Notes
-
[1]
Pour les œuvres autobiographiques, Histoire de ma vie, Voyage en Auvergne, Lettres d’un voyageur, je renvoie toujours à Sand G., Œuvres autobiographiques. T. I et T. II. Paris : Gallimard, Pléiade, 1978. Les pages entre parenthèses font référence à cet ouvrage.
-
[2]
Sand G., Correspondance. T. XVI. Éd. de Georges Lubin. Paris : Garnier, 1964-1991, p. 648.
-
[3]
Gutton Ph. (2008). Le paradoxe mystique. Adolescence, 26 : 65-88.
-
[4]
Sand G., Correspondance. T. VI. Op. cit., pp. 327-328.
Le portrait qu’elle fait de sa mère dans Histoire de ma vie choquera de nombreux lecteurs. Je citerai H. James qui par ailleurs admirait G. Sand mais qui déplorait qu’elle n’ait pas « le sens du caractère sacré et intouchable de certaines choses ». James H., George Sand. Paris : Mercure de France, 2004. -
[5]
Georges Lubin dans l’introduction à Histoire de ma vie. Op. cit.
-
[6]
Ce texte n’est paru qu’en 1888.
-
[7]
Je donnerais volontiers à « composer » le sens de composer une œuvre musicale en soulignant que G. Sand aurait pu être pianiste si la carrière avait été ouverte aux femmes au XIXe siècle mais choisir la musique l’aurait reliée à sa grand-mère paternelle puisque c’est elle, musicienne elle-même, qui enseigna la musique à Aurore (T. I, p. 625).
-
[8]
Elle en débattra avec G. Flaubert tout au long de leur correspondance. « Tu vas faire de la désolation et moi de la consolation » lui écrit-elle en décembre 1875. Sand G., Correspondance Flaubert-Sand. Paris : Flammarion, 1981, p. 511.
-
[9]
Dans sa chambre de Nohant, Aurore pouvait voir deux figures sur la tapisserie, une nymphe et une bacchante. Cette dernière la terrifiait, elle avait lu l’histoire d’Orphée déchiré par les bacchantes. Elle l’imaginait se détacher de la tapisserie et comme une folle les tuer toutes les deux, elle et la nymphe.
-
[10]
Gutton Ph. (2008). Le paradoxe mystique. Op. cit.
-
[11]
Je rapprocherais ceci de ce que dit sainte Thérèse d’Avila dans Le chemin de la perfection. In : Œuvres complètes, T. I. Paris : Seuil, p. 677. « Cette eau et ce feu sont du même pays […]. Un feu qui rafraîchit. »
-
[12]
Je pense à la dernière phrase de Paysages avec figures absentes : « La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard » [Jaccottet Ph. (1970). Paysages avec figures absentes. Paris : Gallimard].
-
[13]
Pour elle qui ne croyait pas au dogme de l’enfer, il était sans doute important de presque toujours finir une œuvre sur une note d’espérance.
-
[14]
Je renvoie au récit d’un rêve qui ouvre la deuxième lettre des Lettres d’un voyageur (T. II, p. 679) que Liszt voulait traduire en musique. Ce rêve, récurrent dit-elle, ressemble assez au récit de sa conversion.
-
[15]
Jean Starobinski. J’ajouterai que, contrairement au cliché répandu, G. Sand a toujours eu conscience de la difficulté à exprimer avec justesse ce qu’elle sentait. Elle ne peut se relire sans se dire « ce n’est pas du tout cela, je l’avais rêvé et senti et conçu tout autrement » (T. I, p. 807).
-
[16]
Thérèse d’Avila, Le livre des demeures, p. 880.
-
[17]
D’où la profonde admiration qu’avait pour elle Dostoïevski.
-
[18]
Le débat semble dépassé de nos jours mais G. Sand écrivait pour ses contemporains. Il est ainsi amusant de la voir traiter G. Flaubert de catholique parce qu’il maudit la vie et dénie la mort. « Nous n’avons de devoirs qu’envers nous-mêmes et nos semblables. Ce que nous détruisons en nous, nous le détruisons en eux » lui écrit-elle le 12 janvier 1876. Elle lui avait déjà donné une leçon d’éthique et d’esthétique en décembre 1875, déclarant qu’elle voulait rendre ses lecteurs moins malheureux. « Je ne puis oublier que ma victoire personnelle sur le désespoir a été l’ouvrage de ma volonté. » J’ajouterai que G. Flaubert l’appelait sa « chère maître » et qu’il a écrit à son intention Histoire d’un cœur simple, qu’elle n’a pu lire puisqu’elle est morte le 8 juin 1876, et G. Flaubert achève son conte en août.
-
[19]
Sand G., Correspondance. T. XXIV. Op. cit., p. 639.
Citer cet article
- Declercq, F.
- Declercq, Françoise.
- DECLERCQ, Françoise,
https://doi.org/10.3917/ado.064.0493
Notes
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[1]
Pour les œuvres autobiographiques, Histoire de ma vie, Voyage en Auvergne, Lettres d’un voyageur, je renvoie toujours à Sand G., Œuvres autobiographiques. T. I et T. II. Paris : Gallimard, Pléiade, 1978. Les pages entre parenthèses font référence à cet ouvrage.
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[2]
Sand G., Correspondance. T. XVI. Éd. de Georges Lubin. Paris : Garnier, 1964-1991, p. 648.
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[3]
Gutton Ph. (2008). Le paradoxe mystique. Adolescence, 26 : 65-88.
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[4]
Sand G., Correspondance. T. VI. Op. cit., pp. 327-328.
