Notes
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[1]
Lipovetsky G. (2006). Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation. Paris : Gallimard.
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[2]
Rioux M. (1965). Jeunesse et société contemporaine. Montréal : Les Presses de l’Université.
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[3]
Avec nos remerciements à Fannie Coudene pour la retranscription de l’enregistrement de cette discussion.
Andreas a quinze ans. Et 5 mois de prise en soins dans notre centre thérapeutique de jour. Il est nerveux aujourd’hui. « Vous foirez complètement », dit-il. Lui foire également ; il a refusé toute activité, mis l’équipe dans un état de ras-le-bol et a craché sur un infirmier. Un dialogue réussit à s’installer dans le couloir. Andreas répète que l’on ne le comprend pas, que l’on ne comprend rien. Sans contester et franchement sans conviction, je le prends au mot. Pourquoi ne pas venir nous expliquer alors ce qu’on devrait comprendre ? Pourquoi pas dans notre psychodrame individuel ? Opposé à l’idée de « s’afficher » comme il dit, Andreas finit néanmoins par accepter. Nous ne nous y attendions pas, mais c’est ainsi que s’engage en ce mardi sa première séance de psychodrame individuel à l’intérieur de notre institution.
Visiblement très tendu, Andreas entre dans la salle et y retrouve les infirmiers et l’éducateur du centre. Prenant place, il manifeste une urgence générale. Il faut expliquer ce qu’on va faire, il faut que je commence, il faut vite faire, faire et faire. « Alors M. Wenger, hein, alors on fait quoi là, alors hein M. Wenger, on y va ! » L’explication du cadre des jeux qui vont se dérouler parvient à se frayer un chemin au milieu de son angoisse. La quête d’une scène à jouer commence ; il n’a pas d’idée ; c’est à moi de choisir. J’insiste pour obtenir quelque chose venant de lui, pour qu’on puisse le comprendre lui. Rien ne lui vient. Je me réfère alors à ce que l’équipe m’a transmis au cours de la journée. Andreas se fait systématiquement l’avocat des adolescents mis en cause suite à des transgressions, il souligne les injustices et lutte contre la trahison des adultes. Explorons ce qui l’anime, ce qui le touche ! Il refuse. Un silence s’établit. Dure. Rapidement, il faut l’interrompre pour cause de montée d’angoisse chez Andreas. Il a une idée. Il raconte : « L’autre jour, ma mère, elle a fait un malaise et elle s’est évanouie ; elle a été amenée à l’hôpital ; quand elle est revenue, elle était pas bien. On devait aller à un anniversaire ce jour-là et elle pouvait pas y aller mais elle a voulu que j’y aille. » Andreas partage le dilemme qui a été le sien dans le cadre de sa constante volonté de protection de sa mère en bon fils aîné, sans père présent : « Je voulais faire plaisir à ma mère. Je voulais être là pour si elle tombait de nouveau dans les pommes. Mais elle, elle voulait que j’aille à l’anniversaire. Donc, je suis allé, aussi pour lui faire plaisir. »
Andreas est d’accord pour jouer. Je lui propose d’y représenter deux Andreas : celui qui veut rester pour soigner sa mère et celui qui veut aller à l’anniversaire. Dix minutes de pédagogie sur le psychodrame et le fonctionnement psychique sont nécessaires au vu des impossibilités d’Andreas : impossible pour lui de comprendre comment deux personnes peuvent en jouer une seule. Impossible pour lui de comprendre comment quelqu’un peut jouer sa mère sans la connaître. Impossible pour lui d’incarner l’un de ses deux rôles, etc. Un compromis est trouvé ; il jouera un élément périphérique que j’ai même oublié. Les trois rôles principaux sont attribués à des membres de l’équipe. La scène se déroule. Les deux Andreas mettent en scène le conflit entre eux, même si celui-ci est tout relatif : les deux veulent faire plaisir ou prendre soin de leur mère. L’un des deux Andreas commence à penser à lui. « Moi j’ai pas envie d’aller à cet anniversaire maman ! » Le vrai Andreas, visiblement sorti de son rôle, s’exclame : « Non, mais tu peux pas dire ça. »
2Après la scène, impossible pour lui d’expliquer cette intervention. « On peut pas dire ça parce que ! » Mal à l’aise dans cette séquence de discussion, Andreas demande vite quelle sera la prochaine scène. Il n’a pas d’idée. Le psychodrame semble échouer. Andreas peine à décoller du perceptif. Il est inenvisageable de le séparer en deux, de leur donner deux corps, un chacun. Impossible de figurer le clivage. La scène a eu lieu, mais jusqu’à la réplique gorgée de différenciation : « Moi j’ai pas envie d’aller à cet anniversaire maman ! » En fait, le clivage et tout conflit semblent être annulés par le fait que, de toute façon, la solution consiste à coller au désir de sa mère. Cela résout tout. S’il reste, il est collé à elle ; mais même s’il va à l’anniversaire, il se rattrape en pensant que c’est le désir de sa mère et qu’il l’emmène avec.
Revenons à la séance. Je lui propose de jouer une scène qui serait la suite de la précédente ; la mère se retrouverait seule et lui serait à l’anniversaire. On essaierait de voir ce qu’il y a à craindre. Impossible. Scène éjectée. Le champ de ce qui est jouable est assez restreint. À Andreas de choisir une scène donc. Il n’a pas d’idée mais trouve que mes propositions sont vraiment bizarres. Il faudrait jouer un truc avec plus d’action, où ça bouge, genre un jeu vidéo, par exemple la deuxième guerre mondiale. « Ah ouais, affirme Andreas, c’est ça ; on joue la deuxième guerre mondiale. » Je le prends au mot : ce serait comment ? « C’est la guerre avec les canons et les tranchées. » Je propose qu’il y ait donc deux camps chacun dans leur tranchée. Mais impossible pour Andreas de définir ces deux camps. C’est juste un côté contre un autre. « Ah ouais, y aurait la guerre et moi, je suis là à côté, tranquille, en train de boire un café. » (!) Dans la tranchée ? « Ouais. » La scène se déroule. Andreas, dans un coin, attend avec un mélange d’impatience et de crainte. Il reste passif, tandis que les deux membres du camp adverse et l’infirmier avec lequel il partage le sien se chauffent. L’assaut a lieu. Immédiatement. Comme s’il était vraiment impossible de rester deux l’un en face de l’autre. Le camp adverse sort de sa tranchée et se jette dans un corps à corps. À trois. Andreas, lui, s’écarte de quelques centimètres de l’action en lui tournant le dos ; mais il est excité. Et en même temps gêné. Comme s’il avait provoqué cette scène, mais ne pouvait se permettre d’en profiter, de regarder. La scène devient étrange, constituée d’un tas de trois hommes, l’un sur l’autre, en train de simuler une bataille qui ressemble de plus en plus à une scène sexuelle. À côté, Andreas reste de marbre, exerçant une légère curiosité en se retournant, mais visiblement coincé dans cette scène qui le dépasse.
4Après celle-ci, la discussion est brève et sans intérêt. La séance se termine. Elle a laissé l’étrange impression de résumer deux composantes principales du fonctionnement d’Andreas : premièrement, une relation de co-dépendance avec sa mère incluant un déficit de différenciation identitaire et, deuxièmement, une histoire et une scène pubertaire volcanique. Les deux éléments de cette dernière scène, la sexualité entre hommes et l’histoire, renvoient au père d’Andreas. Portugais bisexuel déclaré, roi de la nuit et décrit comme hypersexuel, il n’a été présent que dix-huit mois pour Andreas avant de disparaître, puis de réapparaître quelques années, avant de disparaître à nouveau. Il y a trois ans, Andreas a confié que celui-ci l’aurait abusé sexuellement lors d’une rencontre dans un centre de surveillance des droits de visite. Une enquête a été ouverte, mais Andreas a été jugé non crédible et le père n’a jamais été interrogé. Depuis, Andreas reste évidemment résigné : « On ne me croit pas, à quoi ça sert encore » ; comme si rien d’autre ne pouvait avoir lieu après cela. Mais, comme dans la scène, il semble osciller entre tourner le dos à tout ça et en être envahi.
