  • [4]
    Gutton, Slama, 1987, p. 143.
  • [5]
    Cramer et al, 1979, p. 8.
  • [6]
    Slama, 1987, p. 165.
  • [7]
    Arnoux, 1985, p. 268.
  • [8]
    L’Unité de Psycho-néphrologie intervient à l’aura (Association pour l’Utilisation du Rein Artificiel, Paris XIVe).
  • [9]
    Certains ont déjà été dialysés pendant de nombreuses années dans des services de pédiatrie, d’autres arrivent directement pour une première dialyse quand leur âge est proche de la majorité et qu’un changement de centre arriverait juste après leur mise en dialyse. Certains adolescents viennent pour la première fois se faire dialyser dans le service mais avec un long passé médical et avec d’autres pathologies somatiques.
  • [10]
    Dimitri transfère massivement sur son médecin référent : un transfert paternel mais également maternel, sa mère faisant partie du monde médical.
  • [11]
    Lazarovici, 1985, p. 262.
  • [12]
    Il utilise le même terme pour la dialyse et pour les moments qu’il passe devant son ordinateur.
  • [13]
    Ce jeu est Diablo II. Il s’agit d’un suivi qui remonte à plusieurs années.
  • [14]
    Ceci est renforcé en fin de dialyse : en fonction du poids d’eau pris par le patient entre chaque dialyse, il peut être plus ou moins gonflé au niveau du corps et du visage. Au fur et à mesure de la dialyse, il va perdre l’eau et ainsi « dégonfler », le visage pouvant tout à fait se creuser au cours des quatre heures de dialyse.
  • [15]
    Gutton, 1997, p. 16
  • [16]
    Au sens où l’entend A. Green (1999), lorsque la proximité de l’objet menace le sujet d’indifférenciation.
  • [17]
    Cupa, 2007, pp. 176-177.
  • [18]
    L’attente de la greffe peut aussi se comprendre sous cet angle-là, elle viendrait améliorer sa sexualité à venir.
  • [19]
    Lazarovici, 1985, p. 258.
  • [20]
    C’est aussi un élément de réalité sur lequel médecins, infirmiers insistent largement pour des raisons médicales évidentes.
« Chacun peut chercher dans ses souvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l’âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre : je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. »
Gérard de Nerval (1855). Aurélia. Paris : Livre de Poche, 1999, p. 12.

1À l’adolescence, le corps change, se modifie rapidement presque d’un mois sur l’autre. L’adolescent se découvre devant ces transformations, avec plaisir, satisfaction, curiosité ou étonnement mais aussi avec perplexité et inquiétudes. Il se vit dans un corps qui ne lui correspond plus vraiment, devenu pour une part étranger à lui-même. Il est confronté au regain pulsionnel « pubertaire » (Gutton, 1991), à une expérience nouvelle que constitue l’accès à la sexualité génitale qui demande un remaniement de l’ensemble de l’économie psychique. Il s’agit d’un véritable travail psychique, le « pubertaire » devant s’élaborer au cours de l’adolescence et même au-delà. R. Cahn (1991, 2004) a montré que l’adolescence est, dans ces moments de crises ou de liaisondéliaison-reliaison, le temps d’aboutissement du processus de subjectivation, le temps où se défont et se refont les liens autrement.

2Ces réorganisations physiques et psychiques mobilisent particulièrement l’adolescent. Qu’en est-il alors lorsqu’il souffre, à cette période particulière de la vie, d’une maladie chronique grave atteignant ses reins ? Comment penser le processus adolescent chez un adolescent atteint d’une maladie contraignante ?

Un corps entre puberté et maladie : néphropathie et diabète

3Être atteint d’une insuffisance rénale terminale est une confrontation possiblement traumatique à une technique lourde sans laquelle le patient ne peut vivre. Il est dialysé trois fois par semaine, pendant quatre heures, branché à un rein artificiel qui vient l’épurer semaine après semaine jusqu’à la fin de sa vie. Pour certains, la greffe vient interrompre la dialyse. Mais l’une et l’autre ne sont que des soins palliatifs qui n’entraîneront jamais la guérison. Le patient se sent vulnérable physiquement et la mort se rappelle à lui à chaque dialyse. Il a un corps malade qui ne peut le faire vivre, il ne peut s’auto-conserver [1].

4L’exploration des enjeux psychiques qu’entraîne un diabète ou une insuffisance rénale chez l’adolescent n’a donné lieu qu’à fort peu de publications. Alors que la médecine et les techniques associées progressent sans cesse, il est étonnant de se rendre compte qu’il n’existe que quelques rares recherches sur la psychopathologie de ces patients. Ce constat est encore plus vrai en ce qui concerne les travaux sur l’enfant et sur l’adolescent [2]. Quelques auteurs comme G. Raimbault (1969, 1982), D. L. Bennett et M. S. Ward (1977), D. Becker, L. Igoin et S. Delon (1979), A. K. De Nour (1979), Ph. Gutton (1978, 1985), B. Cramer et al. (1979) ou R. Debray (1983, 1985) restent les auteurs de référence sur la question.

5L’un des points mis en avant est l’opposition entre le corps souffrant et malade, d’une part, le corps pubertaire, d’autre part, l’un allant jusqu’à occulter l’autre. Il est difficile pour l’adolescent de repérer et de distinguer les effets des transformations adolescentes des effets de la maladie (Zeltzer et al., 1980 ; Gutton, 1985 ; Slama, 1987 ; Duverger et al. 2005, Malka et al., 2007). « L’entrée en maladie est substituée à l’entrée en adolescence. [ …] Le corps malade devient fonctionnellement porteur de ce qui habituellement revient à la problématique pubertaire. La question est de l’ordre du psychosomatique » [3].

