Adolescence 2008/2 T. 26 n°2

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Article de revue

L'image du corps adolescent chez Botticelli

Pages 449 à 464

Notes

  • [1]
    Ce texte a fait l’objet d’une présentation en anglais lors du 3ème Symposium international « Art et psychanalyse », organisé en mai 2005 par Harold Blum à « Villa la Pietra », Florence (Italie ) intitulé « The body image in psychoanalysis and art ». Il est en cours de publication dans les Actes de ce colloque.
  • [2]
    Schilder, 1950, p. 191.
  • [3]
    Cette dysharmonie passagère est en revanche émouvante aux yeux de l’adulte. La romancière Colette décrit ainsi Vinca dans Le blé en herbe : « A-t-elle fini de grandir ? il est temps qu’elle s’arrête. Elle n’a pas plus de chair que l’autre année. Ses cheveux courts s’éparpillent en paille raide et bien dorée, qu’elle laisse pousser depuis quatre mois, mais qu’on ne peut ni tresser ni rouler. Elle a […] le sourire contraint, le rire éclatant, et si elle ferme étroitement, sur une gorge absente, blousons et chandails, elle trousse jupe et culotte pour descendre à l’eau, aussi haut qu’elle peut, avec une sérénité de petit garçon. » Colette (1923). Le blé en herbe. Paris : Flammarion, 1950, p. 6.
  • [4]
    Je me référerai essentiellement aux Essais florentins d’Aby Warburg (Paris : Klinsieck, 1990) laissant de côté le reste de l’œuvre de cet auteur, en particulier ce qui concerne le rituel amérindien du serpent, mon objet étant limité à Botticelli.
    Les études sur A. Warburg sont nombreuses. Je renvoie le lecteur essentiellement à Michaud P. A. (1998). Aby Warburg et l’image en mouvement préfacé par G. Didi-Huberman. Paris : Macula, ainsi qu’aux articles sur Warburg parus dans le numéro 165 (année 2003) de la Revue française d’anthropologie L’Homme. Paris : Éditions de l’EHESS, 2002.
  • [5]
    Sur l’opposition stoïcienne entre « Pathos » et « Ethos » cf. les définitions qu’en donne Salvatore Settis, Vortrage aus dem Warburg-Haus, vol I, 1997, cité par Careri G., Aby Warburg : rituel, Pathosformel, et forme intermédiaire. L’Homme, 165, op. cit.
  • [6]
    Careri, op. cit., pp. 56-57.
  • [7]
    Je me réfère ici au conte d’Alphonse Daudet.
  • [8]
    Politien A. Stanze, Livre I, 99-103, cité par A. Warburg, Essais florentins, op. cit.
  • [9]
    A. Politien cité par A. Warburg, Essais florentins, op. cit., p .60.
  • [10]
    Ce qu’en France actuellement le mouvement féministe « Ni putes ni soumises » dénonce avec vigueur.
  • [11]
    Rappelons les paroles qu’Ovide et Politien prêtent à Apollon : « Je ne suis ni un loup ni un ours, mais je suis ton amant. » et encore : « O nymphe, ne t’en vas pas, je ne te poursuis pas pour te faire mourir. » A. Warburg, Essais florentins, op. cit., p. 75.
  • [12]
    « À supposer que vienne un temps où les tableaux et les statues que nous admirons aujourd’hui se désagrègent, ou que vienne après nous une race d’hommes qui ne comprenne plus les œuvres de nos poètes et de nos penseurs, voire une époque géologique dans laquelle tout ce qui vit sur terre soit sans voix, la valeur de toutes ces choses belles et parfaites est déterminée uniquement par sa signification pour notre vie sensible, elle n’a même pas besoin de durer plus que cette dernière et elle est de ce fait indépendante de la durée temporelle absolue. » Freud, 1916a (nov. 1915), p. 234.
  • [13]
    Cf. le bas-relief antique de Gradiva, en fait une « Heure » (Musée du Vatican, Rome, photo collec. Viollet).
  • [14]
    Freud, 1907a, p. 235.
  • [15]
    Ibid.

Citer cet article


  • De Mijolla-Mellor, S.
(2008). L'image du corps adolescent chez Botticelli. Adolescence, T. 26 n°2(2), 449-464. https://doi.org/10.3917/ado.064.0449.

  • De Mijolla-Mellor, Sophie.
« L'image du corps adolescent chez Botticelli ». Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, 2008. p.449-464. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-449?lang=fr.

  • DE MIJOLLA-MELLOR, Sophie,
2008. L'image du corps adolescent chez Botticelli. Adolescence, 2008/2 T. 26 n°2, p.449-464. DOI : 10.3917/ado.064.0449. URL : https://shs.cairn.info/revue-adolescence-2008-2-page-449?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/ado.064.0449


