1Le présent article se propose d’analyser le monde interne de la petite fille qui devient anorexique, à partir des éléments qui ont été recueillis sur la base d’une expérience personnelle de traitements individuels et de thérapie bifocale.
2La psychothérapie avec l’adolescente anorexique témoigne de l’important travail d’acceptation de la féminité et de la sexualité féminine que chaque fille doit accomplir dans le trajet vers l’âge adulte et vers l’appropriation de son corps et de sa vie pulsionnelle. Elle nous permet aussi de mieux analyser certains aspects, habituellement très condensés, que l’on rencontre plus généralement chez des patientes état-limite ou avec troubles de la personnalité.
Négation de soi
3La fillette, quand elle est encore enfant, n’est peut-être pas toujours un rayon de soleil, même si elle est très dévouée à ses parents. Elle a du caractère, elle sait parfois leur tenir tête, elle leur donne parfois du fil à retordre, mais d’habitude elle sait comment les prendre, se faire aimer, les aimer. Elle devine qu’elle leur est en quelque sorte indispensable. Elle s’adapte à eux en faux-self, même si cela ne l’empêche pas de les manœuvrer dans sa fantaisie, dans les histoires secrètes qu’elle se raconte. Son monde intérieur s’accroît à mesure qu’elle s’adapte en façade aux souhaits des autres afin de les rendre heureux et se faire ainsi aimer, admirer, accepter. Elle est prête à tout faire pour eux, pour recevoir leur admiration, leur amour et pour être acceptée malgré ses pensées secrètes, dont elle pourrait se sentir coupable. C’est pour cette raison qu’elle commence à refouler, voire à réprimer. Elle négativise certaines pensées pour ne pas se sentir coupable, pour ne pas entrer en contradiction avec elle-même et être par cela forcée de résoudre cette contradiction. Bientôt elle ne saura plus ce qu’elle héberge comme fantasmes et projets démoniaques mais sera néanmoins mue par eux, bien qu’elle se montre toujours plus candide et innocente. Si un chantage commence, il sera l’effet de la force de la maladie et devra être considéré comme un « chantage honnête », ainsi que me le disait une patiente (Enrica), comme si le Moi n’y était pour rien ou qu’il était forcé. Là où le refoulement, mécanisme défensif spontané, ne suffit pas, la fillette sera amenée à utiliser la répression (« Je ne dois absolument pas penser à cela »), la négation (« Ce n’est pas vrai que je pense à cela, bien au contraire… ») et le déni (« Ce n’est pas moi qui a pensé cela, cela ne m’appartient pas »). Plus tard, elle renforcera la négativation par des pensées obsédantes relatives à la nourriture et à l’image corporelle, contre-investissement dont le but défensif lui échappera pendant longtemps. Elle vivra donc dans la carapace du faux-self, cette boîte à apparences qu’elle pourra exhiber à plaisir, sans rien craindre, car ce ne sera pas vraiment elle-même. Cela est rentable, du moins au début. Invincible, infatigable, elle sera toujours dévouée à ses parents, elle sera parfaite pour eux, forgée à leur image, du moins c’est ce qu’elle croit. Elle croit que les parents la veulent ainsi et parfois la réalité ne lui donne pas tort : les parents ont leurs raisons de se satisfaire d’une enfant qui se prête à leur jeu. Cette fille tombe à propos, père et mère commencent à en bénéficier : leur couple peut résister malgré un manque d’amour réciproque qui est rarement prononcé et qui frise souvent le dégoût, couvrant l’absence d’attrait sexuel et les tensions souterraines. Les parents n’ont probablement pas la conscience suffisante et la force morale pour pouvoir affronter l’effondrement non seulement du couple, mais aussi de leur personne.
4La fillette, dont l’analité a été très investie, se croit ainsi armée pour la vie : la phase de latence est vue par elle comme si elle était sans bornes, sans limite temporelle. C’est la vie pour toujours. Sans grands conflits, elle sera à toujours la fille de ses parents. « Le reste, on n’y pense pas, ça n’existe pas et en tout cas je suis plus forte que cela », semble-t-elle se dire.
5La fillette, quand elle était toute petite, avait été très envieuse. Elle suçait très avidement ou alors elle ne suçait pas assez, de peur de devenir dépendante et que son avidité ne se dévoile. Déjà bébé, elle pouvait contraster son désir et sa nature (si l’on peut dire que l’envie et l’avidité font partie de la nature, du tempérament). Très envieuse, elle a vécu la phase orale d’une manière intensément ambivalente. La phase anale a été en revanche d’un grand réconfort : elle a permis de constituer en elle l’opposition, la toute-puissance et une certaine autonomie toute cachée. Elle a pourtant fini par céder et accepter de devenir propre, en s’assujettissant rapidement aux exigences de la société : l’entêtement à été intériorisé et, désormais refoulé, il continue à travailler à bas bruit en couvant la vengeance. Celle-ci est toujours présente, quoique repoussée dans un projet de triomphe à long terme. Il n’est point étonnant que la phase phallique ait été aussi très investie et vécue avec beaucoup d’envie : l’envie dite primaire se tresse maintenant avec l’envie du pénis, devenant explosive, mais à l’intérieur, sans que cela ne transparaisse. Nous y reviendrons plus tard. Il suffit de mentionner ici que la différence des sexes, bien que reconnue, est déniée au plus fort degré et cela malgré le fait qu’en apparence la fillette puisse se montrer très féminine dans son habillement, dans ses manières et dans sa soumission apparente.
