Adolescence 2008/2 T. 26 n°2

Couverture de ADO_064

Article de revue

interview de Raymond Cahn

Pages 517 à 535

Citer cet article


  • Aubray, M.-C.
  • et Agostini, D.
(2008). interview de Raymond Cahn. Adolescence, T. 26 n°2(2), 517-535. https://doi.org/10.3917/ado.064.0517.

  • Aubray, Marie-Christine.
  • et al.
« interview de Raymond Cahn ». Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, 2008. p.517-535. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-517?lang=fr.

  • AUBRAY, Marie-Christine
  • et AGOSTINI, Dominique,
2008. interview de Raymond Cahn. Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, p.517-535. DOI : 10.3917/ado.064.0517. URL : https://shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-517?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/ado.064.0517


1Dominique Agostini : Nous vous remercions, Raymond Cahn, d’avoir bien voulu nous accorder cette interview. Au cours de celle-ci, nous souhaiterions orienter successivement votre regard : 1 - du côté du sujet, 2 - du côté de l’objet, 3 - du côté de l’institution-famille interne-externe, 4 - du côté de l’institution thérapeutique. Je solliciterai vos points de vue concernant les deux premières problématiques qui, dans votre conceptualisation, sont en étroite interrelation. Marie-Christine Aubray interrogera vos conceptions des deux suivantes. Mes questions seront plus particulièrement centrées sur l’archaïque. Celles de Marie-Christine seront davantage consacrées au processus d’adolescence.

2Il est clair que votre modèle « point de sujet sans objet » diffère de ceux de Freud et de M. Klein, et est en filiation avec celui de D. W. Winnicott. Mais comment pensez-vous ce qui émane du sujet ? De quel potentiel disposerait celui-ci ?

3Raymond Cahn : Le potentiel du sujet, c’est bien ce à quoi nous sommes confrontés. C’est le seul objet de notre écoute, de notre travail. Tout le problème est de savoir comment ce potentiel s’est organisé et comment il est parvenu ou non à couvrir le maximum de champs et à faire face aussi bien aux situations et aux conflits auxquels le sujet est confronté tant en lui-même que dans le monde extérieur. En fait, on ne peut évaluer le potentiel du sujet qu’a posteriori. Et on ne peut pas ne pas faire le pari de toutes les possibilités éventuelles qui sont les siennes, sauf précisément si on se trouve confronté au départ à des limitations et à des incapacités qui auront peu ou prou réduit cette potentialité subjectale. Je suis tout à fait embarrassé pour vous donner des critères concernant les potentialités du sujet. Elles sont à observer, à découvrir. Par contre, ce à quoi nous sommes trop souvent confrontés, c’est à tout ce qui le limite ou fait obstacle à sa capacité à saisir une situation et à y réagir. En fait, ceci ne permet pas d’avancer dans notre compréhension ni dans notre réflexion théorique sauf à saisir, à partir du matériel de cure quotidien, la nature et l’origine des obstacles à une telle démarche et qui, par là même, permet de mieux saisir les conditions, ici compromises, à un processus de subjectivation. Freud en parlait comme d’une constitutionnalité, mais on ne peut rien faire de ce concept. Peut-être pouvons-nous lier ce potentiel à l’importance que j’accorde à la dimension créatrice. C’est une donnée présente chez tout être humain, plus ou moins bien sûr. Je crois, effectivement, qu’au départ, le monde interne et le monde externe n’existent que pour autant que, dans notre radicale « solipcité », ils sont totalement confondus.

4D. W. Winnicott, dans une formulation qui me paraît tout à fait capitale, évoque « le chemin qui conduit de l’objet subjectif à l’objet perçu », c’est-à-dire à reconnaître qu’il y a des objets autres que ceux qui sont des évidences au départ, radicalement subjectifs, sans d’autres dimensions que d’être là présentifiés au psychisme ; jusqu’au moment où il y aura confrontation à l’existence et à la contrainte du monde, de la réalité, de ses limitations et de ce que l’objet interne impose lui aussi. Tout cela est un travail qui ne se termine qu’à la mort. Ceci pour en revenir à la découverte de l’objet. Cette présentification à travers le travail hallucinatoire et représentatif, et au départ à travers la perception, qui est la saveur du sein, la cenesthésie du corps porté par la mère et qui donne lieu à une discrimination qui en fait une représentation psychique, qui devient quelque chose de réel mais dont il est impossible de saisir d’où il vient et où il mène, au moins dans un premier temps. Je dis cela par rapport à la version kleinienne à savoir que d’emblée pour M. Klein, il y a relation.

5D. A. : Le fait qu’elle ait postulé un moi précocissime atténuerait-il le rôle de l’objet dans le processus de maturation ?

6R. C. : Vous repérez ici l’importance, dans mon esprit, des conditions à cette structuration primaire et du fonctionnement psychique.

7D. A. : À propos des communications primaires et du potentiel, vous situez la rencontre bouche-sein comme « premier principe de réalité ». Peut-on rapprocher cette pensée d’une « pré-conception bionienne », c’est-à-dire d’une attente inconsciente du sein ? Ce fantasme inconscient en attente de réalisation-rencontre serait-il du côté de l’inné ?

8R. C. : Je ne connais pas suffisamment l’œuvre de W. R. Bion pour répondre quant à cette situation.

9D. A. : Lorsque vous évoquiez cette rencontre primaire bouche-sein, pensiez-vous à quelque chose d’inconsciemment attendu de la part du sujet-infans ?