Notes

  • [1]
    Ce texte a fait l’objet d’une présentation en anglais lors du 3ème Symposium international « Art et psychanalyse », organisé en mai 2005 par Harold Blum à « Villa la Pietra », Florence (Italie ) intitulé « The body image in psychoanalysis and art ». Il est en cours de publication dans les Actes de ce colloque.
  • [2]
    Schilder, 1950, p. 191.
  • [3]
    Cette dysharmonie passagère est en revanche émouvante aux yeux de l’adulte. La romancière Colette décrit ainsi Vinca dans Le blé en herbe : « A-t-elle fini de grandir ? il est temps qu’elle s’arrête. Elle n’a pas plus de chair que l’autre année. Ses cheveux courts s’éparpillent en paille raide et bien dorée, qu’elle laisse pousser depuis quatre mois, mais qu’on ne peut ni tresser ni rouler. Elle a […] le sourire contraint, le rire éclatant, et si elle ferme étroitement, sur une gorge absente, blousons et chandails, elle trousse jupe et culotte pour descendre à l’eau, aussi haut qu’elle peut, avec une sérénité de petit garçon. » Colette (1923). Le blé en herbe. Paris : Flammarion, 1950, p. 6.
  • [4]
    Je me référerai essentiellement aux Essais florentins d’Aby Warburg (Paris : Klinsieck, 1990) laissant de côté le reste de l’œuvre de cet auteur, en particulier ce qui concerne le rituel amérindien du serpent, mon objet étant limité à Botticelli.
    Les études sur A. Warburg sont nombreuses. Je renvoie le lecteur essentiellement à Michaud P. A. (1998). Aby Warburg et l’image en mouvement préfacé par G. Didi-Huberman. Paris : Macula, ainsi qu’aux articles sur Warburg parus dans le numéro 165 (année 2003) de la Revue française d’anthropologie L’Homme. Paris : Éditions de l’EHESS, 2002.
  • [5]
    Sur l’opposition stoïcienne entre « Pathos » et « Ethos » cf. les définitions qu’en donne Salvatore Settis, Vortrage aus dem Warburg-Haus, vol I, 1997, cité par Careri G., Aby Warburg : rituel, Pathosformel, et forme intermédiaire. L’Homme, 165, op. cit.
  • [6]
    Careri, op. cit., pp. 56-57.
  • [7]
    Je me réfère ici au conte d’Alphonse Daudet.
  • [8]
    Politien A. Stanze, Livre I, 99-103, cité par A. Warburg, Essais florentins, op. cit.
  • [9]
    A. Politien cité par A. Warburg, Essais florentins, op. cit., p .60.
  • [10]
    Ce qu’en France actuellement le mouvement féministe « Ni putes ni soumises » dénonce avec vigueur.
  • [11]
    Rappelons les paroles qu’Ovide et Politien prêtent à Apollon : « Je ne suis ni un loup ni un ours, mais je suis ton amant. » et encore : « O nymphe, ne t’en vas pas, je ne te poursuis pas pour te faire mourir. » A. Warburg, Essais florentins, op. cit., p. 75.
  • [12]
    « À supposer que vienne un temps où les tableaux et les statues que nous admirons aujourd’hui se désagrègent, ou que vienne après nous une race d’hommes qui ne comprenne plus les œuvres de nos poètes et de nos penseurs, voire une époque géologique dans laquelle tout ce qui vit sur terre soit sans voix, la valeur de toutes ces choses belles et parfaites est déterminée uniquement par sa signification pour notre vie sensible, elle n’a même pas besoin de durer plus que cette dernière et elle est de ce fait indépendante de la durée temporelle absolue. » Freud, 1916a (nov. 1915), p. 234.
  • [13]
    Cf. le bas-relief antique de Gradiva, en fait une « Heure » (Musée du Vatican, Rome, photo collec. Viollet).
  • [14]
    Freud, 1907a, p. 235.
  • [15]
    Ibid.

1Ma réflexion s’inscrira dans le champ des interactions entre l’Art et la psychanalyse. J’entends par « interactions » non pas une application de la méthode psychanalytique au déchiffrement de l’œuvre d’art mais à l’inverse, une mise en tension, en écho pourrait-on dire, de l’écoute sensible tant des patients que des œuvres artistiques, littéraires ou mythologiques. Ouverture régressive à ce que les uns et les autres effleurent ou parfois crient tellement fort qu’on ne parvient plus à l’entendre... Cette écoute se double d’une tentative d’élucidation et de confrontation épistémologique des modèles, non pas pour forcer des rapprochements ou imposer des superpositions mais pour confronter et resserrer les spécificités des champs notamment là où il y a incompatibilité des modèles.

2Le contexte idéologique particulier de la période de la Renaissance permet d’aborder la question de l’image du corps adolescent chez Botticelli simultanément dans trois perspectives : psychanalytique, historique et artistique. Rappelons que la notion psychanalytique d’« image du corps », héritée de P. Schilder, n’est pas le simple schéma corporel mais l’inscription, la mise en mémoire des traces du vécu émotionnel d’un être humain. Pour chacun de nous, cette image est le fondement du sentiment d’exister. À l’adolescence, elle va devoir supporter les transformations de la puberté venant à la fois des sensations internes et de l’image spéculaire renvoyée par l’extérieur. La particularité de cette image est de constituer une « transformation en acte ». Ainsi, l’adolescent, au cours de son évolution pubertaire, pourra ressentir une impression d’anomalie, ou même d’inquiétante étrangeté, comme si quelque chose apparaissait sur son corps avant qu’il n’ait pu se l’approprier.