5Ce double mouvement, « quitter - être envahi », semble également central dans la relation à la mère, sorte de dyade pas vraiment fusionnelle, mais pas vraiment différenciée.
6On reconnaît dans la réalité d’Andreas que sa subjectivation est entravée. Il n’est plus scolarisé depuis un an et demi, tous les projets ont été vains puisqu’il préférait rester à la maison. Il n’a pas de suivi ambulatoire, le dernier a vécu quelques mois avant de périr. Il a développé l’année dernière une phobie des transports publics. Il ne pouvait plus prendre le bus de peur que le chauffeur s’emballe, devienne fou et que le véhicule accélère pour une course folle. La pulsion rend fou. Autant stagner dans le familier.
7Évoquons un instant l’autre moitié de cette identité siamoise. La mère est Suisse et en formation d’aide-soignante. Elle paraît jeune, se montre instable, souvent débordée et injoignable. Elle critique tous les tiers, l’école, le voisinage. Elle est suivie, ou plutôt surveillée, comme elle dit, par les services de protection de l’enfance qui la jugent fragile et contre lesquels elle a engagé un avocat. Lors de son adolescence, elle a été influençable, visiblement en quête identitaire, voire phallique. Abandonnant le domicile familial à seize ans, opposée à son père conservateur, directeur de société et à son frère aîné, également directeur, elle se marie avec ce roi de la nuit, informellement, en Jamaïque, pour respecter les rites de la religion rastafari, de laquelle elle est encore fervente aujourd’hui – religion machiste dans laquelle seuls les hommes ont leur mot à dire. Après quelque temps et deux fils, les parents se séparent pour des raisons peu claires. La mère raconte qu’il les aurait abandonnés pour se consacrer à son homosexualité. Mais il semble que la mère ait été effrayée et l’ait considéré comme dangereux. Il existe une confusion qui maintient une représentation angoissante de cet homme : homosexuel, pédophile et dangereux. Un système paranoïaque familial. La famille vit dans la peur et les cauchemars que le père ne débarque à l’imprévu pour des intentions imprévues.
8Aujourd’hui, la mère a trois enfants, de deux pères, tous absents. Son propre père, excédé, l’évite tant il la considère comme une marginale immature qui entretient sa dépendance financière. Les hommes, les pères, sont écartés, mais ils restent tous tellement présents. Une vie de quête phallique, une ambivalence envers le paternel et le masculin qu’elle a toujours fuis en étant simultanément dépendante.
9On peut craindre qu’Andreas paie aujourd’hui le prix du besoin de phallus de sa mère. Son défaut de dégagement de la dyade primaire évoque D. W. Winnicott et le stade du miroir : quand un bébé regarde sa mère, et qu’il ne se voit pas, LUI, dans le regard de sa mère, mais ELLE, sa mère ou l’angoisse de sa mère. On pense aussi au « un corps pour deux » de J. McDougall : une identité pour deux, une sorte d’effacement, de rétrécissement, de diminution de la différenciation, de la disparition entre le Moi et l’objet, conduite par des attitudes maternelles qui frustrent l’enfant dans son désir de se différencier. « Tu es à moi pour toujours, tu es moi, tu vas me colmater ou bien tu n’es jamais moi ! » Le résultat est un double mouvement contradictoire perpétuel : perte et envahissement. La mère a envahi Andreas. Quand il s’en dégage, il se retrouve vide, et craint de la perdre ; l’angoisse monte et provoque le besoin de se faire ré-envahir par elle. Des aller-retour, un peu comme à cache-cache. Il faut pouvoir chercher les autres, sans trop se décoller de l’endroit d’où l’on a ouvert les yeux, de peur que quelqu’un ne vienne vous le voler, à jamais.
10Le père n’a pas pu jouer son rôle de tiers. Absent concrètement, comme clivé dans le psychisme de la mère, il apparaît également clivé pour Andreas. Tantôt, il est un idéal, très beau physiquement, investi par Andreas comme son ancien directeur d’école, comme notre admiré maître de sport, comme moi-même, qui serait celui qui peut tout pour lui. A contrario, je suis souvent le pire des bouffons, le père est le dernier des salauds, etc. « Je veux plus rien avoir à faire avec lui, dit Andreas ; c’est un pédophile, il a abusé d’enfants et il a abusé de moi. » Aujourd’hui, l’homosexualité est également tout ce qu’il hait. Les hommes qui s’approchent sont des « tarlouzes », une école est peuplée de « pédés », etc.
11Malgré tout, il existe un fantasme récurrent chez Andreas : devenir père. Tout de suite si possible. C’est souvent quand la mère parle de ses déboires qu’il évoque cette envie. « Un bon père », comme il ajoute. Pour son petit frère.
12Dans la famille, en fait, il n’y a pas de réelle différenciation générationnelle. Tout le monde s’occupe de tout le monde. Les plus optimistes y verraient peut-être la démocratisation de la famille à l’œuvre. La mère apprécie ce mode de vie. Rappelée à l’ordre par l’école du frère cadet qui simule des coïts dans la cour de récréation, la mère précise qu’effectivement, il faudrait qu’elle rappelle à ses fils de ne plus se masturber devant la télévision du salon. Il faut dire que dans cette famille, on ne se cache pas grand chose. Tout est un peu à tout le monde.
13On discerne pourtant des mouvements de différenciation chez Andreas, à condition qu’il soit sûr de pouvoir se recoller rapidement. Par exemple : à l’entretien d’admission, il est finalement d’accord de démarrer un séjour chez nous… mais si l’on commence par un mois de vacances ; plus tard, dans ce qui sera la seconde séance de psychodrame, Andreas est d’accord de participer… à condition de pouvoir partir à la moitié de la séance. Dans cette seconde séance de psychodrame, j’accepte de me laisser faire par cette incontournable modalité du séparé-collé qui ne me laisse travailler qu’avec un demi-Andreas pour l’instant. La scène jouée figurera d’ailleurs le même moitié-moitié, mais les rôles sont inversés. Un infirmier joue Andreas qui veut partir du Centre de Jour, qui répète qu’il est mieux chez lui ; au moment où les membres de l’équipe qui jouent les soignants se résignent et disent qu’il a raison, Andreas, dans le rôle d’un infirmier corrige tout le monde : « Non, reste, il ne faut pas lâcher. »
14On retrouve par ailleurs à chaque entretien, des tentatives de différenciation. Début immuable de chacun d’eux : mère et fils se disputent au point que nous nous sentons de trop. Nous le faisons remarquer. Ils nous regardent, sourient, mais reprennent leur débat dans leur bulle. Dans leur bulle mais l’un contre l’autre, dans les deux sens du terme. Andreas teste la prise de distance d’avec sa mère. Avec le temps, je lui ai demandé de venir s’asseoir entre l’infirmier et moi, à l’opposé de sa mère. D’abord inconcevable, Andreas accepte quelques semaines plus tard. Il n’est pas très à l’aise. Nous nous rapprochons de lui, comme un sandwich de complicité masculine. Je lui demande de quoi on parle. « Je sais pas. » D’école ? « Non. » Des filles ? Réponse : « C’est trop salaud, regardez, elle est toute seule ma mère. »
15Andreas la protège toujours. Son rêve : acheter une tente familiale de 40 m2 et l’installer dans le jardin : « Je pourrai un peu y vivre, ma mère elle sera contente. »
16Habituellement, les entretiens se poursuivent avec les plaintes et le désespoir de la mère. On dirait que c’est elle la patiente. Ou mieux, qu’ils s’arrangent ensemble pour que l’on ne sache plus trop qui est le patient. La mère serait un peu Andreas et lui un peu de sa mère. Les maux somatiques sont aussi souvent l’occasion d’exprimer cette semi-confusion. La mère craint de prendre froid quand les fenêtres sont restées ouvertes et que son fils tombe malade, elle se sent fébrile quand son fils a des angoisses, elle promet qu’elle mourra de la grippe H1N1 avant son fils qui croit l’avoir attrapée ; ce dernier, quant à lui, raconte qu’il a eu des palpitations au moment où sa mère craignait d’avoir un problème cardiaque. Idem avec les épisodes scolaires. La mère s’y inclut sans que ce denier ne bronche : « Les devoirs, au début ON les faisait, mais ON a vite lâché l’affaire. » Idem au troisième jour d’un camp de classe : Andreas enclenche l’alarme incendie avec l’espoir prémédité de se faire renvoyer immédiatement à la maison, qui lui manque atrocement.
