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Article de revue

Le jeu vidéo comme support d'une relation thérapeutique

Pages 699 à 709

Notes

  • [*]
    Aucun travail ne s’effectue dans la solitude. Celui-ci est redevable à Serge Tisseron, René Kaës et Anne Brun qui, chacun à leur manière, m’ont soutenu et aidé à penser les médiations numériques.
  • [1]
    C’est le cas de Ben Schultz qui a vu le paladin qu’il joue dans World of Warcraft, Leroy Jenkins, apparaître dans le jeu de carte éponyme.
  • [2]
    Bien évidemment, ces figurations et ces symbolisations possibles ne concernent pas que les adolescents.
  • [3]
    Lespinasse F., Perez J., Atelier Jeu vidéo. http:// pagesperso-orange. fr/ lespinasse/ ateljvid. html
  • [4]
    John, space marine biologiquement et génétiquement modifié, se retrouve sur Halo, une planète anneau construite par une civilisation disparue, mais déjà investie par l’ennemi, les Covenants. Halo détient une arme terrifiante, et chaque force tente de se l’approprier. Pendant que les combats font rage, une troisième menace surgit des entrailles de Halo.
  • [5]
    First Person Shooter : jeu de tir en première personne. La catégorisation des différents types de jeu vidéo fait l’objet de débats parmi les joueurs. Un état de la taxinomie est accessible sur Wikipedia : http:// fr. wikipeadia. org/ wikiTypedejeuvid%C3%A9o
  • [6]
    Stora, De Dinechin, 2005, p. 165.
  • [7]
    http:// w3. uqo. ca/ cyberpsy/ fr/ index. fr. htm
  • [8]
    http:// w3. uqo. ca/ cyberpsy/ fr/ psychefr. htm
  • [9]
    Ce travail n’aurait pas cette forme sans ses prises de notes. Je tiens à l’en remercier.
  • [10]
    Au-delà du jeu vidéo, une métapsychologie numérique reste à construire. Elle pourrait s’appuyer sur ce que nous connaissons du travail du dessin et du travail du rêve pour dégager ce qui est commun : les processus métaphorico-métonymiques ; et ce qui est spécifique au travail du jeu vidéo : créer/détruire ; faire/défaire ; envoyer/recevoir ; sauvegarder/charger.

1Apparus dans les années 1950, les jeux vidéo n’ont cessé de se développer, suivant en cela l’augmentation continue de la puissance des machines. Ils sont arrivés à un niveau de complexité et de réalisme qui rend parfois difficile la différence entre des images numériques et les images s’avérant d’autres sources. Ils ont ouvert un large espace dans lequel le cinéma et la littérature communiquent librement. Non seulement, les adaptations vidéo ludiques de personnages de cinéma et de la littérature sont innombrables, mais on voit aujourd’hui des héros de jeux vidéo transposés dans des films, des bandes dessinées ou des romans. Plus troublant, des joueurs peuvent voir le personnage qu’ils incarnent dans le jeu vidéo transposé dans un jeu de carte [1]. Ils ont quitté leur territoire d’origine, la console de jeu, pour coloniser les ordinateurs personnels. Puis les dispositifs de jeu ont intégré leur propre écran et se sont faits portables. Enfin, ils ont investi la téléphonie mobile, ouvrant de nouveaux espaces en profitant des ponts que ce média offre vers Internet. Les jeux vidéo ne sont plus un espace de contre-culture. Ils ont su rester fidèles à leur public de départ – les adolescents – et conquérir d’autres publics : les filles, les parents, et même les grands-parents.

2Les jeux vidéo peuvent être un soutien efficace des capacités de liaison, de symbolisation et de métaphorisation et à ce titre, ils peuvent être bienvenus pour le psychothérapeute. Les adolescents y trouvent des espaces dans lesquels les enjeux de l’adolescence peuvent être joués et rejoués. La génitalité, la différence des sexes et des générations, les transformations concernant le corps et l’identité, la relation avec soi et avec l’environnement, les angoisses œdipiennes et archaïques s’y trouvent non seulement représentées mais offrent aussi des possibilités de symbolisation [2].