3Dans le cas particulier de Botticelli, je souhaite souligner à l’inverse l’éclairage qu’il nous apporte concernant la perception de l’adolescence comme une fiction idéalisée qui demeure présente chez l’adulte. Mon hypothèse est donc relative au déni particulier ou à l’amnésie de l’adulte concernant les tribulations voire les souffrances liées au fait de devenir adolescent car cette image du corps adolescent, merveilleuse et évanescente, les recouvre et les exalte à la fois.

4La toile de fond historique de la « renovatio mundi » qui a accompagné la période de Lorenzo il Magnifico est nécessaire pour comprendre cette représentation particulière que je désigne chez Botticelli. Elle a le pouvoir de la jeunesse éternelle et, comme l’a montré l’anthropologue et historien de l’art A. Warburg, la figure de la « ninfa », jeune fille aux longs cheveux et aux vêtements fluides comme des ailes de papillon, est une forme émotionnelle, notion que je définirai un peu plus loin, qui est fondamentale à cette période. Néanmoins, quelque chose demeure que l’on peut interpréter comme un mouvement, vécu transitoire qui met en évidence l’instabilité fondamentale des créatures vivantes et la mélancolie qui sourd de l’expression très particulière du regard de ces beaux adolescents. Parler de l’image du corps adolescent chez Botticelli n’implique pas une description minutieuse des corps effectivement peints par lui mais plutôt d’essayer de rendre sensible l’atmosphère particulière qu’ils génèrent.

5Je rapprocherai la fascination très spéciale que l’on ressent face aux peintures de Botticelli des notions psychanalytiques d’« éphémère » (vergänglichkeit) ou du « fantôme de midi », Gradiva, afin de tenter d’éclairer notre compréhension et nos souvenirs disparus du temps de notre adolescence.

6Le double apport de P. Schilder sur la notion d’image du corps et d’A. Warburg sur la notion de « Pathosformel » guidera d’abord mon approche, puis, dans un second temps, j’envisagerai ces formes prégnantes qui se dégagent de l’œuvre de Botticelli dans la perspective de la psychanalyse, c’est-à-dire de l’écoute de thèmes récurrents propres à l’adolescence tels que nous les entendons chez les patients. Je poserai aussi à ce propos des interrogations plus générales sur la question du temps tel que le vécu du corps l’impose à la psyché, ou sur la dynamique pulsionnelle de l’excès tel que l’adolescence nous l’exhibe si volontiers. Je me référerai aux diverses théorisations psychanalytiques de l’adolescence, en particulier à celle de Ph. Gutton, mais ferai aussi appel à l’image de leur adolescence que nous confient nos patients ou celle que décrivent les grands romanciers comme R. Musil dans L’élève Törless ou Colette dans Le blé en herbe.

Image du corps et « pathosformel »

7L’image du corps, telle que P. Schilder l’a développée en lien avec la Gestaltpsychologie de Köhler et Koffka, est à l’opposé de l’image spéculaire aliénante telle que J. Lacan l’a analysée, car il s’agit pour le premier de la façon dont notre corps nous apparaît, dont nous le ressentons en quelque sorte de l’intérieur, comme une unité. Toutefois, celle-ci est apte à se transformer du fait de facteurs internes qui peuvent être soit évolutifs soit subits voire accidentels. Un élément est particulièrement propre à générer cette configuration (Gestalt) qui donne naissance à l’image du corps, c’est sa posture et donc, sinon son action, du moins la potentialité de celle-ci. Nous y reviendrons tout à l’heure à propos de Botticelli. L’image du corps n’est pas seulement objet pour la libido narcissique mais elle est elle-même structurée libidinalement selon les sensations issues des zones érogènes. P. Schilder fait cependant l’hypothèse que : « Nous ne percevons notre corps comme une unité, comme un tout, qu’une fois que nous avons accédé harmonieusement au niveau génital. Une sexualité génitale pleinement développée nous est indispensable pour assumer totalement notre image du corps » [2]. Sans discuter le bien fondé de cette affirmation, trop normative pour qu’on lui accorde toute confiance, on peut néanmoins en partir pour s’interroger sur ce moment d’émergence, cette explosion du génital que constitue l’apparition de la puberté. La clinique des adolescents nous montre que la transformation pubertaire, même si elle est prévue et espérée voire impatiemment attendue, est aussi vécue comme une déformation du corps enfantin. On peut donc dire qu’elle affecte profondément la gestalt antérieurement acquise même si celle-ci était évolutive. De fait, la croissance adolescente est rarement harmonieuse, elle s’accompagne d’un vécu d’insuffisance vis-à-vis du corps adulte à venir et de perte vis-à-vis de l’équilibre acquis à la fin de l’enfance. Les petites Lolitas de neuf ou dix ans qui se maquillent et se déguisent en hyper-femmes auront quelques années plus tard un jean et un vaste pull mou, unisexe et les petits garçons du même âge, qui jouaient à la relation sexuelle avec elles, rencontreront l’angoisse de ne pas « être à la hauteur » d’une sexualité qui se focalise sur des organes génitaux devenus angoissants de faire resurgir un fantasme de scène primitive. Avec la puberté nous sommes donc face à une question de métamorphose, c’est-à-dire, au sens étymologique, à un basculement au-delà (meta) de la forme initiale (morphè) en une autre. On sait que cette situation est propre à engendrer des monstruosités, c’est-à-dire des constructions qui outrepassent la nature. Plus d’un adolescent vivra son changement pubertaire sur ce mode : étonnement d’abord, inquiétude ensuite, et parfois sensation d’anormalité, de distorsion voire de dysharmonie [3].