17La mère tente aussi de nous exclure à chaque entretien : « Il faut qu’il retourne à l’école, non ? Pourquoi pas un stage ? Pourquoi pas un apprentissage ? » La mère exerce une complicité inconsciente. Elle veut tout le temps récupérer son fils. Il existe une position symbiotique mère-fils qui doit se conjuguer avec un environnement hostile, contraire ; le mauvais objet est tout ce qui les sépare. Chacun se sent rassuré lorsqu’on les confond. Le tiers est toujours dans une position impossible. On perçoit les obstacles d’une psychothérapie verbale et surtout individuelle. La dilution du transfert et des tiers offerte en institution est essentielle.
18Le Centre de Jour est un lieu privilégié pour observer et souligner les collages d’Andreas. Il n’y vit pas vraiment des relations d’altérité ; il vit la réalité externe comme sa réalité et voit en chaque personne un morceau de lui. Il est intoxiqué par l’autre. Il s’engouffre dans l’objet ; il semble perpétuellement à la recherche d’une identité à emprunter, à revêtir. Comme une réalité interne vécue en réseau. Par corollaire, rien ne semble venir directement de lui : dans les groupes d’expression, il vient, se montre motivé, mais est incapable de produire quoi que ce soit. Au premier groupe de théâtre il est même raide, pétrifié, il tremble. Au groupe sons, il ne peut rien composer, à peine chanter les textes des autres ; sa participation se limite à des bruits ou des interjections qui viennent rythmer la musique (yeah ! hein ! ouais ! etc.). Au groupe de planification des activités, il ne propose jamais rien, mais en crèverait d’envie. De même, alors que c’est pourtant un repère principal des adolescents, il n’a pas d’identité géographique : il se réclame, comme un caméléon, de l’endroit d’où viennent les adolescents présents ce jour-ci.
19Évidemment peu capable de générer une pensée et un discours propres, Andreas en est d’autant plus empêché lorsqu’il s’agit de discourir sur lui-même. L’incapacité à symboliser contraint Andreas comme tant d’adolescents à la pensée concrète et à l’utilisation de la réalité pour communiquer avec autrui. Le besoin d’une médiation par le perceptif, le sensationnel, est une indication princeps des traitements psychothérapiques en institution.
20Andreas, par son empreinte dans chaque activité, rencontre, échange, ressent et vit au Centre de Jour ; il fait corps avec tout ce que l’institution compte de sensible : les adultes, les adolescents, mais aussi tout ce qui peut permettre de générer du son, de l’écrit, de l’image, de la forme. Il vit une réalité psychique éclatée. L’institution a pour mission de tout rassembler, de porter témoignage de l’existence même du patient via les transferts effectués sur chaque membre de l’équipe ou adolescent. Il doit y exister un réseau psychique, comme un corps. Il faut laisser le patient mouler l’institution, sans lui imposer ses comportements. Ce qui nous intéresse est le possible, pas le règlement. On peut prétendre qu’Andreas se fond dans le Centre de Jour et que le Centre de Jour se fond en lui comme sa mère et lui se fondent mutuellement l’un en l’autre. Les perturbations, les traces, les marques, les repères qu’il laisse sont autant d’indices impressionnistes de son fonctionnement et de son début d’identité. L’institution agit alors comme un miroir suffisamment déformant, un agent de restitution, chargé de trouver-créer un regard sur Andreas. Ce regard sur lui, comme l’invitation à poser des regards sur les autres, invite à la différenciation et au fonctionnement triangulaires. Savoir penser sur ses pensées et sur les pensées des autres, voilà ce qui manque à Andreas comme à tant d’adolescents rencontrés pour lesquels les perceptions, les pensées, les sentiments, les intentions et les attributions sont flous, confondus, généralisés, désorientés.
21Andreas voudrait être sujet, mais il doit aussi rester agrippé à l’objet rassurant. Il subit toujours ce double mouvement qui le dépasse, qui l’amène à détruire ce qu’il construit. On devine son impasse si le tiers est associé à la représentation d’un abus sexuel. Le travail de l’institution est de faire place concrètement au tiers, de toujours exister malgré les attaques, d’appeler le patient lorsqu’il ne vient pas, de lui parler de lui autrement que le fait sa mère. Andreas ne peut pas porter sa subjectivité car il porte le désir de l’autre. Il faut donc tout d’abord déconstruire ce mécanisme, pointer chaque collage et raconter quelque chose sur soi et sur lui.
22De même, il faut tolérer d’être souvent éjecté comme tiers. Andreas a besoin d’avoir raison, de faire sa loi, de s’opposer aux adultes ; il semble passer ses journées à se défendre contre l’emprise de ces derniers. Il faut le supporter. Les vécus archaïques, clivés ou exclus, viennent s’actualiser, au travers des identifications projectives dans tel ou tel soignant. Le travail élaboratif de l’équipe accueille cette répétition et doit l’assumer. Après W. R. Bion (1962) et D. W. Winnicott (1971), J. Hochmann (1982) a développé l’idée qui se vérifie chaque jour en institution que l’activité mentale auto-érotique des soignants joue le rôle de contenant des angoisses psychotiques projetées. Cette activité est l’équivalent de la « capacité de rêverie de la mère » travaillée par W. R. Bion.
23Comme l’explique R. Cahn (1987, 1991), il faut accepter la projection, qui est nécessaire à la survie psychique, la contenir et ne pas l’interpréter ; l’interprétation ne se fait qu’en équipe. Suite à la mise en évidence de ces répétitions comme mises en scène dans l’institution, peut succéder un écart mutatif favorisé par la modification des attitudes contre-transférentielles qui permet de ne pas répondre en symétrie. Les processus de changement ne passent pas par l’interprétation des contenus inconscients, mais par la réponse de l’objet externe. Les fonctionnements psychiques dépourvus de triangulation répondent particulièrement bien à la psychothérapie institutionnelle, et parfois exclusivement, comme avec certains fonctionnements paranoïaques individuels ou de famille, ou les deux à la fois comme nous le pensons pour Andreas. Ceci d’autant plus que nous constatons qu’ils sont de plus en plus nombreux. Les philosophes et sociologues décrivent cette évolution consécutive à celle de notre société occidentale d’hyperconsommation [1].
24La clinique quotidienne nous apprend que les adolescents ressentent les effets de cette précarisation de la contenance et de l’évolution hédoniste et sélective de la société. Les idéaux du Moi sont fragilisés et ne jouent plus leur rôle de moteur. Pour ceux qui vont mal, la marge entre le possible et le réalisable, s’accroît douloureusement. Ceux qui vont très mal sont sans repères, sans sens, accrochés à un objet, semblant attendre impatiemment quelque chose qu’ils ignorent, très loin de comprendre ce qu’est une issue à leurs difficultés, voire à l’adolescence elle-même, percevant l’intervention de l’adulte comme menaçante et ne sachant qu’en faire, la croyant parfois égoïste, trop peu fiable et loin de leur donner envie de s’y identifier. Pour reprendre P. Goodman cité par M. Rioux : « La vie adulte apparaît aux jeunes comme une chambre fermée au milieu de laquelle se déroule un gigantesque combat de rats » [2].