6La fillette entre donc sans grand bruit dans la phase de latence où elle se plaît. Elle investit l’intellect, obtient de bons résultats, pour le plaisir de ses parents dont elle guette chaque compliment. Son besoin d’alimentation narcissique, d’aspiration à la perfection paraît illimité. Avec ses camarades, elle a plus de peine à se faire accepter, en raison de l’importance de son envie : souvent exclue, elle s’anime à créer des alliances qu’elle rompt ensuite brusquement, sous un prétexte quelconque, la faute étant toujours rejetée sur les autres. Elle s’isole pour ne pas être exclue. Elle provoque l’exclusion pour s’en plaindre à sa maman, dans d’autres cas c’est papa qui est plus disponible à l’écoute : il devient le confident à la place des copines, inexistantes. Les relations aux pairs ne revêtent en effet pas l’importance qu’elles ont d’habitude, elles sont plutôt un faux-semblant pour cacher l’investissement unique de la vie familiale. La fillette collectionne des réussites scolaires et des insuccès sociaux, pour s’en plaindre à ses parents. Frères et sœurs sont de simples figurants, à moins qu’une sœur soit anorexique également.
Investissement du père œdipien
7Dans notre expérience il y a, à ce moment d’avant la puberté, deux possibilités pour la fillette. L’une est plus proche du vrai désir, c’est une sorte d’alliance avec le père, parfois sous forme d’identification, avec, en même temps, un refus et une ignorance de la mère et du féminin. Les cas d’Agata, Sheila et Maria illustrent cette voie, parmi nos patientes adolescentes. Les autres ont dû cacher davantage leur jeu, jusqu’à l’absurde, jusqu’au trouble identitaire grave.
Agata, quatorze ans, est une excellente footballeuse dans l’équipe de garçons entraînée par son père. Lors d’un match, elle trébuche toute seule sur le terrain et se provoque une rupture des ligaments d’un genou, l’obligeant à renoncer au sport qui la rapprochait de lui. Elle développe une dépression, sur laquelle se greffe l’anorexie.
Le père de Caroline, seize ans, pendant l’hospitalisation de sa fille, achète deux puissantes torches électriques, pour pouvoir se faire des signaux l’un à l’autre pendant la nuit, l’hôpital étant à environ 3 km en ligne droite sur la colline en face de leur habitation.
Sheila, dix-huit ans, était un rayon de soleil dans sa famille très unie. Gardant l’illusion d’être la préférée du père, elle continue à se faire câliner par lui. Elle va aux toilettes et prend sa douche en laissant la porte grande ouverte. Bien sûr elle dénie toute valence sexuelle à ses actes.
Veronica, treize ans, enfant de remplacement, née un an exactement après la mort d’une petite sœur, vit pour le bien de son père (avec compassion du fait d’une légère malformation du visage de celui-ci), après le divorce de ses parents voulu par sa mère. Elle a une aménorrhée primaire. Chez sa mère et chez son père aussi, on prend la douche devant les autres. Veronica dénie toute valeur sexuelle à ses actes, qu’elle définit comme des habitudes qui remontent à l’enfance.
Sonia, treize ans, présentant une aménorrhée primaire, passe des soirées entières à bavarder avec son père, dans sa chambre à elle, sous prétexte de faire les devoirs avec lui. Dans l’entretien avec les parents, le père, se sentant remis en cause par sa femme, s’exclame devant nous : « Mais au fond, ne penseriez-vous pas qu’il se passe quelque chose entre nous ? ! »
Maria, quinze ans, ne parle jamais de son père, qui est absent lors des consultations. En réalité elle passe tout le temps libre avec lui, soit pour faire des voyages en moto, soit pour retaper une petite maison de montagne.
9La deuxième voie est plus subtile. C’est la voie qu’empruntent la plupart des jeunes filles. C’est la voie de la fidélité aux deux parents en même temps. La fillette s’allie à la mère et cache son attirance pour le père. Le faux-self triomphe. La fillette est même capable de jouir de voir les parents s’approcher l’un de l’autre, croyant être le moteur de ce mouvement. Elle n’avouera cependant pas facilement qu’elle jouit surtout de les voir s’éloigner, convaincue d’être à l’origine de leur séparation. Dans ce jeu mental caché à trois, il n’y a apparemment de la place que pour deux : dans la réalité la fillette absorbe la mère à un point tel que celle-ci n’est plus du tout disponible pour le mari. La fillette sollicite la symbiose pour exclure le père. De cette manière, en plus d’avoir la mère prégénitale et aussi œdipienne (Œdipe négatif) toute pour elle, elle jouit en cachette, dans une fantaisie pas toujours inconsciente, d’avoir le père ainsi exclu de sa femme, tout pour elle. Le jeu est très fatigant, mais pendant la phase de latence, il triomphe dans la plupart des cas. Le temps passe tellement lentement qu’il paraît pouvoir s’arrêter. La poussée instinctuelle est encore faible, la sexualité infantile étant encore l’essor exclusif de la pulsion libidinale non reproductive, donc en quelque sorte maniable et contrôlable par la toute-puissance, et cela malgré son ancrage dans les zones érogènes, ces « zones » qui lui posent problème.