Le portrait qu’elle fait de sa mère dans Histoire de ma vie choquera de nombreux lecteurs. Je citerai H. James qui par ailleurs admirait G. Sand mais qui déplorait qu’elle n’ait pas « le sens du caractère sacré et intouchable de certaines choses ». James H., George Sand. Paris : Mercure de France, 2004. -
[5]
Georges Lubin dans l’introduction à Histoire de ma vie. Op. cit.
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[6]
Ce texte n’est paru qu’en 1888.
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[7]
Je donnerais volontiers à « composer » le sens de composer une œuvre musicale en soulignant que G. Sand aurait pu être pianiste si la carrière avait été ouverte aux femmes au XIXe siècle mais choisir la musique l’aurait reliée à sa grand-mère paternelle puisque c’est elle, musicienne elle-même, qui enseigna la musique à Aurore (T. I, p. 625).
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[8]
Elle en débattra avec G. Flaubert tout au long de leur correspondance. « Tu vas faire de la désolation et moi de la consolation » lui écrit-elle en décembre 1875. Sand G., Correspondance Flaubert-Sand. Paris : Flammarion, 1981, p. 511.
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[9]
Dans sa chambre de Nohant, Aurore pouvait voir deux figures sur la tapisserie, une nymphe et une bacchante. Cette dernière la terrifiait, elle avait lu l’histoire d’Orphée déchiré par les bacchantes. Elle l’imaginait se détacher de la tapisserie et comme une folle les tuer toutes les deux, elle et la nymphe.
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[10]
Gutton Ph. (2008). Le paradoxe mystique. Op. cit.
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[11]
Je rapprocherais ceci de ce que dit sainte Thérèse d’Avila dans Le chemin de la perfection. In : Œuvres complètes, T. I. Paris : Seuil, p. 677. « Cette eau et ce feu sont du même pays […]. Un feu qui rafraîchit. »
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[12]
Je pense à la dernière phrase de Paysages avec figures absentes : « La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard » [Jaccottet Ph. (1970). Paysages avec figures absentes. Paris : Gallimard].
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[13]
Pour elle qui ne croyait pas au dogme de l’enfer, il était sans doute important de presque toujours finir une œuvre sur une note d’espérance.
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[14]
Je renvoie au récit d’un rêve qui ouvre la deuxième lettre des Lettres d’un voyageur (T. II, p. 679) que Liszt voulait traduire en musique. Ce rêve, récurrent dit-elle, ressemble assez au récit de sa conversion.
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[15]
Jean Starobinski. J’ajouterai que, contrairement au cliché répandu, G. Sand a toujours eu conscience de la difficulté à exprimer avec justesse ce qu’elle sentait. Elle ne peut se relire sans se dire « ce n’est pas du tout cela, je l’avais rêvé et senti et conçu tout autrement » (T. I, p. 807).
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[16]
Thérèse d’Avila, Le livre des demeures, p. 880.
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[17]
D’où la profonde admiration qu’avait pour elle Dostoïevski.
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[18]
Le débat semble dépassé de nos jours mais G. Sand écrivait pour ses contemporains. Il est ainsi amusant de la voir traiter G. Flaubert de catholique parce qu’il maudit la vie et dénie la mort. « Nous n’avons de devoirs qu’envers nous-mêmes et nos semblables. Ce que nous détruisons en nous, nous le détruisons en eux » lui écrit-elle le 12 janvier 1876. Elle lui avait déjà donné une leçon d’éthique et d’esthétique en décembre 1875, déclarant qu’elle voulait rendre ses lecteurs moins malheureux. « Je ne puis oublier que ma victoire personnelle sur le désespoir a été l’ouvrage de ma volonté. » J’ajouterai que G. Flaubert l’appelait sa « chère maître » et qu’il a écrit à son intention Histoire d’un cœur simple, qu’elle n’a pu lire puisqu’elle est morte le 8 juin 1876, et G. Flaubert achève son conte en août.
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[19]
Sand G., Correspondance. T. XXIV. Op. cit., p. 639.
1Je me propose d’étudier un épisode de l’adolescence de George Sand, qui n’était alors qu’Aurore Dupin, épisode mystique qu’elle analyse assez longuement dans Histoire de ma vie. Même si cette conversion la jette tout à coup dans la foi catholique, elle a des sources dans l’enfance, que je tenterai d’élucider, et c’est surtout un événement décisif lourd de conséquences, G. Sand se définira plus tard « moitié mystique, moitié artiste » [1] (T. II, p. 307). À quinze ans, la jeune fille vit une « veillée d’extase » (T. I, p. 955) dont elle ne sortira ni « folle » ni « religieuse cloîtrée » (T. I, p. 963) mais plus indépendante. Bien plus que ses amants et sa liberté d’allure, ses contemporains ont reproché à G. Sand ses idées religieuses, politiques, sociales, féministes, d’avoir été une pionnière audacieuse dans ces domaines.