25Les narcissismes, eux, sont ébranlés, mais se cachent. Les adolescents se rassurent comme ils peuvent, avec l’obsession des marques par exemple, qui permettent, non pas de se hisser au-dessus des autres, mais de ne pas paraître moins que les autres, de refuser de présenter une image de soi entachée d’infériorité dévalorisante ; c’est la peur du mépris et du rejet blessant des autres, comme le nuance G. Lipovetsky (2006). Tout ceci entrave la psychothérapie classique individuelle – impatience, refus de se montrer dévalorisé, peur du rejet, tendance à s’exprimer par l’acte et le corps entre autres – et appelle des aménagements du cadre.
26Mais cette vision pessimiste de l’adolescence ne doit pas faire oublier qu’elle est aussi un moment de souplesse, de création, de rencontres, de coups de foudre. À nous de les provoquer. Pour ces adolescents qui ne peuvent littéralement pas faire la part des choses, nous devons proposer un dispositif différent, à même de les faire accéder à une triangulation de la pensée, de l’intention et de l’identité qui découle d’une réelle différenciation subjective. Le travail d’appropriation subjective, la capacité de penser la pensée de l’un envers l’autre en fonction d’un tiers et de les distinguer est cruciale ; elle détermine la qualité des relations aux autres et à soi-même jour après jour, dans toutes les situations, et peut donner une couleur toute différente aux vies futures.
27Ce que j’aime à relever, c’est que si l’évolution de l’adolescence réclame effectivement davantage d’offres psychothérapiques variées, d’institutions, de médiations, de groupes, c’est avant tout notre désir de thérapeutes qui doit être soigneusement entretenu. Ce qui compte, comme le rappelle R. Cahn, est notre perception subjective, notre manière de réagir devant les évolutions et les obstacles que la réalité oppose, comme toujours, à notre désir soignant. Face aux adolescents qui ne répondent pas à notre offre classique, comme Andreas, deux attitudes sont possibles : le découragement résigné ou l’affrontement avec ce réel, qui exige de nous le risque d’innover dans des pratiques originales, en apparence déviantes même, pour autant qu’elles soient théoriquement intelligibles et sensées.
Discussion du cas Andreas [3]
28Claire Balda, Julien Bécheras, Frédéric Chevalley, Stephan Eliez, Philippe Gutton, Jacques Hochmann, Philippe Jeammet, François Ladame (Modérateur), Daniel Marcelli, Emmanuelle Praz-Aubord, Antoine Robert.
29Jacques Hochmann : Je voudrais vous remercier de cette très belle présentation. Vous montrez bien comment l’institution remet en jeu les difficultés de cet adolescent en devenant un miroir de sa problématique (ce sur quoi R. Cahn avait beaucoup insisté), et comment il reproduit ses difficultés de différenciation avec le corps maternel en faisant corps avec l’institution. Andreas a beaucoup de peine à organiser ses pensées et à développer sa capacité réflexive.Vous montrez comment l’institution devient un lieu qui l’incite petit à petit à élaborer des pensées à travers ce que j’appelle l’autoérotisme mental, c’est-à-dire le plaisir que tous les gens qui travaillent avec lui peuvent avoir à essayer de penser ce qui lui arrive et l’aider. Il y a dans cet autoérotisme mental un élément de séduction et on le voit bien dans la première séance de psychodrame : vous essayez de partir de ce « faire » immédiat (« Qu’est-ce qu’on fait ? »), d’accéder à un niveau d’élaboration et de réflexion et d’y trouver du plaisir.
30Antoine Robert : Je travaille au Centre de Jour comme médecin mais je suis aussi le fameux thérapeute qui était sur le Titanic, comme cela a été gentiment signalé par S. Wenger. J’ai pris en charge Andreas avant de l’adresser au Centre, ce que je n’ai pas du tout vécu comme un naufrage. Il y a eu un énorme travail de construction autour du projet du Centre de Jour chez cet adolescent qui était dans une phase de persécution intense. Une juge des mineurs s’occupait de lui et m’avait téléphoné car elle voulait l’envoyer à l’hôpital. Il avait alors une haine, un conflit actif avec l’école qui, à mon avis, vouait à l’échec toute proposition de type « Saules ». Le travail effectué pendant cinq à six mois fut de désamorcer toutes les paranoïas d’Andreas et de ne jamais le juger ; voire même de le défendre et de prendre son parti envers et contre tout. Ainsi, à la fin de ce parcours, il a pu accéder à la relation qu’il a maintenant avec S. Wenger, mais aussi avec son infirmier J. Bécheras et d’autres personnes.
31Une association d’idées m’est venue par rapport à la psychothérapie. Il y a eu une période où Andreas venait toutes les semaines mais où il avait une phobie des transports publics, en particulier le train. Il pensait que le chauffeur était un malade mental, même s’il avait « l’air très gentil avec sa casquette » : à tout moment il risquait de « péter un plomb » comme il disait, et de faire accélérer le train. Son fantasme résidait dans une scène où un train entrait dans la gare de Genève à 200km/h et l’éclatait contre le mur. Ensuite, il est venu avec sa mère, puis il n’est plus venu. J’ai reçu un appel d’un médecin me demandant de le médiquer, et lorsque je l’ai revu je lui ai dit : « Mais je ne comprends pas, Andreas, je ne comprends pas ce qu’il t’arrive parce que moi j’adore prendre le train » (c’est complètement vrai). Et j’ai ajouté : « J’enlève mes chaussures et je somnole, je regarde le paysage et je me sens complètement relaxé ; d’ailleurs j’ai souvent fait des rencontres dans des trains, plus ou moins amicales. »
32La semaine suivante, il me dit : « Tiens, c’est bizarre Docteur Robert, aujourd’hui j’étais dans le train et ça s’est très bien passé, je n’ai pas eu peur. » Il ne se souvenait pas du tout de ce que je lui avais raconté et je me suis gardé de le lui rappeler. Mais je me suis rendu compte de ce que pouvait impliquer une psychothérapie trop individuelle et à quel point ma personne pouvait le coloniser, pour le meilleur mais aussi évidemment pour le pire. Je pense particulièrement au ressenti d’échec ou d’impuissance thérapeutique que j’avais pu avoir dans la spirale de l’absentéisme et que lui prenait tout de suite comme une atteinte à mon égard : « Je vais faire du mal au docteur, je n’arrive pas à le satisfaire. » Tout déteignait sur lui, et il a fallu ce long travail préalable de désamorçage pour que l’orientation vers une structure de type « Saules » soit envisageable.
33Jacques Hochmann : Cela pose la question de l’indication des traitements institutionnels. En recourant à une institution vous avez probablement eu envie de diluer le transfert que vous sentiez très massif et qui risquait d’être envahissant ou psychotisant pour ce garçon. Vous envisagiez quelque chose qui vous semblait moins centré sur une personne. Cette notion de dilution du transfert a été très employée à une certaine époque pour décrire les institutions. Mais je ne sais pas si c’est vraiment cela l’essentiel.
34Andreas a beaucoup de peine à élaborer une pensée réflexive, une perception secondarisée de sa vie psychique, à prendre une distance par rapport à des affects immédiats et au « faire ». Il a aussi du mal à élaborer une relation de confiance et il est envahi par des phobies. Dans un train, on fait éperdument confiance à un homme qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît absolument pas et qui conduit la machine. Je ne sais pas si c’est une soumission ou de l’obéissance pour reprendre le débat de tout à l’heure, mais c’est vrai que c’est peut-être quelque chose qu’Andreas a beaucoup de peine à établir et par une sorte d’identification massive à vous il y parvient. Donc, plutôt que de parler de dilution du transfert, ce qui me semble intéressant dans l’institution avec des sujets comme celui-ci est la mise en scène de l’intrapsychique dans l’extrapsychique, l’utilisation des modes de relation entre les gens comme une représentation des relations à l’intérieur de soi (qui n’est à ce moment-là pas possible).
