Notes
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[1]
Ingres épousa à soixante et onze ans une femme de quarante-trois ans, « ni âgée ni jeune et plutôt très bien ».
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[2]
Gutton Ph. (2008). Illusion familiale et ses paradoxes. In : J. Aïn (Éds.), Famille : explosion ou évolution. Ramonville Saint-Agne : Érès ( à paraître).
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[3]
C’est moi qui souligne.
1Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) ressentit depuis l’adolescence et toute sa carrière le désir ému de figurer en dessin et en peinture un drame de la vie amoureuse d’Antiochus empreinté aux « Vies parallèles » de Plutarque. Certes l’intrigue inspira de nombreux artistes depuis le XVIIIe siècle ; à titre d’exemples l’opéra de Méhul (1792), deux prix de Rome (David, 1774 ; Guillemot, 1804), bien des esquisses et tableaux.
2Dès son arrivée, à dix-neuf ans, aux Beaux-Arts de Paris, Ingres multiplia les dessins sur ce thème, repris à l’identique. Certains furent égarés, d’autres demeurent à Boulogne-sur-mer (1805), au Louvre (1807). À quarante-cinq ans, une peinture accompagnée de dessins préparatoires restera dans son atelier sous son regard quotidien avant de disparaître avec son auteur. À cinquante-quatre ans, une ébauche peinte avancée reprendra autrement la scène utilisant plusieurs dessins achevés ; elle est visible au Musée de Cleveland. À soixante ans, à Rome un grand tableau maintenant présenté au Musée de Condé de Chantilly fait l’objet à quatre-vingts ans, d’une nouvelle version achetée par le Musée de Philadelphie. À quatre-vingt-six ans, l’année de sa mort, il demande l’aide de son élève Raymond Balze (Musée de Montpellier) pour une huile qui reprend celle de 1840. L’œuvre marque la convergence des sources artistiques (musicales et picturales) historiques, archéologiques, littéraires ; elle repose sur une formidable documentation amassée par Ingres. La mise en scène picturale réunit quatre personnages ; les dessins préparatoires les isolent, souvent les fragmentent (un torse, une pose, des bras, la tête…) selon une esthétique classique dont Ingres était Maître. J’analyse la peinture du Musée de Montpellier.
3L’adolescent Antiochus est atteint gravement du mal d’amour, couché à plat ventre, les bras le long du corps, la tête enfoncée dans l’oreiller, encadré dans un grand lit baldaquin à colonnes. Dans les versions précédentes, Antiochus au visage jouvenceau quasi féminin et au corps plus guerrier est sur le dos à peine assis, affalé dans les oreillers, le torse à l’air, le ventre pudiquement voilé. La salle dans les premières réalisations est encombrée de l’armure, des armes et du luth auxquels le prince renonça ; deux chiens maigres sont dressés, l’un le regarde fièrement avec quelques reproches. Le musée de Montauban possède une vingtaine d’études dessinant avec grand soin le torse, les bras nus et les mains recroquevillées dans le vide, l’adolescent tout entier couché sur son lit de souffrance ; les pieds peuvent apparaître au-delà des draps. Certains dessins se seraient inspirés du tableau de Marat assassiné de 1793 (Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles).
Ingres, Antiochus et Stratonice,1866, Musée Fabre, Montpellier
Ingres, Antiochus et Stratonice,1866, Musée Fabre, Montpellier
4Stratonice, sa jeune et adorable belle-mère, objet de sa passion [1] est debout droite, souple au pied du lit (toujours à cette même place), la tête modeste fortement penchée, l’allure recueillie, peut-on dire honteuse. D’une nudité drapée, la tête couronnée, elle est fine, délicate à l’inverse de bien des modèles d’Ingres de cette époque telles les Odalisques du Bain turc (1863). Fort nombreuses sont les esquisses la figurant belle dans des poses réservées et charmantes, fort nue, ailleurs merveilleusement enveloppée. Dans le dessin du musée de Boulogne, le corps semi-nu de Stratonice est figuré entre le roi encore debout fort paternel et le prince écroulé ; le bras de ce dernier pendant hors de la couche où il est étendu, maladif, semble vouloir se rapprocher ou tout au moins ressembler au bras amolli de la reine. L’inspiration est romaine classique, bien sûr, utilisée par Ingres tout au long de sa vie, en particulier entre 1834 et 1840, à d’autres fins que le thème en question ; Baudelaire y décela néanmoins un des talents d’Ingres : « l’amour de la femme ».