8Mon approche se fonde sur la possibilité d’utiliser le point de vue de P. Schilder sur la manière dont la gestalt corporelle se fonde sur la posture (ce qu’il appelle le « modèle postural ») comme un analyseur de certaines particularités de la peinture de Botticelli. Je considérerai donc, de manière réciproque (point de vue des « interactions » évoqué plus haut), que les postures très particulières des figures botticelliennes ont quelque chose à nous apprendre ou à nous confirmer sur ce que la clinique des adolescents nous donne à entendre concernant l’image du corps pubertaire.

9Certes, bien davantage que Botticelli, d’autres peintres ou photographes de Cranach à David Hamilton ont été littéralement obsédés par la représentation du corps adolescent. Cependant, chez Botticelli, si la représentation de l’adolescence existe directement, notamment avec les anges ou les jeunes saint Jean-Baptiste, on peut aussi dire qu’elle transparaît tout autant dans sa peinture de jeunes adultes dans la plénitude de leur beauté.

10Ce n’est donc pas seulement la représentation par Botticelli du corps adolescent qui est mon objet mais la présence, je dirai la prégnance, de cette gestalt dans sa peinture en général, telle qu’elle habite toutes sortes de représentations.

11Pour démontrer cela, je ferai appel à un autre théoricien, tout aussi fondamental que P. Schilder mais dans le domaine de l’art et de l’anthropologie, A. Warburg [4] et à la notion qu’il a établie de « pathosformel ». Le lien entre P. Schilder et A. Warburg passe par la phénoménologie et existe de bien des manières, notamment dans le rapprochement entre gestalt, forme donnée originairement et pathosformel, terme difficile à traduire que l’on transposerait rigoureusement en « forme pathique », c’est-à-dire en fait « geste typique » ou « formule gestuelle » (formel) permettant de configurer un affect (pathos)[5] dans le style d’une œuvre. Giovanni Careri dans son étude sur A. Warburg, rappelle que : « L’ethos étant l’ensemble des mécanismes de contrôle de soi que les individus d’une société partagent pour les avoir intériorisés dès la première enfance, le pathos est ce qui échappe à cette instance de contrôle. Les individus le perçoivent comme une épreuve de perte de soi. Les rites, auxquels les formules gestuelles pathétiques sont toujours liées, ont affaire à une instance de contrôle des affects qu’il faut constamment renouveler car l’affectivité qu’ils essaient de mettre en forme n’a pu être intériorisée, n’a pas pu devenir ethos » [6].

12J’ajouterai pour ma part, dans le prolongement de mes propres recherches sur la notion de « résurgences archaïques » (de Mijolla-Mellor, 2002) que ces formules gestuelles ou ces rites, comme aussi les mythes qui les accompagnent, sont des traces archaïques auxquelles le sujet fait appel lorsqu’il est contraint, parce qu’il est poussé malgré lui vers la transformation. Car, sauf exception, l’enfant n’entre pas volontiers dans le processus d’adolescence et s’il revendique quelque chose, c’est plutôt un statut d’enfant qui aurait les prérogatives d’un adulte. Pourtant lorsque le coup d’envoi de la conception est lancé, il n’a pas le choix de la suite et grandir est une obligation. Tout au plus peut-on souhaiter pour lui que cela se fasse sans trop de nostalgie, et que ce qu’il quitte à jamais puisse, comme ce que vivait la chèvre de Monsieur Seguin [7], lui apparaître un enclos trop étroit et non un paradis infini dont il aurait à faire le deuil.

13Ce que je propose de voir dans les peintures de Botticelli comme image, c’est-à-dire gestalt, du corps adolescent, ce n’est donc pas un corps avec ses contours mais une atmosphère créée par des stéréotypes formels, les pathosformels évoqués plus haut. Il ne s’agit pas de les détailler mais de s’en emplir les yeux, de s’en laisser passivement impressionner, y accéder non pas avec un esprit d’analyse mais dans une écoute empathique, une « Einfühlung » comme le dit A. Warburg.

14Cette atmosphère, je tenterai de l’approcher à partir de trois thèmes :

151 - L’idéal adolescent de pureté qui s’exprime directement dans les personnages et en particulier par leur regard mais aussi par le pathosformel de la fuite et plus largement dans l’extrême beauté presque stéréotypée des personnages. Je montrerai aussi comment l’androgynie présente dans la similarité des traits des visages et des attitudes corporelles chez les hommes et les femmes rejoint cet idéal adolescent de pureté.

162 - La relation adolescente à la dimension de l’excès et de la manie qui se confond selon moi avec la relation au temps futur. On le verra notamment dans le dionysiaque qui s’exprime dans l’efflorescence des scènes et plus généralement dans la présence du mouvement tel que l’a analysé A. Warburg qui marque la force potentielle contenue dans l’être adolescent.

173 - La relation adolescente au temps passé de l’enfance. Je le montrerai en relation à l’« exoticon » comme présence d’une autre scène, en l’occurrence celle de l’Antiquité, ce qui nous ramène au thème freudien de la Gradiva.