6Un autre point concerne les possibilités (ou non) qu’ont ces adolescents de grandir, de vivre leur adolescence alors qu’ils connaissent dans la réalité une situation de dépendance extrême (Coroir, Sordes-Ader, Jésuran-Perelroizen, 2001). Ph. Gutton et L. Slama soulignent la fréquence d’une sorte de repli de la famille ou de l’un de ses membres (bien souvent la mère, mais parfois les deux parents) sur l’enfant malade. Ils notent une tendance à la régression narcissique chez les parents, « rétablissant le mythe d’une unité parents-enfants ou plus précisément de l’unité narcissique primaire » [4]. B. Cramer parle même d’un phénomène de « corporalisation » [5]. Il désigne par là le resserrement imposé par la maladie et par son traitement, de la relation parent-enfant (en général mère-enfant) au niveau du corps. Cette situation de dépendance corporelle pourrait, alors selon ses termes, interférer avec les processus d’individuation et même de symbolisation. Une partie de l’enfant semble être portée par les parents et fonctionner sur un modèle quasi symbiotique comme le souligne à nouveau L. Slama. Ce dernier auteur a même observé un possible maintien dans une « position d’hypernormalité impliquant un rétrécissement des facultés libidinales et un appauvrissement du Moi » [6]. Ce mode de fonctionnement dans la relation notamment à la mère peut se poursuivre à l’adolescence, d’autant plus que l’enfant est jeune lors de la survenue de la maladie et qu’elle est grave.

7À l’adolescence, il est cependant courant que les jeunes malades, surtout quand la maladie survient à cet âge de la vie, remettent en question les soins alors qu’ils étaient librement (ou passivement) acceptés auparavant. « Les circonstances sont nombreuses où ce dernier se met dans une attitude de refus des prescriptions, voire de déni de la maladie, au défi du danger » [7]. S. Consoli (2002) observe d’ailleurs que des conflits propres à l’adolescence se réactualisent chez des adultes atteints d’insuffisance rénale de par la multitude de remaniements psychiques et identitaires que la maladie entraîne.

Dimitri et le nécromancien

8

Dans le service de néphrologie où je travaille [8], quelques adolescents viennent se faire dialyser [9]. Je vais m’attarder sur le suivi d’un adolescent qui a duré un peu plus de deux ans. Dimitri est pris en charge dans le service depuis quelques mois, mais sa mise en dialyse est récente. En revanche, il est suivi depuis longtemps pour de nombreux problèmes somatiques. À l’âge de douze ans, il a déjà subi une greffe des poumons suite à une mucoviscidose et les traitements anti-rejets ont abîmé ses reins. Il a également développé un diabète. Il attend une double greffe rein-pancréas. Pour Dimitri, l’insuffisance rénale terminale survient donc brutalement au cours de son adolescence, mais il vit avec une maladie chronique grave depuis sa toute petite enfance.
Dimitri est âgé de dix-sept ans quand je le rencontre pour la première fois dans le service de néphrologie où il est dialysé. Son médecin [10] et l’équipe soignante sont inquiets : les dialyses se passent mal. Il suit les traitements à la lettre, mais les relations sont de plus en plus tendues entre lui et ses voisins de dialyse. Ce sont pour la plupart des adultes auxquels Dimitri cherche à s’opposer à tout propos : un programme de télévision, le volume, une discussion trop bruyante ou une place de dialyse par rapport à une autre, etc. Il est hautain, méprisant à leur égard. C’est peut-être les seuls moments où je le perçois au début du suivi comme un adolescent cherchant à se confronter à des adultes, aux règles établies en dialyse dont ces derniers sont les représentants. De plus, c’est une manière moins risquée que de s’opposer aux médecins pour les traitements et surtout à sa mère, de façon générale. A contrario, les conflits sont nombreux entre sa mère et son médecin référent, ainsi qu’avec l’équipe soignante.
Sur la sollicitation de l’équipe soignante, je me présente à lui au cours d’une séance de dialyse et progressivement une demande de prise en charge émerge de sa part.