10Quoi qu’il en soit, la période de l’école primaire ne pose pas de problèmes majeurs au mensonge que la fillette s’est construit pour survivre. Comme nous venons de le dire, le problème est qu’elle ne peut imaginer une fin à cette période, bien qu’elle sache qu’un danger vital l’attend : la puberté qu’elle sent approcher. Elle voit avec un certain étonnement mêlé de mépris que les autres filles et les garçons se transforment, attendent avec impatience l’arrivée d’un changement, commencent à se regarder et à s’approcher les uns des autres d’une manière différente.
11Il y a, à ce moment, des filles qui sont plus « prévoyantes » que d’autres et qui s’alarment avant l’impact poignant de la puberté. Elles sont en nombre croissant, bien que la majorité des filles s’alertent une fois que la réalité brute s’est imposée, avec la croissance des seins et surtout l’apparition des règles. Dans les deux cas, l’angoisse pour une situation qui n’est plus contrôlable est telle, qu’elles ne reculent face à rien, elles se cassent la tête pour trouver une solution contre-nature, elles tombent malades et elles somatisent. Puisqu’il n’est pas question de revoir leur façon de penser et leurs projets inconscients, elles s’opposent avec toute leur force à l’inéluctabilité de la croissance. Les règles ne doivent pas apparaître ou elles doivent disparaître. Il faut redevenir la fillette asexuée d’avant. Cela est sans doute possible. Rien n’est impossible, il suffit de le vouloir, comme dans le passé, un peu plus que dans le passé. Il ne faut même pas le penser, tout est déjà prévu à l’avance, l’inconscient est en quelque sorte programmé pour cela, cet inconscient qui garde, caché, le projet de vie établi à l’âge de l’Œdipe. La fille devient anorexique, de façon toute naturelle. Une diète commencée en même temps qu’une copine, une allusion du pédiatre sur un poids en légère augmentation, une remarque sur les fesses ou sur les hanches de la part d’un maître de gymnastique, suffisent à déclencher le mouvement qui s’était solidement préparé souterrainement. Très vite, la jeune fille n’est plus maîtresse d’elle-même : la diète ne s’arrête plus, l’offense narcissique n’a pas de fin. La jeune fille glisse rapidement dans le gouffre de l’anorexie et dans le labyrinthe du non-sens, où elle se perd.
12Tous les cas ne présentent pas la même gravité. Certaines filles s’en sortent assez rapidement avec une aide psychothérapique qui arrive au bon moment. L’aide ne doit pas arriver trop tôt. Il faut aussi que la fille ne soit pas contrariée trop précipitamment par le médecin, car nous sommes de l’avis que le mouvement anorexique, soigneusement préparé pendant de longues années, mérite un certain respect, il faut lui laisser prendre une forme, lui donner un peu de vie. Nous sommes en fait convaincus que sous le mouvement de destruction anorexique il y a aussi un mouvement de vie qui commence à prendre, pour autant que nous arrivions à l’entendre sous le bruit terrifiant du refus alimentaire et de l’angoisse de mort qui déstabilise l’environnement.
13L’éclosion de l’anorexie mentale à l’adolescence constitue un drame et parfois une tragédie pour tout l’entourage, en premier lieu pour la famille proche. Les anorexiques ont des familles très unies et très « chaleureuses », trop, même dans les cas où il y a une séparation des parents déjà présente. Dans le couple, les conflits sont très importants mais ils sont atténués ou cachés, absorbés comme à travers la « solution tampon » constituée par la fillette. Les parents, l’un ou l’autre, parfois en alternance, n’arrivent d’abord pas à croire à la maladie de la fille, qu’ils peuvent banaliser jusqu’au déni. Enfin, quand eux en sont convaincus, ils se confrontent au déni de leur fille, aux promesses non tenues, aux faux espoirs, et c’est à ce moment que les alliances d’un parent avec la maladie se montrent en plein jour et développent leur toxicité. Dans certains cas, une séparation du couple parental se réalise pendant le traitement de la fille.
La maladie comme processus de subjectivation
14L’anorexique ne veut pas grandir, elle aimerait rester la fillette sans érotisme et sans sexe qu’elle a été auparavant. Dans quelques cas (Sandra), la fillette a eu un comportement sexualisé à la préadolescence, vécu par projection comme séduction subie de la part de garçons du même âge et parfois de la part de l’adulte. Dans certains cas (Sheila, Vanessa), un début d’activité sexuelle a été mal vécu, car réalisé par une sorte de devoir, de besoin d’être comme les autres.