L’idéal adolescent de pureté

18Dans « La naissance de Vénus », la déesse de l’Amour est une très jeune fille dont le visage exprime non pas la sensualité mais l’innocence et la rêverie. Botticelli choisit de la représenter dans l’instant de sa venue à l’être, objet d’un désir amoureux dont elle ignore tout. Certes toute une série de « Vénus pudiques » précèdent cette Vénus, depuis celle du peintre grec Apelle, tradition transmise par les descriptions des poètes, Ovide notamment et Politien (1479).

19Mais au-delà du geste devenu classique de cacher ses seins et son sexe, chez Botticelli l’expression du visage de Vénus apparaît quelque peu contradictoire avec la crainte d’être vue que manifeste la pudeur. Dans la légende, Aphrodite Anadyomène au demeurant ne se dissimule pas avec ses cheveux mais s’essuie parce qu’elle sort mouillée de l’écume de la mer, du sperme d’Ouranos, châtré comme l’on sait par son fils Chronos parce qu’il voulait empêcher ses enfants de naître en les refoulant dans le sein de la Terre par une union sexuelle continue avec celle-ci.

20La Vénus de Botticelli est au-delà (ou en deçà) de telles préoccupations : elle est ailleurs, en elle-même, quasiment dissociée et, parce qu’elle ne regarde rien, elle est intégralement offerte au regard, ce qui n’est pas le cas par exemple de la Vénus Médicis, supposée avoir été son modèle, qui a une expression presque inquiète.

21L’historien de l’art Gombrich (1945) a vu dans « La naissance de Vénus » la métaphore néoplatonicienne de l’union de l’Esprit et de la Matière et il est clair, ici comme dans les autres œuvres de Botticelli, que l’on ne peut avoir une lecture naïve, ignorante du fond à la fois politique et philosophique de la Renaissance. Ma lecture consiste donc à mettre en écho des fantasmes propres à l’adolescence et l’« air » (aria), c’est-à-dire le style du peintre qui fait qu’on reconnaît immédiatement ses œuvres, par opposition à la « manière », dépendante des circonstances (notamment idéologiques) de la création, son thème ou sa destination.

22Le visage de Vénus dans « La naissance » est très différent par l’expression de celui de la Vénus plus mûre et légèrement insolente de « Mars et Vénus » (Londres, National Gallery) comme d’ailleurs de celui de la Vénus du tableau du « Printemps », plus sereine et méditative. À l’inverse, il exhale l’idéal adolescent de pureté, non pas au sens d’un refus de la sexualité mais de la quête d’une intériorité qui peut se confondre le cas échéant avec un repli narcissique.

23Comment en serait-il autrement ? S’il ne cherche pas à nier son angoisse existentielle avec des conduites stéréotypées qui le confondent dans la masse ou le groupe, l’adolescent ignore tout de ce qu’il est devenu avec la puberté et il lui faut se découvrir. Certes la quête hystérique de la réponse donnée par l’autre peut lui permettre de croire momentanément qu’il a résolu la question. Mais, chercher à séduire avec ce que cela implique de risque par rapport à celui que l’on séduit n’est pas, sauf exception, une démarche habituelle chez ces grands enfants encombrés de leur puberté nouvelle. Aussi, à l’inverse, l’adolescent est émouvant d’ignorer qu’on le regarde et, comme pour Eurydice, le charme risque de se rompre non pas quand il est vu, mais quand il sait qu’on le contemple avec plaisir, voire avec désir. Il ou elle peut alors le récupérer et en jouer à la fois avec coquetterie et timidité dans ces jeux de regards que L. Visconti a admirablement mis en scène dans son adaptation cinématographique du roman de Thomas Mann, La mort à Venise.

24Si l’on considère les autres figures de « La naissance de Vénus », on peut donner une lecture plus complète du tableau : la femme qui est l’allégorie du Printemps, comme Ève après la Chute, est manifestement instruite de la sexualité et c’est pourquoi elle cherche à voiler la nudité innocente de Vénus, tandis que les créatures androgynes qui sont les « lascifs zéphyrs » selon Politien [8] la regardent fixement et soufflent en sa direction. Pourquoi ce couple indistinct et indifférencié quant au genre alors que l’hymne homérique parle du souffle puissant d’un seul Zéphyr ?

25Avant de tenter de répondre, je m’arrêterai un instant sur une autre caractéristique récurrente du style de Botticelli qui est l’androgynie des personnages et ce qu’elle implique vis-à-vis de l’idéal adolescent de pureté. Que celle-ci ait à voir avec l’adolescence, les tableaux nous en administrent la preuve visuelle. Ainsi, les anges de « La Madone du magnificat » (Florence, Offices) ne sont pas des figures abstraites, et ces beaux adolescents ont des ongles sales… Ils ne sont pas non plus asexués mais ambigus et troublants. Ces jeunes gens sont saisis à l’instant du basculement de l’enfance dans l’âge adulte dont ils ne subissent pas encore les limitations et moins que toutes les autres, celle de la sexuation. Botticelli aimait manifestement les peindre et on les retrouve dans la plupart des Madones à l’enfant, comme si le lien entre la mère et le bébé se prolongeait indéfiniment en eux, fantasme qui sous-tend, comme on le sait, l’analyse que propose Freud de l’homosexualité de Léonard de Vinci. Les occurrences sont trop nombreuses pour les évoquer toutes mais qu’il s’agisse de saint Jean ou des anges entourant la Vierge [La Vierge à l’enfant et huit anges (Tondo Raczinsky) Berlin, Staatliche Museum], les figures d’adolescents à la grâce androgyne sont omniprésents chez Botticelli.