Précurseurs

3En France, F. Lespinasse et J. Perez ont sans doute été les premiers à proposer à des enfants de jouer avec un jeu vidéo dans le cadre d’un atelier psychothérapique [3]. Dans le dispositif proposé, trois ou quatre enfants font face à un téléviseur sur lequel est branchée une console de jeu. Chaque enfant joue seul, et le tour de jeu dure aussi longtemps que l’enfant a de vies. Le jeu utilisé était Super Mario 2 puis Super Mario 3. Pour F. Lespinasse, un tel cadre favorise le passage de l’intelligence sensori-motrice à la représentation puisque l’enfant passe du statut d’actant à celui de spectateur. En ce sens il est un bon soutien du développement coginitif de l’enfant. Il permet également de travailler sur le récit proposé par le jeu avec ce que cela signifie en termes de références culturelles, mythes ou valeurs. Il serait intéressant de prolonger les intuitions premières de F. Lespinasse et J. Perez en s’appuyant sur le travail de médiation réalisé par S. Boimare (2004) auprès d’enfants en butte aux apprentissages. S. Boimare a montré comment, pour certains enfants, la difficulté à apprendre est en lien avec des angoisses profondes. Le mythe, justement parce qu’il ordonne des angoisses dans lesquelles tout être humain se reconnaît, permet la mise en ordre nécessaire aux apprentissages.

4M. Stora (2005) a construit un autre cadre autour du jeu vidéo : un groupe d’enfants joue avec un jeu vidéo pendant une heure après une demi-heure de psychothérapie de groupe. Il a choisi plusieurs types de jeux, partant d’Ico, qui propose une trame narrative riche aux Sims en passant par Halo. Ico prédispose des situations hautement symboligènes qui ont trait à la différence, à la mort, à la découverte, au déplacement et à la séparation. Halo[4] est un FPS [5] tout ce qu’il y a de plus classique : voir l’ennemi, le détruire avec l’arme appropriée sont les principales tâches du joueur. Les Sims : Vivre sa vie permet de jouer avec différents membres d’une famille, en gérant aussi bien leurs besoins que leurs désirs. Le dispositif proposé permettrait un « entraînement symbolique avec un travail non négligeable sur soi et sur les “ imagos parentales ” » [6]

5Au Canada, le laboratoire de cyberpsychologie de l’université du Québec [7] a utilisé des environnements numériques pour traiter des troubles aussi divers que de la phobie des transports, des petits animaux ou encore les troubles alimentaires. Les dispositifs utilisés vont de la réalité virtuelle comme dans la voûte immersive Psyché [8] à l’utilisation de jeux vidéo. Citons encore les laboratoires de recherche Microsoft qui se sont associés à des psychologues pour mettre au point KidTalk (2002), un bavardoir dont le design est pensé pour les enfants autistes.

Construire un appareil de travail

6Au cours de psychothérapies ou de consultations d’enfants et d’adolescents, j’ai pu constater à quel point les jeux vidéo étaient un point d’entrée dans la vie inconsciente. A. Brun (2008) a remarquablement montré comment les enfants peuvent se servir d’images de jeux vidéo pour colmater des vides représentatifs ou pour tenter d’élaborer des angoisses archaïques. Pour les enfants dont la difficulté était précisément d’entrer en relation, l’évocation des jeux vidéo était un moyen terme acceptable. Du côté du psychothérapeute, les jeux préférés de l’enfant, les personnes qui l’ont initié, celles avec lesquelles il joue, les conflits soulevés par cette activité sont autant d’éléments d’appréciation précieux pour se faire une idée du fonctionnement psychique de l’enfant et de sa famille. La question « À quoi joues-tu ? » est une invite à construire avec l’enfant un objet de relation c’est-à-dire un de ces objets qui provoquent ou soutiennent un travail de pensée en liant plusieurs interlocuteurs. Les échos que suscitent les jeux vidéo chez le psychothérapeute et le patient permettent à l’un et à l’autre de parler de la même chose avec autre chose.

