Notes
-
[1]
Longhi R. (2004). Le Caravage. Paris : Éditions du regard, p. 20.
-
[2]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 12.
-
[3]
Cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 101.
-
[4]
Cité par D. Arasse (2000). On n’y voit rien, Descriptions. Paris : Gallimard, pp. 78-79.
-
[5]
En quatrième de couverture de l’ouvrage de J. Clair (1989). Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Paris : Gallimard.
-
[6]
Ibid., p. 112.
-
[7]
Vernant J.-P. (1998). La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne. Paris : Hachette Littératures, pp. 12-13.
-
[8]
Ibid., p. 30.
-
[9]
Cité par P. Quignard (1994). Le sexe et l’effroi. Paris : Gallimard, p. 118.
-
[10]
Green, 1990, p. 138.
-
[11]
Pasche, 1971, p. 30.
-
[12]
Vernant J.-P., La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne. Op. cit., p. 80.
-
[13]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit.
-
[14]
Pinceau et/ou « petit pénis ».
-
[15]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit.
-
[16]
Ibid., p. 111.
-
[17]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 27.
-
[18]
Ibid., p. 36.
-
[19]
Eliade M. (1957). Le sacré et le profane. Paris : Gallimard, 1965, p. 13.
-
[20]
Ibid., p. 16.
-
[21]
Ibid., p. 25.
-
[22]
Ibid., p. 29.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Giulio Mancini, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 41.
-
[25]
P. Askew, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 51.
-
[26]
Arasse D. (2004). Histoires de peintures. Paris : Denoël, p. 73.
-
[27]
Bersani, Dutoit, 2002, op. cit., p. 44.
-
[28]
Ibid., p. 74.
-
[29]
Louis Marin, cité par D. Arasse, On n’y voit rien, Descriptions. Op. cit., p. 31.
-
[30]
Arasse D., Histoires de peintures. Op. cit., p. 212.
-
[31]
Keith Christiansen, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 121.
-
[32]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 107.
-
[33]
Ibid., p. 108.
-
[34]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit., p. 112.
-
[35]
Louis Marin, cité par E. Lebovici (2005). Caravage ravageur. Libération du 4 février 2005.
-
[36]
Green, 1990, p. 135.
-
[37]
Ibid., p. 137.
« M. Poussin ne pouvait rien souffrir du Caravage et disait qu’il était venu au monde pour détruire la peinture. »
1Le XVIe siècle est un siècle de crises : crise économique avec l’arrivée de l’or depuis l’Amérique du Sud qui déséquilibre complètement les circuits commerciaux européens ; crise politique avec l’émergence de la puissance de l’Espagne, de la France et de l’Angleterre, au détriment de l’Italie qui perd son statut de centre du monde ; crise scientifique avec la révolution copernicienne, l’anatomie du corps bouleversée par le livre de Vésale... Mais le XVIe siècle est surtout le siècle de la grande déchirure entre catholiques et protestants. La détérioration de la discipline et de l’enseignement théologique, la corruption morale prévalant à la cour papale, le culte des images et reliques bien trop nombreuses, et les abus d’une piété mariale mal éclairée en cette fin d’époque médiévale contraignent Luther, moine augustin, et d’autres réformateurs à réagir. On connaît la suite des événements : Réforme du christianisme fondé sur la seule Écriture et sur la doctrine de la justification par la foi tout en conservant pour Marie une sincère dévotion. Le concile de Trente (1545-1563) répond par une Contre-Réforme et réaffirme avec force la légitimité du culte rendu aux images et aux reliques.
2Côté artistique, c’est le maniérisme qui domine toute la peinture occidentale en réponse à ces crises multiples qui ébranlent le classicisme et le règne récent de la perspective. Si jusque-là, celle-ci incarne l’instrument mathématique de la construction du monde, elle cède peu à peu la place au courant maniériste en révolte contre l’harmonie logique et transparente des formes. Sa dimension ludique, paradoxale, met en scène le trouble, l’incertitude, pour en jouer, et peut-être aussi pour exorciser le caractère inquiétant d’une crise de confiance dans les sources du pouvoir. Le terme n’apparaît pourtant pour la première fois qu’à la fin du XVIe siècle, dans l’ouvrage de Luigi Lanzi, Histoire de la peinture italienne. C’est un terme péjoratif qui condamne implicitement la tendance des artistes, après Raphaël, à s’éloigner de la nature et à choisir l’affectation des formes par la manière, l’artifice, la convention, plutôt que la vérité de l’imitation. En effet, l’anti-conformisme des débuts (Pontormo, Rosso Fiorentino) s’estompe inexorablement au profit d’un langage stéréotypé et conventionnel.