35C’est un peu ce que S. Wenger recherche en proposant le psychodrame. Au départ vous êtes, S. Wenger, obligé de lui faire un cours sur le psychodrame et visiblement il ne comprend pas. Vous lui proposez, cela paraît judicieux, un jeu entre un Andreas et un autre Andreas. Vous essayez donc de mettre en place certains organisateurs de pensée dans ce chaos sous la forme d’un clivage classique entre deux objets.
36Il était déjà dans l’institution depuis quelques mois et il me semble que régulièrement le travail institutionnel devient une sorte de psychodrame en décor naturel, qui prépare quelque fois au psychodrame à des situations plus complexes, plus organisées et qui vont plus loin. Dans l’institution et dans les relations très quotidiennes des échanges, des différents ateliers dont vous avez parlé, il se passe nécessairement des choses qui sont reprises sur le mode narratif. On essaye de se raconter ce qu’on vient de faire, ce qu’on a fait la veille, de relier ce qu’on vient de faire maintenant, ce qui vient de se passer à un autre moment similaire. L’institution devient donc un espace de jeu.
37Julien Bécheras : Je suis infirmier au Centre de Jour les Saules. Je suis celui qui a été évoqué pour l’histoire de la tente familiale dans l’exposé clinique de S. Wenger.
38Jacques Hochmann : C’est la tente familiale dans le jardin de la mère ?
39Julien Bécheras : Absolument pas. C’était tout à fait dans un moment de « décor naturel », comme vous dîtes, puisque nous étions en activité extérieure du Centre de Jour où il arrive parfois qu’on utilise nos propres véhicules pour emmener les adolescents. C’est un détail, mais cette fois nous allions jouer au beach volley… J’avais envie de préciser cette scène, qui se passe dans ma voiture, car quand vous parlez de décor naturel cela me parle beaucoup. C’est tout à fait cela, on allait au parc des Évaux, dans ma voiture, Andreas était à l’arrière et je parlais de moi. Un des autres adolescents m’avait questionné sur ma famille et j’évoquais mon intention d’acheter une tente familiale que j’avais repérée sur Internet. Quand il m’a entendu parler de cette tente avec plusieurs pièces et de son prix (qui l’a beaucoup marqué), il a réagi : que ce soit si grand et si confortable pour si peu cher était visiblement très propice à ce qu’il révèle des choses de lui. Il a imaginé qu’il y ferait des barbecues avec ses amis, qu’il jouerait à la PlayStation, que ça protégerait sa mère de tout le « bordel » qu’il peut mettre dans la maison d’habitude. Il pensait aussi mettre cette tente dans le jardin familial : un peu d’autonomie mais pas trop loin non plus ! Il a beaucoup parlé de tout ce qu’il ferait dans cette tente avec ses amis, toutes sortes d’activités qu’il faisait probablement déjà mais qu’il rêvait différemment.
40Claire Balda : Je suis psychomotricienne, j’anime deux temps aux Saules, un temps Théâtre avec une infirmière ou J. Bécheras lorsque l’infirmière n’est pas là, et un groupe Massage où je suis seule. Je vais parler du groupe Massage. Des adolescents viennent ou ne viennent pas, ils ne sont pas obligés. Andreas se présentait couvert avec sa casquette : « Non, ça va pas un groupe Massage ! Pff, c’est nul ! » Et il ajoute : « Mais tu sais, j’ai quand même un petit peu mal à l’épaule là, tu pourrais regarder juste si je n’ai pas un truc coincé ? » Et je lui réponds que je vais regarder.
41Jacques Hochmann : C’est Andreas qui vous le demande ?
42Claire Balda : Oui c’est lui. Il me dit alors : « Il y a aussi l’autre épaule tu sais. » Petit à petit, il s’est allongé sur le matelas et il m’a demandé de m’occuper de son dos tout en parlant beaucoup. Et puis il s’est détendu, a cessé de parler dans un flot ininterrompu, et s’est tu. Maintenant il ne vient plus tellement, je le vois beaucoup moins.
43Philippe Gutton : Nous avons discuté d’Andreas au Centre de Jour et la description que j’ai entendue avec S. Wenger me semble très différente de celle que j’ai retenue du mois de janvier. Je voulais savoir dans quelle mesure il avait évolué durant ces quatre mois.
44François Ladame : Juste une réaction par rapport à ce que vous venez de dire Madame. Je suis très sensible à votre approche. Si on part de l’idée d’un trouble de la pensée extrêmement important, très rapidement repérable, la question de l’approche corporelle est évidemment essentielle et prend son sens dans la manière dont vous avez décrit ses réactions : il a mal à une épaule et puis l’autre épaule et finalement il y a tout le corps. En deçà de l’intégrité de la pensée est la question de l’intégrité du corps et de sa représentation. Je pense que c’est un volet de l’intervention institutionnelle tout à fait central.
45Stephan Wenger : A-t-il changé ? Je pense que c’est surtout nous qui avons changé. On en a parlé en janvier, il devait être chez nous depuis deux ou trois mois. Aujourd’hui on a plus de recul. Dans les institutions, on en vient parfois à avoir nous aussi des troubles de la pensée, pensées confuses, contradictoires. On est pris dans ce magma à cause de l’identification projective. Toute vue externe, toute supervision vient structurer les choses. Vous nous aviez donné à l’occasion de cette discussion quelques lignes qui font aujourd’hui que l’on arrive à être beaucoup plus proches de ses besoins et que l’on ne s’épuise plus dans des fausses pistes. Par exemple, nos tentatives désespérantes de lui faire reprendre contact avec l’école. À partir du moment où on comprend que chaque chose construite doit être déconstruite pour les raisons que j’ai évoquées, on en vient à construire autrement notre projet de retour à l’école. On est actuellement en train d’en construire un autre, à temps partiel, peut-être pour qu’il puisse construire quelque chose à l’école tout en venant déconstruire chez nous le reste.
46Frédéric Chevalley : Je suis psychologue et je vois Andreas dans le cadre du groupe de parole. Ce n’est pas une surprise, mais il n’arrive pas à adopter une position passive : Andreas doit tout le temps me ou nous (les conducteurs du train avec ma collègue) contrôler. J’ai envie de dire qu’il y a deux Andreas : celui qui nous détruit, celui qui fait dérailler le train, qui prend toujours la parole, qui ne nous laisse pas intervenir, qui attaque systématiquement celui ou celle qui ose se livrer, se découvrir ; et de l’autre côté celui qui n’est pas beaucoup apparu jusque-là, Andreas le séducteur, qui nous fait beaucoup rire, a beaucoup d’humour mais nous neutralise aussi comme ça, ma collègue et moi-même. On est sous le charme, on rit beaucoup, mais on ne pense plus.
47Philippe Jeammet : La question d’une évolution psychotique n’a pas été tellement développée…
48Stephan Wenger : On y pense toujours.
49Philippe Jeammet : Dans son comportement, au niveau émotionnel, dans ce qu’il dégage, c’est un questionnement qui s’est posé ?
50Stephan Wenger : Non.
51François Ladame : Je m’étais effectivement posé la même question. Question qui s’est encore renforcée lorsque Monsieur Robert a souligné cette claustrophobie massive qui paraissait être une claustrophobie de type psychotique mais qui s’est miraculeusement dissoute dans le lien avec le thérapeute. Si l’idée de psychose peut rôder, ce qui paraît important est son appétence pour l’objet qui est un bon contrepoids au risque psychotique.