26En quoi l’androgynie rejoindrait-elle l’idéal adolescent de pureté ? On pourrait considérer que la pureté au sens de l’absence de mélange est à l’inverse de cette coalescence des caractéristiques des deux sexes. Mais en fait, l’androgynie est précisément ce qui va rendre l’union sexuelle sans pertinence puisqu’elle est déjà advenue dans cette figure qui n’est pas bisexuelle mais qui réunit subtilement les charmes des deux sexes. C’est en ce sens que l’androgynie est ici une image de pureté et convient aux anges, dont le sexe reste indéfinissable malgré les efforts bien connus des théologiens de Byzance pour en décider. Si Botticelli pour les raisons que l’on vient de dire dédouble le mâle Zéphyr en un couple androgyne, en revanche il condense les Heures en un seul personnage.

27Revenons à la Naissance de Vénus : dans le récit homérique, ce sont trois Heures en robe blanche qui sont supposées accueillir Vénus et non cette unique figure féminine de profil. A. Warburg soulignera que c’est seulement l’Heure du Printemps qui les représente toutes les trois, et que, comme le dit Politien dans les Stanze : « Les années ne tournent jamais les pages, et le joyeux printemps n’est jamais absent » [9]. Pourtant, il faut remarquer que l’expression de la femme de droite n’a rien de joyeux : on la dirait plutôt grave ou en tous les cas décidée.

28Mon hypothèse est que Vénus-adolescente apparaît là, prise dans une double visée : celle du désir sexuel que métaphorisent les Zéphyrs dans leur couple emmêlé, véritable scène primitive, et celle du refoulement et de la socialisation que représente l’Heure qui l’accueille, comme une sœur attentive, plus âgée et maternelle mais aussi peut-être jalouse de tant de jeunesse et d’innocence.

29L’instant que saisit Botticelli dans « La naissance de Vénus » trouve, si on en croit Vasari, son prolongement dans « Le Printemps » qui figurait à ses côtés à Castello dans la villa du Duc de Côme. Vénus ressemble à la Vierge Marie bénissant la scène et la sexualité s’est refugiée à droite du tableau dans la poursuite entre Zéphyr, cette fois-ci seul et animé d’un désir explicite et pour le moins agressif, et Flora qu’il fait fuir et qui le regarde avec angoisse mais s’avoue déjà vaincue ainsi qu’en témoigne la guirlande végétale qui sort de sa bouche. C’est au personnage de Flora que je m’attacherai pour développer le thème adolescent de la pureté comme fuite devant le désir, telle qu’elle est figurée par la nymphe semi-nue qui s’enfuit. Elle contraste fortement avec ce que l’expérience de la sexualité va en faire, soit la déesse du printemps, sa voisine de gauche, souriante et sûre d’elle-même qui distribue les fleurs qu’elle tient en son sein.

30On m’objectera peut-être que la facilité des relations sexuelles précoces de nos jours rend mon propos quelque peu obsolète. Mais, outre le fait que la sexualité compulsive adolescente répond le plus souvent à des besoins identitaires (faire comme les autres, montrer qu’on est un homme, etc.), l’exigence de pureté à l’égard de la mère, de la sœur ou de la jeune fille investie d’amour n’en est que plus violente. On sait que si elle est reprise dans un idéal communautaire, cette exigence de pureté peut devenir carrément meurtrière [10].

31La scène à droite du tableau du « Printemps » est donc une scène de rapt qui évoque le thème mythologique d’Apollon et de Daphné changée en laurier rose. Avec l’image de la fuite, on a un exemple fort de ces pathosformels définis par A. Warburg et évoqués plus haut. On retrouvera en effet cette image de la fuite dans la courbure très particulière du corps de la Vierge de l’Annonciation (L’Annonciation. Florence, Offices) qui semble repousser avec crainte le don de l’Archange. Il est vrai que la Vierge et l’enfant (Musée d’Avignon) donne à voir un étonnant rejet maternel de la part de cette toute jeune femme qui semble carrément éloigner d’elle l’Enfant.

32Mais aux yeux du psychanalyste, cette forme pathique de la fuite a une histoire qui est une théorie sexuelle infantile, soit la représentation de la scène primitive comme une violence que la partie la plus forte impose à la plus faible. Pour ma part, ainsi que j’en ai proposé la théorisation, j’y vois plutôt un « mythe magico-sexuel » (de Mijolla-Mellor, 2002), c’est-à-dire un élément signifiant, ici limité à une image, celle de la fuite et de la poursuite. Image forte que l’enfant rejouera dans son ambiguïté : que veut le poursuiveur et, si la poursuivie a peur, n’est-ce pas parce qu’il est question de la tuer, de la dévorer comme le ferait un loup [11], voire de la transpercer à mort ?

33L’adolescent, avec la puberté, retrouve en son propre corps cette scène sexuelle originaire, soit qu’il soit le poursuiveur et s’angoisse devant la libido agressive qu’il lui faut déployer, soit qu’il soit le poursuivi, qui, comme Chérubin, « veut et ne veut pas » à la fois.