5Selencus, le père, roi de Syrie au IIIe siècle avant Jésus-Christ, est dans toutes les versions accablé de tristesse et à l’évidence de culpabilité. Il est à genoux au pied du lit de son fils recouvert d’une tunique souple, la tête enfouie dans les draps, les bras tendus vers la tête du malade ; il n’a pas sa couronne royale ; il supplie le destin. De nombreuses esquisses de Selencus le montre ainsi prosterné (Musée de Montauban), écrasé parfois derrière la tête de lit, tourné vers le mur ou accroché à une croix chrétienne.
6Érasistrate, le médecin, est debout de l’autre côté du baldaquin face au spectateur ; à l’évidence savant reconnu, il est calme, dressé, dans d’autres œuvres exalté dans un mouvement impérieux comme un personnage baroque. De sa main droite, il prend soigneusement le pouls du jeune prince mourant. Par une légère rotation gauche de son corps, son regard est tourné vers Stratonice, debout entrant dans la pièce, au regard détourné. Il découvre le problème. Dans un dessin de 1807, le médecin est assis posant savamment la main sur le torse du jeune malade, la tête et le regard froid tournés de l’autre côté vers la jeune femme source de l’état du prince. Il fait le « lien intersubjectal » entre le prince et la reine. Il va traduire en mots ce qu’il ressent du drame et affirmer son point de vue aux trois acteurs de la scène ; Antiochus est aimé de Stratonice ; Stratonice est aimée d’Antiochus. Voilà un thérapeute familial, en même temps psychosomaticien, qui sait associer l’attaque du corps et la dépression de son patient au lien amoureux réprimé entre fils et belle-mère. L’histoire raconte que son affirmation diagnostique et son conseil sont suivis d’une décision faisant fi de l’interdit incestueux et sans respect pour la distinction intergénérationnelle : le roi fait don de son épouse à son fils. Ils se marient eurent quatre enfants ; il règne sous le nom d’Antiochos 1er. Engagée dans un lien semblable, la tragédie sans thérapeute orientera Phèdre vers le suicide et Hippolyte vers une mort étrange pour laquelle se conjugueront la colère de Thésée son père et la vengeance d’Aphrodite (devant le mépris de la féminité par le jeune homme). Érasistrate est en même temps thérapeute de l’adolescent et des relations intersubjectales. Son affirmation aurait-elle un tel effet si elle n’était familiale ? et en même temps aurait-il pu prendre la parole s’il n’avait ausculté le jeune malade ? La scène est à la gloire d’une forme de thérapie de la famille hic et nunc (dans la mesure du transfert dont bénéficie le médecin) à la fois individuelle et familiale ; elle s’inscrit dans le trio à partir d’une écoute neutre et bienveillante du sujet désigné (c’est-à-dire qui désigne les deux autres), démarche clinique à deux entrées intriquées, celle que je préconise aujourd’hui régulièrement dans le champ de l’adolescence [2]. Ces deux abords sont présents et fort différents : le premier est celui de la relation à l’objet dont l’économie est d’abord individuelle (sur le modèle de la deuxième topique) ; le second, groupal est metaphorisé par le fameux adage de R. Kaës : « le sujet est d’abord inter-sujet » dont l’optique identitaire se condense dans ce que D. W. Winnicott nomma une illusion.