Liens machiniques, liens archaïques à une mère mortifère et mécanique

9

Lors des premiers entretiens, il me déroule son histoire douloureusement dans un climat froid, assez désaffectivé. Il parle défensivement de ses maladies comme s’il s’agissait de simples maladies infantiles en occultant la gravité et la lourdeur des soins reçus, en occultant la question de la mort.
En partant de la description de l’appartement familial où il vit avec ses parents et son frère jumeau depuis l’âge de cinq ans (date à laquelle il quitte son pays d’origine pour être soigné en France), il va progressivement m’en « présenter » les différents occupants. Il me parle en tout premier lieu de son père qu’il idéalise. Il est ingénieur et il voyage souvent pour ses affaires. Dimitri gère mal les absences de son père et regrette les moments privilégiés qu’ils partageaient ensemble, il y a encore peu de temps. Il les décrit comme heureux, tendres, complices, plein de découvertes et de rencontres. Ils partaient en excursion tous les deux à l’improviste, comme une fois aux Seychelles, m’explique-t-il en s’animant. Avec la dialyse, il a perdu ces moments-là. Ils partent toujours l’été mais en famille. C’est maintenant prévu longtemps à l’avance, car il faut être certain qu’il y ait de la place en dialyse. Ils restent un mois à un même endroit, proche d’un centre.
Sa mère est une ancienne infirmière ayant arrêté son travail à la naissance de ses enfants. De la relation à sa mère, Dimitri évoque peu de moments avec elle en dehors des soins médicaux qu’elle lui a toujours prodigués. Elle est présente et attentive à tous les soins. Paradoxalement, il repère que c’est avec elle qu’il se sent le plus à l’aise, qu’il oublie un peu sa maladie ou qu’être « malade est en quelque sorte naturel ». Encore aujourd’hui, sa mère est présente à toutes les dialyses. Chaque changement de traitement est très discuté entre elle et l’équipe médicale. Elle se sent actuellement évincée des soins à apporter à son fils. Elle vit les infirmières comme des rivales.
Dimitri explique que sa mère est là pour gérer « le médical ». Elle servirait d’intermédiaire entre lui et l’équipe soignante. Il apparaît qu’elle est là comme pare-excitant pour réguler, si bien qu’il n’a pas à se soucier du médical. Elle est également là comme un moi auxiliaire. Elle semble alors aussi « indispensable » que la machine dont il est dépendant. Ou encore, c’est comme si elle était dialysée avec lui, comme lui.
Rappelons que Dimitri, avant d’être dialysé, a été atteint d’une mucoviscidose. Comme pour toute autre maladie longue et grave, celle-ci vient largement bouleverser les relations entre les différents membres d’une famille. R. Lazarovici note cependant certaines spécificités dans la relation entre un enfant atteint de mucoviscidose et ses parents : « Les troubles respiratoires ont bien souvent conditionné une proximité parentale originaire : mère venant vérifier la permanence du rythme respiratoire, enfant dans la chambre des parents. La respiration, par sa prévalence, renforce ou a renforcé la place donnée à la surveillance corporelle dans le développement de l’enfant » [11]. Il forme avec sa mère une dyade fusionnelle, quasi symbiotique où l’attention donnée au corps est particulièrement marquée avec une mère qui, de par sa profession, y porte déjà un certain intérêt. Ceci se retrouve particulièrement au travers de la rythmicité : rythme de la respiration, rythme actuel de la dialyse, mais aussi rythme vital du sang qui passe dans les tubulures selon le rythme cardiaque.
Il me parlera ensuite et difficilement de son frère jumeau. Il est en classe prépa où il réussit bien. Il n’a pas de problème de santé et Dimitri le décrit comme plutôt « costaud » physiquement. Ce frère, lui, est « déjà lancé dans la vie », il est « dans la vie ». Évoquer ce jumeau est douloureux pour Dimitri, c’est celui qu’il aimerait être, vigoureux et réussissant ses études, celui qui ne pose pas de problème aux parents, qui vient même les combler.
De son côté, Dimitri a actuellement du retard au niveau de sa scolarité, il est en seconde et il suit les cours péniblement. Il se déprime fortement en pensant à son avenir, à la réalité de sa vie. Il me parle peu de sa vie sociale. Il semble être assez seul, allant peu vers les autres. Des filles, il ne m’en a jamais parlé, mais il ne faut pas négliger le fait que je sois une femme. Suis-je un objet fiable, moi qui suis une femme ? Une femme qui peut susciter de la crainte car dangereuse, potentiellement donneuse de vie mais aussi de maladie et de mort ; une femme qui peut susciter aussi de la peur, car éveillant un désir chez lui qui le renvoie à ses premiers émois sexuels. Dimitri va mettre du temps à me faire confiance, à se livrer.
Dans les entretiens qui vont suivre et comme s’il s’agissait d’une autre personne de la famille, il me décrira ou même me présentera longuement, pourrais-je dire, son ordinateur : sa couleur, sa puissance, les améliorations qu’il apporte régulièrement à sa machine. Son ordinateur est dans sa chambre, Dimitri y passe le plus clair de son temps après ses heures de lycée. Les « machines » prennent ainsi une place centrale dans la vie de Dimitri et dans nos entretiens : il est lié à « ses » machines. Il est branché trois fois par semaine à la machine-rein et il dit se « brancher » [12] quotidiennement à sa machine-ordinateur. Il va jusqu’à les personnaliser. Mais il se machinise aussi : son corps devient machine
(Causeret, 2006). Il dit qu’à survivre ainsi grâce à une machine, cela le rend « un peu irréel », « inhumain », « tel un robot ». Ce qui le déprime par moment, mais lui permet également de rendre plus supportable sa situation en se fantasmant éternel ou immortel comme une machine.
Il dépend entièrement de l’hémodialyseur qui le maintient en vie et en même temps, la machine le laisse « K.O. » à chaque dialyse, le « pompe », le « crève ». L’ordinateur lui permet, lui, de rendre ses journées moins ennuyeuses, moins « mortelles » et d’y mettre un peu « de vie ». C’est à la vie, à la mort comme dans ce jeu qui occupe ses journées. Ce sont deux machines clivées, l’une est bonne, l’autre est mauvaise, l’une le narcissise et l’autre le blesse narcissiquement.
Je me rends compte également tout en écrivant ces lignes que les premières idées qui me viennent me renvoient d’emblée aux machines, à ce « transfert machinique » qui fut si présent dans ce suivi. Car il me semble que l’on peut repérer, au-delà de la dialyse, un lien technicisé à sa mère infirmière qui le soigne depuis de longues années. Dimitri est dans une sorte d’indifférenciation par rapport à sa mère. La machine dont il dépend totalement le confronte quotidiennement à une mère mortifère, à une mère archaïque machinique. Dans le transfert, je me suis demandée si je n’étais pas tantôt comme un ordinateur avec lequel Dimitri avait des liens affectés, tantôt comme cet hémodialyseur-machine opératoire, ressentie persécutive à l’identique de sa mère qui se défend de trop de douleur. Dimitri est malade depuis qu’il est petit et les modalités de soins mécaniques prodigués par sa mère, du fait de sa maladie, sont comme saisies, figées. On peut d’ailleurs se demander si cette mère ne fonctionne pas sur un mode opératoire en tant qu’infirmière de son fils, pour se protéger de trop d’angoisse ou de culpabilité. Cela témoigne d’une difficulté chez elle à se séparer de son fils, comme de l’incapacité de Dimitri à se révolter contre cette mainmise sur lui par machine interposée.