7Cependant, pour quelques enfants, même cette séduction ne parvient pas à créer la distance nécessaire avec laquelle ils vont pouvoir investir la rencontre en toute sécurité. Il s’agit d’enfants qui restent inhibés, et que rien ne semble « réchauffer » suffisamment pour les éveiller à la relation. Les sollicitations du psychothérapeute sont vécues comme trop intrusives et renforcent l’inhibition. Ce sont pour ces enfants que le groupe thérapeutique Jeu Vidéo a été construit.

Le groupe thérapeutique jeu vidéo

8Avoir un objet aussi attracteur que le jeu vidéo ne suffit pas pour en faire quelque chose de thérapeutique. Il faut que s’y adjoigne la parole adressée à un autre pour que des effets de symbolisation et de remaniement puissent se produire. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer d’un certain nombre d’éléments, et de les disposer dans un certain ordre. En un mot, il est nécessaire de se doter d’un « appareil de travail » (Kaës, 2007) qui stimule et accueille le travail de pensée. Cet appareil de travail sera non seulement un contenant pour les processus qui vont s’y produire, mais aussi leur représentant.

9Pour qu’un dispositif soit psychothérapique, il faut un objet qui puisse être « matière à symbolisation », que cet objet puisse faire tenir ensemble les positions transféro-contre-tranférentielles des uns et des autres, et enfin que la place et la fonction des thérapeutes soient définies (Brun, 2008).

10Le dispositif que j’ai imaginé s’inspire de dispositifs existants : la technique des territoires, le psychodrame psychanalytique de groupe et le travail de médiation des objets.

11Dans le groupe des territoires (Privat et Quélin-Souligoux, 2000), chaque enfant a le même matériel que tous les autres mais différencié par sa couleur. Chaque enfant a aussi en propre son territoire matérialisé par une frontière. Il est indiqué à la fois pour des enfants inhibés et pour des enfants dont la mise en groupe suscite une trop grande excitation. Dans le jeu vidéo, les territoires sont manifestés par la possession par chaque enfant de sa « carte mémoire ». Chaque enfant est donc libre de continuer le jeu du groupe, ou de jouer le sien. Il a un espace en propre dont il peut gérer le contenu (les sauvegardes) en fonction de la dynamique consciente et inconsciente qui est la sienne.

12Du psychodrame psychanalytique de groupe, j’ai repris l’idée d’une alternance de temps de jeu et de temps de parole : au temps de jeu vidéo succède un temps de parole. Par ailleurs, pendant le jeu de l’enfant, ce qui se passe à l’écran est verbalisé, un peu comme lorsque le psychodramatiste « double » un protagoniste. Enfin, le jeu peut être mis en pause pour comprendre avec un enfant et le groupe ce qui se passe dans le jeu ou souligner un moment qui semble important.

13En psychanalyse, le travail de médiation avec objets commence lorsque M. Klein met à la disposition des enfants qu’elle reçoit des jouets pour les aider à exprimer leurs fantasmes inconscients. Cependant, la capacité que nous avons à dialoguer avec l’environnement non humain (Searles, 1986) est bien plus ancienne. Comme l’a montré S. Tisseron (1999), cet environnement non humain est profondément intégré à notre travail psychique. Qu’ils soient transmis, donnés, détruits, manipulés ou évités, les objets nous donnent à penser ; ils sont une exigence de symbolisation. Objets métis, les jeux vidéo mêlent des objets concrets (les manettes, l’écran, la souris, le clavier) et des objets subtils (les images, l’interface, le son), le tangible et l’intangible. Cela en fait de bons candidats au travail de médiation.

14Le jeu vidéo proposé, Ico, prédispose des éléments intéressants à travailler. Ico est un jeune garçon abandonné par les siens dans le sarcophage d’une forteresse. Il en réchappe et rencontre Yorda, une jeune fille dans une robe diaphane. Yorda et Ico ne parlent pas le même langage, mais se complètent. Ico peut prendre la jeune fille par la main, ou l’appeler. Il la défend des monstres qui l’attaquent et la jeune fille lui ouvre des portes. Les deux enfants explorent le château à la recherche de la sortie. Ils doivent combattre des monstres, mais aussi résoudre des énigmes, comprendre l’organisation des lieux et déterminer les chemins à emprunter.