3Caravage subit l’influence de ces courants et événements parmi lesquels il faut ajouter les ravages de la grande peste et la tradition de réalisme pictural qui règne en Lombardie, région de ses origines. Michelangelo Merisi est né à Caravaggio le 29 septembre 1571. Son père meurt sans doute alors que l’artiste est encore jeune ; il était architecte ou du moins directeur de chantier, la famille aurait vécu dans une certaine aisance. Quand il a quatre ans, l’Italie est ravagée par la peste considérée comme un châtiment divin – la « terribilta » de Dieu, pour reprendre l’expression de Michel-Ange – qui incite l’être humain à la modestie et à la contrition. Caravage entre pour quatre années d’apprentissage dans l’atelier de Simone Peterzano, un médiocre peintre milanais maniériste au style sévère et conforme aux canons esthétiques de la Contre-Réforme. Mais la peinture lombarde exerce une influence déterminante au cours de ces années de formation. Bien qu’ayant rendu hommage au grand goût du siècle paganisant – représenté autant par Raphaël et Michel-Ange que par Titien –, les peintres lombards se distinguent par « leur humanité plus accessible, leur religiosité plus humble, leur chromatisme plus vrai et attentif, leurs ombres plus marquées, curieux aussi des effets de nuit ou de lumière artificielle, ils avaient conservé une capacité à mieux comprendre la nature des hommes et des choses ; ce qui veut dire autant savoir se mêler avec simplicité à la foule indistincte que pouvoir cheminer seul en pleine campagne sans crainte des résurgences mythologiques » [1].
4Lorsque Caravage arrive à Rome vers 1590, la ville est en pleine résurrection. La Rome spirituelle restaure son autorité battue en brèche par la Réforme. La Rome temporelle peine à se relever des ruines laissées par les mercenaires de Charles-Quint. En couvrant les sept collines d’édifices et de statues, les papes désignent Rome comme le cœur du monde chrétien. Les Ordres s’y multiplient, les États installent leur représentation diplomatique auprès de la Curie. Rome est un immense chantier où le pape accueille avec libéralisme les artistes de toute l’Europe. Caravage semble venir avec l’idée de « tourner la page » lombarde où il a déjà eu un certain nombre de démêlés avec les bandes milanaises adeptes des rixes et il vient de régler la succession familiale jusque-là en indivision avec son frère et sa sœur. Les débuts sont difficiles et miséreux, il tombe malade et est contraint d’aller à la Consolazione, l’hospice des pauvres. Puis il parvient à travailler chez le Cavalier d’Arpin où il peint plusieurs œuvres de jeunesse, dont le Jeune garçon portant une corbeille de fruits et Bacchus malade.
5À la fois portrait et nature morte, le Jeune garçon portant une corbeille de fruits illustre déjà la manière « caravagesque », l’habileté exceptionnelle et le naturalisme qui feront très vite sa renommée dans les milieux cultivés de Rome. Ces premières œuvres permettent à Caravage de se faire connaître d’hommes influents comme le cardinal Francesco Maria Del Monte, un collectionneur cultivé séduit par les tableaux du jeune homme. Car la peinture romaine du XVIe siècle est essentiellement à fresque avec une nette préférence pour les sujets d’histoire, religieuse ou profane, comme s’il était impossible pour les peintres romains de se libérer de l’ombre tutélaire de Michel-Ange et de Raphaël que personne n’ose vraiment défier. Caravage commence à imposer ses propres exigences techniques : il peint sur chevalet, arguant qu’à la différence de la fresque, le tableau peut « changer de mains » ; si le tableau de chevalet rompt avec un certain ordre esthétique, il sied en revanche à merveille à celui qui recherche le statut de peintre courtisan.