10R. C. : Non, dans mon rapport « Du sujet » et dans la description de cette situation j’avais souligné le fait, pour montrer que je vais à l’encontre de ce que vous dites, qu’il se trouve que le regard de l’enfant rencontre celui de la mère et que, dans une période de tension plus ou moins intense, le mamelon se présente à la bouche, et que c’est cette découverte qui crée le sentiment d’une réalité. Elle fait la réalité.

11D. A. : La pulsion épistémophilique ou « pulsion créative », serait-elle la pulsion de subjectivation par excellence ?

12R. C. : Oui.

13D. A. : Seriez-vous d’accord avec l’idée d’attente inconsciente ?

14R. C. : C’est l’idée de « pré-conception » qui ne me plaît pas, car cela me fait penser qu’il y aurait une sorte de pré-forme inconsciente qui rencontre une forme qui viendrait là donner confirmation au bébé de cette pré-forme. Ça ne me convient pas du tout.

15D. A. : Ce serait une conception trop adulte, trop intellectuelle ?

16R. C. : Il y a toutes sortes d’attente tensionnelle, je dirais même pas pulsionnelle. À ce moment-là, on est dans des différences de potentiels d’énergie, de degrés d’excitation qui basculent progressivement du purement physiologico-économique dans le psychique, à partir du moment où quelque chose, un événement se produit qui fait émerger une réalité, un moment de réalité. La rencontre bouche-sein, au départ, est liée à des circonstances faites des besoins du bébé et de la participation de la mère, ça va de soi. Mais phénoménologiquement, on peut considérer qu’il se trouve qu’à ce moment-là, pas 5 minutes plus tôt, pas 5 minutes plus tard, avec cette mère-là plutôt qu’avec une autre, ça se sera passé comme ça. Il y a une dimension de contingence, même s’il y a un fond d’exigence de coordination biologique et psychique évidente.

17D. A. : L’objet ainsi trouvé-créé dans ces premières rencontres pourrait-il déjà être introjecté du côté d’une bisexualité psychique primitive?

18R. C. : Le sein est la mère, il n’y a pas de différence, c’est une sensation, c’est un acte moteur et en même temps une perception gustative ; tout cela est un magma. C’est un ensemble totalement indifférencié, pré-objectal. En s’appuyant sur la pensée de Freud par rapport à l’être et à l’avoir : si on est, on ne peut pas l’avoir, l’être est bien là quelque part bien sûr, mais on est ce qu’on rencontre. C’est une situation qui est totalement impossible à restituer dans notre univers différencié. C’est d’ailleurs pour ça que dans la définition que j’essaie de donner du processus de subjectivation, j’utilise le terme qui me paraît fondamental de différenciation. On n’arrête pas ce processus, il court tout au long du développement.

19D. A. : L’identification primaire que vous situez comme fondement des identifications ultérieures plus différenciées pourrait-elle être déjà bisexuelle ? Question à laquelle vous répondez négativement.

20R. C. : Je ne le pense pas effectivement. C’est une identification à l’humain plutôt qu’au père comme le dit Freud ou à la mère comme le disent la majorité des gens. Ce n’est ni à l’un ni à l’autre.

21D. A. : Dans une note en bas de page de 1927, Freud dit aussi « aux deux parents ». Cet ajout pourrait-il contenir l’intuition d’une bisexualité primitive ?

22R. C. : Je crois qu’il y a quelque chose qui a à voir avec la forme, la gestalt du visage, de la voix, du contact entre deux corps, de la découverte d’un corps dont on découvre progressivement que le corps de l’autre c’est comme le corps de soi. Tout ça c’est le processus identificatoire mimétique qui concerne l’autre en tant qu’autre humain. Cet autre humain qui est le premier environnement, fondamentalement la mère, la mère en tant qu’être sexué, forcément, mais je ne pense pas que pour le bébé cette dimension de différenciation soit déjà présente. De la même manière, il y a un terme qui me paraît important et qui met entre parenthèses la problématique de la différence des sexes, c’est celui d’homosexualité.

23D. A. : En rapport à l’identification primaire ?

24R. C. : Pas seulement, il y a une dimension pré-objectale qui n’implique pas la différenciation sexuelle, telle l’homosexualité primaire, même si elle est déjà présexualisée.

25D. A. : À partir de quel moment, cette différenciation sexuelle pourrait-elle intervenir ?

26R. C. : Je n’ai pas réfléchi spécialement au moment précis où intervient cette différenciation sexuelle. Deux points de repère néanmoins : la passivité-activité et la manière dont les parents investissent l’enfant.

27D. A. : À propos du premier point, est-ce que par passivité vous entendez le « féminin pur » et par activité le « masculin pur » ?

28R. C. : Ça c’est la différenciation de D. W. Winnicott. Je pense que l’utilisation par D. W. Winnicott de cette opposition est plus une métaphore qu’une possibilité d’ouvrir sur la différenciation masculin-féminin chez le bébé. Métaphore où la féminité serait l’être, la masculinité serait la pulsionnalité. La féminité concave, réceptive, comme continuité vers le Soi ; la masculinité comme irruption convexe – si je puis dire –, centrifuge, pulsionnelle.

29D. A. : Il nous a semblé que dans votre ouvrage de 1991, vous mettiez les traumatismes précoces et leurs répercussions à l’adolescence en rapport avec un clivage sexuel précocissime, c’est-à-dire un manque excessif de « féminin pur » ou un excès de « masculin pur » ; les deux provoquant des excitations traumatiques.

