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Article de revue

L'autonomie comme valeur

Pages 609 à 614

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « L’adolescent face à la “ société du malaise ” » organisé par la revue Adolescence, le 3 février 2011 à la Sorbonne, Paris.

1Selon A. Ehrenberg nous serions entrés, en France, dans une « société de responsabilité de soi », quittant une société d’obéissance et de protection par « l’État Providence ». Ce point de vue est aussi formulé comme la promotion de l’autonomie et de l’action comme valeurs sociales. À un autre moment encore, A. Ehrenberg évoque la figure d’une subjectivité publique associée à une responsabilité internalisée. L’auteur convoque aussi dans son ouvrage les notions de self, de Moi et de narcissisme.

2J’évoquerai tout d’abord la possibilité même de discuter d’un tel texte tout entier bâti, malgré l’insertion de notions psychanalytiques, à partir de références sociologiques. Je discuterai ensuite l’impact sur les adultes de la transformation du monde social. Nous évoquerons les contributions de D. W. Winnicott à une psychosociologie historique. Je ferai mention, car cela me semble inévitable, des apports récents des neurosciences et de ce en quoi elles viennent s’insérer dans ce débat. Enfin, je proposerai l’hypothèse selon laquelle l’adolescence peut jouer et joue généralement dans les sociétés modernes une fonction d’intégrateur social.

3Notions et concepts, différemment référencés au sein de chaque corpus, sociologie et psychologie, entretiennent une logique propre et un écart constant. Cet écart sera d’autant plus difficile à combler que le discutant reste attaché à sa position institutionnelle et à la fidélité qu’il se doit d’accorder à son corpus d’origine, aux mots « institués » et à leur dynamique interne. Une sorte de résonance et d’écho de la pensée nous permet toutefois d’envisager des correspondances de représentations des termes employés dans divers champs. Ce passage entre champs n’affecte pas que l’individu lui-même, mais tout le socius. Il prend aussi l’allure d’un changement de paradigme dans le domaine mal défini des sciences de l’homme, les concepts de référence se modifiant d’un champ à l’autre de façon proche avec l’allure trompeuse parfois de l’indépendance. Ainsi, la notion sociologique de responsabilité de Soi (Arendt, Sennet, Touraine, Lipovetsky) rencontre un vif écho, dans le domaine de la psychologie développementale, des neurosciences et de la psychiatrie (épargnant globalement le champ de la psychanalyse) à travers la notion d’agentivité qui s’accompagne d’un développement exponentiel de références. L’accent mis sur la notion de référence à soi semble largement distribué aujourd’hui au sein des sciences de l’homme. L’ouvrage d’A. Ehrenberg laisse constamment supposer un lien entre les modifications sociales effectives (les modes de production, la globalisation du travail, le rôle de la finance) et les représentations qu’a l’individu de lui-même, des causes et de la nature de sa souffrance. Ce lien toutefois n’est jamais directement abordé. Des travaux, comme ceux assez polémiques du sociologue K. Gergen, permettent d’éclairer ces changements. Selon l’auteur, les concepts qui émergent dans les sciences humaines, même à titre descriptif, n’ont pas forcément une fonction d’explicitation mais, parfois à l’insu de leurs promoteurs, une fonction adaptative et apparaissent en réaction aux transformations sociales. Ils construisent une réalité.

4Si l’intertextualité paraît possible et permet un éclairage réciproque du développement des concepts, elle exige des compromis sur la théorie et engendre le risque inévitable de malentendus. Elle réduit la cohérence du discours mais ouvre à des relations nouvelles entre concepts.