Sheila s’est soumise à des fellations sous demande de son copain, ce qui a probablement activé le tabou de l’inceste par un lien inconscient avec le père aimé d’une manière encore infantile. Dans sa psychothérapie, elle réalise que le sandwich au jambon qu’elle aimait tant, équivaut à manger le pénis, donc à avoir des relations sexuelles accomplissant un désir interdit plus profond. Son autre grand plaisir est les gnocchis à la crème, préparés par son père et identifiés aux produits sexuels masculins.
Vanessa, dix-huit ans, avouera un fantasme de relations sexuelles avec un homme encore plus âgé que son père. Lors de la première séance je commets l’erreur de lui dire qu’elle n’est pas encore majeure pour décider seule, elle me sourit coquettement en me disant qu’elle vient d’avoir dix-huit ans, le ton de sa voix m’indiquant clairement qu’elle pourrait s’offrir comme objet sexuel. Son père avait l’habitude de lui demander des baisers sur la bouche, lui disait qu’elle était sa préférée, la regardait nue et, même si cela était fait en rigolant, l’invitait à coucher avec lui.
Sheila et Vanessa se rendront compte qu’elles ont eu des relations sexuelles avec des pairs, même si elles ne se sentaient pas préparées, seulement parce qu’elles voulaient faire « comme toutes font à notre âge ».
16La sexualité infantile de ces patientes paraît avoir un double ancrage : d’une part, comme je l’ai souligné, la fillette semble s’orienter à réaliser les vœux qu’elle suppose, parfois à juste titre, être ceux de ses parents ou de l’un d’eux. D’autre part, la sexualité infantile avait, malgré cela, trouvé un certain ancrage dans le corps propre, donnant ainsi lieu au processus de subjectivation désirante. Avec cependant la particularité que ce processus est moindrement investi, la fillette préférant le processus morbide et pervers en faux-self et les constructions toutes-puissantes de manipulation des parents (elle ne se limite pas à l’espace imaginaire, mais peut l’agir aussi dans la réalité des échanges quotidiens avec eux).
17Dans notre façon de concevoir ces processus en vrai et faux-self, je considère que le processus de subjectivation authentique (vrai-self) se développe à partir des échanges réussis, suffisamment bons, dans la relation primaire mère/enfant. Le processus en faux-self, morbide et pervers, s’ancre dans les effets des échanges mère/bébé qui ne tiennent pas compte des puissants besoins vitaux et de subjectivation du bébé, et qui correspondent à des besoins (presque toujours inconscients) de la mère, besoins qui submergent ceux de l’enfant à un moment de son développement où il y est pourtant très sensible, notamment en cette période féconde pour la constitution des connexions synaptiques et de l’organisation psychique de base (plasticité cérébrale). C’est à ce niveau que les plus importants clivages se forment, indépendamment du point de vue kleinien, qui tient compte des relations avec les objets internes bons et mauvais, et qui se situe à un autre niveau. En effet, les clivages dont nous parlons ne sont pas du même ordre et ne sont pas symétriques entre eux, comme les clivages kleiniens. Tandis que le vrai-self s’enracine dans le corps propre érotisé et dans le Moi subjectivé, qui fonctionne avec le système inconscient-préconscient-conscient, le faux-self ne s’enracine pas dans le corps propre érotisé, il est pour ainsi dire ancré dans le corps et dans la psyché de l’autre, de la mère, sans processus de subjectivation, sans possibilité de refoulement, avec seulement la possibilité de la répression, du déni, de mécanismes plus primitifs. En d’autres termes, cette partie du Moi ne siège pas dans l’inconscient sexuel refoulé, mais dans un « inconscient » qui, tout en pouvant concevoir qu’il fait partie du Ça, n’est pas constitué de représentations de choses et d’affect, mais simplement des fueros, pour utiliser le terme de Freud dans la lettre du 6 décembre 1896, c’est-à-dire de traces perceptives non traduites en traces mnésiques, liées en quelque sorte, dans notre façon de les concevoir, à la psyché et au corps de l’autre, de la mère qui s’impose à son bébé en lui désavouant son identité (Bianchi, 2007a, 2007b).
Toute-puissance et perversion
18La petite fille n’arrive pas à penser ce qui lui arrive, car elle n’a pas atteint un niveau suffisant d’individuation, et aussi parce qu’elle érotise secrètement les effets du manque d’individuation, en devenant ainsi la complice de l’autre qui l’aliène et le co-auteur du processus pervers qui se répand en elle.
19Pour ce qui concerne la fille devenue anorexique, elle se remplit la tête de (fausses) préoccupations autour de la nourriture, des calories qu’elle prend, la manière de les dépenser, et de préoccupations autour de l’aspect physique, de la manière de détourner l’attention et de ne pas s’occuper de la source suprême d’angoisse, le plaisir sous toutes ses formes, le plaisir érotique impensable, qu’elle cherche à offusquer depuis toujours, depuis son premier âge, depuis le temps de la découverte de la sexualité. Plus il est réprimé, plus il revient sous d’autres aspects.