30R. C. : Le Soi précède le sujet. La pulsion sauvage, brute, revit une dimension traumatiquement disruptive si elle n’est pas déjà tempérée par – j’utilise là un terme qui est peut-être scandaleux, à ce niveau-là on n’a pas le choix, on est dans des contrées où on parle une langue qui n’a pas cours – un minimum d’intégration, de liaison de la pulsion.

31D. A. : Pourquoi est-ce scandaleux ?

32R. C. : Parce que le mot « intégration » peut paraître exagéré. Il « sent » son Moi alors qu’on est dans un Ça-Moi, indifférencié. La pulsion est déjà, je ne dirais pas domestiquée mais sub-attenuée. Elle n’a plus cette crudité, cette dimension absolue qui, je pense, la caractérise au départ. Avant, il y a une espèce de force aveugle qui me semble fondamentale, sous-jacente, et à travers laquelle nous trouvons à la fois notre énergie et la nécessité de la dompter, de l’orienter, de l’organiser. À ce moment-là, s’il y a quelque chose qui au niveau de la pulsion ne marche pas au départ, le processus de découverte de l’objet subjectif est mis à mal : soit, trop souvent, le sein arrive avant que le bébé ne soit prêt à le recevoir ou, à l’inverse, il quête quelque chose dans une tension désespérée et ça n’arrive pas.

33D. A. : En 1991, vous parliez de « sein masculin » lorsque l’objet-sein fait intrusion.

34R. C. : Oui, pour moi, c’est une métaphore.

35D. A. : Nous citons un passage du chapitre « La catastrophe psychotique » d’Adolescence et folie (pp. 88-89), passage dans lequel vous parlez de l’indifférenciation sujet-objet : « Temps en effet capital pour D. W. Winnicott, où la carence de la mère – l’excès d’absence (physique ou psychique) durant la détresse du bébé – crée une excitation non symbolisable – que répète l’analyse en ces zones “primitives” où un objet ne représente pas un autre objet, mais l’est –, voire même s’avère non représentable – ces agonies au cœur de l’être, en attente cependant d’être psychisées. Inversement, et à l’opposé de l’élément féminin pur, maternel, à l’origine de l’être du sujet, l’élément masculin pur, lui, procède des motions pulsionnelles inconscientes dans leurs divers avatars, s’engouffrant dans la faille du contre-investissement maternel qui fait la tendresse. »

36R. C. : Voilà, c’est un commentaire parfait par rapport à ce que je viens de dire. Je ne vois pas en quoi, il y aurait à différencier un cas de figure féminin et un cas de figure masculin dans le traumatisme. Attendez… il y a deux versions des choses. Je pensais que vous opposiez deux formes de situations traumatiques. Par contre oui, je pense qu’effectivement il y a un certain type de situation où le pulsionnel cru vient submerger la rencontre en quelque sorte, et rendre extrêmement difficile, sinon impossible, un dispositif pare-excitant permettant des défenses ou des réponses structurantes. Cela n’implique pas pour autant une opposition par rapport au féminin. Le féminin, c’est plutôt quelque chose de complémentaire, ça n’est pas opposé.

37D. A. : On ne voulait pas dire que, dans les situations normales, ce soit opposé mais que cette opposition pourrait être paradigmatique des situations traumatiques.

38R. C. : D’accord, mais enfin pour moi, ce sont des qualificatifs pour souligner à la fois l’intensité de l’excitation et l’insuffisance du pare-excitations. Ça n’avait pas la signification d’une masculinité ou d’une féminité qui jouerait un rôle particulier ou spécifique dans la problématique à ce niveau.

39D. A. : D. W. Winnicott utilise ces concepts dans son article sur « le clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme ». Peut-on penser que, dans son esprit, il est déjà question de féminin et de masculin ?

40R. C. : Autant son évocation du féminin et du masculin au départ me parle, autant ce clivage qu’il évoque ne me donne pas à penser. En tout cas, ça ne fait pas partie de mes repères conceptuels.

41D. A. : À propos du second point, vous développez que très tôt un parent peut, notamment par le regard, transmettre à un enfant, une identité de genre qui va à l’encontre de sa propre identité sexuelle. Par exemple, envahir une fille d’identité masculine ou inversement, comme dans le cas décrit par D. W. Winnicott.

42R. C. : Je voulais vous dire dans ma réponse à votre question précédente que, pour moi, masculinité-féminité se jouait d’une part par rapport à l’opposition activité-passivité, et d’autre part à un tout autre niveau – et ça déjà plus tard –, dans la manière dont les parents investissent l’enfant, qui constitue un élément absolument déterminant dans la problématique masculin-féminin. C’est fondamental. Bien que cela soit très contesté à l’heure actuelle, je partage tout à fait le point de vue de Stoller pour lequel le transsexualisme est toujours lié au premier regard de la mère. De la même manière que le propre Œdipe parental (et notamment maternel) est déterminant dans la façon dont la bisexualité de l’enfant s’organisera ultérieurement. Cela me paraît tout à fait classique. Mais tout à l’heure j’en étais à l’émergence, c’est la raison pour laquelle j’étais un peu perplexe par rapport à vos questions. Alors, vous n’avez pas tout à fait tort, parce que quand même l’identité fondamentale n’est pas remise en cause comme dans l’objet transsexuel. Par contre, effectivement, il y a cette fameuse séquence essentielle de D. W. Winnicott qui est à l’origine de toute ma conception métapsychologique : il dit à son patient « Je vois une fille ». Le plus important, c’est que dans la problématique transfert-contre-transfert, il ne se situe pas par rapport à l’intrapsychique du patient.