52Emmanuelle Praz-Aubord : Je suis enseignante et j’interviens deux fois par semaine pour animer un groupe Classe. Andreas est venu souvent. C’est un garçon qui a des capacités langagières très solides et nettement supérieures à la moyenne des jeunes du Centre. Il est capable de lire et comprendre des textes très divers : aussi bien de la poésie, du théâtre que les nouvelles que l’on a pu lire. J’ai pu constater plusieurs fois qu’il se laisse prendre par les récits quasiment à son insu, on le voit entrer dans l’histoire. C’est frappant, il cherche souvent et spontanément le sens principal, il a beaucoup d’interrogations sur le sens profond et cela le relance beaucoup dans ses réflexions. Je souhaitais l’ajouter. En ce qui concerne le raisonnement scientifique en revanche, il est très en peine. Mais c’est aussi parce qu’il n’a plus de scolarité proprement dite depuis un moment. Par ailleurs, il dit qu’il lit et aime lire, ce qui ne m’étonne pas vu ses capacités de compréhension des textes.
53Jacques Hochmann : Vous apportez là une image très nouvelle qui montre son investissement de l’activité mentale assez important : le plaisir de lire et comprendre un texte. Cela montre qu’on ne peut pas le réduire à une seule dimension.
54Julien Bécheras : C’est une contradiction qu’on avait pu repérer chez lui : sa grande capacité à lire et comprendre des textes, et de l’autre côté, sa grande, très grande difficulté à faire appel à quelque chose d’interne comme l’imagination de l’autre. En d’autres termes, la possibilité d’utiliser cette grande compréhension au service de pensées propres à lui.
55Jacques Hochmann : Comme si le texte devenait une défense contre sa propre vie émotionnelle.
56Stephan Wenger : C’est vrai que c’est assez étonnant qu’il puisse comprendre de manière très cohérente et sensible la poésie de Baudelaire ou Michaux, et qu’il lui soit par ailleurs impossible d’entendre certaines choses. Je repense à un épisode dans le bureau infirmier où il voit des sortes de faire-part et des cartes postales. On lui dit que ce sont les membres de l’équipe qui envoient des cartes. En dessous, il y a une carte postale qui a été achetée dans le commerce avec une femme voilée. L’infirmier, pour rigoler, dit : « C’est mon épouse ! », ce qu’il ne comprend pas et à quoi il répond « Ce n’est pas possible ! Toi t’es Blanc et si elle, elle est voilée, elle est musulmane donc elle est Noire ! » On lui explique qu’on peut se convertir, il réagit tout de suite : « Non non non, c’est impossible ! » Toute la journée ça l’a obsédé : musulman c’est Noir, point. Le métissage l’a encore plus troublé.
57Philippe Jeammet : On a parlé de la séduction tout à l’heure, et de la séduction réciproque de ce garçon qui est attachant. On a envie qu’il aille bien, c’est positif. Néanmoins, tout ce qu’on dit là me semble en faveur d’une évolution psychotique. Pourquoi est-ce important ? Même sans être sûr du diagnostic (il n’y a pas de signe d’une schizophrénie au sens strict du terme), il est probablement dans une menace de désorganisation que les jeux psychodramatiques semblent montrer : il est pris par des choses qu’il ne peut pas lier. La question au niveau émotionnel du traitement chimiothérapique se pose avec acuité. Je crois que son avenir dépend du regard que l’on va porter sur son traitement, ce qui n’enlève en rien tout le travail fait par ailleurs. Mais c’est lui demander des choses qu’il est peut-être dans l’impossibilité de réaliser ; et ne les faisant pas, quelque chose s’auto-aggrave. Il n’a que quinze ans ; dans quelques années, s’il ne va pas mieux, il peut aller beaucoup plus mal.
58On est encore actuellement dans une situation assez ouverte. Au travers des troubles de la séduction, n’est-il pas dans une difficulté émotionnelle majeure ? La peur ou la phobie ne se structurent pas ; elles sortent « comme ça », de manière envahissante. Il vous l’a très bien dit, il rencontre quelqu’un qui se confond avec lui, il est presque lui. C’est trop, et ce trop est une absence de maîtrise. C’est presque plus inquiétant que cela ne tienne pas. J’ai l’impression que rien ne tient et qu’il est totalement dépendant des aléas émotionnels et de la rencontre avec le monde externe, les percepts comme vous le disiez tout à l’heure. Entre les deux il n’arrive pas à avoir un espace à lui. Le niveau émotionnel est à prendre en compte, et peut-être la médication. Pour moi, cela a des conséquences extrêmement concrètes, non pas en opposition avec ce qui a été fait, mais en complément.
59Daniel Marcelli : Philippe pose des problèmes qui sont extrêmement importants et sur lesquels j’aimerais revenir juste à la fin. La question que je voulais poser avant, qui me semble au centre de la problématique du changement, concerne l’histoire des trains. Andreas raconte sa phobie et son fantasme lorsque le train entre dans la gare : le conducteur fait n’importe quoi, entre à toute allure et fait exploser la gare. Il me semble qu’une certaine M. Klein avec son petit patient qui s’appelait Dick, avait décrit ces fantasmes d’intrusion, de scènes sexuelles archaïques, explosives, etc. Effectivement, on peut se poser la question face à un jeune de quinze ans : est-ce qu’il serait bien, comme avec ce petit garçon de quatre ans en pleine période œdipienne, d’interpréter cette dimension, ou bien ne serait-ce pas mieux de s’en étonner et d’offrir une co-rêverie et une co-pensée : « Moi quand je suis dans le train j’aime bien enlever mes chaussures, j’aime bien me détendre, j’aime bien me laisser aller » ?
60Cette liberté de parole du thérapeute avec un adolescent n’est-elle pas nouvelle ? La co-création qui en résulte est équivalente à ce que l’infirmier nous raconte lors de la scène de la voiture, narrant son idée, son désir de s’acheter et d’acheter une tente pour la famille. Ce garçon reprend le propos de l’infirmier comme objet de rêverie : « Ça serait bien, on pourrait la mettre dans le jardin, on pourrait faire des pièces et en faire un lieu de vie ». Il se met à avoir une co-activité de rêverie à partir de ce que l’infirmier lui a proposé dans un co-étayage de pensée. Je trouve que la question est de savoir si cela est nouveau pour les soignants de s’autoriser à se laisser aller à sa pensée, à co-penser, à offrir des rêveries aux adolescents. Il me semble qu’il y a vingt ou vingt-cinq ans on n’avait pas cette liberté, qui a peut-être été retrouvée.
61Ce que dit Ph. Jeammet me paraît important. Néanmoins, ce qui me vient à l’esprit, n’est pas de savoir s’il est ou non psychotique mais la « faim de père ». P. Blos nous parlait de cela il y a fort longtemps. Il me semble que ce garçon montre une avidité et un collage dans la faim de père qui est tellement importante que cela fait peur au thérapeute, obligé de faire marche arrière. Cette peur est de l’ordre de l’intrusion. Ce n’est pas sans intérêt par rapport à la prescription médicamenteuse. La question de la psychose se pose de manière légitime car dans l’absence de modulation de la dynamique émotionnelle et dans le collage en oui/non sans nuance, il y a quelque chose de potentiellement dangereux. Tant que la prescription sera faite comme une prescription qui lui rentre dans la tête et dans le corps, elle accentuera la dimension persécutrice de la violence et de la folie. Elle aggravera le patient. Cela pose toute la question du moment et de la manière dont on propose une telle prescription. Comment cette prescription ne risque-t-elle pas d’avoir un effet délétère chez cet adolescent qui a ce désir de collage contrebalancé par des angoisses d’intrusion ? On est souvent pris avec de tels patients entre l’idée intellectuelle de l’intérêt et la crainte pragmatique de ce que cela entraîne. Il y a une vraie problématique ici. Dans l’expérience que j’en ai, ces prescriptions ne fonctionnent que lorsqu’on a réussi à positionner pour le jeune lui-même l’intérêt du traitement, que celui-ci a pris conscience de l’intérêt que cela pouvait avoir et qu’il a une participation active dans la demande de traitement temporaire. En d’autres termes, il faut qu’il ait une part active dans la capacité à prendre le traitement, sinon cela se retourne contre les soignants et aboutit à des catastrophes.
