Adolescence 2008/2 T. 26 n°2

Couverture de ADO_064

Article de revue

Marilyn Monroe, dernières séances

L'exhibitionnisme féminin à son zénith

Pages 479 à 491

Notes

  • [*]
    Ce texte a été repris dans mon ouvrage : La perversion, se venger pour survivre, 2008.
  • [1]
    Schneider M. (2006). Marilyn dernières séances. Paris : Grasset. Les pages en regard des citations font référence à ce livre.
  • [2]
    Je pense en particulier au livre de Pierre Rey (1989). Une saison chez Lacan. Paris : Robert Laffont, ou aux souvenirs rapportés par Françoise Giroud et bien d’autres.
  • [3]
    Bonnet, 2005, p. 444.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Il s’agit de Marilyn et de John Wayne…

Citer cet article


  • Bonnet, G.
(2008). Marilyn Monroe, dernières séances L'exhibitionnisme féminin à son zénith. Adolescence, T. 26 n°2(2), 479-491. https://doi.org/10.3917/ado.064.0479.

  • Bonnet, Gérard.
« Marilyn Monroe, dernières séances : L'exhibitionnisme féminin à son zénith ». Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, 2008. p.479-491. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-479?lang=fr.

  • BONNET, Gérard,
2008. Marilyn Monroe, dernières séances L'exhibitionnisme féminin à son zénith. Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, p.479-491. DOI : 10.3917/ado.064.0479. URL : https://shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-479?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/ado.064.0479


Notes

  • [*]
    Ce texte a été repris dans mon ouvrage : La perversion, se venger pour survivre, 2008.
  • [1]
    Schneider M. (2006). Marilyn dernières séances. Paris : Grasset. Les pages en regard des citations font référence à ce livre.
  • [2]
    Je pense en particulier au livre de Pierre Rey (1989). Une saison chez Lacan. Paris : Robert Laffont, ou aux souvenirs rapportés par Françoise Giroud et bien d’autres.
  • [3]
    Bonnet, 2005, p. 444.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Il s’agit de Marilyn et de John Wayne…

1M. Schneider a consacré à Marilyn Monroe un ouvrage précis, détaillé, où il raconte jour après jour les dernières années de la vie de l’actrice, et rapporte les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’analyse qu’elle a poursuivie durant de longues années [1]. « Marilyn avait eu recours successivement aux soins de deux psychanalystes, Margaret Hohenberg et Marianne Kris [...] elle avait même eu quelques séances à Londres avec Anna Freud » (p. 25), quand elle a fait finalement appel à l’un des psychanalystes les plus réputés d’Hollywood, Ralph Greenson. Cet analyste est connu pour avoir été l’auteur d’un ouvrage qui eut son heure de gloire dans le monde analytique, intitulé Technique et pratique de la psychanalyse, qui a été traduit en français, et il fut longtemps président du comité de formation de la société nord-américaine. M. Schneider montre comment la dernière tranche d’analyse qu’a faite la célèbre star d’Hollywood avec R. Greenson a été un échec, étant donné le rapport de fascination qui s’est instauré entre l’analysante et son analyste : il s’en est suivi un véritable amour passionnel, sans distance, où chacun s’est fait progressivement l’otage de l’autre, jusqu’à l’issue inéluctable où la mort a eu le dernier mot. Marilyn a été retrouvée sans vie à son domicile par son analyste, et on a conclu au suicide par overdose médicamenteuse malgré les innombrables hypothèses avancées par les uns et les autres pour expliquer ce qui est arrivé. Les 530 pages de l’ouvrage nous décrivent la période qui a précédé cette issue fatale, en l’envisageant le plus largement possible, reprenant un à un tous les regards qui se sont portés sur l’actrice et les entrecroisant pour tisser autour d’elle ce halo visuel dont elle avait un besoin vital pour se donner une consistance et survivre, aussi bien dans sa vie quotidienne que dans tous les moments de sa vie d’actrice. La relation analytique n’a eu pour résultat final selon l’auteur que de provoquer « un échange d’idéaux », ou plus précisément de deux types d’idéaux : « l’analyste s’était laissé prendre dans une fascination croissante pour les films et pour sa propre image ». À l’inverse, « Marilyn parlait plus, [...] elle trouvait ses mots. Les images lui faisaient peur » (p. 356). Un échange indéniable donc, entre le verbal d’un côté et le visuel de l’autre, mais dont résultèrent une coupure et une opposition tranchée entre les deux registres, ce qui n’a pas arrangé les choses.