43D. A. : Mais du regard de la mère interne du patient ?

44R. C. : Là, c’est tout le problème, je ne suis pas sûr que ce ne soit que la mère interne quand il dit : « Quand je vous regarde c’est une jeune fille que je vois. » Je pense que c’est une situation transférentielle dans laquelle il n’y a pas de différenciation. Situation assez exceptionnelle, bien entendu. Où est la trace ? Elle existe dans les effets sur l’autre. Est-ce que ce serait chez ce patient une place « représentationnelle » pour un objet interne qui devient comme une fille ? Là, il y a chez lui une féminité fondamentale dont il ignore tout.

45D. A. : Cela serait-il comme un effet fantôme ?

46R. C. : C’est une image qui ne m’est jamais venue à l’esprit mais qui me paraît intéressante.

47D. A. : Dans Adolescence et folie, vous rapportez plusieurs situations contre-transférentielles proches de celles de D. W. Winnicott.

48R. C. : Ce sont des moments-clés qui nous ont tous stupéfaits.

49Marie-Christine Aubray : On pense notamment au cas d’« Irène » (Adolescence et folie), sur lequel je reviendrai.

50D. A. : À propos de ces moments-clés, je pense à un patient qui avait vécu des carences maternelles précoces très importantes. Sa dépression primaire était toujours très active. Lors d’une séance, alors que j’avais la tête ailleurs, il a poussé un cri terrible. J’ai immédiatement et concrètement pensé « un « bébé-tombe ! ». Terrorisé, j’ai précipitamment regardé le sol et le divan pour me rassurer.

51R. C. : Ce que vous dites là est tout à fait impressionnant mais ce qui me paraît poser le plus problème dans cette affaire – car après tout c’est quelque chose qui peut se passer chez n’importe quel patient – c’est pourquoi à ce moment-là vous étiez déconnecté ? Bien sûr, je ne sais pas ce qui s’est passé mais il l’a perçu. Ça s’inscrivait dans un contexte, ce n’est pas par hasard que vous aviez déconnecté. Qu’est-ce qui fait que vous étiez ailleurs à ce moment-là de la séquence dans laquelle ça se situait ? Ceci est intéressant et m’amène à penser que vous étiez pris, là, dans une répétition qui incluait l’environnement primaire. C’est une lecture bien sûr.

52D. A. : Je pense, à propos de ce type de situation, à la citation de F. Pasche que vous évoquez au sujet d’un de vos patients dans Adolescence et folie : « un opercule posé sur un trou ». C’est comme si le cri de mon patient avait, jusque-là été gelé en enclave autistique, puis dégelé dans l’interrelation et par ma défaillance. « Ce qui importe c’est que l’analyste, par son cheminement contre-transférentiel, ait créé le cri que le patient ne pouvait lui-même pousser », écrivez-vous en ce sens dans La fin du divan ?

53R. C. : Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, c’est Ogden. C’est une formule qui me paraît illustrer merveilleusement ce que j’essayais de faire passer.

54D. A. : Je voudrais vous présenter une autre petite vignette clinique qui pourrait illustrer l’envahissement de l’identité féminine par les aspects masculins. Il s’agit d’une jeune anorexique qui avait des hallucinations négatives d’elle-même quand elle se regardait dans le miroir : elle disparaissait en tant que fille. Au bout d’un certain temps, elle m’a révélé le fantasme de se suicider pour renaître en garçon. Elle avait, notamment par son père, été rejetée en tant que fille dès sa naissance. Ses parents n’attendaient qu’un garçon. Peut-on articuler cette situation à votre concept d’« équation imaginaire » : « l’image à l’intérieur de l’autre prend la priorité sur le sujet » et en quelque sorte le téléguide ? Une telle incorporation l’assujettissait à des fonctionnements automatiques, sans éprouvés émotionnels.

55R. C. : Alors qu’il y a chez elle un refus tout à fait délibéré d’être une fille, dans une sorte d’introject traumatique de la part du père, mais qui semble se télescoper avec son propre vœu à elle. Je ne suis pas sûr que l’« équation imaginaire » apporterait là quoi que ce soit de supplémentaire.

56D. A. : L’image désubjectivante massivement projetée en elle ?

57R. C. : On peut dire oui et non, car elle continuait quand même à reconnaître qu’elle était une fille.

58D. A. : Mais en tant que sujet, n’était-elle pas essentiellement un garçon, du fait même que la fille était sacrifiée au garçon ?

59R. C. : Je pense que virtuellement, elle était capable de faire un travail de subjectivation à travers le travail qu’elle faisait avec vous. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose en ce qui concerne l’« équation imaginaire ». Moi, ce qui m’avait impressionné par exemple, c’est de voir comment certains adolescents étaient pris dans des conduites qui étaient celles des grands-parents qu’ils n’avaient jamais connus et que ça passait par le fantasme parental. Cela est inélaborable, tandis que pour la jeune fille que vous évoquiez, elle peut être sujet du fait qu’elle refuse d’être ce sujet-là. Elle a tous les éléments, elle est à la fois une fille et elle voudrait être un garçon. Vous savez, pas par les parents – je suppose –, mais par la fille même, qu’ils voulaient avoir un garçon. Elle a toutes les cartes en main, elle en fait ce qu’elle en fait mais c’est toujours elle qui va faire.