Une danse macabre

10

Les séances des débuts me racontant son quotidien au jour le jour sont souvent entrecoupées de silences. La pensée est ralentie, souvent attachée à des éléments factuels, parfois sidérée. Il s’animera progressivement en me faisant partager ses parties de jeux vidéo.
La première fois que Dimitri va me parler de son jeu vidéo préféré [13], il me présentera son objectif ainsi : « On gagne quand tout le monde est mort et que vous restez vivant … C’est le dernier vivant qui gagne. En plus dans ce jeu ce qui est bien, c’est que tout le monde est égalitaire. On part avec les mêmes chances. Vous partez au départ avec les mêmes forces, même si chaque personnage a ses caractéristiques. » Il insiste beaucoup sur ce point où « tout le monde est égalitaire et part avec les mêmes chances », dans ce jeu virtuel, ce qui est loin d’être son cas dans la réalité.
Il incarne une sorte de sorcier, « le nécromancien », qui a « le pouvoir de réveiller les morts » m’explique-t-il. Il m’apprend que son avatar peut invoquer des monstres quand il est très puissant. Ces morts-vivants, ces squelettes peuvent mourir à nouveau s’ils s’éloignent trop du nécromancien. Ils sont sous son emprise et lui dans une position de toute-puissance : si le nécromancien vient à mourir, ils meurent avec lui. Ils lui sont vitalement liés. Il est, dans l’espace du jeu, comme sa mère toute-puissante dont il cherche, dont il veut prendre la place. Dimitri s’identifie massivement à un personnage tout-puissant, morbide. Mais il est en même temps en difficulté à s’identifier de par la trop grande proximité à sa mère.
Cependant, comme les compétences au combat du nécromancien sont plus faibles notamment dans les « corps à corps », me dit-il, il a également besoin des créatures qui l’entourent pour aller au combat, pour les attaques directes. Il est lui-même dépendant des créatures dont il est le maître. Un processus de deuil lié au renoncement aux objets œdipiens, la modification de sa position face à eux, renvoient l’adolescent à la question de la mort. Le choix du nécromancien est donc assez courant. Cependant, les autres adolescents que j’ai pu rencontrer et qui jouaient également à ce jeu pouvaient changer d’avatars. Ils s’essayaient à plusieurs personnages, masculins, féminins, guerriers ou stratèges, etc. Dimitri lui est fixé au nécromancien.
Dimitri aime particulièrement son avatar, car il est proche des personnages des forces de la Lumière. Mais ses pouvoirs et son apparence le rendent étrange et inquiétant. Sa silhouette et ses attitudes peuvent faire fuir : « Il est pâle, très pâle et assez maigre », me dit-il. Ce personnage, à l’aspect double entre ombre et lumière, fait sourire Dimitri. Autant d’aspects de ce personnage qu’il incarne dans le monde virtuel, que l’on retrouve quand il évoque la machine. Il ajoute que ce personnage « peut sembler un peu difficile à cerner ». J’entends aussi cela comme un mode d’entrée dans le transfert. Parfois, Dimitri et son avatar se confondent : je ne sais plus bien de qui il me parle, qui est qui. Dimitri est longiligne, un visage fin, voire creusé [14] et il a une peau très claire. Cette pâleur dont il parle pour son « avatar » lui colle à la peau. Il continue à me le décrire avec force détails jusqu’à me faire froid dans le dos. Il me parle aussi au travers de ce jeu de sa propre mort comme pour se familiariser avec elle.
Il insiste aussi sur le fait que ce qu’il aime dans ce personnage, c’est qu’en évoluant dans le jeu, il « gagne en vie » en se « chargeant de l’énergie de ses ennemis battus » tout comme les vampires. Le sort d’« explosion morbide » est un autre pouvoir du nécromancien que Dimitri trouve très efficace et qui lui a fait choisir ce personnage. Il peut exploser les cadavres et les projections de corps deviennent alors des armes pour blesser ou tuer d’autres ennemis. Il me décrit des scènes sanglantes. Il me fait vivre des parties entières. Je suis avec lui du côté des vivants, mais parfois aussi du côté des morts.
En me décrivant son avatar, il associe fréquemment sur son propre corps. Dimitri a subi de nombreuses opérations, il décrit son corps comme troué, lacéré par les multiples interventions. Dimitri se déprime. C’est un corps abîmé, dont les limites sont attaquées, un corps « qui a déjà trop vécu », qu’il trouve « monstrueux ». Il relativise « c’est moins pire que si c’était sur le visage et qu’on vous enfonce des piqûres sur le visage », côté sadique qui lui permet d’affronter Thanatos. Il associe en effet sur sa réalité : il déteste les « ponctions », il en a même peur. Il fait des allers et retours constants entre sa vie, lui et le jeu avec peut-être quelques moments de dépersonnalisation. Dans le jeu, les cicatrices deviennent des blessures de guerre qu’il va me montrer avec une certaine fierté. Ce sont les traces de sa survivance, de sa victoire sur la mort, de son immortalité. Ph. Gutton nous fait remarquer que « Le héros malheureux doit par des affrontements répétés prouver sa survie aux dieux et au monde. La compulsion à témoigner marque la fragilité du fantasme d’immortalité qui n’assure pas assez que rien de commun (pas même un passage) n’a lieu entre le monde des vivants et des morts. Les scénarios d’immortalité rendent compte d’un perpétuel travail de deuil anticipé d’un soi, sorte d’activité auto-immune permanente et protectrice ; leur défaillance nécessite des conduites de vérifications, des systèmes de réparation plus ou moins urgents. La preuve par le corps, la survivance (au traumatisme) est une conduite chère à l’adolescent » [15].