15Le groupe se réunit une fois par semaine. Il est observé par Sandra Solinhac, stagiaire psychologue [9]. Dans la conduite du groupe, je me suis attaché à suivre à la fois les processus groupaux et la façon dont chaque enfant s’interface avec le jeu vidéo : quels sont les processus qui empêchent que le jeu se poursuive ? Qu’est-ce qui est mis en mémoire ? Effacé ? Quels sont les points d’identification ? L’enfant construit-il une narration ? Joue-t-il ? Est-il en compétition avec d’autres ? Ou s’enivre-t-il dans des répétitions ? Que fait-il de ses échecs ? Et de ses réussites ?

Ludopaysage

16En référence au « climat-paysage » de D. Stern (1993) j’ai proposé d’appeler « ludopaysage » la configuration complexe qui mêle un dispositif informatique, des éléments de la culture et l’espace interne de chacun (Leroux, 2008). Le jeu vidéo mêle en effet trois espaces : celui de l’ici et maintenant du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et l’espace de jeu qui comprend à la fois les périphériques de jeu (manettes, joystick, clavier) et l’interface de jeu. L’expérience vidéo-ludique articule ces trois espaces en les nouant à un quatrième, la culture, qui sert de méta-cadre. Jouer à un jeu vidéo, c’est aussi jouer avec des valeurs, des idéaux, des éléments d’histoire véhiculés par une culture [10].

17Ce ludopaysage offre une profondeur de champ plus ou moins grande en fonction des interactions entre ce que le jeu vidéo propose et le travail psychique suscité chez le joueur en réponse aux angoisses suscitées dans le jeu vidéo et aux nécessaires symbolisations pour que les images prennent forme et sens. Par exemple, une trop grande angoisse fera sortir du jeu tandis qu’une familiarité trop faible avec l’interface ou les périphériques (manettes, clavier) empêchera d’entrer dans le jeu.

18Jouer avec un jeu vidéo nécessite d’articuler et d’accorder ces différents cadres, de les habiter sans se laisser habiter par eux, de créer et de maintenir les conditions pour s’y laisser prendre, mais aussi de veiller à ce que le dessaisissement soit possible. Ce travail est différent de celui que l’on trouve dans le rêve ou dans le dessin, deux productions qui sont internes à l’individu. Le jeu vidéo est un objet externe qui doit être psychisé dans une mise en tension entre perception et représentation, entre contenant et contenu.