60M.-C. A. : À travers sa propre fantasmatisation, son roman familial ?

61R. C. : Effectivement, c’est la problématique des identifications qui est fondamentale chez elle. S’identifier à qui ?

62D. A. : Elle était massivement envahie par les identifications projectives pathologiques du père.

63R. C. : Quand vous dites qu’elle était envahie, je suis bien d’accord, c’est-à-dire que ce n’est pas une introjection dans son déroulement heureux au sens de S. Ferenczi et de M. Torok.

64D. A. : Pourrait-il s’agir d’hypnose précocissisme du type de « l’hypnose maternelle » ou de « l’hypnose paternelle » décrites par S. Ferenczi en 1909 à propos des violences intrafamiliales ? De même, lorsque vous utilisez « Héraklès » comme modèle d’« équation imaginaire transgénérationnelle », ne peut-on penser à un phénomène d’hypnose quand Zeus s’introduit dans la couche conjugale d’Amphitryon et d’Alcmène à l’insu de tous ?

65R. C. : Pourquoi cela vous fait-il penser à l’hypnose ?

66D. A. : Dans « Héraklès furieux », il y a transformation et usurpation d’identité : Zeus se présente à Alcmène sous les traits d’Amphitryon.

67R. C. : Voici les propos d’Amphitryon, invoquant Zeus : « Toi, tu as su t’introduire furtivement dans ma couche, t’emparer sans droit du lit d’autrui. » Vous parlez de la situation ici, vous ne parlez pas des propos d’Amphitryon. C’est une histoire montée de toutes pièces pour montrer qu’il y a une autre signification à mon sens. C’est-à-dire que derrière l’apparence d’Amphitryon, c’est à Zeus qu’Alcmène pensait pendant qu’Héraklès était conçu. Il y avait effectivement là un fantasme de désir et qui s’est concrétisé dans cette grossesse où elle a vécu son Héraklès comme le fils du personnage incestueux qu’elle désirait avoir dans sa couche, comme s’il avait été vraiment là. Comme dans une espèce d’« équation imaginaire ».

68D. A. : Un tour de passe-passe insidieux, a-conflictuel ?

69R. C. : Comme une espèce d’état second, mais il existe un autre discours simultané qui est la vérité du sujet qui s’impose alors derrière ce qui semble transmis sans qu’il s’en rende compte. C’est une forme de violence terrible.

70D. A. : Une mise en sommeil mortelle de la vie psychique : Hypnos et Thanatos étaient frères jumeaux. On a pensé, à ce propos, au cas de « Paul » (Adolescence et folie).

71R. C. : En ce qui concerne « Paul », c’est un cas qui m’a beaucoup impressionné. Je le considérais comme l’expression d’un instinct de mort terrible, une sorte de retournement contre soi-même absolu.

72D. A. : L’hypothèse que vous sembliez formuler, c’est qu’il était resté non né, à l’intérieur de la mère interne. Vous dites qu’à sa naissance, « il avait abîmé sa mère au passage ». Un passage interdit, en somme.

73R. C. : Je le voyais comme un refus éperdu d’affronter le monde. Il était trop pris par l’aliénation à l’autre, par une peur panique de la séparation et par le fait de complètement être traversé par des pulsions qui le laissaient totalement désemparé. Il ne se reconnaissait plus, il se perdait. L’unique issue c’était le nirvâna.

74D. A. : Plutôt mourir que se séparer. Peut-on penser à une réaction thérapeutique négative extrême ?

75R. C. : La veille encore, avec ses parents tout était paisible, c’est quand il repart le soir sans protester à l’hôpital et qu’il s’y endort, qu’il meurt dans la nuit. C’est ce que je tente de montrer : les symptômes se réveillaient toujours quand il était séparé de ses parents. Avec ceux-ci, il était dans le cocon, dans l’adéquation de l’objet maternel. Alors que lorsqu’il mettait le nez dehors, il était pris par sa problématique d’adolescent, de jeune homme, c’est-à-dire traversé par ses pulsions et par la nécessité de transgresser le système dans lequel il était pris et dans lequel il se sentait en sécurité totale et, en même temps, qui lui était totalement insupportable.

76D. A. : Un adolescent au point de vue de l’âge mais ne pourrait-on pas penser à un fœtus ? N’était-il pas aliéné à ses parties anténatales ?

77R. C. : Oui, mais sur le plan clinique, les symptômes surviennent à l’adolescence. À propos de l’« équation imaginaire », je pense à « William » (Adolescence et folie) qui était aussi insupportable avec sa mère, hypocondriaque, que l’était son grand-père maternel avec sa fille. William était son grand-père. Ce garçon était pris dans une totale confusion incestueuse père-fils de la part de la mère dans sa relation avec son fils. Ce n’était pas seulement le prénom qu’il portait, qui était le même que celui de son grand-père maternel.

78D. A. : L’« équation imaginaire » implique-t-elle toujours de l’incestueux ?

