Notes
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[1]
Cet article est la refonte d’une intervention ayant eu lieu lors du colloque « Le langage des adolescents change » à La Sorbonne, le 17 décembre 2009.
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[2]
Swift J. (1726). Voyages de Gulliver. Paris : Gallimard, 1965, p. 194.
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[3]
Ibid.
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[4]
Et initiée par J. Laplanche.
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[5]
Cornalba V. (2005). « Wesch ma gueule » ou la jactance, une aire préparatoire au génital ? Cliniques méditerranéennes, 72 : 219-230.
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[6]
Lyotard J.-F. (1983). Le Différend. Paris : Les Éditions de Minuit, pp. 29-30.
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[7]
Gutton Ph. (1993). Idéal du Moi et processus d’adolescence. Adolescence, 11 : 137-161, p. 153.
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[8]
Rosset C. (2008). Le Réel et son Double. In : L’école du Réel. Paris : Les Éditions de Minuit, p. 76. C’est moi qui souligne.
1Cet article [1] prend pour point d’appui une certaine histoire. Il s’agit d’une fiction. Elle se déroule dans un pays à la fois lointain et très proche, puisqu’il est imaginaire. Dans cette contrée, les savants ont pris pour objet d’étude le langage. Leur but avoué est de le perfectionner. Pour parvenir à leurs fins, certains cherchent à rendre les phrases plus concises « en ne gardant qu’une syllabe des mots qui en comprennent plusieurs, et en supprimant les verbes et les qualificatifs, puisque seuls les noms correspondent à des choses existantes en réalité » [2]. D’autres, plus audacieux encore, ont décidé ni plus ni moins « d’abolir tous les mots quels qu’ils [soient], car les santés y gagneraient aussi bien que la concision. N’est-il pas indéniable – ajoutent-ils en guise d’argumentaire – que chaque mot que nous disons contribue pour sa part à corroder et à débiliter nos poumons, et par conséquent à raccourcir notre vie ? » [3]. Ils préconisent donc de s’entourer de tous les objets dont on a l’intention de parler, afin de substituer au langage des mots un langage par choses. Le seul inconvénient reconnu par ces éminents savants est l’encombrement occasionné par une telle observance. Si les conversations courantes nécessitent un nombre limité d’objets, les discussions plus complexes obligent chaque interlocuteur à se munir d’un véritable fardeau sous lequel il ploie. De sorte que, là où le pulmonaire y gagnerait, la statique et l’orthopédie s’y fourvoient méchamment. Décidément, rien n’est parfait.
2Vous aurez reconnu l’Académie de Lagado que Gulliver visite lors de son voyage à Balnibarbi. Et l’on ne peut qu’escompter que le sort nous préserve – tout au moins en partie – de ce leurre constitué par une certaine matérialité du mot, à travers l’attrait séducteur – et réducteur – d’un exotisme et des particularismes dont les langues adolescentes sont si friandes. Les particularités de ces langues n’auraient-elles pas pour but plus ou moins inconscient d’offrir avant tout une protection à l’égard d’une singularité subjective qui cherche autant à passer inaperçue qu’à se faire entendre ? Dès lors, la question d’un langage des adolescents, au-delà des différences que chaque génération contribue de promouvoir, ouvrirait essentiellement aux registres de l’adresse et de sa réception. Même, et surtout, si cette question s’établit sous le régime de l’incompréhension. Incompréhension de l’autre – qu’il soit parent, professeur ou même l’ami – mais dont l’intention, a priori, d’accueillir l’adresse constituerait l’expression d’une « preuve par l’autre ». J’ai toujours beaucoup apprécié cette formulation utilisée, en son temps, par Ph. Gutton [4]. Une preuve par l’autre qu’il articulait au processus idéalisant de l’adolescent, et dont il s’agirait impérativement de respecter le cours. « Une preuve par l’autre » que je m’approprie à mon tour, pour la dévier peut-être de sa définition originelle et la convoquer dans ce débat sur la dynamique de changement promue par le langage à l’adolescence. Une preuve par l’autre, comme l’on parle d’une preuve par neuf, dans le cadre de l’opération visant à la recherche d’une définition subjectale propre.