7L’illusion familiale est paradoxale du fait du contraste entre ce qui est trouvé (et décrit dans le tableau) en impasse, et ce qui se crée : « the happy end ». Par la parole déléguée au médecin, les contradictions qui semblaient indépassables s’effaceront. L’auteur « ôte » ce qui était implicite, avant. Ce qui est paradoxal dans l’identité de chacun s’offre au dialogue, à la dialectique et à la création. L’argument pour innover est d’abord d’échapper à la « mors data ». Si l’on ne crée pas, la famille se détruit. Le maintien de cet équilibre (déséquilibre mobile) est difficile. Érasistrate y veille. Il veut conserver la croyance en la famille, le bouclier contre la mort, croire en « la maison » intime et royale qui donne sa place à chacun de ses membres. Ingres s’intéresse à la frontière fragile et mémorable entre la vie et la mort : l’architecture du lit monumental est le symbole d’un tombeau ; le bouclier jeté à l’effigie de la méduse ; une cithare appuyée rappelle Orphée ; un brûle-parfum sollicite la protection des dieux. Stratonice, la femme est la source de cet instant tragique entre amour et mort. D’elle, Ingres disait qu’il « l’aimait d’inclinaison », en en parlant il pouvait en pleurer. Elle entra dans sa vie à quatorze ans lorsque, second violon à l’orchestre du Capitole de Toulouse, il joue l’opéra de Méhul.
8Dans la famille des seleucides, la parole, le dialogue peut-être qui s’origine et suit la chose peinte, est décisive. Du saisissement par l’impasse figure, parlons-en donc : symbolisation primaire dirait R. Roussillon qui suppose un certain renoncement au sensible. Je dirai sublimation qui de façon tertiaire, sans rien perdre, permet le procès, inter-agissant de la chair aux signifiants. Oui, voilà une famille libre dans l’art de penser, capable de suivre ses affects afin d’en laisser filer les expressions et derechef les prises de position : la capacité sublimatoire est entre eux bien remarquable (co-affects).
9Le trouvé-créé winnicottien peut s’analyser à deux niveaux, intime-extime, œdipien et statutaire (au sens de la famille institutionnelle, certains disent traditionnelle). Dans les deux cas la mise en scène gère, ou mieux sublime l’opposition entre le champ du désir et celui de l’interdit.
101 - La tragédie est moins celle d’Œdipe que de Prométhée, le voleur de feu. Le parricide n’est pas dans la scène. Le filicide peut advenir. À qui sera la flamme féminine ? Le partage des femmes n’est pas celui de C. Lévi-Strauss. L’argument secret est celui de l’amour père-fils devant la femme. Le mal d’amour s’y joue principalement. Le père à genoux supplie son fils de vivre et se repent… de quoi ? d’avoir épousé Stratonice ; de n’être pas resté veuf fidèle à la mère d’Antiochus. Exceptionnel pour Ingres rodé aux thèmes de pouvoir, la confrontation de ces deux mâles déprimés est singulièrement évitée non par une soumission au thérapeute mais par une dominance homoérotique. Donner à un adolescent très difficile ce qu’il demande, ce que son amour demande, se révèle la seule solution pour le père ordinaire, porte-parole surmoïque dans le processus de l’adolescence. Voilà confirmées mes assertions concernant l’obsolescence du surmoi et des idéaux infantiles… à condition que l’amour en remplace la mission, on assiste à une levée du refoulement chez le père et chez le fils et à une levée de la répression familiale à l’endroit de leurs liens. Leur amour déclaré, avoué même, libère derechef le désir sexuel pubertaire d’Antiochus qui guérit. Que devient la capacité d’attaque d’Antiochus après sa guérison ? Le don du père n’est-il pas la marque contradictoire de son emprise sur le fils ? Et si le contre-don devenait de l’ordre de la haine (venger la mère que le père a trompée après sa mort, en se remariant !). On peut se demander si Antiochus aime toujours Stratonice maintenant que l’empreinte du roi s’en écarte ; l’aima-t-il parce qu’il aimait son père, choix adolescent d’objet d’amour s’il en est ? Si l’idéal du « Je » a une source paternelle, comment pourrait-il se satisfaire de cet état amoureux permis ? Lorsque l’inceste est salvateur au détriment de son interdit, l’affect primerait sur l’idéalité.