79R. C. : Oui. Je pensais également à « Michel » (Adolescence et folie), ce garçon qui avait un poster accroché dans sa chambre, un poster dont le graphisme était ainsi fait que, de près, on voyait une femme se regardant dans un miroir et, de loin, une tête de mort. Ce qui me renvoyait au fantasme de sa mère évoquant une hallucination négative qu’elle avait vécue à l’adolescence : alors qu’elle s’examinait dans un miroir, elle était tombée dans un état de fascination devant son image qui s’était transformé en épouvante au fur et à mesure qu’elle voyait son image se dissoudre. Ça pose un problème méthodologique fondamental. J’ai triché et à la fois ça me paraît essentiel et en même temps ce n’est pas de la psychanalyse. Effectivement, j’ai utilisé le matériel de la mère et celui du garçon pour en faire une construction commune.

80D. A. : Vous décrivez une mère et son fils tellement intriqués dans l’incestuel. N’était-il pas fondamental de les séparer, de faire advenir deux psychés différentes ?

81R. C. : Oui, cela impliquait qu’il y ait un dispositif comme cette institution, qui permettait à une mère comme celle-là de venir me parler de la pluie et du beau temps, de venir me faire part des problèmes qui étaient ceux de son fils, et insensiblement, comme par hasard, au bout de trois mois de me parler d’elle et au bout de six mois, d’un an, de me livrer ce fantasme. Ceci impliquait bien sûr qu’il y ait une double prise en charge parallèlement. Situation spéciale et privilégiée. Ça me permettait d’établir des liens qu’aucun autre dispositif n’aurait permis. Ce n’est pas si fréquent des situations comme celles-ci.

82M.-C. A. : Cela nous amène aux deux derniers points que nous souhaitions aborder avec vous et dont vous venez de souligner l’interrelation. À ce propos, c’est sans doute toute la difficulté à laquelle le thérapeute est confronté quand, sans tiers-groupe-institution, il reçoit en privé des adolescents pris dans des liens aliénants, voire excitants aux parents et dont le concept d’altérité ne peut, de ce fait, en eux émerger. Comment alors nous déprendre de la confusion dans laquelle l’adolescent pris, peut nous prendre, enfermé qu’il est dans la compulsion de répétition (parfaite fixation du non-moi du patient dans le cadre comme le dit J. Bleger) ? Ainsi, la rencontre avec les parents peut-elle permettre, grâce à l’analyse de leurs fantasmes et projections dans l’adolescent, la mise en perspective des conflits de ce dernier ? Plusieurs rencontres avec les parents d’un jeune homme ont ainsi permis à celui-ci de recouvrer sa capacité de penser. La mère, en effet, a pu parler à son fils, du deuil non fait d’un premier fils mort à trois mois. Mon patient était totalement confondu, capté dans une « équation imaginaire » au frère aîné mort.

83Mais la rencontre avec les parents ne pourrait-elle pas parfois, ainsi que je l’ai expérimenté, déclencher des sentiments de persécution chez l’adolescent ?

84R. C. : C’est très difficile. Il y a un recours possible qui est la double prise en charge. Cela implique une confiance suffisante ou des échanges très étroits entre les deux « psy » et qu’il n’y ait pas de clivage comme on en voit souvent. On ne peut guère envisager cette circulation au niveau de plusieurs thérapeutes ailleurs que dans la problématique de la psychose.

85M.-C. A. : La pathologie du « groupe-famille » peut, toujours à propos de prise en charge en libéral, être tellement enkystée, que les rencontres familiales ne font que confirmer des points d’impasse. Ainsi, à la fin d’une séance familiale d’une adolescente, assignée à résidence maternelle, je fus confrontée à la réaction thérapeutique négative de la mère : après m’avoir exhibé son chéquier plein, elle le remit vivement dans son sac, alléguant qu’il était vide. Face à de tels transferts négatifs des parents, y aurait-il un risque que le thérapeute, logé à la même enseigne que l’adolescent aliéné devienne aliénant ? Ne pensez-vous pas que l’on puisse être pris dans un paradoxe où, du fait de la pathologie de tous les membres du groupe-famille, la thérapie individuelle, en libéral, de l’adolescent semblerait achopper, et en même temps, serait vouée à se perpétuer en raison du refus dudit groupe d’envisager une éventuelle prise en charge institutionnelle ?

86R. C. : Ce n’est pas simple, le problème est ici l’abord des parents par un autre canal, c’est-à-dire par les failles du cadre et le contre-transfert du thérapeute au sein de la relation duelle. C’est la seule façon, en dehors de celle qui est la situation privilégiée institutionnelle, d’aborder cette problématique. J’ai été impressionnné, dans un certain nombre de cas, par ce que l’on peut ainsi voir se déployer à partir d’une telle approche.

87M.-C. A. : J’évoquais précédemment J. Bleger à propos du cadre du patient, c’est-à-dire sa partie la plus primitive et la moins différenciée, déposée dans le cadre psychanalytique. Pensez-vous que ce dépôt de l’institution-famille la plus primitive du patient pourrait correspondre à des pans non introjectés de la préhistoire et de l’histoire des parents ?

88R. C. : Ce n’est pas du tout impossible, mais c’est difficile de faire la différenciation entre ce qui est de l’identification projective pure et ce qui serait une façon pour la psyché de l’analysant d’être traversée, sans qu’il s’en rende compte, par les identifications projectives de ses propres parents. Et sans qu’on sache très bien si cela a des effets sur le thérapeute. Et quant à savoir quel était le véritable producteur de ces identifications projectives, ce n’est pas forcément facile de faire la part de ce qui revient à l’environnement et de ce qui revient au sujet. On est là, me semble-t-il, dans quelque chose qui a à voir avec l’univers, le fonctionnement narcissique primaire, c’est-à-dire dans l’indifférenciation sujet-objet. Alors dire que c’est des identifications projectives de l’objet sur l’analysant, je n’en sais rien. C’est peut-être quelque chose qui circule sans qu’on sache très bien qui est qui et qui influence qui. On est donc dans un type de situations très archaïques.