3Ce registre de la preuve m’apparaît déterminant, car il introduit à la question d’une authentification à laquelle le langage devrait se confronter. Ainsi la recherche d’une langue à l’adolescence aurait-elle pour objectif principal de constituer une sorte de test en conformité auquel le langage devrait à présent se soumettre. Je pense que l’adolescent, dès l’instant où il relève le défi des remaniements intimé par le pubertaire, est engagé automatiquement dans une retraversée de son rapport au langage. Certaines phrases, certaines expressions, certains mots perdraient leur sens, tomberaient en désuétude, et il s’agirait de les passer au crible pour décider de leur maintien ou de leur abandon.
4Il y a un certain temps déjà, l’un de mes jeunes patients m’avait parlé de l’analogie qu’il établissait entre certains mots et les yaourts périmés [5]. L’emploi du mot « yaourt » m’avait, je l’avoue, bien plu parce qu’il évoquait aussi pour moi cette tendance si caractéristique chez tout adolescent, à un moment ou à un autre, de chanter à pleins poumons des rengaines en utilisant un anglais de sa composition. « Vous savez, m’avait-il dit, comme sur les yaourts. Y’a des dates comme ça. Eh bien, y’a des expressions périmées. Et après, les mêmes mots, ils deviennent des gros mots si on les utilise. »
5Les mots s’avéreraient parfois indigestes, plus particulièrement lorsqu’ils échouent à rendre compte de l’intensité d’un ressenti. C’est le registre de l’indigestion pulsionnelle qui est ici convoqué, rebut du langage que l’on vomit sous le coup de l’émotion. Khaled me laissait entendre qu’il existait pour lui des mots « périmés » qui, avec le temps, devenaient des gros mots, parce que leur sens disparaissait, qu’il avait « tourné », et s’était finalement dévoyé sous l’action d’un mouvement initié de l’intérieur. La pulsion introduirait à un phénomène de réaction en chaîne qui toucherait, au premier chef, la langue et ouvrirait à une logique transformatrice. Une autre signification serait ainsi mise à nu. Elle témoignerait de l’émergence d’un inattendu dans le déjà connu, la résurgence d’une pulsionnalité, tenue sous le boisseau, mais dont l’intensité ne pourrait plus être ignorée. Cette opération psychique révélerait ce qui, à travers la langue, témoigne d’une possession du corps par le sexuel, avec cette fois-ci l’obligation intimée d’une vectorisation vers le génital. On conçoit, dès lors, que l’un des chantiers prioritaires à l’orée du pubertaire s’établit autour d’une œuvre exploratoire de la langue, langue triturée, déformée et qui renverrait à l’exigence de s’approprier pour le sujet à jamais naissant quelque chose de son expérience de la pulsion.
6La souffrance était d’autant plus insupportable pour Khaled, qu’avant ce travail psychothérapique, la réalité de ce vécu lui semblait inaccessible à toute suscription.
7Ainsi s’agirait-il de nous centrer autour du registre de l’adresse et de sa nécessaire réception. Une parole qui nécessite une réception même si la langue employée feint parfois de congédier autrui. On pourrait même avancer que l’importance d’une réception est d’autant plus forte que la langue employée cherche à exclure un interlocuteur potentiel. Il y a là une sorte de paradoxe générateur d’une mise sous tension inhérente aux remaniements narcissiques et objectaux du pubertaire.
8Lors de l’échange, l’un de ces enjeux serait d’assurer l’émergence d’une réponse au plus vite, épreuve de service – volée où la priorité ne se situerait pas tant dans la valeur du message que dans sa réception et son impact, la qualité de l’envoi et de son retour. C’est cette dynamique spécifique qui serait recherchée avec insistance. Peut-être parce qu’elle serait la seule garante d’une certaine rythmicité dont le rapport avec la pulsion nous apparaît dans un lien d’évidence. La scansion générée par la parole assurerait le format adéquat pour rendre compte des effets de la pulsion sur le corps propre. Elle répondrait également à l’obligation de trouver un agencement spécifique – une construction où le sonore et le sens auraient partie liée, c’est-à-dire une certaine configuration du langage où la forme c’est le fond (en correspondance avec ce qui est sous-tendu par l’énoncé performatif) – susceptible de traduire, malgré les limites inhérentes au langage, l’exacte portée de l’acte d’énonciation, de l’adresse et de sa réception, le tout dans un contexte régi par l’irréductibilité pulsionnelle.