6Caravage aborde vers 1595 une deuxième catégorie de tableaux, des scènes de genre de sujet profane, traités de manière conventionnelle et empruntés au domaine du quotidien (Les Tricheurs, La Diseuse de bonne aventure). Ses déclarations et celles de ses biographes de l’époque sont explicites : Caravage affirme clairement que le sujet du tableau ne doit plus être un événement historique ancien ou moderne ayant un caractère commémoratif ou solennel et contenant une idée morale exemplaire ; et, mis à part le contenu, l’inspiration et la formation technique de l’artiste ne doivent plus être recherchées auprès des grands maîtres du passé. Il faut au contraire se tourner vers la multitude, car l’apprentissage ne doit plus se faire dans l’histoire mais dans la vie. Le peintre doit ainsi devenir un observateur attentif de tout ce qui se passe autour de lui et non un érudit de traditions techniques et culturelles. Il ne néglige pas pour autant l’influence de Raphaël et de Michel-Ange dont il intègre les suggestions et dont il reconnaît la filiation mais il se veut contre le maniérisme. Alors que celui-ci s’enlise dans des exercices purement formels, Caravage apporte un naturalisme sans idéalisation (contrairement à Carrache) qui choque la Rome conservatrice mais nourrit la Contre-Réforme, avide d’instrument de propagande auprès du peuple.
7Mais, la spiritualité religieuse du Caravage, dont l’oncle et le frère cadet sont prêtres, possède ses parts d’ombre et d’ambiguïté. La rébellion d’un caractère perpétuellement attiré par la transgression peut apparaître comme le contrepoint d’une foi brûlante. Le traitement profane des scènes religieuses (la Madeleine repentante, Le Repos pendant la fuite en Égypte) consomme la rupture avec les usages de la Renaissance où la représentation d’épisodes bibliques ou évangéliques impose l’intemporel et l’idéalisation, mais le propulse au tout premier rang des peintres romains célèbres, ceux auprès de qui les congrégations religieuses commandent, moyennant de fortes sommes d’argent, des tableaux ou des fresques pour leurs églises. C’est tout d’abord le cycle des peintures de la chapelle Contarelli, de l’église Saint-Louis-des-Français (La vocation de saint Matthieu, Saint Matthieu et l’ange et Le Martyre de saint Matthieu), qu’il peint à l’huile et non a tempera, rendant encore plus saisissant l’effet de clair obscur, puis deux toiles pour la chapelle Cerasi de l’église Santa Maria del Popolo (La Conversion de saint Paul et La Crucifixion de saint Pierre).
8Mais Caravage essuie aussi ses premiers refus en révolutionnant la scénographie religieuse. La première version de La Conversion de saint Paul fait apparaître Jésus lui-même en lieu et place de l’« éclair divin » qui est censé éblouir l’apôtre et le faire rouler sous les sabots de son cheval. La conventionnelle conversion mystique fait place à un paysage crépusculaire où les diagonales se croisent en faisant se mêler corps et couleurs. De même, lorsque le futur pape Urbain VIII (1623) lui commande La Mise au tombeau (1602-1604), véritable consécration officielle des plus hautes autorités de l’Église romaine, Caravage dispose la pierre tombale en socle de la scène, ce que certains commentateurs de l’époque verront comme la « pierre angulaire » du Nouveau Testament, celle-là même sur laquelle est fondée l’Église ; la symbolique de sa peinture transcende l’élément profane. Quant à la figure de Marie, ses représentations choqueront plus d’un contemporain. Caravage fait poser ses connaissances féminines, aventurières et courtisanes (La Madone de Lorette, La Madone des palefreniers) quand il ne choisit pas une jeune noyée, tout juste repêchée (La Mort de la Vierge). Peinte vers 1605-1606, elle est immédiatement refusée par ses commanditaires qui crient à l’obscénité.
9Tous les biographes du Caravage soulignent son penchant pour l’insulte et la moquerie, son comportement belliqueux qui lui vaut, au cours de cette période romaine, plusieurs séjours en prison pour violences, diffamation, port d’arme illégal. Dans la Rome dépravée des premières années du XVIIe siècle, Caravage peut aisément côtoyer des jeunes gens de son espèce comme les princes de l’Église ou les courtisanes qui remplissent les nombreux bordels de la ville. Mais en mai 1606, Caravage tue en duel un jeune homme pour une affaire de dettes de jeu. Gravement blessé, il quitte Rome clandestinement pour se cacher dans les environs chez des protecteurs, la famille Colonna. Cette fuite lui vaut une condamnation à mort par contumace. Pendant les quatre ans qui lui restent à vivre, il cherche sans relâche à faire commuer cette peine et surtout, à obtenir l’amnistie définitive que seul le pape peut lui accorder.