2Elle n’a que quatre ans la petite Aurore Dupin quand un drame survient dans sa vie, la mort de son père. Le vendredi 17 septembre 1808, son père meurt d’un accident de cheval. Quand elle se penche quarante ans après sur cet événement, elle revoit sa mère « livide, ses grands cheveux noirs épars sur sa poitrine, ses bras nus que je couvrais de baisers » ; elle entend « ses cris déchirants » (T. I, p. 597). Cette image de la douleur, nous la retrouverons plus tard. Pour le moment « l’excès de la douleur et de l’épouvante [l’] anéantit ». Il ne s’agit pas d’une hyperbole, en 1861 elle écrit à un ami qu’elle se rappelle « la mort qui me gagnait […] je m’en suis ressentie physiquement pendant une dizaine d’années » [2]. Cette dernière notation signifie donc qu’à l’adolescence, Aurore va pouvoir intégrer dans sa vie la mort de son père autrement que sous la forme d’un anéantissement. Ce qui est détruit pour la petite fille c’est le rêve qui s’apprêtait à devenir réalité de vivre au sein d’une famille heureuse et réconciliée. Après plusieurs années de lutte, Maurice Dupin avait enfin fait accepter à sa vertueuse mère, Marie-Aurore de Saxe, son mariage avec Sophie-Victoire Delaborde et toute la famille vivait réunie à Nohant. Il est probable que G. Sand n’ait jamais pu abandonner ce rêve et qu’il soit une des clés de la fin heureuse de tant de ses romans.
3Quand G. Sand décide de raconter certains éléments de l’histoire de sa vie sans passer par le détour de la fiction, elle se heurte à cet événement pour ainsi dire fondateur et révèle au lecteur tout ce qui lui a permis de se construire affectivement, psychiquement, intellectuellement.
4Au début d’Histoire de ma vie, à la question que pose G. Sand « pourquoi ce livre ? » nous apprenons qu’elle relie son projet à celui de saint Augustin, l’auteur des Confessions. L’écrivain romantique s’imagine facilement comme mage ou voyant, chargé de guider le lecteur, de l’éduquer. G. Sand n’a pas cet orgueil. Mais si elle raconte sa vie intérieure, c’est comme l’a fait avant elle saint Augustin « en vue d’un enseignement fraternel » (T. I, p. 9), parce qu’elle croit à la notion de « solidarité » (nouveau nom pour charité ou fraternité dit-elle en note [T. I, p. 9]), parce qu’elle pense que « ce serait le salut de tous si chacun savait juger ce qui l’a fait souffrir et connaître ce qui l’a sauvé » (T. I, p. 10). Comme tout mystique, elle évoque sa conversion comme un moment de grâce et de joie secrète qu’elle n’a pas vraiment cherché. « Quand j’anéantis en moi la personnalité qui aspire aux joies terrestres, la joie céleste me pénètre et la confiance absolue, délicieuse, inonde mon cœur d’un bien-être impossible à détruire. Comment ferais-je donc pour ne pas croire, puisque je sens ? » (T. II, p. 304). Nous sommes dans « la paradoxalité mystique vivre-mourir » [3].
5Outre ce projet, G. Sand en a toujours eu un autre en tête, celui de rétablir la vérité sur ses origines. Elle a une origine aristocratique par son père que tout le monde reconnaît et elle tient au petit peuple parisien par sa mère, ce qu’elle tient à mettre en lumière. Il est difficile de savoir à partir de quand G. Sand a pensé à écrire ses mémoires. En 1843, elle écrit à un poète artisan qu’elle encourage qu’elle veut apprendre « à ceux qui [lui] ont inventé de charmantes biographies » que sa mère « était de la race vagabonde et avilie des Bohémiens de ce monde. Elle était danseuse, moins que danseuse » et son grand-père maternel marchand d’oiseaux. Pour la première fois se dessine le portrait de cette mère « tendre et violente, terrible dans sa colère et généreuse dans son amour » [4]. G. Sand révèle sur sa mère autant de choses qu’elle en cache et elle fait surtout de Sophie-Victoire une « pécheresse régénérée par l’amour, dans une optique bien romantique » [5].
6En 1847 le projet d’écrire des mémoires devient réalité, en partie pour fuir un présent insupportable, une atmosphère de drame entre Chopin, Solange, son mari Clésinger. De 1847 à 1854 elle se plongea dans cette œuvre, sans pour autant cesser de produire des romans et de militer pour la cause républicaine.
7Or une contradiction apparaît dès le début. G. Sand a affirmé avec audace : « On n’est pas seulement l’enfant de son père, on est aussi un peu, je crois, celui de sa mère. Il me semble même qu’on l’est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui nous ont portés, de la façon la plus immédiate, la plus puissante, la plus sacrée » (T. I, p. 15). Le lecteur s’attend donc à une autobiographie faisant une large place à la mère ce qui n’est vrai qu’en partie. G. Sand interrompt très vite le récit de sa vie pour laisser la parole à son père. Elle insère dans son texte une histoire de son père en réécrivant les lettres qu’il écrivait à sa propre mère. Elle fait de la vie de ce jeune officier « un roman de guerre et d’amour », son père devient « sans jeu de mots, le véritable auteur de l’histoire de ma vie » (T. I, p. 157). Elle qui ne l’a quasiment pas connu le prend comme modèle du « véritable adolescent ». Nous sommes devant ce paradoxe : un père mort depuis quarante ans devient l’auteur du texte écrit par sa fille romancière qui à son tour remanie ce qu’il a écrit quand cela ne lui semble pas assez littéraire : 405 pages pour la vie de Maurice Dupin et 930 pour celle d’Aurore dont 555 consacrées à l’enfance et l’adolescence. En revanche, aucune page consacrée à l’histoire de Sophie-Victoire Delaborde.