9Bref, on assisterait à un travail de recherche sur la logique même portée par tout langage – qui prendrait pour modalité la création et l’appropriation d’une langue à soi, pour soi – et que l’adolescent serait sommé d’engager, ne pouvant se défiler sans en payer le prix fort. Je l’instaure dans cette même logique, décrite si précisément par J.-F. Lyotard, et que j’avais signifiée ailleurs en articulant le processus pubertaire à l’enjeu de création, tel que M. Merleau-Ponty l’avait, en son temps, défini (ce qu’il a trouvé, il ne l’a pas encore). La description que nous en fournit J.-F. Lyotard me semble s’ajuster fort opportunément à cette retraversée du langage générée par le pubertaire : « Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit être mis en phrases ne peut pas l’être encore. […] Ce que l’on nomme ordinairement le sentiment signale cet état. “ On ne trouve pas ses mots ”, etc. Il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de formation et d’enchaînement de phrases capables d’exprimer le différend que trahit le sentiment si l’on ne veut pas que ce différend soit aussitôt étouffé en un litige, et que l’alerte donnée par le sentiment ait été inutile. […] Dans le différend, quelque chose “ demande ” à être mis en phrases, et souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant. Alors, les humains qui croyaient se servir du langage comme d’un instrument de communication apprennent par ce sentiment de peine qui accompagne le silence (et de plaisir qui accompagne l’invention d’un nouvel idiome), qu’ils sont requis par le langage, et cela non pas pour accroître à leur bénéfice la quantité des informations communicables dans les idiomes existants, mais pour reconnaître que ce qu’il y a à phraser excède ce qu’ils peuvent phraser présentement, et qu’il leur faut permettre l’institution d’idiomes qui n’existent pas encore » [6]. Croire se servir du langage et découvrir que l’on est requis par le langage. Où l’on perçoit l’esquisse d’une dialectique que je vais tenter de préciser dans les pages à venir.
Comme Khaled, Claude m’avait transmis une certaine représentation du rapport au langage. Une représentation qui se nourrissait des images liées à la crise financière déjà manifeste à l’époque. C’est là l’occasion de souligner cette propension du pubertaire à faire flèche de tout bois pour instituer des temps fondateurs dans la mythologie de chaque sujet. Une sorte d’appropriation de ce que l’actualité lui met sous la dent. Le moindre événement, la moindre découverte – sans que l’on sache avec certitude la raison de cet engouement –, est susceptible de précipiter un réseau de significations inédit, un contexte propice au processus de subjectivation.
Claude avait donc soumis une série d’expressions à cotations. Son barème prenait en tout point l’expression d’une logique boursière. Il y avait des valeurs en hausse, d’autres en baisse. Parmi celles qui avaient perdu de leur attrait, Claude m’en avait cité trois, sans attendre. La première correspondait à ce qu’elle entendait à l’époque, en fin de trimestre, à l’occasion de son conseil de classe : « Tu peux mieux faire ». Paroles de professeur auxquelles elle avait cru, enfant, mais qu’elle vomissait aujourd’hui. « Ils le disent à tout le monde. Ça ne veut plus rien dire. » L’adresse particulière qu’elle avait cru y entendre ne se révélait finalement qu’un refrain usé, une scie, un gimmick. Elle y voyait aussi une ruse pour l’amener à donner ce que le corps professoral souhaitait obtenir d’elle. Ce refus d’accepter plus longtemps une telle phrase témoignait donc d’un cabrement à l’égard d’une attente vécue comme aliénante. Mais il constituait également l’effet d’une angoisse liée à l’envie, malgré tout, de répondre encore au souhait de l’autre. Cette inquiétude sourde s’énonçait en convoquant le registre de la perte : « Et si, finalement, je n’étais pas capable de mieux faire ? Que me resterait-il ? » Claude évoquait alors le projet de se marier jeune, d’avoir des enfants. C’était peut-être la meilleure façon de préserver ce registre du « mieux faire », elle qui était le fruit d’une insémination artificielle.