20Ce qui est touchant chez la jeune fille anorexique, est son désir de vivre sa vie, désir non assumé, que nous ne pouvons que soupçonner et travailler dans l’obscurité, à l’insu même de la jeune fille, et qui se dévoile parfois dans une plainte pleine de rage dès la première rencontre : « Pourquoi ne me croyez-vous pas ? Comment prétendez-vous me connaître mieux que moi ? » Elle se désespère, nous traite de bourreaux car nous la priverions de la liberté de penser, de sentir, de bouger et de manger comme elle le veut. Elle nous reproche d’être pires que ses parents, qui font déjà cela à la maison. Pendant longtemps les médecins ne voyaient derrière cette toute-puissance que le désir de les manipuler et ils ne considéraient que le côté narcissique extrême, anti-évolutif, anti-thérapeutique. Pris dans leur contre-attitude inconsciente, les soignants se fermaient à leur tour vis-à-vis de la souffrance de leurs patientes, sans se rendre compte que derrière leurs plaintes qui, dans le hic et nunc, apparaissent si absurdes et manipulatrices, il y avait quand même une vérité. Cette vérité concerne un vécu, du moins subjectif, d’un refus subi au niveau identitaire narcissique et qui date de la plus jeune enfance. La fillette, dans son monde, se sent prisonnière sans qu’elle puisse le reconnaître, elle accuse les médecins de la priver d’individualité et de l’enfermer, comme auparavant ses parents et au début de la vie sa mère, incapable de tenir compte des besoins précis de cette fille-là. La fillette avait joué le jeu, mais maintenant c’est comme si l’anorexie mentale de l’adolescente était une décompensation d’un équilibre créé en faux-self, où soudainement des besoins de subjectivation se font jour, à l’insu du sujet lui-même.
21Derrière la toute-puissance et le narcissisme blessé, il faut entendre une demande d’écoute véritable, le possible début d’une histoire authentique, le germe du développement d’une personne vraie qui jusque-là ne s’était jamais montrée, même pas à elle-même si l’on peut s’exprimer ainsi. Il y a donc un espoir pour le psychothérapeute qui rencontre pour la première fois la fillette révoltée contre son entourage et contre lui. Il sait à l’avance que le travail avec l’anorexique sera difficile, en raison surtout du déni de la problématique, de l’importance des clivages et du transfert négatif, ouvertement exprimé ou travaillant à bas bruit, sous couvert d’une collaboration intellectuelle. Mais il sait aussi qu’il peut compter sur une alliée qui gît dans les couches profondes de la personne et dans le corps maltraité par le Moi conscient.
Hystéro-phobie ?
22Mais de quoi a-t-elle si peur, l’anorexique ? Pourquoi refuse-t-elle l’entrée dans l’âge adulte, pourquoi la sexualité, qu’elle soit orale ou génitale, lui fait-elle si peur ?
23L’analyse tombe toujours sur des constantes que l’on retrouve à minima chez tout un chacun : il n’y a pas de spécificité des grands thèmes, sauf peut-être l’impression de ne pas avoir de fond (à l’estomac), analogue à la peur de tomber, sans jamais s’arrêter, et des terreurs sans nom.
24Avec la puberté, la jeune fille entre en contradiction : les sensations qui se réveillent dans le propre corps ne peuvent plus être simplement refoulées. N’ayant pas préparé l’adolescence avec une relativisation de l’importance des objets primaires, les sensations sont immédiatement attribuées à l’attrait pour les parents, pour qui l’enfant a continué de vivre. L’horreur de l’inceste, refoulé et dénié pourtant de façon massive, n’étant pas mentalisée, se fraye un chemin à travers le corps, comme si la jeune fille se disait : « Si je fais marche arrière et que je redeviens petite, ce sera comme auparavant. Je n’écoute plus mon corps, mes sensations, je fais semblant de rien. » Les sensations de faim peuvent être assumées et contrastées, les autres disparaîtront de même. La maladie essaie d’entraver le processus de subjectivation qui est en train de naître sous l’effet des sensations corporelles liées à la puberté, en même temps qu’il révèle, à qui veut bien l’entendre, ce même processus d’individuation. La fillette voudrait bloquer la croissance et redevenir la fillette d’auparavant. Pendant la psychothérapie nous nous rendons cependant compte que c’est plus compliqué que cela.
25Si le régime en faux-self entre en crise au moment de l’adolescence (et parfois déjà un peu avant), c’est qu’il n’était pas parfait, il y avait des brèches. Toutefois la fille se cramponne à son passé dans la tentative de colmater la brèche qui est en train de s’ouvrir. Une voix intérieure semble l’empêcher de devenir ce qu’elle est ; cette voix est parfois ressentie par la patiente comme impérieuse, elle doit s’y soumettre. Souvent le thérapeute ignore l’existence de cette « voix », car « elle » exige aussi le silence. La « voix » est ancrée dans un Surmoi primitif qui reproduit une interdiction parentale qui n’a jamais été prononcée en tant que telle (du genre « Tu n’aimeras pas d’autre personne que moi »).