Le diagnostic négligé

2L’ouvrage est d’une qualité littéraire indéniable, qui justifie le prix Interallié dont il a été le lauréat en 2006 : il est réparti en courts chapitres évoquant la succession des séances d’analyse, décrit avec une précision d’entomologiste le milieu hollywoodien au sein duquel Marilyn évolue depuis sa prime enfance. Il rapporte dans les moindres détails les relations de l’actrice, ses travers, ses errances, le monde analytique de l’époque, les confidences des uns et des autres, les documents correspondants. On y découvre les conditions dans lesquelles s’est instaurée peu à peu la relation qui devait accompagner Marilyn jusqu’à sa fin et les dérives qui l’ont accompagnée. À cet égard, les remarques de M. Schneider sont largement fondées : alors qu’il manifeste dans ses livres des compétences techniques indéniables, reconnues dans l’ensemble du monde analytique, R. Greenson s’est engagé dans une relation sans distance, et on se demande tout au long du récit ce qui a conduit un analyste chevronné et reconnu par ses pairs au niveau international, à se laisser entraîner dans cette thérapie hybride, où il est à la fois le gourou de sa patiente, son père de substitution, son fournisseur de psychotropes en tous genres, à toute heure du jour et de la nuit, bientôt son conseiller technique, son gestionnaire, et finalement le témoin médusé de sa fin. On ne peut s’empêcher de penser aux critiques que J. Lacan adressait ces années-là à la psychanalyse telle qu’on la pratiquait trop souvent aux États-Unis : un abîme sépare en effet cette approche de celle qui a permis au trublion français de mener à bien l’analyse de quelques personnalités célèbres dont les échos sont parvenus jusqu’à nous [2]. De ce point de vue, M. Schneider règle des comptes avec le dévoiement de la psychanalyse dont Hollywood a donné maints exemples, et qui explique pour beaucoup le déclin qu’elle a connu depuis.

3Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le plus grave en cette histoire, et on peut difficilement en rester là, car ce dérapage technique est surtout dû à un manque de clairvoyance théorique assez stupéfiant, compte tenu de la personnalité de la patiente. « À aucun moment Greenson ne risqua un véritable diagnostic sur le cas de Marilyn qu’il suivit pendant trente mois » (p. 221), écrit M. Schneider. C’est en effet étonnant pour une analyse aussi délicate, surtout à cette époque. Mais M. Schneider n’en dit pas davantage, et on peut se demander s’il ne s’est pas laissé fasciner lui aussi par ce couple analysante/analyste pris au piège de la passion, au point de manquer à son tour le diagnostic qui lui aurait permis de mettre un peu plus en évidence les véritables enjeux de cette analyse. Ainsi écrit-il dès la seconde page du livre à propos de Marilyn et de son analyste : « Je les regarde être ce qu’ils furent et accueille l’étrangeté de l’une et l’autre figure comme si elle me parlait de la mienne » (p. 12). Il s’inscrit ainsi dans le dispositif visuel qui a régi cette analyse en profondeur, et n’a pas la distance qui lui aurait sans doute permis d’aller plus loin dans ses analyses.

4Pourtant, le livre ne cesse de nous répéter sur tous les tons que Marilyn ne trouvait de raisons d’exister que sous le regard des autres, qu’elle en dépendait comme d’une drogue : « Marilyn Monroe n’existe que sur l’écran » fait-il dire à l’actrice (p. 50). Il raconte qu’au début de son analyse, « la description des rêves de nudité dans l’Interprétation du rêve l’avait captivée ». « La nudité compulsive, le besoin de se déshabiller en public est un symptôme qu’elle a longuement exposé à sa première thérapeute » (p. 138). Le livre rapporte qu’elle a continué à s’y adonner volontiers par la suite avec le premier venu : un homme rencontré dans la rue qui lui plaisait, un ancien ami venu lui rendre visite. Or il n’en est plus question dans la suite de son analyse, comme si cet exhibitionnisme était anecdotique, alors que le livre le démontre : la vie de Marilyn s’est résumée à mettre cette tendance en acte, et à la répéter, la répéter, comme une nécessité impérieuse. Les analyses successives ne lui ont pas ouvert progressivement le chemin sur lequel nous avons souvent l’occasion d’accompagner les analysants de ce type, et que Marilyn traçait d’avance en manifestant son intérêt privilégié pour l’analyse des rêves de nudité : raviver peu à peu le fantasme correspondant, puis le rêve, pour enfin analyser ce rêve dans sa particularité propre, comme Freud s’y emploie pour lui-même au chapitre correspondant de l’Interprétation du rêve, avec une rigueur et une finesse qui en font à mes yeux l’un des grands moments de son ouvrage. Or ni la première analyste de Marilyn, ni les suivants, ni le psychanalyste M. Schneider n’ont emprunté cette voie, alors que leur patiente la désigne clairement dès ses premiers pas dans l’analyse.