10La fin de l’œuvre du Caravage, exceptionnellement féconde – il réalise une quarantaine de tableaux – fait valoir la volonté désespérée de se racheter une conduite morale. La culpabilité sous-jacente, non dénuée de jouissance, car enracinant cet être dans sa marginalité, apparaît aussi comme la conséquence du sentiment religieux borroméen, en référence à Charles Borromée, agent majeur de la Contre-Réforme, où l’expiation permet à tout péché miséricorde ; humilité, obéissance et foi forment la trilogie de la pensée borroméenne. On ne retrouve plus dans les peintures d’après 1606 l’ironie et l’insolence qui caractérisent ses premières commandes privées romaines. Le Caravage de la maturité a les accents tragiques du condamné à mort qui cherche par tous les moyens l’absolution divine.
11Au cours de l’été 1606, Caravage peint assidûment, très probablement pour payer l’aide de ses protecteurs, assez fous de sa peinture pour prendre le risque de le soustraire à la justice pontificale (la Madeleine en extase, Le Repas à Emmaüs, Saint François en méditation). En octobre 1606, il arrive à Naples où la famille Colonna possède des intérêts. Pendant son exil napolitain, Caravage peut avoir pignon sur rue et travailler sous sa propre identité. Il semble même que d’un point de vue pécunier, cet exil lui soit hautement profitable (Les Sept Œuvres de Miséricorde, La Madone du Rosaire, La Flagellation).
12Moins d’un an après être arrivé à Naples, Caravage décide de partir à Malte, probablement pour obtenir le titre de « chevalier de Malte » et échapper aux juridictions ordinaires puisque les chevaliers relèvent exclusivement des instances disciplinaires de cet ordre. Caravage débarque en juillet 1607 à La Valette et parvient à se faire nommer « chevalier de grâce » en juillet 1608, un an après son arrivée, conformément aux lois de résidence sur l’île. Peintre officiel de l’ordre souverain (La Décollation de saint Jean-Baptiste, Saint Jérôme écrivant et Salomé tenant la tête de Jean-Baptiste), son crime et sa condamnation à mort, soigneusement occultés aux yeux du grand maître Alof de Wignacourt, sont finalement portés à sa connaissance. La bulle datée du 1er décembre 1608 par laquelle il est radié de l’Ordre et expulsé porte la mention « en tant qu’élément pourri et fétide » (tanquam membrum putridum et fetidum). Mais Caravage s’est déjà enfui de prison pour gagner la Sicile. L’amnistie pontificale redevient indispensable pour effacer la double infamie dont il est désormais coupable.
13Toujours protégé, Caravage s’arrête à Syracuse en octobre 1608 où il obtient la commande de L’Enterrement de sainte Lucie. Puis il se rend à Messine où il se présente comme chevalier de Malte. L’Ordre y possède en effet un prieuré très actif et pas encore au fait de son expulsion. Il a le temps de peindre une Résurrection de Lazare, composition savante avec l’émergence d’un nouveau style, puis une Adoration des bergers, deux commandes exécutées à prix d’or. Dans cette œuvre votive, il jette les bases iconographiques de la « nativité pauvre » qui sera reprise par de nombreux artistes européens au XVIIe siècle. Il passe par Palerme en août 1609 (La Nativité avec saint François et saint Laurent) puis revient à Naples à l’automne 1609.
14À son arrivée à Naples, Caravage est arrêté par les Espagnols puis relâché mais maintenu sous contrôle judiciaire. Il redouble d’ardeur au travail. Pas moins de sept peintures, outre trois disparues, sont en effet considérées comme peintes au cours de ce deuxième séjour à Naples qui ne dure que huit mois. Son retour n’est pas passé inaperçu et c’est par l’intermédiaire de ses commanditaires habituels qu’il parvient à renouer le dialogue avec les autorités romaines pour tenter d’obtenir la grâce du pape Paul V qui seule lui permettrait de revenir à Rome. Ses deux dernières œuvres portent la nécessité d’expiation à son acmé. Dans le Martyre de sainte Ursule, il se représente sous les traits du tyran repoussé par Ursule, venant de lui blesser le sein d’un coup de flèche qui va la tuer. Dans l’ultime David et Goliath, il est le Goliath décapité par l’épée de David.