Une autre expression qui subissait de plein fouet les effets d’une dépression de son économie privée était le fait de ses parents : « Nous, à ton âge ». Tout d’abord, elle était l’annonce, sans erreur possible, de la survenue d’un reproche. Réprimande justifiée ou non, au final, cela importait peu. Par le passé, cette expression lui avait semblé la promesse d’un partage, pour elle seule réservé, l’octroi d’un accès à l’intimité de ses parents, l’évocation de scènes et de souvenirs d’enfance qu’elle instaurait comme preuve d’une filiation. Aujourd’hui, ça n’était plus cela qui prévalait. Ce qui la contrariait, c’était ce « nous » parental qui faisait bloc. Une sorte d’ensemble monolithique qui n’admettait aucune nuance. Aucune collusion, aussi. Et c’était peut-être mieux ainsi. Mais un « nous » agrémenté de ce « à ton âge », lequel venait lui confirmer « qu’ils n’[avaient] rien compris », qu’aucune expérience pubertaire n’était comparable. Parce qu’elles renvoient toutes à d’autres époques, à d’autres contextes familiaux, à d’autres références sociales et culturelles, parce qu’elles renvoient tout simplement à du singulier. Du coup, c’était le genre d’expression qui lui rappelait son statut d’être à part dans cette traversée pubertaire, le registre de l’être seul parmi tant d’autres. Un registre qui fera l’objet d’une reconstruction à l’âge adulte, un régime dont le rappel démontre que l’on en est sorti – plus ou moins bien – lorsque, plus tard, on s’y réfère. L’ancien combattant n’est plus engagé dans la bataille, même s’il continue d’en porter les stigmates. L’expérience pubertaire n’en finit pas de renvoyer à la fois au singulier et au commun, à la théorie générale et à l’incommunicable.
La dernière expression, à se déclarer en berne, n’était pas la moindre puisqu’il s’agissait de « je t’aime ». À cet énoncé, je dressai l’oreille, pressentant un éventuel désarrimage à l’égard de l’état amoureux – un état amoureux dont C. David souligna le principe mutatif et l’alliance qu’il représente aussi dans l’intégration des enjeux pubertaires, en tant que représentation d’un paradigme de l’adolescence. Je ressentis l’espace d’un bref instant le risque d’un désinvestissement déjà prononcé. Bien à tort, d’ailleurs. Car Claude ajoutait sur la lancée « Maintenant, on l’utilise à tort et à travers. J’ai des amis qui se disent “ je t’aime ” après seulement une semaine. » Bref, un scandale ! Dès lors, si même « je t’aime » ne parvenait plus à souligner l’importance d’une consécration de la rencontre, ce « je t’aime »-là, tout du moins, ne valait plus rien.
Pour Claude, « je t’aime » devait impérativement se référer au registre de l’authentique : « À chaque fois que j’ai dit “ je t’aime ” à quelqu’un, je l’ai toujours pensé. » Et la succession des petits amis qu’elle avait eus ne changeait rien à l’affaire. Il fallait que « je t’aime » représente l’expression même de l’enjeu porté au plus fort de l’adresse et de sa réception. Hors de cette logique, il n’y avait aucune raison de l’utiliser. D’une certaine façon, la soi-disant dévaluation de cette expression révélait, en fait, la prévalence qu’elle continuait d’avoir pour Claude. C’était plutôt de bon aloi. Cela manifestait la prévalence d’un processus idéalisant dont Ph. Gutton a souligné la fonction d’étayage pour le Moi, en cours de re-construction : « Sur le plan de l’immédiat, il en assure de façon transitoire la sécurité, le suivi par rapport à l’histoire infantile » [7].
Il existait aussi, pour Claude, des valeurs en hausse, c’est-à-dire des expressions qui lui semblaient répondre au plus près de ce qu’elle vivait. Deux revenaient régulièrement. La première – « Je dis ça, je dis rien. » – avait le statut d’expression partagée avec le groupe des amis. Elle était à la fois le résumé de son sentiment sur l’instant, et une sorte de marque de fabrique qui forçait ceux qui la connaissaient bien à lui prêter une attention particulière. Derrière une expression à la mode, j’étais sensible à la vérité singulière à laquelle Claude tentait de donner forme. Répétons-le : ces expressions imagées et condensées sont autant le témoignage par lequel une génération avalise la traversée pubertaire, qu’un masque cherchant à dévier un regard qui pourrait déceler ce qui ne doit pas l’être encore. « Je dis ça, je dis rien. », quelques mots qui venaient condenser la dimension subjectale et traduisaient l’évanescence, la fragilité d’un discours du Je sur lui-même.
La deuxième expression en hausse – « Rien n’est acquis » – témoignait d’un certain questionnement porté par Claude sur son origine. Elle ne connaissait pas son père biologique et cette question du rapport singulier chez tout sujet entre l’inné et l’acquis constituait finalement le point nodal pour lequel elle était venue me consulter. Mais ceci est une autre histoire.