Le groupe thérapeutique jeu vidéo

19

Julien, treize ans, consulte au CMPP du fait de ses difficultés scolaires. Celles-ci sont anciennes, la fréquentation avec l’école n’est faite que de conflits et de déplaisir depuis le CP. En consultation, il se montre extrêmement inhibé. Il ne sait pas pourquoi sa mère le conduit au CMPP, ne s’explique pas ses difficultés scolaires, ne sait pas ce qu’il souhaite faire. Lentement mais sûrement, les questions amènent des « Je ne sais pas » de plus en plus nombreux et les espaces qui pourraient servir de base à un échange se réduisent comme une peau de chagrin. Les silences se font de plus en plus longs. Ils n’ont pas une tonalité agressive et témoignent plutôt des difficultés à associer de l’enfant. Julien est en panne : panne d’idées, panne d’affects. Le groupe Jeu Vidéo lui est proposé et il en accepte le principe. J’en donne ici quelques moments qui me semblent importants.
À la première séance, Julien tourne en rond. Littéralement. Il ne trouve pas d’autre action à faire que de tourner en rond dans la grande salle de départ. Après un coup d’œil à l’observatrice, il dit que sa petite sœur a cassé sa Playstation. Il est très inhibé. Le jeu qu’il donne à voir a une coloration scolaire. Visiblement, il tente de faire bonne impression et s’applique. Mais, dans le jeu, il n’arrive pas à se donner de but. « Je ne sais pas ou aller » dira-t-il.
À la seconde séance, il se précipite vers un levier, l’actionne, et sort par la porte qui vient de s’ouvrir en contrebas. La rapidité et l’assurance avec laquelle il exécute la série des mouvements contrastent avec le désœuvrement dont il témoignait une semaine plus tôt. Il a à cœur de mettre en jeu un peu d’agressivité : « Je devine des monstres » dit-il. Mais, faute d’aller assez loin, il ne les verra pas cette fois-ci.
À la huitième séance, Julien a découvert Yorda et comment la libérer. Il a aussi découvert les monstres qu’il attendait et comment les combattre. Vis-à-vis de Yorda, il a deux attitudes contrastées. D’un côté, il ne la lâche pas et lui tient constamment la main. Il fait remarquer qu’il ne veut pas s’éloigner d’elle parce que « ça peut être dangereux ». De l’autre, c’est précisément au moment où le danger est le plus grand qu’il la lâche et se précipite à l’autre bout de l’espace de jeu.
À la neuvième séance, Julien est maintenant totalement à l’aise avec l’interface de jeu. Il a appris à diriger son regard où il le souhaite, sait déplacer des objets ou les lancer loin devant lui. Il se pose des questions sur les pouvoirs de Yorda : peut-être a-t-elle du fer qui l’aiderait à ouvrir les portes en fer ? Mais pourquoi est-elle blanche ? Il commence à imaginer qu’avant d’avoir cette apparence, elle était noire comme les monstres qui les assaillent sans relâche.
À la onzième séance, il entre dans la cage où était enfermée Yorda et la laisse aux prises avec les monstres. Dans les deux cas, il s’agit d’actes manqués : devant l’urgence de la situation – il faut sauver Yorda ! – il s’affole et prend la seule décision sensée : il s’éloigne du danger… en s’enfermant dans une cage !
Le fait de ne savoir comment sauvegarder la partie lui pèse de plus en plus car il est obligé de recommencer semaine après semaine la même partie. Du fait de ses difficultés en lecture, il ne s’est pas intéressé au manuel de jeu dans lequel la manipulation est décrite. Il fait remarquer que d’une façon générale, il n’arrive pas à sauvegarder les jeux auxquels il joue et qu’il n’arrive donc pas à les finir et associe avec le fait qu’en classe il ne retient jamais rien non plus.
À la seizième séance, il tente de se passer de Yorda en essayant d’ouvrir les portes lui-même : « Moi, dit-il, je ne voudrais pas la fille, ça irait plus vite. » Il associe sur son petit frère et sa petite sœur dont il doit parfois s’occuper lorsque les parents ne sont pas là et sur la difficulté de les contenir. Il s’intéresse également davantage aux fenêtres et cherche de nouvelles ouvertures : peut-être y a-t-il là un passage secret ? À partir de là, l’agressivité envers Yorda est de plus en plus franche. Il tente de s’en débarrasser en la poussant du haut d’un pont, ou la laisse derrière une porte pour explorer seul le jeu.
À la dix-neuvième séance, il cherche dans le jeu des points hauts pour sauter et tuer Ico. Lorsque la hauteur n’est pas suffisante, il est désolé, mais se réjouit des cris de douleur que pousse le personnage. Il livre le commentaire suivant : « Je voulais le faire sauter du pont, il aurait laissé la fille, elle aurait attendu, puis elle serait arrivée juste pour le voir sauter. » Après une pause, il livre une variante : le pont s’écroulerait sous les pas de Yorda, il s’agripperait à elle et finalement les deux personnages tomberaient dans le vide.
À la vingtième séance, il découvre que l’on peut non seulement déplacer des jarres mais aussi les casser. Il y passe beaucoup de temps. Le commentaire qu’il fait après le jeu montre le lien inconscient qu’il fait entre Yorda et les jarres : « Je n’ai pas réussi à me débarrasser de la fille… je vais essayer la prochaine fois de la prendre dans les bras et de la jeter ». « Faire sans la fille » est devenu son leitmotiv : il faudrait qu’il la laisse dans la cage où il la trouve et qu’il se cherche la même épée avec laquelle l’homme ouvre la porte du château dans la scène d’introduction.