26Pour le dire autrement, il y a pendant la psychothérapie un moment précieux où l’écroulement du système permet qu’un aspect ignoré de la personne se fasse jour, avec l’inconvénient que cette partie-là, pourtant la plus authentique et que nous appellerions le vrai soi, n’est pas reconnue comme une partie de soi, mais crainte au maximum, et déclenche des défenses plus destructrices. Pour pouvoir « grandir », cette partie-là aura besoin de se cacher sous le manteau anorexique pendant un bon moment. La fille au faux-self, devenant anorexique, sous la cuirasse de l’anorexique, permet en quelque sorte à son Moi authentique, basé sur un Ça authentique, de grandir jusqu’au point d’entrer en conflit avec la partie fausse, semant la zizanie dans l’entourage. Ce n’est que la contrepartie du désarroi qui explose au sein du Moi de la patiente qui ne comprend plus rien, et le thérapeute souvent de même, comme s’il y avait soudain trop de personnages : la vieille fillette gentille et adaptée, vivant pour ses parents, l’anorexique en lutte avec les parents et qui tente de maintenir le statu quo, et une troisième, sorte de nouvelle fille, qui ne sait pas qui elle est, n’a pas de caractère, presque pas de peau, et sait seulement qu’elle veut vivre et devenir quelqu’un, si possible. Cela s’extériorise souvent de façon mélodramatique dans les relations avec les parents, avec haine manifeste envers la mère et amour non dissimulé pour le père, haine et amour qui souvent sont dirigés soudainement vers l’autre personne, et aussi, prouesse extrême dont l’anorexique est parfois capable, projetés dans les deux figures œdipiennes, positive et négative à la fois, de haine et d’amour pour chacun des deux parents séparément l’un de l’autre, comme s’il n’y avait pas de triangulation.
27L’anorexique (d’avant la thérapie) veut maintenir le statu quo. Elle veut donc être la fille de ses parents à tout prix, le centre de leur attention (en cela, par la maladie, elle y parvient très bien), leur raison de vivre (ce qui est souvent le cas objectivement). Les ruses qu’elle utilise sont nombreuses, les pièges qu’elle leur tend aussi. Elle crée des alliances morbides avec l’un ou l’autre des parents, d’habitude avec celui qui s’allie en premier au déni de la maladie. Si c’est le père, le jeu devient assez manifeste, si c’est la mère, cela se complique. Nous l’avons déjà affirmé. Nous sommes d’avis que la fillette entretient une relation très forte avec le père, mais qu’elle la dissimule se montrant particulièrement attentive vis-à-vis de la mère, très dévouée, sauf parfois à l’attaquer comme par inadvertance. L’alliance avec le père sort ainsi du déni et l’anorexie rend possible la passion secrète, sous le manteau de la compassion du père pour la fille incomprise par la mère et par les médecins, sentiment « chaste » où l’amour prétendu innocent peut triompher.
28La jeune fille n’avait cessé d’aimer son père. Elle l’aime au détriment de la mère et aucune culpabilité ne semble offusquer cet amour, comme si la mère méritait ce sort, qu’elle s’était auto-exclue. La jeune fille est capable d’inventer toutes sortes d’histoire qui lui permettent de remettre la faute sur sa mère et se débarrasser du sentiment de culpabilité. Cette dernière ainsi déniée se transforme en maladie et ne peut être reconnue en tant que telle, d’autant que la maladie est la conséquence de beaucoup d’autres mobiles inconscients. Mieux vaut être malade que coupable. La confusion finit par régner.
29Certaines filles, en revanche, dissimulent l’amour pour le père sous couvert d’un amour inébranlable pour la mère. Elles passent des heures à parler avec leur mère, proposent une sorte de symbiose avec elle, qui leur permet de suspendre (ce n’est pas un refoulement) l’amour pour le père. Elles triomphent cependant, car elles obtiennent que la mère passe plus de temps avec elles qu’avec leur mari. Les jeunes filles ont l’impression que la mère les aime d’un amour exclusif, et elles les aiment en retour de la même façon. Elles peuvent donner l’impression de se faire « manger » par elle, de nourrir leur mère en se sacrifiant. En effet, elles doivent lui donner « toute la chair » imaginable, pour que cette mère ne soit plus attirée ou séduite par le père.
Enrica, jeune femme de vingt-six ans, était encore maîtresse dans ce jeu, pendant qu’elle était en analyse, une décennie après la sortie de l’anorexie. Elle attendait que son mari (mariage de couverture) soit parti au travail, pour se précipiter au téléphone avec sa mère, moment princeps de la journée, pendant lequel elle lui racontait sa journée professionnelle et privée avec chaque détail. Elle jouissait de cela, et c’est seulement avec le temps qu’elle se rendra compte qu’elle ressortait de ces longs appels – équivalents d’orgasmes – appauvrie et aliénée, avec le sentiment d’avoir alimenté sa mère pour la journée. Un appel moins long le soir aurait ensuite suffi, dans l’attente du lendemain. Elle était ainsi sûre de priver son père de l’affection de sa mère, comme quand elle était adolescente à la maison, anorexique collée à sa maman, la remplissant de toutes ses idées folles.