89M.-C. A. : Peut-on faire un lien entre ce qui peut circuler au niveau des identifications projectives croisées dans ce cadre extrêmement primitif, avec le transgénérationnel ? Ce concept pourrait-il être constitué, au moins pour une part, de ces identifications les plus primitives déposées dans le cadre du sujet ? Le transgénérationnel serait-il in fine la partie la moins différenciée du sujet qui serait déposée là ?

90R. C. : C’est difficile de répondre. Si on essaie de le cerner d’un peu plus près, le transgénérationnel serait l’inconscient des parents qui aurait son impact direct sur le sujet. C’est ça le transgénérationnel, ce qui serait projeté et qui gauchirait en quelque sorte le matériel du sujet, et qui, à travers la conflictualité et la problématique du sujet, révèlerait en fait des processus totalement méconnus de l’Œdipe parental.

91M.-C. A. : Le travail de subjectivation serait-il l’élaboration de ce dépôt transgénérationnel pour qu’une différence des générations, une trigénérationnalité, s’établisse dans le monde interne du sujet ? La pathologie du trangénérationnel serait-elle alors ce qui de la préhistoire et de l’histoire traumatiques des parents a été évacué dans le cadre du sujet-patient, et ce sans possibilité par la psyché des parents de réintégration pour aider le sujet à traiter ce dépôt ? Nous retrouvons vos concepts : « d’extravasation d’une psyché dans l’autre », d’« empêchement du self », d’« objets gigognes », de « constructions de crypto-modèles dans l’imaginaire familial » ou d’« équation imaginaire transgénérationnelle ». Ces concepts reflètent-ils la pathologie du transgénérationnel ou diriez-vous qu’ils sont inhérents au transgénérationnel ?

92Afin de préciser la problématique du transgénérationnel, pensez-vous possible de faire l’hypothèse de l’existence d’une transmission transgénérationnelle non pathologique qui permettrait au sujet de transformer les messages reçus même si ceux-ci sont porteurs de secrets, de non-dits : sorte de travail d’élaboration de la filiation ?

93R. C. : Tous ces concepts me paraissent correspondre à tout l’éventail des pathologies de la subjectivation, telles que j’ai pu les observer dans le cadre spécifique de l’institution que mes collaborateurs et moi avons mis en place. Il me paraît difficile pour quel que sujet que ce soit, d’envisager une problématique qui ne fasse pas sa place au transgénérationnel, mais alors l’économie et les contenus seraient dans la plupart des cas différents de ceux ici évoqués. Les praticiens des psychothérapies familiales psychanalytiques seraient, me semble-t-il, plus qualifiés pour en préciser les modalités.

94M.-C. A. : Je pense au cas d’« Irène » et à l’« équation imaginaire transgénérationnelle » : la grand-mère paternelle = le père = la fille. Vous sembliez penser, dans votre ouvrage, qu’il n’était pas nécessaire d’interpréter cela.

95R. C. : Ce qui peut paraître évident à un œil extérieur l’est beaucoup moins lorsque deux ou plusieurs des protagonistes sont co-présents. Mais une interprétation de ce type ou une intervention qui ferait bouger les lignes n’est jamais à exclure, bien au contraire. Parfois c’est le patient lui-même qui en ressent le mieux le poids de sens. Par exemple, « Juliette » (Adolescence et folie), cette jeune fille dont je parle dans le chapitre « Œdipe hanté ». La mère de cette adolescente borderline avait donné naissance quatre ans avant Juliette à une fille encéphalopathe et psychotique. Cette mère, prise dans une dépression déniée, projette son mal-être notamment dans cette Juliette. Lors d’un entretien avec les parents, la mère dit : « Que voulez-vous, quand Juliette se trouve dans un moment de tension, elle est capable d’avaler n’importe quoi. Nous avons bien essayé de cacher les médicaments, mais elle tombe toujours dessus. » « Ce n’est pas vrai répond Juliette, je ne les cherche pas, je les trouve », laissant ainsi entendre que rien n’est fait, en réalité, pour l’en protéger. La mère poursuit : « Et puis on ne va quand même pas cacher l’aspirine, et c’est pourtant très dangereux. » Le regard de Juliette s’est alors posé sur celui des soignants pour silencieusement les prendre à témoin de ce qui se trouve véhiculé là des visées mortifères dans les propos de la mère dont le sens échappe totalement à l’un comme à l’autre des parents.

96M.-C. A. : Tout cela nous amène à envisager l’intérêt du travail en institution thérapeutique, ce que Adolescence et folie exemplifie. Une phrase qui en est extraite, m’a beaucoup fait réfléchir : « Pour une authentique action thérapeutique à partir de telles problématiques transgénérationnelles, l’intérêt se trouve dans la conjonction d’un cadre, d’une action institutionnelle aussi adéquate que possible et d’un moment-clé dont l’adolescence constitue le moment privilégié. » Je voudrais successivement insister sur ces trois points. Pensez-vous le cadre analytique, comme celui qui reçoit le cadre du sujet, ses identifications les plus primitives ?