11Je retiendrai ici l’idée d’un registre de la désuétude dont le mot peut toujours être saisi. Et je ne parle pas seulement de ces expressions surannées (« T’es in », « C’est bath ») –, témoignages d’une certaine traversée pubertaire, dont la date de péremption – pour reprendre une expression promue par Khaled – a expiré depuis longtemps. Il s’agit, plus essentiellement, d’un certain rapport au langage qui choit à l’occasion de l’entrée pubertaire et de l’inscription génitale. L’adolescent est sommé d’en accuser réception. Et l’on sait combien son refus préfigure des difficultés lourdes de conséquences.
12Si les savants de Balnibarbi se sont fourvoyés dans leurs recherches, il n’en reste pas moins vrai qu’ils ont mis l’accent sur un processus qu’il s’agit d’étudier dès l’instant où l’on s’intéresse au changement du rapport au langage à l’adolescence. Le grotesque a parfois la propriété de révéler certaines vérités – au corps défendant du ridicule, cela va sans dire. L’intérêt de leurs recherches ne s’inscrit pas dans ce déplacement entre mots et choses, bien que pour l’analyste il pourrait susciter, d’entrée, la question du rapport entre processus primaires et processus secondaires au décours du pubertaire. En fait, je pense plutôt à ce glissement de préposition, tel que les académiciens de Lagado l’ont soutenu comme problématique princeps à leurs recherches : passer d’un langage de mots à un langage par choses. Et la substitution du mot par la chose, que l’on ne peut interpréter que sur le mode d’une régression, ne doit pas nous masquer la dynamique spécifique engagée dans ce passage du « de » au « par ». La préposition « de » ouvre à la question de l’origine : un langage issu de mots. Il informe d’une provenance, d’une source, mais aussi d’une appartenance (au sens de : un tel/une telle, fils ou fille de), toutes expressions d’une réalité ayant préexisté à l’arrivée du sujet au monde. Je ne reviendrai pas sur les conséquences qu’un tel régime inscrit au cœur du psychisme de tout un chacun. D’autres l’ont fait, et le format de cette intervention ne pourrait en rappeler tous les développements. Il s’agit plutôt de recentrer ce rapport au langage dans ce processus de réappropriation dont l’adolescent cherche l’approbation à travers la preuve par l’autre. La préposition « par » introduit à la fois à un lieu et au temps – et l’on pourrait y voir le lien d’accord qu’elle entretiendrait avec la préposition « de ». Mais à la différence de l’origine, il s’agirait d’un autre lieu et d’un autre temps, ceux de la rencontre marquée par le registre du génital et de l’actuel pubertaire. La préposition « par » ouvre également au complément d’agent. Le vecteur par lequel cette preuve, cette confirmation, s’effectuera ou non. Cet agent est l’interlocuteur. Il me semble qu’il n’est choisi comme tel, non pour sa qualité propre mais pour sa capacité de s’ajuster au lieu de la rencontre et au temps pubertaire. Finalement, je pense que la personne de l’interlocuteur est bien souvent secondaire – ou plutôt contingente – au cours de ce processus d’appropriation subjective du langage. N’oublions pas que le pubertaire fait flèche de tout bois. L’important, c’est qu’il y ait réception de l’adresse.
13En d’autres termes, la préposition « par » porte le registre du « trans », c’est-à-dire l’idée d’un passage au travers – et l’on sait depuis J.-J. Rassial combien ce mot de « passage » condense un grand nombre des enjeux à l’adolescence : transformation, transmission, transfert. Le glissement opéré par le sujet dans sa recherche sur le langage l’inscrirait fondamentalement dans une requalification, une redéfinition de sa relation à l’autre. La question de l’autre ne serait jamais donnée une fois pour toutes, mais ferait l’objet d’une succession de reprises avec, à chaque fois, un travail de différenciation jamais de même nature. Et c’est par l’effet d’une substitution que cette œuvre se réaliserait.