En jouant, Dimitri voit son personnage évoluer au centre de l’écran. J’ai cependant souvent eu l’impression qu’il habitait véritablement le corps de son avatar tellement il était attentif à son évolution, à sa présence physique, aux mouvements et à tous les aspects sensori-moteurs qui passent par le regard. Dimitri insiste sur les musiques, sur les sons produits par le jeu, un autre aspect sensoriel. Il met le « son à fond » et aime cette musique rythmée. L’expérience peut avoir fonction de seconde peau face à des vécus de changements catastrophiques et de pertes de repères corporels. C’est une modalité de rassemblement du self, comme le souligne M. Boubli (2005). Ces récits sont donc peu construits. Ce sont des combats qui évoquent, dans un mouvement expulsif, une dimension destructrice et qui sont présentés de façon quasi mécanique sans affect. Ainsi, il s’agit d’une sorte de danse macabre où la mort est doublement présente : dans le jeu et dans la réalité où il est en dialyse. Pendant plusieurs mois, cette aspiration vers la destructivité et vers la mort se répète dans le jeu dans toute sa dimension traumatique. Il est dans le virtuel un « mort-vivant » et dans la réalité « un survivant ». Dimitri dit régulièrement qu’il ne reste plus rien de lui à la fin de la dialyse, qu’il est comme fantomatique. Mais, face à ce cumul des traumatismes, face à cette réactivation permanente de la question de la mort, on repère néanmoins chez Dimitri des tentatives continuelles de ré-intrication pulsionnelle comme dans le jeu vidéo. Son personnage est mobilisé pour tenter de dépasser les angoisses de mort. On peut aussi se demander si en se confrontant ainsi à la mort, ce n’est pas la mort elle-même qui le protège de la maladie.
Dimitri est soulagé, en m’exposant ses parties de jeu vidéo, de se sentir actif, en mouvement psychiquement, alors qu’il se retrouve en dialyse dans une passivité extrême à laquelle il doit se résoudre pour survivre. Dans le jeu, il contrôle la situation, il est tout-puissant. Il tente de dépasser des angoisses de passivations massives [16] liées à sa grande dépendance à la dialyse, à l’équipe médicale et soignante, mais également et surtout à sa mère. Me parlant des soins qu’elle lui prodigue encore, même s’ils s’espacent, Dimitri me dit qu’il lui arrive de ressentir de la honte, d’être ainsi « exposé pendant certains soins » au regard des soignants. Honte donc d’être aussi dépendant d’une machine, des infirmières et surtout encore autant de sa mère. Il est doublement passivé par la maladie et par sa mère. S’il se révolte contre les soins, c’est à la fois psychiquement sain et physiquement dangereux. Des auteurs comme A. Ciccone et A. Ferrant (2009) soulignent que cette grande passivité et cette exposition obligée de leur corps, de la perte de la maîtrise de ce corps, sont sources de honte. Une forme de honte engendrée par le corps malade. D. Cupa, (2007), elle, articule la honte à la passivité, passivité qu’elle renvoie à celle du nourrisson, à la dépendance primaire à la mère. Je la cite : « Proprement traumatique car elle conduit à une submersion du pare-excitant, la passivation est source d’agonies, d’angoisse de mort car elle confronte le sujet à son état de détresse initial, lorsque le nourrisson néotène – “ sans sa mère il ne pourrait exister ” – rencontre sa dépendance absolue à l’égard de l’autre, et une première honte liée à son impuissance radicale. La question de la honte apparaît donc aussi intimement liée à l’autoconservatif. [ …] Elle avance que c’est non seulement l’affect de détresse qui conduit au mouvement cruel dans sa dimension d’attaque des contenants maternels insatisfaisants, mais aussi la honte de s’être découvert et d’avoir été découvert aussi faible » [17]. Dans l’espace du jeu, il s’agit donc pour Dimitri de tenter répétitivement de sauver sa peau – c’est le but même du jeu – mais surtout de se sauver de la honte et ainsi de se soulager psychiquement, de se défendre de cette réalité cruelle, mortifère. Cette forme de résistance, d’évasion face à la cruauté de mort va dans le sens de la cruauté de vie auto-conservatrice.
Ajoutons que, dans le jeu de Dimitri, personne ne se dégage particulièrement de la foule qui l’entoure, aussi bien parmi ses ennemis que parmi ses alliés. Je ne perçois le plus souvent qu’une masse de personnages assez indifférenciée, une succession de corps sans limite, de corps éclatés, à l’image de Dimitri qui connaît lui-même des flous dans ses limites. Puis cela va évoluer …