Ce que la jeune fille ne peut accepter, c’est que les parents aient une relation entre eux, dont elle est issue et dont en même temps elle est exclue. La jeune fille anorexique ne peut refouler la scène primitive, qui angoisse tout adolescent. Elle est hantée par cette scène, elle est obsédée par les rapports sexuels entre les parents, qu’elle doit dénier au plus fort degré et au prix le plus élevé, s’inventant des histoires, se racontant des mensonges, tout en commettant des actes manqués qui dévoilent le désir de faire intrusion dans le couple, et l’espoir cultivé secrètement d’être un jour la femme de son père.
Enrica a exprimé pendant des années et malgré des souffrances énormes (maux de tête, migraines, photophobie, cystites, maux de ventre, douleurs aiguës aux pieds) la rage de ne pas pouvoir être la femme de son père. Au cours de son analyse, elle devra pendant deux ans faire face à la rage narcissique d’avoir vu à Noël, lors d’une visite à ses parents, que ceux-ci étaient proches l’un de l’autre, alors qu’elle croyait le contraire, estimant sa mère trop malade, trop folle et déprimée, et surtout trop dégoûtée par la sexualité, comme elle le lui avait prétendu maintes fois pendant l’adolescence.
Enrica ne se surprenait pas de rêver d’être la femme de son père, de rêver d’avoir des rapports sexuels avec son frère, qui tenait visiblement la place du père, auquel il ressemblait. Elle tombait simplement malade, elle avait des symptômes physiques. Jamais elle ne s’est sentie coupable.
Il faut sans doute considérer la relation précoce, préœdipienne à la mère, pour comprendre la maladie de cette patiente, par ailleurs mariée, universitaire, vivant loin des parents depuis plusieurs années. Enrica avait eu une mère au caractère psychotique, qui par exemple n’arrivait pas à la toucher en tant que bébé et ne l’acceptait pas en tant que petite fille à la peau claire comme elle : elle l’exposait en plein soleil pour la faire bronzer, alors qu’elle en était brûlée.
Identité et différence sexuelle
31La patiente, fillette, jeune fille ou jeune femme, envie et hait ses copines et les autres femmes, se sent exclue et estime ne rien valoir. Elle peut contrecarrer cette attitude en haïssant les autres sans remords, se survalorisant pour un aspect ou un autre – son intelligence, son endurance, sa réussite sportive, scolaire ou professionnelle. Elle investit dans le perfectionnisme, sans jamais être satisfaite. En même temps, la patiente voudrait que tout le monde soit égal, y compris dans le sexe : neutre. Un peu comme les patients psychosomatiques dépressifs essentiels, elle aspire à être dans la norme, à être simplement comme les autres. On peut y voir un résidu de l’idéal du faux-self, porté au niveau le plus détaché et généralisé. Toute différence pose problème et suscite l’envie.
32Enrica l’exprimait ainsi : face à une copine qui parlait de son bébé, elle était très envieuse et ressentait le désir d’être cette femme-là, non pas – précisait-elle – d’avoir un bébé comme cette femme, mais précisément être cette femme. Elle se disait désespérée car elle voulait être toutes ses copines, de telle manière à ne plus les envier pour la différence qu’il y avait avec elles.
33En analyse, la haine de la différence pose un problème : l’interprétation est vécue comme une intrusion insupportable, du fait qu’elle véhicule une information que la patiente ne possède pas. Ce « savoir » de l’analyste, suscite l’envie de la patiente, envie aussitôt déniée. La patiente désire seulement être écoutée, comprise, elle voudrait qu’il n’y ait pas d’écart.
34L’envie absolue est pour les couples. Tout en étant « heureusement mariée », Enrica est hantée par tous les couples qu’elle voit ou imagine. Elle ne peut s’abstenir de penser à ce que font les autres couples, qu’ils font mieux que son couple, elle voudrait leur ressembler, être à leur place. Le couple de l’analyste et de sa femme aussi, mais dans le transfert elle résout la question en souhaitant être la fille (préférée) de ce couple. Avec ses parents également, elle rêve d’être toujours leur enfant, rêves nocturnes et non pas seulement diurnes ! La fille, la gamine, la fillette gentille dépendante, mais rayon de soleil, constituant – et contrôlant – la triade narcissique parfaite.
35L’envie qui caractérise la pulsion de l’anorexique a une source importante dans l’avidité orale et entretient des rapports très étroits avec l’envie du pénis décrite par Freud. Nous estimons qu’elle éclaire la nature de l’envie du pénis avec ses racines prégénitales et ses significations profondes, mais aussi qu’elle indique une voie de résolution pour l’envie primaire, considérée à juste titre comme difficile à dénouer, au point que certains analystes la considèrent comme constitutionnelle. Il est important que l’analyste reconnaisse le pénis sous couvert de l’envie simple dite primaire.