112 - La conflictualité œdipienne trouve solution au détriment du traditionnel statut royal. Parce qu’il est « fils de », Antiochus peut réaliser son amour, il n’en reste pas moins « fils de ». Le don du père est l’effet de son retrait corporel mais non symbolique. Le « Roi » à genoux devant son fils reste un « Roi », le père à genoux reste un Père, l’effacement du « p » accentuerait peut-être le grand « P ». Lorsqu’il perd du pouvoir, garde-t-il de l’autorité ?
12Grâce à un certain déclin de la fonction royale classique, il serait alors et alors seulement possible de constater la position intersubjectale et avancer dans sa conflictualisation.
13Dès le XIXe siècle, la philosophie familiale moderne évolue en faveur de l’individuel démocratique au détriment du traditionnel. Le déclin du père commence. La révolution de 1789 a des effets sur la famille. « L’adolescentisme » selon le mot de F. Marty se développe. L’emprise phallique reste cependant au masculin. Le pouvoir change de génération, mais la femme reste un objet de convoitise et d’échange. Celle-ci doit s’accorder au désir des hommes pour que la famille et le royaume tiennent. Néanmoins en insistant sur la solution érotique du problème et en négligeant la place respective des sujets les uns par rapport aux autres, le médecin ne procède-t-il pas à une injonction paradoxale (double bind) imposant au pouvoir masculin d’obéir à l’ordre amoureux. La disqualification secrète de l’institution entraîne-t-elle par un retournement rusé une valorisation de la femme… de la mère disent plutôt les thérapeutes familiaux.
14*
15Tout tableau comporte un autoportrait, Oscar Wilde aimait à dire. Tout auteur est l’analysant de son œuvre formulait A. Green.
16Un élément bibliographique me semble important dans l’adolescence de Jean-Auguste-Dominique, fils aîné de Jean-Marie-Joseph Ingres lui-même peintre, miniaturiste, sculpteur, ornementiste et architecte. Ce dernier était un époux frivole, fort attiré par les jeunes femmes qu’il invitait aisément à la maison. Le garçon se révèle très tôt extrêmement doué en musique et en dessin : « J’ai été élevé dans le crayon rouge » de mon père à propos duquel il répète : « Mon père était né avec un génie rare dans les beaux-arts… S’il avait eu les avantages qu’il donna à son fils de pouvoir venir étudier à Paris chez le plus grand de nos Maîtres, il eut été le premier artiste français de son temps » [3].
17Grâce à ce père qui sut s’effacer, le fils entra et brilla après l’enfance à Montauban, à l’Académie royale de Toulouse dès l’âge de onze ans, et à dix-sept ans dans l’atelier renommé de J.-L. David à Paris. Il y fut assez studieux pour obtenir le deuxième grand prix de Rome avec une composition ambitieuse intitulée Antiochus envoie son fils à Scipion (printemps 1800) ; à vingt et un ans Les ambassadeurs d’Agamemnon (1801) lui valurent le premier grand prix. Il devenait ainsi « un premier peintre » de son temps grâce au don et à la discrétion paternelle. Ingres était qualifié de « conservateur et novateur ». Aurait-il volé le feu prométhéen de la peinture à propos duquel il engage un travail acharné ? Il a eu sans doute raison pour sa carrière géniale. A-t-il été heureux pour autant ? Peindre dans le plaisir lui donne l’occasion manifeste de traduire (certains diraient interpréter) ce procès de sa transmission. Néanmoins, figurer, mettre en scène n’est pas trouver raison à l’ambiguïté entre fils et père présente jusqu’à l’année de sa mort comme une nécessité incontournable. Le travail de sublimation ardent et minutieux parvient de façon extraordinairement éclairante à seulement en exprimer le paradoxe pour l’auteur et pour nous l’émotion sans nul doute.
Mots-clés éditeurs : interdit de l'inceste, homosexualité infantile, institution familiale
Mise en ligne 01/03/2009
https://doi.org/10.3917/ado.064.0509Notes
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Ingres épousa à soixante et onze ans une femme de quarante-trois ans, « ni âgée ni jeune et plutôt très bien ».
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Gutton Ph. (2008). Illusion familiale et ses paradoxes. In : J. Aïn (Éds.), Famille : explosion ou évolution. Ramonville Saint-Agne : Érès ( à paraître).
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C’est moi qui souligne.