15Mais il lui faut convaincre le pape de son vrai repentir et pour cela, il faut aller à Rome. Il embarque en juillet 1610 à bord d’une felouque avec quelques effets personnels et son tableau Saint Jean-Baptiste. Accostant sur le rivage toscan de Porto Ercole le 18 juillet 1610, il meurt dans des circonstances inconnues alors que semble-t-il, l’amnistie papale lui est accordée.
De l’invite érotique à la décapitation
16À plusieurs reprises dans son œuvre, Caravage offre sa tête, jusqu’à l’ultime David avec la tête de Goliath (1609-1610) où, dans une sorte d’oblation de sa personne particulièrement saisissante, il donne ses traits à la tête ensanglantée de Goliath que David tient par les cheveux et braque sur le spectateur. Mais, si son parcours pictural débute bien moins dans la violence figurée, il interroge d’emblée le regard de l’autre, l’observateur à qui il s’adresse, mais aussi le sien, quand il se représente observant l’autre, c’est-à-dire lui-même puisque ses autoportraits sont peints avec un miroir. Ces regards, étiquetés par nombre commentateurs « séducteurs » et ouvrant d’ailleurs à l’abondante littérature sur l’homosexualité possible du Caravage, ce sur quoi je ne m’attarderai pas, méritent précaution dans leur interprétation. Plusieurs tableaux des débuts sont concernés : le Jeune garçon avec une corbeille de fruits, Bacchus malade (deux tableaux datant des années 1593-1594), et le Jeune garçon mordu par un lézard (1595-1596).
17Ces tableaux posent les conditions dans lesquelles le regard appelle et repousse. Dans le Jeune garçon avec une corbeille de fruits et le Jeune garçon mordu par un lézard, le regard insistant associé à l’épaule dénudée et la bouche entrouverte donnent au personnage une allure provocante, mais il est tout aussi prêt à se rétracter. Dans le premier tableau, la corbeille de fruits protège de l’intrusion que l’invite du jeune garçon pourrait susciter, d’autant que son regard en réalité « glisse » si l’on observe de près, et le protège du nôtre. Dans le deuxième tableau, de nouveau est mis en scène le conflit du jeune garçon aux prises avec son désir de passivité et son ambivalence à être un sujet désiré et attrapé. La présence d’une fleur à l’oreille, les traits du visage et l’attitude corporelle tirant du côté féminin, signent l’ambiguïté sexuelle ou la bisexualité infantile caricaturée. Ces deux jeunes garçons à l’aune de l’adolescence et de la maturité sexuelle acquise contrastent avec le Bacchus malade. Caravage s’y représente, la peau et les lèvres d’un blanc jaunâtre maladif, reprenant presque ironiquement la pose des deux jeunes garçons précédents, et caricaturant l’ambiguïté érotique de leurs mouvements de sollicitation et de retrait simultané.
18Car la dissimulation érotise la disponibilité apparente et trompeuse du corps. Si la tonalité morbide est saisissante, la composition semble lutter contre elle en reprenant l’épaule dénudée et le regard de côté des deux Jeunes garçons, que viennent renforcer le bras contracté, faisant saillir la masse musculaire, et surtout les détails appelant la figuration sexuelle phallique : les fruits sur la table et la boucle de la ceinture. Il peut ainsi s’agir d’une première apparition dans l’œuvre de l’érotisme lié à la mort, où Caravage se représente prématurément vieilli et presque mourant ; il n’a pourtant qu’une vingtaine d’années.
19Rien dans le contexte culturel de l’époque ne laisse prévoir une telle interprétation. Caravage pulvérise le mythe du Bacchus jouisseur, bel éphèbe ou dieu grotesque, à moins qu’il ne le fasse mourir d’un abus de jouissance. Les éléments témoins d’une persistante virilité, véritables détails de « nature morte », exempts de la tonicité habituellement dévolue aux représentations phalliques, sont posés sur une table dont plusieurs commentateurs ont souligné l’étrange évocation d’une pierre tombale : « Cette masse de matière, par sa lourdeur proche de la pierre, ressemble bien plus à la pierre tombale qui pointe vers nous dans la Mise au tombeau qu’à une table, et elle ajoute à l’œuvre une menace pour la vie, plus dérangeante que le teint verdâtre de Bacchus » [2].