62Antoine Robert : Je suis rassuré en entendant Ph. Jeammet car il est vrai que je lui ai proposé à plusieurs reprise de la Ritaline, car il est très agité, tout le temps, et a beaucoup de difficultés à fixer son attention. Mais cela a eu l’effet d’un tapis de bombe au napalm. La mère a été totalement opposée, et Andreas a mis ces propositions comme une insulte à son fonctionnement et son narcissisme.
63Daniel Marcelli : Peut-être pourriez-vous lui proposer de la manière suivante : « Tu sais je comprends tes réticences, peut-être que tu pourrais essayer pendant trois ou six mois et si ça ne te convient pas on arrêtera. » En d’autres termes une proposition d’essai. Parfois j’ai même la folie de leur dire : « Tu peux y goûter, tu verras bien ce que ça donne ! » De manière étonnante quand on leur laisse cette part de liberté, ils peuvent s’y engager.
64Jacques Hochmann : Je ne prendrai pas partie sur la question de la médication qui est effectivement à réfléchir et discuter. Mais je souhaite continuer sur le thème de la co-création, de la co-pensée évoquée par D. Marcelli, qui posait la question de l’interprétation.
65Effectivement je pense qu’il ne servirait pas à grand-chose de donner à ce garçon l’interprétation de son fantasme sous une forme ou sous une autre (c’est-à-dire lorsqu’il croit que le chauffeur est un malade mental, que c’est la mère archaïque qui va lui sauter dessus). En revanche, au regard de tous les éléments que cette présentation nous offre, on pourrait construire une sorte d’histoire… Prenons quelques exemples. Quand il se trouve dans votre voiture, on ne peut pas avoir oublié qu’il avait très peur du chauffeur du train mais qu’il est rassuré par vous. Ce que vous lui apportez avec votre propre activité mentale et vos préoccupations personnelles sur la tente familiale, l’amène à penser qu’il pourrait en mettre une à côté de sa mère, c’est-à-dire ni trop près ni trop loin du corps de sa mère. Bien sûr, on ne va pas lui interpréter cela en termes de mère archaïque qui risquerait de le persécuter, mais peut-être que quelque chose peut être relié entre la peur du train avec le chauffeur et ce compromis que représente la tente, dans nos esprit du moins.
66Un autre exemple est à prendre à propos des activités de massage. On peut penser qu’il y a chez lui une problématique au niveau du corps. Son activité de penser doit pouvoir s’étayer sur un corps individué, séparé du corps maternel et on peut rapprocher cela de ses malaises corporels qu’il vient montrer en psychomotricité dans les cas des massages. Ce qui se passe avec un thérapeute a peut-être un lien avec ce qui se passe avec l’autre, et petit à petit quelque chose se met en place, une histoire.
67La question qui se pose est donc la suivante : « Y-a-t-il un lieu, un quelque part, avec un quelqu’un, où tout ce qu’on élabore ici, dans une mesure acceptable par lui, peut lui être restitué et si possible régulièrement, dans le but de lui montrer que sa vie a un sens et que ce qui lui arrive dans la vie quotidienne peut aussi se réfléchir et se penser ? »
68Julien Bécheras : Bien souvent pour les patients du Centre de Jour, c’est dans les activités informelles voire dans les déplacements que l’on peut, l’air de rien, discuter et recevoir des éléments assez personnels de leur part. On les élabore en réunion clinique le lendemain ou le surlendemain et on est enrichi de cela. Cela enrichit évidemment le travail que l’on fait avec eux et on peut leur restituer des choses. Par exemple hier, Andreas a appris qu’il allait retourner à l’école à temps partiel. On en a beaucoup discuté, notamment de comment on allait faire, de ce qui pouvait l’inquiéter. Il y a eu ensuite le groupe de parole où cela s’est très mal passé, et on lui a demandé de quitter le Centre de Jour pour l’après-midi. Pour le lui signifier, on l’a vu en entretien et il nous a supplié de ne pas le renvoyer. Mais on a tenu bon, on avait pris la décision en équipe. Un peu plus tard, dans un moment informel, je lui ai demandé comment est-ce qu’il imaginait que je préviendrai sa mère (j’avais peur qu’il m’en veuille un peu). Il m’a répondu : « Tu peux l’appeler et puis lui raconter, il n’y a pas de souci. » Il avait le souci que je transmette à sa mère l’idée qu’il était dans un bon état d’esprit, qu’il avait réussi à se calmer après. C’est donc ce que j’ai dit à sa mère au téléphone et elle m’a répondu : « Je suis très contente que vous me disiez cela, et dîtes-lui qu’il peut revenir que je ne lui en voudrai pas, il aura une oreille pour l’écouter. » Je suis donc retourné le voir à l’extérieur, c’était un peu informel aussi, et je lui ai dit : « Je crois que ta maman est un petit peu jalouse de nous mais en tout cas elle veut bien t’accueillir, ne t’inquiète pas. » Il m’a remercié avec gratitude, il m’a dit : « Super, à demain ! » et il est parti.
69Je me dis que jamais je n’aurais pensé à lui dire cela si je n’avais pas eu toutes ces réunions.
70Jacques Hochmann : C’est très intéressant, c’est un peu ce qu’on appelle les interprétations de la vie quotidienne. La question que je me pose est la suivante : y a-t-il un lieu peut-être plus formalisé ? Est-ce vous, ou bien un référent, du moins quelqu’un qui est au courant de ce que l’on discute ici, et qui peut avec lui de manière régulière reprendre des éléments d’histoire à un niveau déjà secondarisé ?
71Cela s’est passé hier, on n’est pas en plein dans l’événement, il y a une certaine distance et on essaye de faire des liens, y compris d’ailleurs dans les contradictions. L’enseignante disait qu’il était passionné par les récits écrits et vous, vous disiez que cela risquait de masquer un récit sur soi-même… Ces contradictions sont extrêmement intéressantes, elles sont de l’ordre d’une discordance qui annonce peut-être un processus schizophrénique. C’est le point de vue pessimiste ou du moins prudent de Ph. Jeammet. On peut considérer aussi que cela est inhérent à chaque personne et particulièrement à chaque adolescent qui est pétri de contradictions. Mais on peut aussi essayer de voir comment ces contradictions qui nuisent à la cohérence interne d’un sujet, qui mettent en tension son souci de cohérence, peuvent être raccrochées, rassemblées et articulées dans un récit.
72Philippe Jeammet : En soi les contradictions sont effectivement inhérentes à l’être humain, en particulier à l’adolescence. Mais la façon de les exprimer est dramatique, il y a là un hiatus. On est fasciné par le sens, la manière dont il peut être sensible et évoluer (c’est important qu’il puisse le faire) mais pour quelqu’un de quinze ans, dire que c’est un tout petit garçon apeuré qui est complètement démuni comme vous l’avez exprimé, cela suppose au niveau émotionnel une absence de contrôle et de maîtrise qu’il peut vivre de manière dramatique. Il sent ce que vous percevez et tout à coup il y a une menace d’effondrement.
73Heureusement il est sensible au lien, il a un contact positif avec les objets, ce qu’il faut pouvoir utiliser. Mais son intensité émotionnelle est à prendre en compte. D. Marcelli a raison de souligner qu’il ne faut pas se précipiter pour lui donner des médicaments. Il faut bien entendu éviter l’intrusion. Mais on peut dire « On va faire un essai et on verra », en lui parlant de ses émotions car il sait lui-même qu’il est pris par moment par des choses qui le débordent. En revanche, je pense qu’on n’a pas un ou deux ans. On sait maintenant à propos des risques psychotiques (avant le déclenchement à proprement parler de la maladie) que les deux ou trois années où il y a des difficultés, en particulier au niveau de l’angoisse et du sentiment d’être submergé par ses émotions, sont importantes pour l’avenir. Si on arrive dans cette période à éviter les angoisses, on peut parfois empêcher une évolution appauvrissante. Dans mon expérience de l’hôpital de jour, dans les années 1990, on essayait absolument et le plus possible de retarder la médication. Franchement, c’était une erreur rétrospectivement.