5Il est assez stupéfiant que l’hypothèse d’une perversion ne soit pas envisagée dans ce livre où tant de symptômes significatifs sont évoqués, et qu’elle ne soit pas venue à l’esprit des nombreux analystes que Marilyn a consultés ou qu’on a consultés pour elle. Certes, cela se passait dans un monde tellement pris par la problématique exhibitionniste qu’il était difficile de s’en dégager pour la prendre en considération, et on comprend qu’elle ait disparu par la suite comme tant d’autres des manuels de diagnostic édités par l’Association psychiatrique américaine. Une exception cependant, qui n’étonnera personne : le seul psychanalyste qui utilise le terme d’exhibitionnisme est R. Stoller : encore est-ce à la mort de R. Greenson, à propos de ce dernier, et noyé au milieu d’une quantité d’autres qualificatifs qui en minimisent la portée (p. 515). Marilyn Monroe était une exhibitionniste, tout simplement. Une exhibitionniste géniale sans doute, mais qui cherchait par ce geste tant et tant de fois répété à dire ce qu’elle désirait au plus haut point, et qui ne se résumait pas à susciter l’envie ou les regards autour d’elle, mais à se servir de ces regards pour faire surgir ce qui la possédait et lui donnait une raison d’être. N’est-ce pas « la plus narcissique des perversions ? » (G. Rosolato). Or le qualificatif de « narcissique » revient un nombre incalculable de fois (pp. 206, 257, 313, etc.). En jouant de son identité réelle et de son nom d’actrice, elle entretenait un clivage typique de la perversion, qui se répercute tous azimuts ; entre New-York, où elle est bien, et Los Angeles, où elle vit dans l’angoisse, entre l’amour et le sexe, entre les mots et les images, etc. Et ce dernier clivage, entre mots et images, qui se retrouve à la fin entre la patiente et l’analyste, ne fait que consacrer le clivage plus profond et l’installer dans la réalité. En jouant l’actrice et les identités multiples qu’on lui faisait endosser au fil des tournages, elle oscillait entre son côté psychotique et sa personnalité tourmentée. L’exhibitionnisme lui assurait l’assise nécessaire pour se situer au centre où elle gérait tant bien que mal une structure trop fragile.

La situation originaire

6Pour étayer ce point de vue, je me permettrai de me citer, en reprenant simplement trois des propos qui concluent la longue étude que j’ai consacrée aux Figures de l’exhibitionnisme aujourd’hui (Bonnet, 2005). J’affirme d’abord que « l’exhibitionnisme est la façon la plus directe de réagir aux messages énigmatiques qui ont été adressés aux origines et de se poser comme un être unique et irremplaçable » [3]. Toute sa vie, Marilyn est en réaction à l’expression et à la position de sa mère, une mère qu’elle dit folle, qui l’a abandonnée, mais dont elle a repris le nom, et qui travaillait comme auxiliaire dans les studios où elle va briller de tous ses feux. C’est à la fois son interlocutrice privilégiée et sa « bête noire ». Si quelqu’un a été soumise à des sollicitations excessives dans l’enfance et abandonnée à elle-même pour en tirer parti, c’est bien elle. Je précise ensuite dans la même conclusion de Voir Être vu que « l’exhibition se fait parfois séduction, mais ce n’est qu’un moment, un passage » [4]. Marilyn a multiplié ce genre de passages dans la mesure où son physique et son talent d’actrice lui en offraient la possibilité, mais elle ne cherchait pas vraiment à séduire, à preuve les démêlés constants avec ses employeurs et les nombreux amants qui vont se succéder sans qu’elle parvienne à établir de relation durable. La séduction reste l’apanage de l’autre, et on la lui fait toujours payer d’une façon ou d’une autre. J’ajoute enfin que « pour lui rendre (à l’exhibitionnisme) sa véritable signification, il est à situer dans l’axe des générations, et en particulier dans le rapport au père qui en est l’interlocuteur principal ». C’est probablement là que se situe le drame le plus poignant de cette histoire. Du père de Marilyn, il est assez peu question dans ses psychanalyses et dans le livre de M. Schneider. C’est seulement à la page 445 de l’ouvrage que l’on peut lire : « le plus probable dans ce rôle est Raymond Guthrie, qui s’était épris d’elle (la mère) pendant quelques mois ». Par contre, son analyste, R. Greenson, affirme qu’il a tout mis en œuvre pour occuper cette place et pour jouer ce rôle, s’y consacrant tout entier, au point qu’il renonce à partir en voyage, ou bien écourte ses séjours à l’étranger, en rapporte des cadeaux pour rassurer sa patiente. Ainsi, il s’emploie réellement à jouer ce rôle, sans distance, et au lieu d’ouvrir à Marilyn l’espace pour qu’elle puisse s’adresser à un père disparu, au père absent, il obstrue le passage et l’encombre de son personnage. Certes, R. Greenson s’inscrit bien dans l’axe des générations… mais des générations de psychanalystes ! Il mène en effet un temps cette analyse sous le contrôle d’Anna Freud, qui elle-même se réfère à son père, et il est constamment en réseau avec des analystes de la première et seconde génération. Ce réseau qui aurait dû rester fictif se fait réel, et il vient obturer l’accès à celui que Marilyn tentait de mettre en place à travers son symptôme.