20Un peu plus tardif, le Saint Jean-Baptiste au bélier (1599-1600) montre au contraire un adolescent plus apaisé. Il s’agit d’un jeune garçon nu, assis de profil sur sa jambe droite, la jambe gauche pliée recouvre incomplètement son sexe. Il nous regarde et sourit. Il enlace de son bras droit la tête d’un bélier qui incline en retour la tête vers lui. La provocation de la nudité est tempérée par le sursaut pudique de Jean-Baptiste qui esquisse le mouvement de recouvrir son sexe, et surtout par son intimité avec l’animal qui place au premier plan le registre de la tendresse. L’enfantin du sourire et des joues rondes avoisine les premières transformations de l’adolescence. Le tableau pourrait illustrer ce moment qui précède tout juste la bascule vers la potentialité orgasmique et la levée des secrets de la sexualité adulte contre lesquels l’enfant avait eu jusque-là à se prémunir, faute de pouvoir les interpréter.
21Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un sujet supposé religieux. Alfred Moir [3] préfère prendre le Saint Jean-Baptiste au bélier pour « un petit séducteur païen que le sentiment chrétien n’a pas contaminé ». En effet, il est difficile, au regard de la représentation que fait Caravage de ce personnage biblique, d’en imaginer la tragique destinée. Comme le Tazio de Mort à Venise ou Lolita, la réalité charnelle du corps pré-pubère semble associée pour Caravage à cet âge où le sexuel ne l’emporte pas encore vers un processus mélancolique de décrépitude physique. Caravage peint deux autres Saint Jean-Baptiste en 1605 où il représente cette fois un jeune homme musclé, sombre et soucieux, vêtu d’un pagne de fourrure et d’étoffes rouges et blanches, sur lesquelles précisément s’étendait le Saint Jean-Baptiste au bélier. Quant au quatrième et dernier Saint Jean-Baptiste, il est celui que Caravage emporte sur sa felouque vers Rome, avec l’espoir d’obtenir l’amnistie papale.
22Jean-Baptiste y est assis, le bras gauche accoudé tandis que la main droite repose sur le poignet gauche. Il tient son bâton et le bélier, de dos, présent à son côté droit dans la pénombre du tableau, regarde dans la direction opposée. Le sexe est recouvert de l’étoffe blanche tandis que le manteau rouge se déploie avec épaisseur et élégance à sa gauche. L’expression de son visage apparaît triste, comme résignée, il regarde le spectateur, mais ce regard n’a plus rien de provocant, peut-être même est-il indifférent. Les jambes sont comme lourdes et mortes, le nombril est caché par les plis horizontaux qui donnent un aspect flasque à son torse. La présence du modèle, ce même modèle qui pose aussi pour le David et Goliath où Caravage donne ses traits au Goliath décapité, semble exister dans sa concrétude charnelle et de fait, évincer le processus créateur. Ce n’est plus un saint Jean-Baptiste dévoré par l’ascèse mais un jeune homme des rues que Caravage a dû obliger à une torsion inconfortable, annulant la dimension historique du thème au profit de sa propre narration.
23Mais revenons en arrière, où quelques années après les tableaux « dionysiaques », le Narcisse (1598-1600) ouvre une autre voie picturale complexe, parallèle à celle des Saint Jean-Baptiste. De mon point de vue, ces voies picturales convergent vers l’ultime David avec la tête de Goliath. Le Narcisse repose sur une construction double, symétrique, déployée de part et d’autre de la ligne horizontale qui sépare la terre de l’eau ; au centre, la proéminence du genou peut-être droit et à sa gauche, une forme verte, l’autre genou fendu d’un pli. Narcisse prend appui sur l’arc largement ouvert de ses bras et dessine avec son reflet une figure de cercle. Le modèle est richement vêtu, les plis de ses manches apparaissent opalescents dans le miroir de l’eau. Le fond est noir.
24Comme le signale Catherine Makarius (2004) : « Ici, le mythe perd ses attributs traditionnels. Nulle scène pastorale » comme chez Poussin lorsqu’il peint Narcisse en 1627, pas de fleur qui signerait l’anamorphose, « le monde clos de l’obsession de soi occupe tout l’espace ». Certains détails sont inattendus. La proéminence du genou est clairement en position phallique et la contiguïté de cette forme arrondie verte fendue par le milieu évoque le gland pénien ; deux attributs masculins donc, avec une possible évocation de circoncision. En effet, Léo Steinberg [4] rappelle dans son livre sur La sexualité du Christ qu’il existait à la Renaissance presque un culte des parties génitales de Jésus, attestant de son « authentique incarnation », et comment, seule l’évolution des pratiques religieuses et la pruderie du XIXe siècle ont fini par nous aveugler sur ce point : « La circoncision prend dans ce contexte une importance considérable : c’est la première fois que le Dieu incarné verse, pour l’humanité, son “ très précieux sang ”. » Ainsi, ce Narcisse porte-t-il des traces corporelles, des stigmates religieux.