Un début de reliaison de l’autoconservatif et du sexuel

11

Arrive un personnage qui se dégage étonnement et que je ne connaissais pas : il s’agit du barbare. J’apprends alors au bout de quelques séances que « le barbare » est l’avatar de son frère. Il s’agit d’un personnage guerrier, tout en muscles. « Le barbare, il est plein d’armes et plein de pouvoir, il est le plus fort. » Le barbare peut être un puissant allié auprès duquel il aime combattre. Au cours de ces parties, il est toujours question d’aspirer l’énergie de l’autre, mais désormais c’est pour être plus fort, plus viril. Il cherche l’ennemi qui pourra lui apporter davantage de puissance et à l’adolescence sa puissance sexuelle. Des questions sur sa virilité, sa masculinité émergent dans les entretiens. Il me dira, par exemple, après m’avoir longuement parlé de la puissance physique du barbare, qu’il pense être maigre : « Je le vois à ma montre, j’ai un poignet assez fin. Je le vois par rapport à mon frère. Je dois prendre des petites montres, parfois avec un bracelet pour les femmes. » Il parle de lui dans ses aspects féminins, féminisé notamment par les soins. Ceux donnés par sa mère qui le maintiennent en position infantile mais également physiologiquement : il n’urine plus, il n’a plus de diurèse, sa virilité est mise à mal dans la réalité [18]. La confrontation à la castration est réelle.
On repère des moments de désexualisation où il se dévitalise, où cela se désintrique, mais aussi des moments d’érotisation qui réparent des violences subies. Il y a chez lui des aspects sadiques, comme nous l’avons déjà vu, et notamment au moment où, à travers le jeu, il « explose les corps ». Ainsi l’intérêt qu’il porte aux figures les plus sadiques est un signe que la pulsion de mort se mélange à la pulsion érotique. Une issue est ainsi ouverte à l’expression des désirs œdipiens. Il s’agit, à ce moment-là du suivi, d’une destructivité barbare qui s’inscrit moins dans un fil traumatique. Il s’anime tout en me parlant. Les entretiens se colorent affectivement notamment sur un versant agressif. Il fantasme « d’exploser » l’autre, comme ce frère qui n’est pas malade, qui réussit dans la vie. Ce frère jumeau à la toute-puissance est ce qu’il aimerait être et qui suscite chez lui envie et culpabilité. Je me suis également demandée si, quand pendant la séance le sang s’écoule, je ne suis pas le vampire ? Ou ce frère barbare, « puissant allié auprès duquel il aime combattre » ? À un autre niveau, on peut envisager ce matériel comme un rapproché avec ce frère. Le fantasme homosexuel, c’est aussi « exploser » le frère.
Au passage, la question du double est aussi intéressante. R. Lazarovici (1985) souligne que « la douleur psychique face notamment à la dégradation de soi-même qu’entraîne la maladie pousse à un mouvement de dédoublement » [19]. Chez Dimitri, réalité et fantasmatique se télescopent à nouveau sur cette question du double. Il y a un double, un jumeau dans la réalité comme dans le virtuel. L’image de son frère, double de lui-même, se juxtapose dans ce mouvement de dédoublement. On peut aussi se demander si la mère ne prend pas la coloration d’un jumeau parfait.
Au travers du jeu, il cherche également à « exploser » sa mère. Relation dans un corps à corps, à la vie à la mort, dans tout ce que cela a d’insupportable : insupportable dans ce qu’il décrit d’opératoire et d’intrusif dans ce lien mortifère qui le lie à elle ; insupportable face à toute l’agressivité que cette situation peut susciter en lui à un niveau plus œdipien. La trop grande proximité qui le lie à sa mère le renvoie directement à toute une fantasmatique incestuelle, et cela en l’absence du père, ce qui suscite un sentiment douloureux de honte. Cette proximité le renvoie également à toute son impuissance et à une sexualité partielle. Cependant, en s’appuyant sur son père, sur la virilité de ce dernier, il se masculinise. Au cours de nos entretiens, par exemple, il devient plus séducteur, il m’emmène en voyage en s’identifiant à son père. Certaines destinations restent cependant secrètes entre lui et son père et une certaine homosexualité primaire se dégage de cette relation. C’est aussi un père qu’il peut davantage combler et qui le rassure narcissiquement. Avec le père il peut prendre « le large », se tenir à distance des femmes et notamment de sa mère le temps d’un voyage. C’est un père tendre qui vient le protéger, mais dans une discontinuité qui le laisse aux soins de sa mère.