14Cette dialectique s’inscrit donc dans le cadre général du génital. Par génital, j’entends, après bien d’autres, ce processus psychique qui porte à la fois sur le registre de la pulsion et les catégories de l’autre : l’autre sexe mais aussi l’autre en tant que sujet différencié, ou l’autre en tant que représentation du régime de l’entre-deux. On conçoit, dès lors, l’importance parfois vitale à convoquer le registre de la preuve par l’autre. Elle serait à la mesure du principe d’incertitude que l’avènement de cette problématique essentielle produirait sur le sujet à l’adolescence. Pour tout dire, je pense que l’adolescent a quelque chose à voir avec l’académicien de Lagado. On assisterait, dès lors, à la découverte d’une certaine parole comme aire préparatoire au génital. C’est-à-dire la quête, à travers le langage, d’une aire de transformation en correspondance directe avec la dynamique mutative dont le pubertaire est tout entier l’expression et dont l’autre serait le point de visée particulier. La question du génital, et à travers elle d’une nouvelle modalité de la relation, serait centrale dans le changement constaté à l’égard du rapport au langage. Comment vivre à présent en présence de l’autre, reconnu dans son statut d’objet sexuel potentiellement satisfaisant ? Comment se vivre soi-même dans ce rapport à l’autre, en tant que figure génitalisée ? Autant de questions que l’accès à la génitalité ne saurait résoudre. Le génital n’est pas la génitalité, et ce constat résume bien des affres rencontrées à l’adolescence.
15Ce que nos savants swiftiens proposent, ce n’est finalement rien d’autre que l’instauration d’un rapport à la technique, susceptible de compenser les manques consubstantiels au langage. Ce rapport soulignerait le registre de la destitution du mot, tout en préservant de la ruine générale le régime du langage. Force est de constater que le recours à la technologie est un point commun avec ce que les adolescents – tout au moins pour un grand nombre – tentent de mettre en œuvre pour trouver leur solution à cette problématique. L’objet technique et technologique représenterait un médium particulièrement investi dans cette recherche sur le langage et la gestion appropriée de l’économie libidinale. Il entretiendrait l’espoir d’un possible régime où la preuve ne serait plus l’objet du doute, où la preuve ne lui serait plus constamment référée.
Lors d’un séminaire co-organisé par L’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) qui eut lieu au Centre Georges Pompidou, B. Stiegler a précisé les fondements d’une organologie à laquelle désir et œuvre (et j’y inclurais l’œuvre de création dont la langue fait l’objet à l’adolescence) seraient intimement liés. À titre de référence, j’en rappellerai de façon succincte quelques occurrences :
- Le désir existe dans son rapport à la technique et à la technologie. Une œuvre est ce qui prend soin du désir de son public. Les œuvres constituent le désir du public, c’est-à-dire qu’elles prennent soin du sujet en tant qu’il désire, c’est-à-dire tel qu’il sublime. L’amateur devient l’une des figures de la dynamique libidinale : il ne s’agit pas pour lui de posséder, ni même que l’œuvre existe, mais d’en faire son expérience.
- Le désir, c’est ce qui se donne des objets d’attention. Cela nécessite une formation de l’attention (identifications primaires, développement de l’appareil psychique, etc.). L’essentiel pour contrôler l’économie – au sens général du terme –, c’est de contrôler l’attention. Aujourd’hui, on assisterait à une perte de substance du désir, au point de reconsidérer l’existence d’un public véritable. Le public ne saurait plus regarder, tout en témoignant d’une lutte contre cette tendance. Ainsi, et parallèlement à cette évolution, on constate l’émergence d’un contexte nouveau à définir selon une approche organologique.
- Par organologie, B. Stiegler entend l’interaction de trois systèmes : les organes physiologiques ou somato-psychiques, les organes technologiques et enfin, les organisations sociales. Aucun de ces organes ne peut être isolé des autres sans courir le risque de voir disparaître jusqu’à sa pertinence. L’œuvre d’art est à considérer comme organe technique. Les organes somato-physiologiques sont mis en relation avec les organisations sociales via ces organes techniques.
- Fort de l’approche de G. Simondon sur le processus général d’individuation, B. Stiegler envisage les conditions nécessaires à l’instauration d’une économie métastable. Une économie qui pourra se révéler, à un autre moment, anéconomique ou anti-économique. Ce changement rend compte de la réalité inhérente au désir, au processus spécifique de l’économie libidinale.
- Ainsi existerait-il, aujourd’hui, des caractéristiques organologiques particulières qui permettraient la renaissance de la figure de l’amateur. Les jeux vidéo en ligne, comme investissement d’objets, se révéleraient à la fois générateurs de processus d’individuation mais aussi d’addiction. Cette double assignation constituant une référence à la notion de pharmakon, à la fois remède et poison selon l’usage qui en est fait.