La relation adolescente à l’excès et à la manie

34Cette relation n’est pas à démontrer car, sans parler de ses formes cliniques dans la toxicomanie, la violence ou le goût de la vitesse et plus généralement de l’extrême, elle est présente chez tous les adolescents. C’est probablement la musique qui en est la plus facilement porteuse, à la fois par les rythmes mais aussi par le niveau sonore et l’immersion que procurent les divers appareils musicaux collés aux oreilles et isolant du monde. Comme la manie n’est jamais très éloignée de la mort, le risque, si l’excès se vit dans la réalité et pas seulement dans l’imaginaire, est propre à alimenter les statistiques sinistres qui concernent accidents et suicides à cet âge. L’excès est vécu dans le corps : au niveau pulsionnel d’abord par le débordement que constitue l’émergence pubertaire mais aussi en lien avec la déstabilisation des proportions du corps enfantin.

35On montrerait aisément chez Botticelli la représentation de ces disproportions qui sont à la limite entre l’idéal et la difformité. On le voit en particulier dans l’allongement du cou et ces bustes étirés qui trouveront plus tard chez Modigliani une expression encore plus évidente. Mais les figures de l’excès ne sont pas données par la structure du corps et sont bien plutôt représentées par l’efflorescence, le mouvement et d’une manière générale l’atmosphère dionysiaque dans laquelle baignent ces personnages évanescents et éthérés.

36Ce contraste typique du style de Botticelli, en quoi concerne-t-il l’adolescence ? Je l’illustrerai en m’appuyant sur ce qu’ A. Warburg formule concernant la survivance dans l’œuvre de ce peintre d’expressions gestuelles antiques qui se condensent dans la figure de la « ninfa » qui s’enfuit et dont les voiles comme la chevelure virevoltent au vent du désir.

37J’ai dit plus haut le caractère pathognomonique de cette alliance de la fuite et du désir à l’adolescence. Je voudrais maintenant le lier au vécu du temps à cet âge, tel qu’il apparaît à la fois immense et incertain, prompt à engendrer la fête maniaque, le carnaval pour dénier l’angoisse. Le propre de cette agitation est de naître d’un deuil, celui de l’enfance irrémédiablement révolue, ce que je montrerai plus loin. L’analyse que propose A. Warburg nous met au cœur du sujet puisque le mouvement est constitué de traces passées, celles de l’Antiquité qui, comme un revenant, vient habiter la Renaissance. La fête de l’adolescence n’est-elle pas elle aussi, avec des moyens d’adulte, une résurgence des jeux de l’enfance ? Même absence de limites, même affirmation bruyante de la vie. Il faudra à l’adulte l’alibi religieux pour retrouver le goût de la transe, ce mouvement qui ne conduit nulle part, qui est pure explosion d’un vécu fossile. Pour A. Warburg, ce dont témoigne l’œuvre de Botticelli, à l’inverse des théories de Winkelman sur l’imitation de l’Antiquité à la Renaissance, c’est le corps pris dans un jeu de forces violent qu’il maîtrise avec peine grâce à la construction de formes qui s’équilibrent uniquement parce qu’elles bougent.

38Dans le tableau intitulé « La Calomnie » (Florence, Offices), on peut remarquer la ressemblance de l’attitude statique de la figure de gauche qui représente la Vérité, personnage androgyne là encore, avec celle de Vénus dans « La naissance de Vénus ».

39Devant son indifférence aux figures grimaçantes qui l’entourent, c’est au contraste entre le monde stable de l’enfance et la violence du monde adulte dans lequel l’adolescent doit rentrer que l’on peut ici penser. La composition du mouvement des corps des personnages, comme dans la danse des Heures à gauche du tableau du « Printemps », ne tient que par le mouvement qui s’y exprime.

40Cette tension est typiquement adolescente en ce qu’elle constitue son équilibre, toujours précaire, dans la contradiction. Que l’on songe par exemple à la manière dont fonctionne la pensée adolescente dans cette rage de détruire les certitudes naïves passées ou celles imposées par les adultes : « Nathanaël je ne crois plus au péché ! » s’exclamait A. Gide plein d’un enthousiasme juvénile qui n’avait pas encore compris que si Dieu est mort, plus rien n’est permis faute d’interdit…

41L’irruption des forces dionysiaques au sein de l’équilibre apollinnien telle que la décrit Nietzsche à propos de la tragédie antique est proprement ce que Botticelli nous donne à voir en permanence dans le mouvement et l’exubérance végétale.

42Or, l’adolescence est l’âge par excellence auquel se vit cette irruption du dionysiaque, du fait du caractère subit du développement pubertaire si on le compare au temps long de l’enfance et plus encore, bien sûr, de l’âge adulte. Chez Botticelli, le vent qui joue dans les robes blanches ou fleuries, les plaque sur le corps ou les fait gonfler comme les voiles d’un bateau, le mouvement serpentin des longues chevelures éparses et mollement bouclées des femmes comme des hommes, persuadent le spectateur que rien n’est fixe ni pérenne. Pourtant, par définition, l’image est immobile aussi est-ce le déséquilibre qui suggère le mouvement comme une potentialité contenue dans l’attitude. Ce déséquilibre est adolescent et l’image ici figure mieux qu’un discours la dramatique découverte du temps qui peut conduire au suicide pour n’avoir jamais à vieillir, pour rester un ange, androgyne anorexique ou flottant dans la déréalisation de la drogue, comme la clinique quotidienne nous en donne à rencontrer.