36En fait l’analyste n’est pas seulement supposé en savoir davantage. Inévitablement, il adhère à ce que dit la patiente comme le ferait une mère toute compréhensive, je dirais symbiotique, ou bien il offre des vues différentes, il interprète. La patiente se comporte comme tous les névrosés et entend le pénis derrière la différence proposée par la parole. L’analyste, homme ou femme, a ainsi un pénis que la patiente ne peut accepter. Il faut faire un travail préliminaire pour qu’elle puisse l’accueillir. L’envie n’est pas absente, mais a été refoulée, réprimée, déniée, controversée. L’analyste se charge de cette série de défenses, sans se laisser entraîner, car il a bien en vue l’envie de la patiente, il peut même la ressentir sur son propre corps, et il essaie alors de la représenter symboliquement, et de l’interpréter, d’abord par des acceptions très lointaines du sens concret, jusqu’au moment où la patiente pourra accueillir, non sans un dégoût initial, l’évocation de l’organe masculin « en personne ».
37C’est que la patiente est restée fixée à la théorie sexuelle infantile du monisme phallique. Tout en connaissant rationnellement la réalité du vagin, de son vagin, elle ne l’a pas intériorisée, ne l’a pas investie, ne se l’est pas appropriée. Il est resté un organe hors soi, hors sens, hors représentation (même inconsciente).
Enrica était à même de mieux analyser ces aspects. Elle cherchait parfois des relations sexuelles avec son mari, mais elles étaient très douloureuses et sans plaisir. D’ailleurs elle avait l’habitude de me dire : « J’ai eu “ une r.s. ” avec mon mari », jamais elle ne parlait de faire l’amour, ou d’intimité, jamais elle n’y faisait simplement allusion. Comme si elle devait m’avouer ce qu’elle faisait et restait accrochée au concret. Elle souffrait de vaginites chroniques et était consciente que son vagin avait été dévalorisé et même mis à l’écart par elle. Elle se plaignait d’une érogénéité excessive des seins, il suffisait que son mari la touche sur la poitrine, pour avoir un orgasme. Pour cette raison, elle était dégoûtée par toute femme qui allaite et s’imaginait qu’elle n’aurait jamais allaité son enfant, de peur d’éprouver un plaisir incestueux. Elle voulait épargner à ses enfants ses propres souffrances. Elle disait cela, en même temps qu’elle affirmait ne pas pouvoir renoncer à être la femme de son père, dépossédant sa mère, et bien que j’aie plusieurs fois connoté d’incestueux ce genre de vœux. Bien sûr je gardais à l’esprit que le père avait sauvé la petite fille, lui offrant la chaleur, la tendresse et la proximité corporelle, que sa mère n’avait su ou pu lui donner. Le père était bien avant l’Œdipe un havre « maternel » de sécurité et de vitalité pour cette patiente.
39Au terme de l’analyse, la représentation du vagin peut enfin évoluer. La rage et l’envie primaire non seulement obturaient le vagin, mais faisaient en quelque sorte croître exactement là une sorte de pénis (fécal), qui donnait l’envie de vivre, malgré toutes les lamentations proférées.
40Chez l’anorexique la guérison s’entrevoit quand l’envie du pénis commence à se résoudre. Au fur et à mesure, l’envie primaire au sens kleinien perd aussi de l’importance. L’envie primaire était le résultat d’une symbiose non résolue avec la mère, le signe de l’échec de l’individuation, de l’appropriation subjective du corps propre et de la sexualité. Les patientes vivaient par procuration à travers l’envie pour les autres : celles qu’on envie possèdent toute la sexualité et toute la féminité, il n’en reste pas pour la patiente, d’ailleurs elle n’en veut pas, cela la dégoûte ou simplement ne l’intéresse pas. Si j’arrive à ne pas manger, j’arriverai aussi à vivre sans la hantise du sexe, je ne serai que mon âme.
41L’envie primaire et l’envie du pénis se fondent l’une sur l’autre réciproquement. Progressivement l’une se sépare de l’autre et au fur et à mesure que l’une se résout, l’autre se résout aussi. Le dégoût du pénis, dès qu’il est affirmé en analyse, commence à être dépassé. Le pénis peut enfin être désiré, il est aussi le signe de l’altérité, il se présente comme une offrande de la part de l’autre. La patiente devient enfin sujet et l’objet est reconnu, accepté et aimé pour son altérité. Ce processus thérapeutique caractérise l’adolescente anorexique, pour laquelle la sexualité, déniée parce que trop incestueuse, se libère dans le transfert et ensuite dans la vie. L’oralité perd son investissement massif, l’analité se réaménage, l’organisation génitale adulte peut être atteinte. L’adolescente devient adulte et sort de sa singularité dans la mesure où, en acceptant d’avoir des besoins et des désirs comme le plus commun des mortels, elle se retrouve elle-même tout à fait unique. Nous sommes d’avis que, d’une façon spontanée et dans la majorité des cas sans manifestation symptomatique majeure, la plupart des filles traversent ce même processus d’intégration de la féminité et des différences par rapport aux autres.
Bibliographie
Bibliographie
- Bianchi F. (2007a). La notion de trace perceptive : quelques hypothèses sur l’origine de la pulsion de mort. Rev. Fr. Psychanal., 71 : 1151-1171.
- Bianchi F. (2007b). La notion de trace perceptive dans la compréhension de la clinique des enfants avec conduites autodestructrices. La psychiatrie de l’enfant, 50 : 97-124.