8Tout texte a un destinataire. Il me semble qu’on peut lire Histoire de ma vie comme une longue lettre à la mère, dont tout le début, les lettres de Maurice Dupin à sa mère, seraient le modèle. En 1827, Aurore est en voyage au Mont-Dore avec son mari et son fils. Elle s’ennuie et, voyant un bénitier auprès de son lit, se rappelle le couvent. Immédiatement le désir d’écrire à sa mère surgit : « Si j’écrivais à quelqu’un ? Oui, à ma mère, ah Dieu ! Ô ma mère, que vous ai-je fait ? pourquoi ne m’aimez-vous pas ? Je suis bonne pourtant » (T. II, p. 504) [6]. Cette lettre, pleine de plaintes, de révolte, de passion, de pitié aussi, ne sera jamais envoyée mais je vois se tisser le lien couvent, crise mystique, figure maternelle, écriture. Et seule l’écriture autobiographique, mensonge qui dit la vérité tout en la cachant permettra de métamorphoser toute la violence contenue dans la lettre imaginée en 1827.
9Je vais maintenant replacer l’épisode mystique de la quinzième année dans la vie d’Aurore Dupin. Les quatre premières années furent « l’âge d’or » ; il semble perdu mais l’est-il ? puisqu’il peut ressurgir grâce à la mémoire involontaire et à un réseau de signifiants qui en sont le reflet. Quand G. Sand pense à son enfance, elle se revoit contemplative, avide de merveilleux et de surnaturel, chrétien, mythologique, peu importe, créatrice d’un monde où l’illusion est plus séduisante que la vérité. Dès le berceau, dit-elle, elle s’amusait à voir les objets doubles et elle se rendait compte de l’« illusion sans pouvoir [s’] y soustraire » (T. I, p. 530). Ce monde où le merveilleux et la poésie ont tant de place est en partie créé par sa mère « artiste et poète sans le savoir » (T. I, p. 541). Le besoin de croire chez l’enfant est très finement analysé par G. Sand ainsi que le rôle de la mère. Besoin qui n’a rien à voir avec un besoin de vérité mais qu’elle relie à l’amour du roman. Ce qui au départ est « le plus étrange gâchis poétique qu’on puisse imaginer » (T. I, p. 541) va prendre forme et le rôle de la mère devient plus ambivalent. Pour avoir la paix, Sophie-Victoire installe sa fille entre quatre chaises et dans cette prison l’enfant réinvente d’interminables « contes » qu’elle compose à haute voix [7]. La mère appelle ces contes des « romans » qu’elle déclarait souverainement ennuyeux. Elle joue donc le rôle d’instigatrice, d’auditrice et de critique, nœud qu’Aurore devra dénouer pour accéder à l’écriture. De même, à l’âge de douze ans (T. I, pp. 806-808), Aurore s’essaie à écrire, ce qui provoque les louanges de sa grand-mère et les sarcasmes de sa mère. « Je cessai donc d’écrire, mais le besoin d’inventer et de composer ne m’en tourmentait pas moins. »
10Quand Aurore a quatre ans, c’est la fin de l’âge d’or où elle chérissait sa mère « instinctivement et sans le savoir » (T. I, p. 604). La mort de Maurice Dupin sépare définitivement la mère et la grand-mère qu’Aurore voit comme deux mères rivales. Sophie-Victoire abondonne peu à peu l’éducation de sa fille à sa belle-mère. Tout oppose les deux femmes, l’une imprégnée de l’esprit des Lumières, voltairienne, sceptique, l’autre spontanée, sensible, aux changements d’humeur imprévisibles. L’opposition est très marquée dans le domaine religieux : la grand-mère ne met jamais les pieds dans une église mais reste attachée à certaines pratiques, elle tient à ce que sa petite-fille fasse une première communion mais il faut bâcler l’affaire (T. I, p. 840). Au contraire, la mère s’absorbe dans de longues prières sous les yeux de sa fille et fait dire à Aurore sa prière à genoux à côté d’elle (T. I, p. 705). Ainsi tiraillée, l’enfant est plus attirée par la foi naïve et confiante de sa mère mais à dix ans, un appel « court et sec » à la raison de la part de sa grand-mère suffit pour empêcher Aurore d’« arriver à la foi ». Jusqu’à l’entrée au couvent, Sophie-Victoire vient parfois l’été à Nohant et l’amour tendre et instinctif de la petite fille devient un amour passionné fait de « confiance et d’effroi » (T. I, p. 608). Aurore vient encore à neuf ans se réfugier dans le lit de sa mère, ce qui n’est pas « chaste » aux yeux de la grand-mère (T. I, p. 743). Chaque départ de la mère est vécu comme un drame. L’épisode le plus romanesque est trop long pour être rapporté ici, je renvoie à Histoire de ma vie (T. I, IIIe partie, chap. VI). La fillette « commence à souffrir d’un mal plus profond et plus déchirant que l’absence » (T. I, p. 762). Elle fait l’apprentissage de la solitude et, nous sommes en été 1814, elle va chercher le moyen de se consoler. Son invention est une étape sur la voie où se rencontrent poésie, religion, roman, féminité.
11Elle échafaude des romans, mais cette fois, en secret. L’originalité du monde idéal qu’elle invente réside dans la nature du dieu qu’elle place au faîte : Corambé signifiant énigmatique, personnage de roman en qui se rejoignent toutes les figures idéales de la fillette. Il empreinte ses qualités à Jésus, Gabriel, Orphée et comme « ce que j’avais le mieux aimé, le mieux compris jusqu’alors c’était une femme, c’était ma mère » (T. I, p. 813), il apparaît sous les traits de Diane, Iris, Hébé, Flore, les Muses, les nymphes. Aurore compose sans les écrire des chants dont Corambé est le héros, ce qui la plonge dans « une hallucination douce ». Sa fonction essentielle est de consoler et de réparer sans cesse. Il console donc la fillette de sa solitude et se substitue à la mère perdue, et je rapproche le pouvoir de Corambé du pouvoir de la littérature. En effet pour G. Sand, une des fonctions majeures de l’art est le pouvoir de consoler [8]. Le mal n’est pas nié, il y a des méchants, des catastrophes mais Corambé peut toujours en venir à bout. Pas de religion sans culte et Aurore élèvera un autel fait de cailloux et de mousses, retrouvant pour cela des gestes enseignés par sa mère quand celle-ci lui avait construit une grotte dans le parc de Nohant. Sur cet autel, pas de sacrifices, au contraire, en l’honneur du dieu, elle libère des oiseaux, geste dans lequel on retrouve le grand-père maternel, le maître oiselier Antoine Delaborde. Un lien secret et indestructible se noue ici entre Aurore, sa mère et même son ascendance maternelle dans un univers à connotations nettement féminines, et la future G. Sand élabore un véritable mythe.