7Exhibitionniste, prise au piège d’un monde politique, médiatique et psychanalytique, enfermée dans les rets de sa perversion, Marilyn n’avait plus qu’une solution : pousser à bout son symptôme principal, brûler de tous ses feux, en se soutenant de drogue et d’alcool pour mener à bien cette mission impossible. Jusqu’au moment où elle a choisi d’aller retrouver de l’autre côté du miroir ceux dont on lui barrait l’accès, et auxquels elle s’adressait en exhibant ses charmes. Pour l’inconscient, les absents ont toujours raison. Considérée sous cet angle, Marilyn est effectivement un symptôme de notre époque où l’exhibitionnisme est omniprésent (Bonnet, 2005), et c’est probablement la raison pour laquelle elle continue d’occuper une place privilégiée au panthéon des grandes stars disparues. Il en est tant qui se brûlent les ailes encore aujourd’hui, en marchant sur ses brisées avec la même inconscience.

De la pratique à ses présupposés inconscients

8La clinique de l’exhibitionniste est l’une des plus paradoxales qui soient. Le geste est banal, dérisoire, il devient humiliant pour son auteur à la longue. C’est vrai pour Marilyn comme pour beaucoup d’autres acteurs célèbres évoqués dans le livre, quels que soient les succès obtenus. C’est la raison pour laquelle Marilyn se sent si dévalorisée dès l’instant où elle se retrouve seule avec elle-même, au point qu’elle ne peut supporter cette solitude sans l’appoint de drogues ou de pratiques qui frisent la nymphomanie. Il est étonnant qu’au fil du temps, elle ne soit pas parvenue à trouver une ouverture dans l’analyse. Quand l’exhibitionniste en vient à transposer sa tendance dans le transfert, à la reconstituer sur une « autre scène », hors du regard direct, hors écran, on constate peu à peu que c’est un condensé de signifiants marquants d’une richesse foisonnante. Au fur et à mesure qu’il parvient à les rejoindre, à découvrir leur origine et leur signification propre, il opère un premier passage important et s’aperçoit que ce qu’il donnait à voir, c’est aussi ce qu’il avait à dire.