C’est en me parlant des machines que la question du sexuel émerge également. Il a toujours insisté sur le nettoyage de l’hémodialyseur [20] et il associe en général sur son corps qu’il faut « épurer » régulièrement pour enlever le mauvais. Il pense à cet intérieur, son intérieur détruit, attaqué par la maladie, ce mauvais qui se retourne contre lui. Au départ du suivi, cela prend un aspect très clivé avec de bonnes parties de lui et des parties mauvaises que la machine vient transformer en parties moins mauvaises, au sens de W. R. Bion (1962). Progressivement, un autre niveau plus œdipiannisé apparaît. Il y a la question du propre et du sale lié au corps, mais aussi la question de la pureté et celle de la sexualité, puis de la transgression sexuelle tout de suite après.
Il commence, par exemple, à jouer en réseau et il m’explique que face à d’autres joueurs, c’est son ordinateur qui est à la pointe du progrès, de la technologie. « J’ai l’ordinateur le plus rapide, j’ai le plus gros processeur », m’explique-t-il souvent. Il trouve ainsi une certaine puissance, là où il lui en manque dans la réalité. Il me mettra aussi en garde pour que je protège au mieux mon ordinateur : « Il faut faire attention car maintenant nous sommes très souvent connectés par Internet, c’est sympa être en réseau mais il faut vous protéger. » C’est la première fois, qu’il s’adresse à moi ainsi. De façon latente, il évoque une sexualité, mais vite dangereuse. À d’autres moments, les fantasmes de contamination liés à la maladie sont plus présents et il passe son ordinateur à l’anti-virus constamment. Il cherche les logiciels les plus performants et de façon quasiment compulsive, il nettoie son ordinateur. Je me risque même à dire qu’il l’épure quasiment tous les deux jours, comme son corps l’est par la machine. Au passage, notons que Dimitri commence à jouer avec d’autres de son âge, il retisse des liens avec autrui tout en restant protégé, nous dit F. Forest (2009), en une sorte de « solitude conviviale » selon l’expression de L. Sfez (1992).
Concernant le rein artificiel, je note de plus en plus que le genre fluctue quand il le qualifie. Tantôt c’est l’hémodialyseur, au masculin, qu’il trouve intéressant dans sa mécanique ; tantôt c’est la machine qu’il discrédite : « En fait, elle n’a qu’un petit ordinateur de rien du tout, c’est très facile de la faire marcher, il ne faut pas être très intelligent pour comprendre ou avoir fait beaucoup d’études. » Il marque ainsi les différences et rappelle que ce qui est féminin est châtré. Il minimise dans le même temps l’importance de la machine, ainsi que celle des infirmières et de sa mère-soignante. Elles sont attaquées : elles sont un peu bêtes. Il peut aussi m’attaquer, ce qui va là aussi dans le sens d’un processus de subjectivation. Cette machine nulle, qui l’épuise, qui le vide en l’épurant, cette machine qui est ancienne, pas assez perfectionnée, renvoie aussi à la sexualité de l’adolescent. L’ancien, pas assez perfectionné, est peut-être une mise à distance de l’amour de l’objet maternel et le désir d’autres types de rapports. Il me semble qu’à la fois il se machinise, mais qu’il libidinalise aussi la machine, parlée tantôt au masculin puissant, tantôt au féminin attractif ou répulsif. Par ailleurs, la question de la différenciation sexuelle et des liens entre les sexes se pose peut-être par ce biais du féminin-machine et de l’hémodialyseur au masculin.
Dimitri se demande également régulièrement ce que ces machines « ont dans le ventre » en s’interrogeant sur ce qui les compose. Je connais l’extérieur comme l’intérieur de son ordinateur, tant il l’a monté, démonté et remonté au cours des entretiens. Il semble chercher, par le biais du montage et du démontage, à remonter une « machine sans problème », une machine bien huilée, métaphore d’un corps sans maladie, comme pour se ressusciter dans un fantasme de renaissance. Il me parle des machines en appuyant sur le genre féminin, comme un regard tourné vers l’intériorité des machines et des corps, renvoyant à la matrice maternelle, une matrice contenant des objets précieux, au sens où l’entend M. Klein (1932).
On peut aussi se demander, comme le propose M. Boubli (2005), si pour Dimitri les mutations liées à l’adolescence ne le font pas se questionner autrement sur le monde, les personnes qui l’entourent. Il cherche ainsi à comprendre comment cela fonctionne, de quoi l’autre est constitué, comment il est fait, dans un second choc esthétique, au sens de D. Meltzer (1988). Parallèlement, même si cela est très progressif, Dimitri va commencer à s’intéresser à son monde interne, à sa propre intériorité. Il peut davantage me parler de lui, de lui en lien avec les autres. Il tente avec moi de mieux comprendre comment il fonctionne psychiquement.
À peu près à la même période, son médecin référent me dira que Dimitri commence à lui poser des questions sur sa maladie, sur son traitement et cela « en aparté de la mère ». Dimitri cherche ainsi à mieux comprendre de quoi il est atteint comme pour se réapproprier sa maladie. Il prend une place centrale dans sa lutte pour s’autoconserver, ce qui lui fait du bien narcissiquement.