12Mais une catastrophe survient et Corambé va se révéler inefficace à réparer les contradictions familiales dont la fillette se sent victime. Un jour de 1817, Aurore ayant laissé échapper qu’elle voudrait vivre à Paris avec sa mère, sa grand-mère se barricade dans sa chambre et accule pour ainsi dire Aurore à choisir entre elle et sa mère. Quand Aurore se décide au bout de trois jours à aller embrasser sa grand-mère, cette dernière lui « brise le cœur » en lui révélant qui est sa mère : « Ma mère était une femme perdue et moi un enfant aveugle » (T. I, p. 856). Ces révélations sur le passé des parents, la vie actuelle de la mère, me semblent d’une cruauté inouïe, car toute la vie morale de l’enfant en est ébranlée. « Je ne n’aimais plus. Si ma mère était méprisable et haïssable moi, le fruit de ses entrailles, je l’étais aussi » (T. I, p. 858). Le cauchemar de la bacchante [9] est devenu réalité et Aurore connaît une sorte de mort. Non seulement la grand-mère a blessé la fillette mais elle a aussi tué son pouvoir de création. « Corambé était mort. Je vivais comme une machine » (T. I, p. 858). L’image qu’elle a d’elle-même est mise à mal par cet événement. Si la mère, miroir de l’adolescente est une femme déchue, quelle image d’elle-même peut avoir l’adolescente ? G. Sand décrit ce moment de sa vie comme une absence d’émotions, de désirs, d’espoir, de pensées et une fuite dans des « jeux échevelés », sa grand-mère décide alors de l’envoyer finir son éducation au couvent des Anglaises à Paris. Elle accepte volontiers, au moins « ce sera nouveau » (T. I, p. 851).
13Jusque-là elle avait subi sa vie, elle va maintenant pouvoir être auteur de sa vie. Elle entre au couvent le 12 janvier 1818, elle en sortira le 12 avril 1820. Elle n’y apprendra pas grand-chose mais elle y connaîtra la conversion au catholicisme et elle y trouvera ce qui toute sa vie sera tellement important pour elle, l’épanouissement individuel au sein d’une atmosphère fraternelle : « l’existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés » (T. I, p. 1024). Il est peut-être important de signaler un détail curieux, c’est dans ce même couvent que sa mère et sa grand-mère avaient été quelque temps incarcérées pendant la Terreur. Elle note même en parlant des visites que Maurice était autorisé à faire à sa mère qu’« il devint tout d’un coup ce qu’il devait être toujours » (T. I, p. 69). Curieux rapprochement entre deux adolescents. Il se passe pour elle ce qui s’était passé pour son père. Ébauche d’une réconciliation entre ses deux ascendances ?
14Au couvent, elle va d’abord être une adolescente très dissipée, un diable, le couvent devient un décor de roman noir. Elle se lasse de ses équipées nocturnes et se choisit comme la coutume le permettait une mère d’adoption, mère Alicia (T. I, p. 923). Il faut relire le dialogue, sans doute en partie réécrit après-coup entre la religieuse et Aurore. « J’ai besoin d’une mère. J’en ai deux en réalité qui m’aiment trop et nous ne nous faisons que du mal les unes aux autres. Vous le comprendrez, vous qui avez votre mère dans le couvent ; mais soyez pour moi une mère à votre manière » (T. I, p. 923). La jeune fille avait senti la nécessité d’introduire une personne tierce, une personne en qui elle ait confiance, elle qui ne sait pas encore ce qu’elle est ni ce qu’elle peut être. L’important est de se dégager de l’emprise de celles qui le savent, qui ont arrangé son avenir.
15Mais le culte qu’elle a pour madame Alicia est un « amour tranquille » (T. I, p. 947). Il y a chez Aurore comme une nostalgie du « seul amour violent » dont elle eût vécu « l’amour filial ». « Il me fallait une passion ardente. J’avais quinze ans […]. Il me fallait aimer hors de moi. » Elle a le désir de connaître l’autre. Si elle n’a pas appris grand-chose au couvent des Anglaises, en revanche elle a immédiatement retrouvé sa capacité à rêver et à créer un monde imaginaire. Les souterrains du couvent sont un décor idéal pour romans fantastiques qu’elle invente pour le plaisir de ses amies « diables » comme elle. Corambé est repris, toujours en secret. Elle lit, elle note des réflexions dans un calepin qu’elle a toujours sur elle. Et puis dans la chapelle, deux tableaux l’attirent de manière inexplicable et ces représentations qu’elle intègre à son monde interne vont, autant que mère Alicia, jouer un rôle de médiateur, de tiers. Le moins beau de ces tableaux représente la conversion de saint Augustin, le moment du « Tolle, lege », ce qui la pousse à lire les Confessions et l’Évangile. Mais les sarcasmes entendus jadis prononcés par sa grand-mère agissent comme une défense et elle reste froide à la lecture de l’Évangile.