20Ce qui me semble remarquable dans ce parcours, c’est le dégagement des mécanismes d’inhibition et l’élargissement des investissements de l’enfant à l’espace puis aux objets. Après un premier moment d’auto-sensualité où la seule forme investie semble être le tourbillon, Julien trouve un accrochage possible au levier. Celui-ci avait été repéré précédemment, mais ce n’est qu’après coup que Julien semble en comprendre la signification et peut l’utiliser. On retrouve ici le travail décrit par G. Lavallée (1993) à propos de ce qu’il a appelé « la boucle contenante et subjectivante de la vision ». Le stimulus ne fait pas signe, ou plus exactement, il ne fait pas signe suffisamment : à plusieurs reprises, Julien se campe devant le levier, puis reprend ses courses en cercle. Cela donne une mesure du travail d’inhibition qui empêche la mise en sens du stimulus à la suite de son impact sur les représentations inconscientes

21Ce moment ne durera pas plus d’une séance. À la reprise, le tourbillon a pris une autre forme. Les cercles se sont élargis à la dimension des salles : Julien court en suivant les murs. J’y ai vu sur le moment une nécessité de soutien, un équivalent en jeu de l’appui-dos relevé par G. Haag et ce d’autant plus qu’Ico est riche en précipices et vides de toutes sortes. J’y vois maintenant aussi une façon de construire un espace contenant en en soulignant les limites. Ce n’est qu’une fois que ce contenant a été suffisamment élaboré que Julien a pu commencer à investir les objets qu’il contient. L’investissement du personnage non-joueur, Yorda, passe par plusieurs étapes. Elle qui est si diaphane dans le jeu prend peu à peu de l’épaisseur pour Julien. Il commence à lui prêter des propriétés – elle doit être de fer pour ouvrir des portes de fer. Il est d’abord focalisé sur le danger que la distance peut signifier pour elle et pour lui : si Yorda disparaît dans les puits d’un noir d’encre que les ombres ouvrent, la partie est terminée. Vis-à-vis d’elle, il a des attitudes contrastées, mais pas encore ambivalentes. Tantôt il l’abandonne au cœur du danger – et il associe alors sur le fait que par le passé sa mère lui avait parlé de voleurs d’enfants. Il se souvient alors de l’anxiété avec laquelle il allait seul acheter du pain. Tantôt il ne peut la quitter – il l’associe alors à ses puînés qu’il doit garder lorsque ses parents sortent et à la difficulté qu’il a à les contenir. Dans le premier mouvement, il est comme une mère abandonnante et maltraitante, tandis que dans le second il est comme une mère surprotectrice.

22Petit à petit, une autre position, plus en rapport avec la castration qu’avec l’abandon et la séparation, émerge. Elle est portée par un mouvement de déni de sa propre impuissance à ouvrir les portes : il voudrait avancer dans le jeu et se passer d’elle. Elle devient de plus en plus un support pour exprimer son agressivité. Il commence à imaginer des moyens de se défaire d’elle, voire même de la tuer en la précipitant dans le vide. Un scénario fantasmatique commence à s’élaborer avec une bonne dramatisation : elle arriverait juste pour le voir sauter dans le vide ou bien ils tomberaient tous les deux. Puis, l’agressivité se trouve un autre objet dans l’espace thérapeutique : Ico, c’est le psychothérapeute, et jouer à le faire tomber est un inattendu que le jeu permet.

23Pour les enfants ou les adolescents dont l’entrée dans le processus thérapeutique semble hypothéquée du fait d’une trop grande inhibition – jouer, avec des mots ou avec des objets, avec le psychothérapeute est évité parce que trop excitant ou trop régressif – le jeu vidéo ouvre un autre espace où ces mouvements peuvent être travaillés. Ce n’est pas d’emblée un espace transitionnel : certains enfants doivent apprendre à jouer, avec ce support. Julien en donne un bref exemple puisque pendant une séance il régresse à un mode de sensorialité très archaïque. Ce n’est pas d’emblée un espace thérapeutique : le psychothérapeute doit y exercer son art pour réduire des clivages, relancer la circulation fantasmatique, atténuer des angoisses…

24Les jeux vidéo constituent un objet de culture qui se prête particulièrement bien à la médiation auprès d’adolescents car les thèmes qu’ils véhiculent sont proches de ceux auxquels l’adolescent est confronté. Ils sont organisés autour d’un imaginaire fait de fantasmes prégénitaux, de pulsions partielles, de changement du corps sans changement d’identité, de changement d’identité sans changement de corps, de maîtrise des orifices, de clivages, de dédoublements, de morcellement. Même le sympathique Mario confronte à des angoisses de chute sans fin, bien loin des gratifications œdipiennes après lesquelles il semble courir. Le fait même de devoir contrôler un personnage à l’écran met le joueur au contact des mécanismes d’identification projective.