74Stephan Wenger : Il y a effectivement des lieux institutionnalisés pour rassembler avec lui toutes les observations. Les adolescents du Centre de Jour ont régulièrement des entretiens individuels et en famille, avec toujours leur référent thérapeutique et un référent infirmier. On essaye de les distinguer de la psychothérapie individuelle si elle se poursuit.
75D’expérience, ce sont des lieux, en particulier avec ce patient, qui semblent beaucoup moins porteurs que la clinique de la vie quotidienne. On peut dire beaucoup plus de choses à ce patient dans la vie de tous les jours, dans tous les moments où il y a une possibilité d’échappement. En entretien, notre parole est vécue de manière persécutrice (et je crois que c’est la même chose dans le groupe de parole). Chaque fois qu’on essaye d’apporter quelque chose, de transformer ce que lui a produit, il dit : « Mais qu’est-ce que vous allez chercher là, non mais arrêtez de penser ! J’ai pas dit ça, j’ai dit ça ! »
76Jacques Hochmann : Ça irait un peu dans le sens de ce que redoute Ph. Jeammet, et que W. R. Bion appelle « l’attaque contre les liens », contre la pensée vécue comme persécutrice. Peut-être qu’on peut penser aux antipsychotiques effectivement, mais l’institution joue aussi un grand rôle pour minimiser petit à petit ce caractère persécuteur de la pensée. Vous parliez du plaisir que prend celui qui formule à Andreas quelque chose au sein de l’institution. C’est un des grands avantages du travail institutionnel : l’institution devient un lieu où se met en place « l’apprendre à jouer » (au sens de D. W. Winnicott), où l’on prend du plaisir à donner du sens à ce qui se passe et à faire des liens. Ce plaisir peut, je crois, devenir partagé et minimiser son angoisse persécutrice.
77François Ladame : Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’attaque contre les liens. Avec ce que j’ai entendu des uns et des autres, j’ai l’impression qu’Andreas se positionne comme quelqu’un qui ne peut pas penser. Par conséquent, pour être à égalité, les autres ne doivent pas penser non plus. Je songe plus à cela qu’à l’attaque destructrice de W. R. Bion. Dès lors ce qui a été souligné me paraît très important : à côté de ces possibilités d’interprétation de la vie quotidienne (comme ce qui a été fait en appelant la mère et en revenant vers lui), indépendamment du risque de psychose et de l’utilité du médicament, se pose la question d’un lieu où en dépit de toutes ses protestations quelque chose de l’ordre de la mise en lien suggérée puisse se mettre en place. Par rapport à la tente par exemple : « C’est moins dangereux que la gare, de planter une tente à côté de la maison de votre mère. »
78Jacques Hochmann : Être dans la vie quotidienne ne veut pas dire s’empêcher de penser. C’est une des grandes discussions historiques de la psychothérapie institutionnelle à ses débuts. Les gens du xiiième arrondissement comme R. Diatkine ou P.-C. Racamier soutenaient qu’il y avait d’un côté la psychothérapie faite par des psychanalystes et de l’autre la vie quotidienne et ses ambassadeurs, les infirmiers, etc. Et en face, l’équipe de Laborde qui disait notamment des infirmiers qu’ils n’étaient pas plus « cons » (pour reprendre ses mots) que les autres et qu’il ne voyait pas pourquoi, ni au nom de quel principe bourgeois, on réserverait la pensée analytique aux seuls analystes patentés. Je crois qu’aujourd’hui on a beaucoup changé là-dessus. La culture métapsychologique s’est suffisamment répandue dans les institutions pour que la grande majorité du personnel en ait très largement connaissance. Peut-être que parler d’interprétation de la vie quotidienne ne veut pas dire s’empêcher d’avoir dans la tête un organisateur ? J’appelle cela des matrices à pensées, des matrices à récits.
79Ce que nous savons de la psychopathologie et de la métapsychologie nous aide à mettre des images derrière la tente familiale, non pas dans le sens où Andreas l’entend, mais dans le sens où vous l’entendiez. Ou bien encore derrière le train qui va vite. La métapsychologie nous apporte des matrices d’histoires mais cela ne veut pas dire que ce sont ces histoires-là que nous allons raconter au patient. Là-dessus également, les choses ont changé. Durant toute une époque il me semble, la psychothérapie institutionnelle considérait l’institution comme un grand divan où l’on assenait des interprétations directes au patient. J’ai beaucoup appris le jour où, alors que je m’occupais d’une institution avec des jeunes psychotiques et schizophrènes pour la plupart, et qui fonctionnait sur ce modèle de l’interprétation à tout-va fondée sur la métapsychologie, un garçon vint me trouver. On se tutoyait (c’était à la mode à l’époque, peu après 1968), il n’était pas tellement plus jeune que moi, et il me dit :
80– « Tu sais ce que c’est ça ?
81– Un stylo.
82– Mais non, c’est un pénis ! »
83Cela m’a amené à réfléchir.
84François Ladame : Il m’apparaît important qu’en dépit des soins pluriels, des protestations et des attaques contre la pensée de ce type de patients, il demeure nécessaire de trouver un espace psychothérapique protégé non pas au sens de l’interprétation de l’inconscient, mais d’une mise en lien. Son utilité doit pouvoir être communiquée au patient au même titre que l’utilité éventuelle d’un médicament.
85Claire Balda, Julien Bécheras,
86Frédéric Chevalley, Stephan Eliez
87Emmanuelle Praz-Aubord, Antoine Robert
88Office médico-pédagogique
89rue David-Dufour, 1
90Case 50
911205 Genève, Suisse
92Antoine Robert
93Office médico-pédagogique
94Consultation de Carouge
95rue du Collège, 14
961227 Carouge, Genève, Suisse
97Emmanuelle Praz-Aubord
98Cycle d’Orientation de Montbrillant
99rue de Montbrillant, 29
1001201 Genève, Suisse
101Jacques Hochmann
10215, rue Saint Paul
10369005 Lyon, France
104Philippe Gutton
105Directeur de la Revue Adolescence
106Site de la Revue Adolescence : http://adolescence.free.fr
1073, av. Vavin
10875006 Paris, France
109Philippe Jeammet
110Université de Paris VI
111Institut Mutualiste Montsouris
112Service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte
11342, bd. Jourdan
11475014 Paris, France
115François Ladame
116Membre formateur de la Société suisse de psychanalyse
117Bd. des Tranchées, 44
1181206 Genève, Suisse
119Daniel Marcelli
120Centre hospitalier Henri Laborit
121Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
122Cité hospitalière La Milétrie
123BP 587
12486021 Poitiers, France
Bibliographie
- bion w. (1962). Learning from experience. London : Heineman.
- cahn r. (1987). Approche métapsychologique du processus thérapeutique en institution de soins pour jeunes psychotiques. Perspectives psychiatriques, 8 : 153-159.
- cahn r. (1991). Adolescence et folie : les déliaisons dangereuses. Paris : PUF.
- hochmann j. (1982). L’institution mentale : du rôle de la théorie dans les soins psychiatriques désinstitutionalisés. Informations Psychiatriques. 58/8 : 985-991.
- mcdougall j. (1986). Un corps pour deux. In : Corps et histoire. Paris : Les Belles Lettres, 1986, pp. 9-45.
- winnicott d. w. (1971). Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975.
Mots-clés éditeurs : Dyade, Psychothérapie institutionnelle, Triangulation, Paranoïa
Date de mise en ligne : 25/07/2011
https://doi.org/10.3917/ado.076.0355Notes
-
[1]
Lipovetsky G. (2006). Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation. Paris : Gallimard.
-
[2]
Rioux M. (1965). Jeunesse et société contemporaine. Montréal : Les Presses de l’Université.
-
[3]
Avec nos remerciements à Fannie Coudene pour la retranscription de l’enregistrement de cette discussion.