16Le plus beau des tableaux, qu’elle attribue au Titien, représente Jésus au jardin des Oliviers. Il est peu visible, mal éclairé mais ce qu’elle en devine c’est « le Sauveur affaissé sur ses genoux, un de ses bras étendu sur ceux de l’ange qui [soutient] sur sa poitrine cette belle tête éperdue et mourante » (T. I, p. 948). À qui s’identifie-t-elle ? au Christ, homme abandonné de tous et consolé par l’ange ? à l’ange affligé et consolateur ? La scène où elle a voulu soutenir sa mère qui venait d’apprendre la mort de son mari lui revient-elle en mémoire ? L’adolescente qui traverse encore au couvent des moments de « rêverie douloureuse » (T. I, p. 924) s’interroge sur la souffrance du Christ jusqu’à en ressentir une souffrance inconnue, mais cette émotion lui fait honte comme si le scepticisme raisonnable de sa grand-mère l’empêchait d’être elle-même. Ce qui est à souligner c’est la manière très simple, sans complaisance, dont l’adolescente puis l’écrivain ressent et exprime cette communion dans la souffrance. Aucun dolorisme. « Cependant je ne cherchai point Dieu. L’idéal religieux, ce que les chrétiens appellent la grâce, vint me trouver et s’emparer de moi comme par surprise » (T. I, p. 947).
17Un soir d’août 1819, Aurore entre dans la chapelle du couvent après avoir échafaudé tout un début de roman propre à amuser ses amies le lendemain, mais il se passe en elle quelque chose d’inattendu, elle reste « en contemplation sans songer à rien » (T. I, IIIe partie, chap. XIV). Elle est d’abord sensible au monde extérieur d’une manière nouvelle et dans les impressions qu’elle note, elle retrouve des impressions découvertes en présence de sa mère quand elle était tout enfant. Du moins, le lecteur d’Histoire de ma vie retrouve le fil conducteur des sensations premières : lumière, chaleur, parfums, chant des oiseaux, tout rappelle le monde féminin et harmonieux de l’enfance (T. I, IIe partie, chap. XII). Un seul exemple pour illustrer ceci : Aurore n’a pas quatre ans, elle est dans une mansarde, ne voit que le ciel et entend le son d’une flûte, « J’étais véritablement en extase devant cette fenêtre où, pour la première fois, je comprenais vaguement l’harmonie des choses extérieures, mon âme étant également ravie par la musique et par la beauté du ciel » (T. I, p. 547). Quand G. Sand se rappelle sa conversion, elle se rappelle d’abord sa présence au monde (je la rapprocherais volontiers pour cela de saint François d’Assise, mystique qu’elle a toujours admiré). Dans le monde devenu un instant harmonieux, l’extérieur et l’intérieur correspondent : la flamme blanche de la lampe du sanctuaire se reflète « comme une étoile dans une eau immobile » et au dehors « une étoile semblait me regarder attentivement ». L’étoile qui semble la regarder est un signifiant chargé de connotations positives, figure de guide, de femme bienveillante capable de mettre en fuite des « visions effrayantes ». Quelques pages plus haut, G. Sand avait évoqué les grands yeux bleus de mère Alicia capables de mettre « les fantômes en fuite » (T. I, p. 921). L’angoisse profonde ressentie à la vue de la bacchante, de la meurtrière d’Orphée, ranimée par la grand-mère lors de la scène terrible que j’ai évoquée disparaît et Aurore pourra à nouveau voir sa mère non comme une femme déchue, mais comme une femme idéalisée, gardienne du trésor des souvenirs d’enfance.
18Le moment est suivi d’un moment de véritable extase, de communication directe entre Dieu et Aurore, une des définitions de l’état mystique. « Tout à coup je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être, un vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille : Tolle, lege. Je me retourne, croyant que c’est Marie-Alicia qui me parle. J’étais seule » (T. I, pp. 953-954).