9Ce passage de l’exclusivité accordée au registre du voir à celui de la parole s’est bien opéré dans la cure avec R. Greenson selon M. Schneider, mais il se limite à un simple échange de positions des rôles : l’analyste devient passionné du visuel, alors que l’analysante trouve enfin à parler. Et au moment où elle commence à parler, il est passé côté visuel et ne voit plus que l’image, son image. On comprend alors pourquoi les séances ne lui sont bientôt plus d’aucune utilité. Marilyn se plaint à plusieurs reprises d’être incapable d’associer librement, tous les propos qui lui sont prêtés restent anecdotiques, descriptifs ; rien qui fasse irruption et qui brise l’image de la pauvre fille exploitée qu’elle s’efforce de maintenir envers et contre tout. En analysant le rêve d’exhibition de Freud, j’ai montré qu’en définitive, c’était non seulement un rêve de désir, comme tout rêve, mais que ce rêve exprimait le désir le plus cher au sujet concerné dans le contexte où il apparaît : celui de Freud était de faire une découverte, et ce fut la découverte du complexe d’Œdipe. Qu’en est-il pour celui de Marilyn ? Elle ne l’a jamais su, et ne le saura jamais. Elle est allée le rejoindre dans les limbes où on l’obligeait à l’y maintenir pour ne retenir d’elle que sa faculté à s’exhiber. Comme si on exhibait un corps, fût-il le plus fabuleux du monde ! On s’exhibe dans l’espoir de pouvoir s’exprimer, et quand c’est impossible, c’est le sexe qui prime, sinon c’est la déprime à mort qui menace et qui gagne.

10L’exhibitionniste poursuit aussi un autre but que Marilyn n’a jamais formulé comme tel, et dont on mesure mal la violence. La stratégie du geste consiste en effet à projeter en l’autre la honte dont le sujet est profondément affecté, à en retirer une satisfaction secrète mais intense, celle d’être parvenu à faire à l’autre ce qu’il a provoqué dans la situation d’origine, et ainsi éprouver par devers soi l’envers de cette honte, et donc une certaine fierté. L’exhibitionniste est quelqu’un qui précipite l’autre dans la confusion qui l’affecte au plus profond de lui-même, et qui affiche par le fait même une apparente froideur. Lorsque son stratagème réussit, il ressent à l’inverse un sentiment d’affirmation de soi, il se réapproprie l’affect en positif, mais ce n’est que dans l’instant, et c’est partie remise, il faut toujours recommencer. On reconnaîtra ici le double processus de retournement/renversement mis en lumière par Freud à propos de la perversion, mais cette fois version affect, et qui provoque déjà à lui seul une satisfaction indicible.

11La honte, Marilyn en sait quelque chose, elle qui n’a jamais surmonté l’humiliation héritée de ses origines, et qui a commencé sa carrière dans des conditions plus que douteuses. Elle excelle très tôt dans l’art de mettre ses interlocuteurs mal à l’aise tout en s’imposant avec un aplomb qui les désarçonne et lui permet de se maintenir. Sur les écrans, c’est la face positive de cet exhibitionnisme qui l’emporte et qui emporte les foules. Dans l’intimité, c’est l’inverse. Il faut à ses employeurs une patience à toute épreuve pour supporter ses retards, ses caprices, ses absences inexpliquées. Mais comme il se doit, c’est dans l’analyse qu’elle pousse au plus loin la stratégie du symptôme. Là, c’est l’évidence même, Marilyn renvoie la honte du côté de son analyste, elle parvient à jeter définitivement le discrédit sur sa pratique, son comportement, et il ne s’en remettra jamais, au point que c’est lui qui hérite, dans le discours de R. Stoller, du qualificatif d’exhibitionniste ! Autrement dit, la stratégie de l’exhibitionnisme fonctionne admirablement, elle fonctionne même trop bien, puisqu’elle réussit dans le cadre où elle apporte le plus de satisfactions inconscientes. Mais elle fonctionne à vide au détriment de l’expression proprement dite.

12Elle va très loin aussi pour une autre raison qui est à la source des perversions les plus tenaces : il s’agit de ce que j’appelle la logique de vengeance en pire. Les pervers invoquent en effet souvent des mauvais traitements dont ils auraient été victimes dans l’enfance. De ces traitements, Marilyn en a certainement vécus, mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que l’enfant séduit ou violenté a souffert aussi de ruptures de relations, qu’il a été brutalement séparé de ses proches, et que le processus de séduction, si violent soit-il a été interrompu, le mettant dans l’impossibilité de dialectiser et de relativiser les traumas initiaux dans le contexte où ils se sont produits. C’est dans ces conditions que se met en place une logique de vengeance en pire, qui ne vise pas tant à faire à un autre ce qu’on lui a fait que de rétablir dans la violence et la destruction un lien indispensable à sa survie psychique. Avec Marilyn, toutes les conditions étaient remplies pour qu’un tel processus se mette en place, et on peut dire qu’elle s’est largement vengée sur son analyste des innombrables traumas du passé dont la honte était la manifestation principale. Violence en pire, qui est devenue violence en père, et qui s’est exercée dans la réalité de la relation analytique, faute d’avoir été clarifiée dans le cadre du transfert.