25En somme, le jeu vidéo peut être pris comme un prétexte : prétexte à la rencontre, il est alors objet de relation avec ses aspects paradoxaux. Il préexiste à une rencontre « déjà-là », « trouvé-créé » dont il est également un effet. Il est aussi pré-texte à la narration et au travail de liaison qui la sous-tend.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • Boimare S. (2004). L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod.
  • Brun A. (2008). Images fictives violentes et thérapies d’enfants. Cahiers du CRPC, Université Lyon 2, pp. 75-95.
  • Kaës R. (2007). Un singulier pluriel : La psychanalyse à l’épreuve du groupe. Paris : Dunod.
  • Lavallée G. (1993). La boucle contenante et subjectivante de la vision. In : D. Anzieu, Les contenants de pensée. Paris : Dunod, pp. 87-126.
  • Leroux Y. (2008). Le jeu vidéo, un ludopaysage. Enfances & PSY, 38 : 129-136.
  • Privat P., quélin-souligoux D. (2000). L’enfant en psychothérapie de groupe. Paris : Dunod.
  • Privat P. (2007). Travailler avec les groupes d’enfants : Approche thérapeutique. Paris : Dunod.
  • Searles H. (1986). L’environnement non humain. Paris : Gallimard.
  • Stern D. (1993). Journal d’un bébé. Paris : Odile Jacob, 2004.
  • Stora M., dinechin B. de (2005). Guérir par le virtuel : Une nouvelle approche thérapeutique. Paris : Presses de la Renaissance.
  • Tisseron S. (1999). Comment l’esprit vient aux objets. Paris : Éditions Aubier Montaigne.

Notes

  • [*]
    Aucun travail ne s’effectue dans la solitude. Celui-ci est redevable à Serge Tisseron, René Kaës et Anne Brun qui, chacun à leur manière, m’ont soutenu et aidé à penser les médiations numériques.
  • [1]
    C’est le cas de Ben Schultz qui a vu le paladin qu’il joue dans World of Warcraft, Leroy Jenkins, apparaître dans le jeu de carte éponyme.
  • [2]
    Bien évidemment, ces figurations et ces symbolisations possibles ne concernent pas que les adolescents.
  • [3]
    Lespinasse F., Perez J., Atelier Jeu vidéo. http:// pagesperso-orange. fr/ lespinasse/ ateljvid. html
  • [4]
    John, space marine biologiquement et génétiquement modifié, se retrouve sur Halo, une planète anneau construite par une civilisation disparue, mais déjà investie par l’ennemi, les Covenants. Halo détient une arme terrifiante, et chaque force tente de se l’approprier. Pendant que les combats font rage, une troisième menace surgit des entrailles de Halo.
  • [5]
    First Person Shooter : jeu de tir en première personne. La catégorisation des différents types de jeu vidéo fait l’objet de débats parmi les joueurs. Un état de la taxinomie est accessible sur Wikipedia : http:// fr. wikipeadia. org/ wikiTypedejeuvid%C3%A9o
  • [6]
    Stora, De Dinechin, 2005, p. 165.
  • [7]
    http:// w3. uqo. ca/ cyberpsy/ fr/ index. fr. htm
  • [8]
    http:// w3. uqo. ca/ cyberpsy/ fr/ psychefr. htm
  • [9]
    Ce travail n’aurait pas cette forme sans ses prises de notes. Je tiens à l’en remercier.
  • [10]
    Au-delà du jeu vidéo, une métapsychologie numérique reste à construire. Elle pourrait s’appuyer sur ce que nous connaissons du travail du dessin et du travail du rêve pour dégager ce qui est commun : les processus métaphorico-métonymiques ; et ce qui est spécifique au travail du jeu vidéo : créer/détruire ; faire/défaire ; envoyer/recevoir ; sauvegarder/charger.
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