19Comme dans toute expérience mystique, le corps est le lieu de ressentis étranges [10] que G. Sand note ici et quelques pages plus loin, très sobrement. Elle en a conscience puisqu’elle ajoute qu’elle se rendit compte de « l’espèce d’hallucination où [elle était] tombée ». On peut interpréter l’injonction « Tolle, lege » comme une injonction à lire l’Évangile dans un état d’esprit nouveau et à suivre saint Augustin dans sa rédaction des Confessions. « Je sentis que la foi s’emparait de moi, comme je l’avais souhaité, par le cœur. J’en fus si reconnaissante, si ravie qu’un torrent de larmes inonda mon visage. Je sentis encore que j’aimais Dieu. […] Je sentis enfin cette communication s’établir soudainement comme si un obstacle invincible se fût abîmé entre le foyer d’ardeur infinie et le feu assoupi dans mon âme. »
20Le Dieu qui communique directement avec elle est un « Dieu sensible au cœur », c’est le Dieu que priait Sophie-Victoire sans doute, et à ce moment, la raison incarnée par le déisme de la grand-mère est mise à la porte. Le feu, image du désir ou de l’amour est comme ravivé par l’eau des larmes que verse la jeune fille [11]. Le « feu assoupi » est une représentation de la foi qu’elle n’arrivait pas à avoir et aussi du pouvoir de croire à un monde imaginaire, du pouvoir de le créer qu’elle n’avait plus. « Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes, s’ouvrir devant moi ; je brûlais de m’y élancer. » Quand G. Sand écrit cela, peut-elle ne pas penser que ce chemin fut pour elle celui de l’écriture. Qu’elle choisisse ce mot pour décrire ce qu’elle ressent lors d’une extase n’est pas étonnant car « religion et roman poussèrent de compagnie dans mon âme » (T. I, p. 810). Le Rubicon, comme elle dit, était maintenant passé. De même qu’elle pouvait être seule, enfant, en présence de sa mère, elle est maintenant seule en présence du Christ, celui du tableau représentant Jésus au mont des Oliviers. Par son identification au Christ abandonné et souffrant, elle peut regarder en face la souffrance et intégrer dans sa vie sa propre solitude et son désespoir. Ce qui était dissocié pour elle jusque-là, d’un côté une mère passionnément aimée dont elle refusait de voir les défaillances, de l’autre une grand-mère distante dont elle ne voulait pas voir la générosité, peut être ressoudé. Le clivage est dépassé ainsi que la haine de soi. Dans l’état mystique où elle va vivre intensément quelques mois, elle se tient sous le regard de Dieu [12], pas celui de l’Ancien Testament, mais un Dieu incarné qui l’a appelée. Or ni sa mère, ni sa grand-mère ne l’avaient appelée. Elles se contentaient d’avoir une idée de ce que serait sa vie. G. Sand n’emploie jamais le mot vocation mais je pense qu’il est sous-entendu, vocation non pas religieuse mais artistique, l’écriture vécue comme une religion, un acte de solidarité. « Oui, Oui, le voile est déchiré, me disais-je, je vois rayonner le ciel, j’irai ! »
21L’enthousiasme a pris la place du doute. Le « voile déchiré » est bien l’image d’une libération, d’une levée de l’interdit. Interdit de l’imaginaire pensé comme incompatible avec le réel et sans effet pour le transformer. Le réel apparaît sous le voile qui s’est déchiré et elle retrouve le paradoxe qu’elle avait entrevu en inventant Corambé : « Les esprits les plus romanesques [sont] les plus positifs » (T. I, p. 810). C’est comme si à quinze ans, Aurore Dupin validait le don prodigieux de l’imaginaire qui était en elle dès l’enfance mais dont elle s’était mise à douter. En tant qu’artiste, son rôle sera de déchirer le voile, pas seulement pour faire enter le lecteur dans un monde illusoire auquel l’habilité de l’écrivain fait croire le temps de la lecture mais pour le faire entrer dans un monde vrai où cohabitent rêves, malheurs, tristesse, violence, espérance. Ni idéaliste, ni matérialiste, mais poète d’une présence au monde et d’une présence du monde [13]. L’exclamation « j’irai ! » résume en outre un motif sandien permanent, celui du voyage, du départ pour l’inconnu, ce qui donne à presque tous ses romans la forme d’une quête initiatique [14]. L’homme est en exil sur terre et il a par moments la révélation de sa vraie patrie.
22« Quel est ton nom ? disais-je au dieu inconnu qui m’appelait à lui. Comment te prierai-je? Quel langage digne de toi et capable de te manifester mon amour, mon âme pourra-t-elle te parler ? Je l’ignore ; mais n’importe, tu lis en moi ; tu vois bien que je t’aime. »
23Elle peut dire « j’aime, donc je crois » (T. II, p. 304) mais en qui, en quoi ? en un Dieu qui déjà en 1819 n’est pas celui du catéchisme catholique et en la possibilité de communiquer avec lui. L’intensité du vécu n’est pas traduisible en mots. Seul le langage poétique conviendrait parce que « à travers ce qu’il nomme, le poète désigne ce qui ne se laisse pas nommer » [15]. En ce moment d’extase, il y a pure convergence de deux regards : celui qui se tient à l’extérieur, voit en elle qu’elle l’aime, il lit en elle, et elle, si elle regarde en elle, elle voit le Christ qui la regarde.
24Le dernier détail significatif de cette conversion est peut-être qu’elle n’a plus honte de ses émotions : « J’acceptai tout, je crus à tout, sans combats, sans souffrance, sans regret, sans fausse honte. »
25Elle a enfin trouvé un autre suffisamment fiable et l’image de soi est totalement restaurée. La crise d’adolescence s’achève pour Aurore sur cette rencontre qu’elle fait, grâce à des présences tierces, de Jésus, « un ami, un frère, un père, dont la présence éternelle, la sollicitude infatigable, la tendresse ne peuvent se comparer à rien de réel et de possible » (T. I, p. 964), ce qui la libère d’appartenir à deux familles inconciliables depuis la mort de son père. Le sentiment de continuité de l’existence avait été rompu, du fait de l’événement pubertaire et du fait de la sorte de mort ressentie ce jour de 1817, il est rétabli par une autre rupture, l’extase de l’été 1819, elle peut se projeter dans l’avenir.
26Le terme d’extase qu’elle emploie en parlant de sa « veillée d’extase » (T. I, p. 955) ou en disant : « Je brûlais comme sainte Thérèse ; […] je vivais dans l’extase, mon corps était insensible » (T. I, p. 965) est plus ambivalent que celui de conversion qui lui, désigne un mouvement. Étymologiquement, extase désigne un état dans lequel on se trouve comme transporté hors de soi mais c’est aussi un état dans lequel « l’âme rentre au-dedans d’elle-même » car « quand on cherche Dieu, on le trouve mieux en soi que dans les créatures » [16], ce que dit G. Sand au sujet de l’Évangile : « Je le contemplais pour ainsi dire en moi-même » (T. I, p. 955). Et comme tout mystique, elle a conscience « d’être peu intelligible pour ceux qui n’ont pas subi cette maladie sacrée » (T. I, p. 965).