L’exhibitionnisme féminin

13Quelques mots enfin sur l’exhibitionnisme dans sa version féminine. J’ai publié un cas où il en est longuement question et qui s’est terminé, bien après l’analyse mais quand même, par le décès de la patiente suite à une leucémie aiguë (Bonnet, 1977, 2005). J’ai souligné à son propos quelques caractéristiques typiques de cette problématique : l’absence du père, une pratique fétichiste, la tendance à s’adonner à la drogue dans les moments difficiles, le goût pour les rencontres de hasard, un appel pressant à l’écoute de l’autre, le besoin de méduser. On retrouve toutes ces caractéristiques dans l’analyse de Marilyn : l’absence totale du père d’abord, puisqu’elle ne l’a jamais connu ; le côté fétichiste ensuite : R. Greenson signale à diverses reprises son besoin d’« objet transitionnel » (pp. 212, 232, 280, 324, etc.), mais compte tenu du contexte, mieux vaudrait dire qu’elle décline son besoin d’objet fétiche sur tous les modes qui se présentent à elle. R. Greenson utilise aussi le terme de « talisman » pour évoquer une pièce du jeu d’échecs qu’il lui a remise pour supporter son absence, ce qui ne manque pas de sel quand on pense que Freud évoque une pièce de théâtre portant ce titre pour analyser l’exhibitionnisme dans le rêve, sans compter bien évidemment que le nom du jeu résonne comme un mauvais présage ; on trouve de même chez Marilyn une tendance à s’adonner à la drogue, mais elle n’est pas épisodique, elle est constante ; on connaît enfin son goût pour les rencontres de hasard, son appel constant à une écoute, son besoin de méduser. Or de l’analyse du cas que j’ai présenté, il est ressorti ceci qui éclaire bien celui de Marilyn : à la différence de l’exhibitionnisme masculin qui s’articule autour du sexe, et donc d’une partie du corps, fût-elle privilégiée, l’exhibitionnisme féminin met en jeu le corps tout entier, il se situe dans une problématique de l’être (ou n’être pas), et non dans une problématique de l’avoir. C’est une façon de réagir à une séduction originaire unilatérale, sur un mode entier, radical, désespéré, au corps à corps, et d’en dérober les attendus inconscients de telle façon qu’ils demeurent difficilement accessibles. C’est probablement la raison pour laquelle le livre de M. Schneider nous transmet surtout l’aspect manifeste, anecdotique de l’analyse de Marilyn : il témoigne bien à cet égard qu’elle est restée en surface, comme cette peau qu’elle exhibait si volontiers, de façon à masquer les signifiants et les désirs qui la portaient au plus profond d’elle-même.

14À cela s’ajoute un versant mortifère qui s’est manifesté après-coup dans l’analyse dont j’ai rendu compte, ce qui n’a rien d’exceptionnel. Dans un article consacré aux différentes formes du voir en psychanalyse, j’ai montré à partir de plusieurs cas cliniques et d’exemples tirés d’œuvres diverses qu’il existait un exhibitionnisme mortifère, qui pousse certains sujets en désespoir de cause à se transformer en corps mort, exhibé à la face du monde (Bonnet, 1988). Je rapporte à cette occasion l’exemple d’une jeune patiente spectaculairement suicidaire que j’ai eu l’occasion de suivre quelque temps, et qui revendiquait haut et fort le droit de se donner la mort. On rejoint là le modèle christique, celui que tant et tant de martyrs ont repris à la lettre, et qui transforme la perspective de la mort en une sorte de triomphe post mortem. Or il est loin d’être périmé. Certaines vedettes du monde du spectacle en viennent après leur mort à remplacer dans le cœur de nos contemporains les martyrs d’autrefois. Elle passent un jour prématurément sur une tout autre scène pour devenir des icônes qui continuent à mobiliser les regards, les désirs, tout en jetant, pour certains, le discrédit et la honte sur celles et ceux qui n’ont pas su les aimer ou les comprendre. Marylin Monroe occupe dans ce panthéon une place unique, exemplaire, elle continue à briller de tous ses feux au zénith du monde de l’audio-visuel, tout en jetant l’opprobre sur ceux qui n’ont pas su l’aider, et en tout premier lieu sur son analyste et sur l’analyse elle-même.