L’évanescence et la relation adolescente au temps passé

43J’envisagerai pour finir la figure de l’évanescence comme présence d’un temps passé et perdu en évoquant les personnages de Botticelli dans leur mystérieuse beauté, à la fois parfaite et détachée du réel, comme des illustrations de ce que Freud élabore sur le vécu du temps à la fois dans l’article sur l’« Éphémère destinée », où il est question de la révolte d’un jeune poète contre l’incapacité des choses à perdurer, et dans cette autre image d’adolescence que constitue « Gradiva » qui, elle aussi, nous parle d’un vécu fossile revenu à la vie par la magie de l’hallucination.

44L’extrême beauté des figures botticelliennes peut paraître relever de l’artifice ou de la pose, comme si le peintre avait sacrifié l’émotion de la rencontre avec l’humain à une hypostase abstraite, irréelle. Je considère que cette caractéristique de son style répond, outre les déterminations philosophiques qu’on peut lui prêter, à une expérience particulière de l’éphémère. On se souvient que Freud dans son article sur la Vergänglichkeit, pour s’opposer à la révolte de l’âme qui se retire de l’investissement de la beauté parce qu’elle n’est pas durable, souligne au contraire que la beauté est « indépendante de la durée temporelle absolue » [12]. Est-ce que l’idéalisation de la forme pathique de l’adolescence chez Botticelli ne répond pas précisément à cette nécessité d’affirmer qu’elle est indépendante du temps qui passe ? Après avoir dû s’arracher à l’enfance, l’adulte voudrait conserver de cette période de sa jeunesse une image hors du temps, jeunesse éternelle dont il oublierait combien elle lui a coûté de doutes et de souffrances quand il a eu à la vivre ! Mais, pour être hors du temps, il faut avoir intégré comme une partie composante de soi ce qui en fait une menace, soit la décomposition vers laquelle il nous conduit insensiblement de la naissance à la fin de la vie. Or, ce que Botticelli transmet dans ses peintures quel qu’en soit le thème, c’est la présence invisible de la mort qui accompagne nécessairement la perfection formelle comme un « nec plus ultra » au-delà duquel il n’y a plus rien. Vécu typiquement adolescent que vient renforcer ici la référence à cette vie surgie de l’Antiquité, comme si le temps n’avait pas eu prise sur elle.

45Le rapprochement s’impose pour le psychanalyste avec la figure de Gradiva, jeune pompéienne échappée des laves refroidies grâce à la magie de l’hallucination de désir de Norbert Hanold (Freud, 1907a ) [13]. Celui-ci est convaincu que la jeune fille à la démarche vive dont le pied se soulève à l’oblique est une morte qui revient comme un fantôme. Gradiva est une figure en mouvement, « lente festinans » dit l’auteur (se hâtant lentement), parfaite expression du « pathosformel » de la « ninfa ». Elle apparaît à l’heure de midi, et tient au jeune archéologue un discours dans lequel pourrait se résumer la douloureuse sagesse exigée de l’adolescent qui doit découvrir aux dépens de son enfance : « Que quelqu’un doit mourir pour se retrouver en vie » [14].

46Freud l’interprétera comme une histoire d’adolescence : « “ J’ai comme l’impression qu’une fois déjà nous avons mangé notre pain ensemble, il y a deux mille ans. Tu ne te rappelles pas ? ”, propos dans lequel il est impossible de ne pas reconnaître la subsitution du passé historique à l’enfance et l’effort d’éveiller le souvenir de cette dernière » [15].

47En retrouvant le souvenir de son enfance, l’adolescent Norbert Hanold peut accepter de grandir et n’a plus besoin de son délire. Rester soi-même tout en se transformant exige, comme l’a montré P. Aulagnier (1989), de reconstruire son passé car pour que le Je puisse se constituer, la co-présence du changement et de la permanence est nécessaire.

48Nous en resterons à cette image de « ninfa » qui s’éloigne drapée de mouvement dans ses voiles légers, image idéalisée d’adolescence à laquelle Botticelli a apporté une vie éternelle.

Bibliographie

  • aulagnier p. (1989). Se construire un passé. In : Le narcissisme à l’adolescence, Journal de la psychanalyse de l’enfant. Paris : Le centurion, pp. 191-220.
  • freud s. (1907a). Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Paris : Gallimard, 1986.
  • freud s. (1916a, nov. 1915). Éphémère destinée. In : Résultats, idées, problèmes I. Paris : PUF, 1984, pp. 233-236.
  • mijolla-mellor s. de (2002). Le besoin de savoir. Théories et mythes magico-sexuels dans l’enfance. Paris : Dunod.
  • schilder p. (1950). The image and appearance of the human body. Int. Univ. Press ; tr. fr. L’image du corps. Paris : Gallimard, 1968.

Mots-clés éditeurs : « pathosformel », beauté, éphémère, évanescence, fête maniaque, Gradiva, interactions de la psychanalyse, métamorphose, pureté, Vénus

Date de mise en ligne : 01/03/2009

https://doi.org/10.3917/ado.064.0449

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