27Que se passe-t-il pour l’adolescente après sa conversion ? G. Sand nomme les années 1819-1832 « du mysticisme à l’indépendance ». Elle voudra être religieuse, ce qui peut sembler logique. Sa grand-mère inquiète de tant de dévotion la retire du couvent et Aurore se laissera marier à Casimir Dudevant. Il lui faudra se libérer du mariage, du poids des conventions sociales, rencontrer des amis artistes, éditeurs, trouver son nom de George Sand pour publier en 1832 son premier roman Indiana, suivi en 1833 de Lélia, écho d’une grave crise intérieure qui la mène jusqu’à la tentation du suicide. Ces œuvres, comme toutes celles qui suivront, provoquent l’enthousiasme de certains et scandalisent une partie du public pour leurs idées novatrices. Mais bien avant 1832, Aurore Dupin avait développé des idées libérales. L’expérience mystique d’une communication entre Dieu et l’homme, et la relecture de l’Évangile orientent ses idées vers un socialisme qui se durcira même singulièrement en 1848. Un tout petit indice, non négligeable, à seize ans, elle donne à son cheval le nom d’un révolutionnaire, Pepe, un des chefs du carbonarisme, à la tête des insurgés en 1820 à Naples (T. I, p. 1435). À dix-sept ans, elle devient « ce que je devais être à peu près tout le reste de ma vie » (T. I, p. 1033). Elle lit tout ce qu’elle trouve dans la bibliothèque de sa grand-mère, philosophes, poètes, Le génie du christianisme et L’imitation de Jésus-Christ, livre qu’elle trouve dangereux, mortel parce qu’il propose le salut personnel au prix de l’abandon des affections terrestres, il incite à n’aimer les autres qu’en vue de son propre salut. Or elle a appris à « aimer le prochain plus qu’[elle] même » (T. I, p. 1093). Dès 1821, elle se rend compte que l’institution a tué les « paroles de vie » de Jésus et elle brise avec « toutes [les] conséquences sociales et politiques » de la doctrine catholique (T. I, p. 1053). Elle se passionne pour les mouvements insurrectionnels en Grèce et l’attitude de l’Église la révolte. Elle aura la même attitude lors de l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 à Paris, en avril 1834 lors des massacres de Lyon, c’est dans un élan socialiste qu’elle prendra parti pour le peuple, toujours « cherchant la vérité religieuse et la vérité sociale dans une seule et même vérité (T. I, p. 349). L’esprit libéral devient très tôt pour elle synonyme de sentiment religieux et elle ne se sent jamais plus religieuse, plus absorbée en Dieu qu’au moment où elle relâche sa ferveur pour le culte, d’autant plus fervente dans sa prière que lorsqu’elle s’éloigne des formules apprises. Toutefois, « je crois encore à ce que les chrétiens appellent la grâce. […] Les transformations qui s’opèrent en nous quand nous appelons énergiquement le principe divin de l’infini au secours de notre faiblesse » (T. I, p. 1095) ; c’est ce qui la sauve en 1821 d’une première tentation du suicide. En 1834, elle souffre donc d’avoir quitté le Dieu de son adolescence et elle connaît une grave crise intérieure, dont elle sortira une fois de plus grâce à sa passion pour Musset et à la foi retrouvée en ses dons d’écrivain. Les Lettres d’un voyageur, parues de 1834 à 1836, comptent parmi ce qu’elle a écrit de plus lyrique et personnel et peuvent être lues de nos jours, alors que tant de ses œuvres sont tombées dans un oubli parfois injuste. Elle ne retrouvera pas la religion de sa quinzième année, elle trouvera, sous les influences, entre autres, de Lamennais, de Leroux, un philosophe oublié maintenant, une religion où se mêlent mysticisme et action sociale. Elle prêchera à partir de 1837 dans ses romans, qu’ils soient mystiques, sociaux, initiatiques, champêtres, et dans sa correspondance, ses articles de journaux, le retour à l’esprit de l’Évangile. D’où son intérêt pour les hérésies, notamment des Vaudois et des Hussites, son intérêt pour les simples, les illuminés [17], les « saints des anciens jours » (T. I, p. 972). Violemment anticléricale, rejetant ce qu’il y a de dogmatique et d’institutionnalisé dans le catholicisme, elle met au centre de son œuvre et de sa vie la solidarité comme étant « la source la plus vivante et la plus religieuse du progrès de l’esprit humain » (T. I, p. 9). Mauprat, Consuelo pour citer parmi ses meilleurs romans en sont l’illustration, et en 1863 Mademoiselle Le Quintinie, son dernier très grand succès sera l’expression d’une nouvelle religion, assez proche du protestantisme, où raison et sentiment ne s’opposent plus. « Il faut revenir à l’humilité chrétienne jusqu’à ce point de dire : “ Je sens vivement, je comprends fort peu et j’aime beaucoup. ” Mais il faut quitter l’orthodoxie catholique quand elle dit : “ Je prétends sentir et aimer sans rien comprendre ” » (T. II, p. 306) [18].
28C’est peut-être cet amour indéfectible de la vie sous toutes ses formes et cette confiance en l’homme que George Sand transmet le mieux. Laissons-lui le mot de la fin, sa dernière lettre, du 30 mai 1876, pour monter à quel degré de sérénité elle est arrivée : « Je crois que tout est bien, vivre et mourir, c’est mourir et vivre de mieux en mieux » [19].
Mots-clés éditeurs : clinique intergénérationnelle, littérature, mystique
Date de mise en ligne : 01/03/2009
https://doi.org/10.3917/ado.064.0493