L’espace thérapeutique - l’espace du jeu

12

Comprendre la machine, comprendre sa maladie, c’est ainsi une façon de sortir de cette situation de dépendance où il est mis, une façon de ne plus laisser son corps malade aux mains soignantes des infirmières et de sa mère. Ce faisant, il cherche à sortir de la passivation dans laquelle ce monde et la relation à sa mère le plongent. Pour cela, il s’appuie le plus souvent sur son père qui le pousse à comprendre, qui en fait un partenaire de découverte. Ne peut-on penser aussi, même si cela est assez précaire, qu’il va chercher au travers du jeu à reprendre la main sur son propre corps, alors qu’il lui échappe doublement face la maladie et à l’adolescence ? N’est-ce pas ainsi se séparer de sa mère ? Et n’est-ce pas une mise en route d’un processus de subjectivation propre à l’adolescence ? Au fur et à mesure, il se « décollera » de ce personnage qu’est le nécromancien et pourra « essayer » d’autres personnages. Jouant finalement davantage comme les autres adolescents de son âge, fasciné par le nécromancien, par la mort, mais pouvant également se créer d’autres avatars. Dès lors, le travail de l’adolescence semble moins mis à mal. La maladie s’intègre avec moins de confusion dans ce nouveau rapport au corps induit par ailleurs par la puberté.
Au début du suivi, l’activité de jouer était particulièrement complexe et coûteuse en énergie du fait de la proximité entre le fantasme de mort (jeux de fantômes, de zombies, de batailles, etc.) et la réalité (menace réelle de la mort). C’était un jeu mécanique, répétitif. Je le sentais régulièrement épuisé à la fin de certains combats. Il me semble qu’en me parlant de ses parties, Dimitri s’est petit à petit remis à jouer. Il peut sourire, s’amuser d’une scène. Il apprend aussi à éviter les attaques, à se protéger, alors qu’auparavant il allait le plus souvent directement au combat. Il peut également se laisser tuer, en provoquant cette fin tragique comme pour mettre à mort des parties de lui-même. Ou, comme le propose S. Tisseron, afin de faire mourir l’enfant pour que l’adulte advienne (2009a, 2009b). Il y a peut-être aussi derrière cette mise à mort, le fantasme de se faire renaître autre, comme dans ces moments où il démontait quotidiennement son ordinateur pour le remonter réparé, « guéri ». Il a d’ailleurs déjà été « démonté une fois » au cours de la greffe des poumons qui l’a guéri pendant un temps. Toute chose qui le fait aspirer à d’autres greffes.
Dimitri cherche dans l’espace du jeu à réintriquer. C’est un début de figuration. Tout en écrivant ces dernières lignes, je pense aussi à la chimère telle que l’a définie M. de M’Uzan (1994), ainsi qu’au travail de « chimérisation » (M’Uzan, 2008 ; Cupa, 2008). Avec cet adolescent, il me semble avoir eu fréquemment à l’esprit une sorte de monstre avec ses propres modalités de fonctionnement, ce qui s’est manifesté par un cortège d’images banales, mais la plupart du temps étranges, s’appuyant ou non sur le jeu vidéo. Ceci est devenu un espace de jeu, un espace partagé : Dimitri fait le récit de sa propre vie au travers de l’espace transitionnel qu’est le jeu, rendu possible par l’espace thérapeutique. Nous sommes dans deux espaces qui s’imbriquent ou se latéralisent. Nous partageons le même espace créatif de jeu, un espace particulier où une inquiétante étrangeté règne le plus souvent.

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Mots-clés éditeurs : maladie somatique grave, virtuel, espace transitionnel

Mise en ligne 15/04/2012

https://doi.org/10.3917/ado.079.0199

Notes

  • [*]
    Merci à D. Cupa et à M. Boubli pour leur lecture attentive.
  • [1]
    Cupa, 2007, p. 185.
  • [2]
    Soulignons, par ailleurs, que les travaux qui s’intéressent aux adolescents suivis en néphrologie s’y intéressent surtout au moment de la transplantation rénale.
  • [3]
    Gutton, 1985, p. 205.
  • [4]
    Gutton, Slama, 1987, p. 143.
  • [5]
    Cramer et al, 1979, p. 8.
  • [6]
    Slama, 1987, p. 165.
  • [7]
    Arnoux, 1985, p. 268.
  • [8]
    L’Unité de Psycho-néphrologie intervient à l’aura (Association pour l’Utilisation du Rein Artificiel, Paris XIVe).
  • [9]
    Certains ont déjà été dialysés pendant de nombreuses années dans des services de pédiatrie, d’autres arrivent directement pour une première dialyse quand leur âge est proche de la majorité et qu’un changement de centre arriverait juste après leur mise en dialyse. Certains adolescents viennent pour la première fois se faire dialyser dans le service mais avec un long passé médical et avec d’autres pathologies somatiques.
  • [10]
    Dimitri transfère massivement sur son médecin référent : un transfert paternel mais également maternel, sa mère faisant partie du monde médical.
  • [11]
    Lazarovici, 1985, p. 262.
  • [12]
    Il utilise le même terme pour la dialyse et pour les moments qu’il passe devant son ordinateur.
  • [13]
    Ce jeu est Diablo II. Il s’agit d’un suivi qui remonte à plusieurs années.
  • [14]
    Ceci est renforcé en fin de dialyse : en fonction du poids d’eau pris par le patient entre chaque dialyse, il peut être plus ou moins gonflé au niveau du corps et du visage. Au fur et à mesure de la dialyse, il va perdre l’eau et ainsi « dégonfler », le visage pouvant tout à fait se creuser au cours des quatre heures de dialyse.
  • [15]
    Gutton, 1997, p. 16
  • [16]
    Au sens où l’entend A. Green (1999), lorsque la proximité de l’objet menace le sujet d’indifférenciation.
  • [17]
    Cupa, 2007, pp. 176-177.
  • [18]
    L’attente de la greffe peut aussi se comprendre sous cet angle-là, elle viendrait améliorer sa sexualité à venir.
  • [19]
    Lazarovici, 1985, p. 258.
  • [20]
    C’est aussi un élément de réalité sur lequel médecins, infirmiers insistent largement pour des raisons médicales évidentes.
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