- La temporalité, ce serait le désir, en tant qu’elle se ferait toujours défaut. Le recours à la technique aurait pour objet de constituer une économie du temps afin de stocker l’énergie libidinale et pouvoir l’investir dans la sublimation. La théorie générale des pharmaka ne serait pas à confondre avec une théorie générale des thérapeutiques. L’amateur représenterait la figure de l’ambiguïté pharmacologique, pouvant se révéler « éclairé » comme devenir fou (exemple de l’otaku, et à plus forte raison de l’hikikomori [passionné de jeux en ligne et coupé de toute autre relation sociale ]). Dès lors, l’économie libidinale pourrait être détruite par des processus de captation de l’attention qui détruisent l’attention.
- B. Stiegler finit sa démonstration en insistant sur la notion de transindividuation. Il n’y aurait pas d’individuation sans individuation collective. Ces « co-individuations » se manifesteraient dans les jeux amoureux, politique, vidéo, etc. Il y a toujours du deux dans l’individuation. On parle de transindividuation lorsqu’il y a insertion du symbolique. La convergence des co-individuations entraînerait la métastabilité. La constitution de circuits, de réseaux, en assurerait la perpétuation. Plus ces réseaux seraient longs, meilleurs ils seraient. Les circuits courts généreraient le pathologique. Il existerait une distinction à établir entre circuit court et court-circuit : le court-circuit éjecterait du processus d’individuation. Il aurait pour vocation d’empêcher de penser.
17Pour autant, et malgré tous les efforts déployés pour en circonscrire la dynamique, le rythme imprimé par le pubertaire nous vouerait, au moment où l’on s’engage dans son étude, à un retard qu’il ne serait pas possible de combler. Les considérations que nous pouvons exprimer sont déjà, pour certaines, teintées d’obsolescence. C’est le personnage de Protée qui s’impose ici, en tant qu’il figurerait l’expression de cette intensité et de la rapidité des transformations physiques et psychiques à la puberté et au pubertaire. La question du changement vis-à-vis du rapport que l’adolescent entretient avec le langage procéderait de cette évidence. Même à vouloir la signifier, l’expérience pubertaire lui échapperait.
18Car cette question du langage à l’adolescence et la façon dont l’adolescent en relève le défi – laquelle dénote le choix de l’organisation psychique du sujet –, se cognent d’une manière inexorable à l’irréductibilité du réel pubertaire. Et c’est peut-être ce contexte indépassable, une sorte d’ombilic de l’expérience pubertaire, qui précipiterait parfois, contre toute attente, la correspondance entre les registres « de » et « par » et dénierait à la « preuve par l’autre » son statut de preuve absolue. Des retrouvailles qui figeraient, dès lors, la dynamique soutenue en continu par l’adresse et sa réception, puisque c’est de la tension provoquée par ces prépositions – « de » et « par » – que procéderait cette dialectique de recherche sur le langage. Une irréductibilité du réel pubertaire qui ne cesserait de susciter à la fois une reprise de l’expérience par la parole et son inachèvement. Ainsi, comme le suggère C. Rosset : « Il y a un moment où cesse le domaine des preuves, où l’on bute sur la chose elle-même, qui ne peut se garantir d’autre part que de par elle-même. C’est le moment où la discussion s’arrête » [8].
Mots-clés éditeurs : langage, langues à l'adolescence, rapport à l'objet, destitution du mot
Date de mise en ligne : 22/12/2010
https://doi.org/10.3917/ado.074.0817Notes
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Cet article est la refonte d’une intervention ayant eu lieu lors du colloque « Le langage des adolescents change » à La Sorbonne, le 17 décembre 2009.
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Swift J. (1726). Voyages de Gulliver. Paris : Gallimard, 1965, p. 194.
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Ibid.
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Et initiée par J. Laplanche.
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Cornalba V. (2005). « Wesch ma gueule » ou la jactance, une aire préparatoire au génital ? Cliniques méditerranéennes, 72 : 219-230.
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Lyotard J.-F. (1983). Le Différend. Paris : Les Éditions de Minuit, pp. 29-30.
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Gutton Ph. (1993). Idéal du Moi et processus d’adolescence. Adolescence, 11 : 137-161, p. 153.
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[8]
Rosset C. (2008). Le Réel et son Double. In : L’école du Réel. Paris : Les Éditions de Minuit, p. 76. C’est moi qui souligne.