15On m’objectera qu’il n’y a pas de commune mesure entre le geste exhibitionniste pervers du tout venant, et l’art consommé ou la présence impressionnante qui ont permis à Marylin Monroe de s’imposer dans ses films. N’est-elle pas l’une des deux références hollywoodiennes auxquelles le président de notre république se réfère volontiers [5] ! Rien n’est plus exact, et c’est l’occasion de rappeler d’autres distinctions qui auraient permis à ses proches de ne pas se laisser éblouir. La potentialité exhibitionniste, comme toute potentialité perverse, s’exerce à des degrés différents selon le terrain qui lui est proposé. Entre la Marilyn qui s’offre nue au premier quidam rencontré dans la rue, qui sidère et déçoit son employeur, qui méduse son analyste… et celle qui s’impose dans l’un de ses films-cultes, la problématique et la stratégie sont analogues, mais elles n’ont pas la même portée, et on voit intervenir des modifications de nature dans le but poursuivi. On passe de la prise de possession de l’autre à la projection de la honte, à la vengeance, à une forme de sublimation et enfin à une inspiration sans pareille. C’est le terme que propose J. Laplanche (1999) pour spécifier la réaction des grands créateurs à la séduction originaire, et il convient parfaitement pour caractériser certaines prestations de l’actrice, surtout si l’on en croit ceux qui en ont été les premiers témoins. Il se passe alors quelque chose de rare et d’unique : dans ces moments-là, Marilyn ne s’appartient plus, elle laisse parler et exister un charme, une lueur, un éclat de vérité qui la dépassent et sont irremplaçables. Ce sont de véritables créations issues de moments primaires exceptionnels et d’autant plus précieux qu’ils reviennent à la surface comme ces joyaux inestimables enfouis au plus profond de la terre. Toutefois ces moments-là sont épisodiques, ils n’empêchent pas les autres, au contraire, ils créent une aspiration vers l’ailleurs que rien ne vient combler, et qui rend d’autant plus désespérants les symptômes journaliers. Car ce n’est pas en cultivant ces moments exceptionnels qu’une issue est possible, mais en analysant ceux qui s’inscrivent dans la vie quotidienne et la rendent si pénible.

16R. Greenson ne s’est jamais remis du suicide de Marilyn, ce qui peut se comprendre étant donné que l’analyse s’est déroulée sous l’emprise de la perversion, et qu’il n’est jamais parvenu à analyser ce qui lui est arrivé. Faut-il en déduire pour autant que le psychanalyste a pouvoir de vie et de mort sur ses analysants et que le pervers est là pour le lui démontrer ; lorsque ceux-ci choisissent d’en finir avec la vie, n’est-ce pas nécessairement de sa faute ? R. Greenson l’a cru un moment, mais le livre rapporte aussi certains de ses propos où il finit par critiquer lui-même cette idée (p. 290). En tout cas, ce n’est pas le point de vue d’Anna Freud qui écrit : « je pense que personne n’aurait pu la retenir dans cette vie » (p. 488). Il est vrai qu’il existait une telle connexité entre son symptôme et le monde du cinéma dans lequel sa mère l’a précipitée que Marilyn s’est empêtrée dans ses pièges dès les premiers succès, elle et tous ceux qui cherchaient à l’aider. À défaut de l’en sortir, on aurait pu au moins travailler à en démonter les rouages, pour le profit du plus grand nombre, car c’est important pour les jeunes qui sont fascinés par des destins de ce type et qui n’en saisissent pas toujours les pièges.

Bibliographie

  • bonnet g. (1977). Fétichisme et exhibitionnisme chez un sujet féminin. Psychanalyse à l’Université, 6 : 231-257.
  • bonnet g. (1988). Regarder, contempler, s’abîmer, trois conceptions du voir en psychanalyse. Psychanalyse à l’Université, 50 : 181-232.
  • bonnet g. (2005), Voir Être vu. Figures de l’exhibitionnisme aujourd’hui. Paris : PUF.
  • bonnet g. (2008). La perversion, se venger pour survivre. Paris : PUF.
  • greenson r. (1970). Technique et pratique de la psychanalyse. Paris : PUF.
  • laplanche j. (1999). Entre séduction et inspiration, l’homme. Paris : PUF.
  • stoller r. (1975). La perversion, forme érotique de la haine. Paris : PUF, 1978.

Mots-clés éditeurs : exhibitionnisme, narcissisme, passion, regard, technique analytique

Date de mise en ligne : 01/03/2009

https://doi.org/10.3917/ado.064.0479

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