5A. Ehrenberg entreprend conjointement au soutien de son hypothèse une analyse socio-historique de concepts psychanalytiques. Il souligne l’augmentation, depuis une quarantaine d’années environ, de la fréquentation des cabinets du psychanalyste, d’abord nord-américains puis européens, pour des troubles qualifiés de narcissiques. Il montre que ce mouvement s’est accompagné de nouveaux et nombreux travaux prenant pour thème le narcissisme, et d’un président de l’IPA, O. Kernberg, promoteur original de ce concept. J’attire l’attention sur le fait que le self et l’identité, comme le cerveau social, sont des concepts devenus aujourd’hui centraux au sein des neurosciences – nous y reviendrons dans notre conclusion. K. Gergen qui fut violemment critiqué, questionne le fait de savoir si les nouveaux concepts qui apparaissent (en psychosociologie notamment) résultent d’une accumulation des connaissances ou sont seulement induits par une sociabilité mouvante. Le problème épistémologique mis en avant par K. Gergen réapparaît sous une autre forme : la structuration de la psyché se modifie-t-elle en fonction de l’environnement ou bien est-ce l’expression de la plainte qui modifie son contenu à la rencontre de ce que le socius autorise et induit comme discours ? Dans ce dernier cas, les concepts psychanalytiques changeants peuvent apparaître comme des épiphénomènes des changements sociaux, sinon comme des créations théoriques largement sensibles aux changements sociaux. Ou bien, au contraire, les changements sociaux révèlent-ils des aspects méconnus du psychisme ? Un parallèle peut être prudemment introduit avec une réflexion de Freud sur le mythe, selon lequel ce qui se passe au dehors, dans le mythe, parle de ce qui se vit au dedans de l’individu, dans sa vie psychique. D’où sa conception d’une causalité inversée. Le mythe n’influence pas la vie psychique mais est au contraire la résultante de celle-ci. « La conception mythologique du monde n’est autre chose que de la psychologie projetée sur le monde extérieur. »

6En quoi les changements sociaux ont-ils pu affecter l’expression de la plainte ? L’accélération inusitée de la transformation des modes de production nécessite une adaptation à marche forcée. Les modalités changeantes du travail impliquent des techniques que la plupart n’ont pu que superficiellement intégrer. L’expérience acquise joue un rôle moindre, parfois nul, et se montre parfois un fardeau pour les employeurs. Les sujets doivent se vendre, mais leur valeur tient assez peu à leurs compétences spécifiques, plutôt à leurs capacités de se soumettre à des process que souvent ils ne maîtrisent pas ou à des objectifs sans pérennité. Ce processus d’asservissement souple et changeant, parfois brutal, à des techniques, des normes ou des exigences abstraites de la finance se déploie dans l’ombre, alors même que le sujet est clairement appelé à plus d’initiatives et de responsabilités dans certains de ses choix professionnels et sociaux, et semble y rencontrer une plus grande liberté. Bien sûr « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». L’autonomie dont fait état A. Ehrenberg, apparaît moins alors comme une demande de l’individu qu’une nécessité qui lui est imposée : face à cette imposture le leurre consiste à prétendre satisfaire un désir. Il transfère sur l’individu une responsabilité accrue de son choix alors même qu’il tend à perdre la maîtrise et la compréhension de son travail. À l’individu s’impose de se construire un faux self marchand qui in fine est un faux self social. Égalité d’opportunité, idéal ou mythe nord-américain selon A. Ehrenberg, et égalité de protection, idéal ou mythe français, montrent leurs limites. Un lien possible se dessinerait entre le rapport modifié du sujet au monde du travail, qui accroît le hiatus entre l’illusion d’une responsabilité accrue et le sentiment d’une impuissance effective, et une forme nouvelle de la plainte de Soi sous le mode d’un recours accru à l’autoreproche. Toutefois reste entière la question de savoir si seul change le discours de la plainte ou si se modifient aussi la nature des affects de déplaisir et les instances psychiques qui y participent.