97R. C. : Le cadre, c’est quelque chose qui peut être très vaste. Ça peut être aussi bien un cadre à deux, ça peut être un cadre parents-adolescent et les responsables, les réunions de synthèses qui essaient d’élaborer, sans l’adolescent, ce qui se joue avec lui… tout cela fait partie du cadre dans la mesure où on peut le considérer avec un regard analytique, dès lors que c’est un regard qu’on porte sur le matériel, mais dans un dispositif qui permet de le faire se déployer et d’être compris. Le cadre, c’est le dispositif qui en permet le déploiement et son élaboration. Cela suppose que quel que soit le cadre concret, dès lors que le regard est analytique ça implique un dispositif pour décrypter le matériel, en termes bioniens on dirait un « contenant ».

98M.-C. A. : Au sein de ce cadre-contenant, l’action institutionnelle – si nous la pensons ainsi que vous nous y engagez, comme l’objet externe qui par sa réponse modifie l’objet interne – correspondrait-elle à la fonction subjectalisante de l’objet ?

99R. C. : Oui, tout à fait, à condition de bien préciser qu’il ne s’agit pas de l’objet externe support de la pulsion, des désirs et des conflits une fois les instances différenciées, mais de l’objet-environnement, dans la régression ou la répétition de temps à la fois antérieurs et condition de cette différenciation et de ses modalités, même si plus ou moins inscrites dans des problématiques postérieures.

100M.-C. A. : À travers ce cadre-contenant et l’action institutionnelle peut-on penser que les moments-clés seraient aussi les moments paradigmatiques de l’analyse du contre-transfert ?

101R. C. : Des moments-clés, on en trouve dans toute cure. Je ne vais pas en énumérer les diverses figures. Je me contenterai de ce seul exemple où l’on reste longtemps à être pris dans des situations où l’on saisit mal les enjeux et le sens de ce qui se passe pour l’un et pour l’autre. Parfois cependant, des moments privilégiés surgissent qui condensent, éclairent de façon fondamentale ce qui s’était passé précédemment.

102M.-C. A. : Pensez-vous que le cas d’« Irène » est, à ce titre, intéressant quant à votre profond travail d’analyse du contre-transfert ?

103R. C. : Le médaillon, c’est très ancien. Effectivement, cette histoire était liée à la grand-mère paternelle (l’« équation imaginaire »). Je suis quand même impressionné : comment ai-je pu lui imposer un traitement médicamenteux ? Parce que j’étais convaincu que c’était bien pour elle, et que j’avais rêvé d’elle. Cette relation privilégiée que j’avais avec cette jeune fille m’a amené à la forcer sans que je m’en rende compte.

104M.-C. A. : Vous dites que vous étiez, à votre insu, dans la même position que le père, opérant cette même violence séductrice, tentant ainsi de rendre Irène telle que vous désiriez qu’elle fût à partir de l’image hyperinvestie que vous aviez, comme son père, d’elle. L’image du médaillon, à l’origine de l’explication de la problématique transgénérationnelle, ne montre-t-elle pas le degré de votre identification au père ainsi que la puissance des identifications projectives de ce père ?

105R. C. : Vous n’imaginez pas comment, dans les entretiens, le père assis sur la banquette auprès de sa fille, se rapprochait de plus en plus de celle-ci, alors qu’elle, tentait de s’éloigner de lui le plus possible. Et comment il parlait à sa place dans un monologue absolu qu’il vivait comme un dialogue avec elle, totalement silencieuse.

106M.-C. A. : Vous disiez que : « Le regard du père posé sur sa fille était d’une intensité et d’une expressivité pulsionnelle médusantes. » Cette remarque nous permet de revenir sur la problématique du regard dont vous avez souligné l’importance dans le cadre des toutes premières communications mère-bébé et de la construction des identifications primaires chez ce dernier. Dominique vous a longuement sollicité dans cette première partie d’interview sur ce registre de l’archaïque. Ainsi lorsque l’objet ne réfléchit pas le sujet, qu’advient-il de ce dit sujet lorsqu’il aborde le temps décisif du processus de subjectivation à l’adolescence ? Ce sont ces impasses de subjectivation, que de longue date vous approfondissez, sur lesquelles nous avons tenté de réfléchir avec vous dans la seconde partie de notre rencontre en insistant sur le lien entre les processus archaïques et leur réactualisation à l’adolescence.

107Il me vient une dernière question sur le contre-transfert, cette fois-ci, groupal, dont vous avez précédemment souligné, à propos des moments-clés en institution, qu’ils « nous ont tous stupéfaits » ?

108R. C. : De la même manière que je l’ai été moi-même dans cette brève illustration du cas d’« Irène ». Nous avons ainsi découvert que bien de nos comportements, de nos contre-attitudes répétaient dans la vie quotidienne des fantasmes et des interactions primitifs entre l’adolescent concerné et ses parents. C’est par l’élaboration collective de telles situations et, lorsque la chose était possible, par leur confrontation avec la problématique parentale, qu’un tel matériel et une telle théorisation se sont peu à peu imposés à nous, et dont je vous remercie de les avoir si pertinemment formulés et questionnés.

109M.-C. A. et D. A. : Nous vous remercions, de même, pour les précisions très approfondies que vous nous avez si généreusement transmises.


Mots-clés éditeurs : cadre, différenciation masculin-féminin, identification primaire, subjectivation, transgénérationnel

Date de mise en ligne : 01/03/2009

https://doi.org/10.3917/ado.064.0517

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