7D. W. Winnicott s’intéressait aussi aux changements sociaux mais peu au monde du travail. En 1961 il soutient que des transformations majeures dans la vie de l’adolescent ont été induites par l’existence de la bombe atomique et la découverte de moyens contraceptifs simples et efficaces. L’expression de la relation à la sexualité se modifie effectivement grâce notamment à la permissivité sexuelle qu’ont autorisée les méthodes contraceptives. Surtout, affirme-t-il, la perspective d’une nouvelle guerre s’éloignant, la nécessité d’une éducation autoritaire permettant de conditionner les enfants pour l’armée s’efface. Le déclin de l’autoritarisme et de la soumission comme modes princeps d’éducation nécessitent en retour le développement d’une plus grande autonomie pour s’orienter dans l’espace social. Il aboutit à une moindre adhésion, voire à un rejet de ces générations à l’embrigadement dans des corporations, écoles et institutions contraignantes. Il converge avec la demande d’une main-d’œuvre rapidement adaptable et au risque d’une autre forme de tyrannie, d’une instance tierce à une instance narcissique.
Si nous supposons que l’adolescence constitue le temps du passage de l’infans à l’adulte, de l’irruption pulsionnelle, et par là même le moment d’une crise identitaire, quels changements peut-on postuler dans la problématique psychique de l’adolescent ? Qu’a-t-il été constaté ? Rien de bien nouveau, semble-t-il. Le grégarisme, le conformisme spécifique de cette classe d’âge, les hésitations et replis, la tendance à l’agir prennent peut-être parfois des formes nouvelles mais se retrouvent intacts. Il n’est pas démontré de façon consistante des modifications autres que formelles de la pathologie psychiatrique. L’hystérie qui renvoie au regard public est la grande dissimulatrice, et il demeure bien difficile d’affirmer sa disparition. Si le mode de consommation des drogues, sa répartition sociale et le choix des objets d’addiction ont sans conteste évolué, l’augmentation chez les adolescents des conduites addictives reste difficile à établir objectivement.
Le plus frappant consiste non en une modification de l’adolescence, mais de la plainte de l’adulte qui est venu partager plus encore avec l’adolescent la question sans cesse renouvelée du « qu’est-ce que je vaux ? » et de « la vie vaut-elle d’être vécue ? ». L’exigence d’adaptation au monde fluctuant du travail a en retour envahi le champ de l’enfance et de l’adolescence. En France, il est loisible de constater le désir de l’État de réduire la spécificité de l’adolescence à une incompétence (comme d’ailleurs pour l’enfance) et de placer son questionnement, remuant, quelquefois insupportable et parfois dangereux, au pire dans le champ exclusif de la déviance, soit délinquance, soit handicap, au mieux dans celui de la seule immaturité. L’adolescence n’est plus, ou accessoirement, considérée comme un passage et un temps de la formation de soi. On peut y reconnaître l’exigence de l’immédiateté qui caractérise les échanges financiers et ceux, promus, de la communication et de la consommation. Il y a eu par exemple récemment des commentaires agacés sur les adolescents qui manifestaient à propos des retraites, en considérant inadaptée une telle préoccupation à cet âge. C’est probablement oublier que les adolescents ont l’expérience d’avoir partagé la vie psychique de leurs parents et indirectement leur relation avec le monde du travail. Ils ont pu éprouver, sans forcément l’avoir pensé, qu’« autonomie » et « responsabilité de soi » peuvent être aussi un leurre et un abandon. Ils sont non seulement des agents de la contestation, mais aussi ceux de la stabilisation sociale et de l’intégration sociale. Ils « fuient les fausses solutions », pis-aller des adultes, cherchant non seulement à s’adapter mais aussi à adapter les contraintes nouvelles pour les transformer. L’action, y compris l’action impulsive, participe à la recherche de solutions nouvelles face aux exigences contradictoires des transformations adolescentes et des exigences du socius. Elle est une création, en accord avec la thèse de L. Wittgenstein, selon laquelle l’intention est la plupart du temps l’action qui la réalise et, selon R. Roussillon, « le passage par l’acte […] une chance pour la symbolisation ».
Dans cette recherche difficile d’intertextualité, une variable nouvelle, d’apparemment un tout autre registre, celui des neurosciences, s’insère dans le débat : la découverte récente de la destruction massive et localisée de la matière neuronale spécifique au temps de l’adolescence. Cet élagage ou pruning se situe électivement dans les zones participant aux fonctions les plus évoluées du cortex et notamment celles impliquées dans la cognition sociale : le cortex préfrontal. Elle réduit les potentialités évolutives présentes chez l’enfant, spécialise le cerveau, mais en accroît l’efficience dans un contexte social donné. Cette transformation secondaire n’est pas totalement passive et programmée mais s’ajuste de l’expérience et de la confrontation de l’adolescent au monde. Dans le paradigme dominant aujourd’hui, l’épigenèse synaptique constitue le mécanisme matériel du stockage des signaux représentant le monde environnant dans le cortex cérébral. Dans une perspective évolutionniste, les modifications tardives de ces régions cérébrales, parmi les dernières à se développer tant sur le plan de la phylogenèse que de l’ontogenèse, permettent non seulement la transition vers l’âge adulte mais aussi une adaptation stable aux changements de valeurs opérés d’une génération à l’autre. L’adolescent est en ce sens un intégrateur social.

Notes

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    Communication au colloque « L’adolescent face à la “ société du malaise ” » organisé par la revue Adolescence, le 3 février 2011 à la Sorbonne, Paris.
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