25Mais, intéressons-nous à l’image reflétée ; en aucun cas, elle n’apparaît être le reflet exact de ce personnage masculin. Les plis des manches opalescents mettent l’accent sur le vêtement et le visage reflété apparaît fermé, douloureux, presque souffrant, mais les traits sont aussi moins saillants. Au risque d’interpréter l’image, ce pourrait être le visage, les bras et le vêtement d’une femme. C. Makarius a étudié les rapports de restauration du tableau. Celle-ci montre en premier lieu la manière du Caravage, qui peint à partir du fond noir. « La figure vient à la lumière en émergeant de l’obscurité de la toile. […] Mais la radiographie du tableau a révélé aussi un repentir de l’artiste. Dans sa première version, Caravage faisait coïncider exactement Narcisse modèle avec Narcisse reflet. Il a corrigé ensuite cette version et déplacé vers le haut le genou et le profil du visage. La scène peinte représente, non pas ce que le peintre aurait vu de l’extérieur, mais exactement ce que le peintre voit dans la position de Narcisse. » Ajoutons sur ce dernier point que cela aboutit à une composition paradoxale car son reflet (horizontal) est projeté verticalement ; ce qui n’est pas sans évoquer que, selon L. Alberti, Narcisse est l’inventeur de la peinture. Il écrit : « La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ? » Le miroir de la fontaine où se regarde Narcisse devient le plan de la représentation comme miroir du monde.
26C. Makarius précise qu’aucune des trois versions connues du mythe de Narcisse ne raconte qu’il s’aimait lui-même et qu’il fut changé en fleur pour cette raison. Chez Ovide : « Pendant que (Narcisse) boit, séduit par l’image de la beauté qu’il aperçoit, il s’éprend d’un relief sans consistance, il prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre. Il reste en extase devant lui-même […]. Que voit-il donc ? Il l’ignore, mais ce qu’il voit l’embrase. » Narcisse ne sait pas que ce qu’il voit est le reflet de lui-même, il contemple une extériorité en surface qu’il ne peut étreindre. Il n’est pas question de sidération devant un double parfait, en identité de perception, qui signerait l’action de la pulsion de mort (Roussillon, 2000), Caravage peint, comme à de nombreuses reprises dans son œuvre, la suspension d’un instant, celui où Narcisse, saisi par son reflet, en appelle à une figure féminine, au visage et aux bras maternels, qu’il aspire peut-être à rejoindre dans le tréfonds des eaux et/ou, simultanément, à s’en disjoindre. Le phallus central apparaît alors le pivot qui « tient » Narcisse en vie et l’évocation de la circoncision en appelle peut-être à son humanité religieuse.
27À peu près à la même époque (1598-1599), Caravage peint la Tête de Méduse, autoportrait où il se représente en Méduse décapitée, les yeux exorbités de terreur fixant vers le bas, la bouche ouverte comme hurlant. Le tableau est une huile sur toile marouflée sur un bouclier de bois circulaire d’une cinquantaine de centimètres de diamètre, donnant à la tête des dimensions quasi humaines. Ainsi, ces dix premières années de l’œuvre du Caravage consacrent trois mythes grecs et la place singulière donnée au miroir : Dionysos enfant capturé par un miroir, Narcisse et la Gorgone Méduse. Ajoutons que dans la culture antique, hantée par le regard, l’objet quotidien du miroir est surdéterminé de potentialités diverses. Il permet de rapprocher des notions normalement opposées et souligne les rapports ambigus du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort, de l’image et du réel, de la beauté et de l’horreur, de la séduction et de la répulsion (Makarius, 2004).
28La Tête de Méduse est la première figure décapitée qui apparaît dans l’œuvre du Caravage, première d’une série qui prendra toute son ampleur à la fin de sa vie et dont le pendant est l’ultime tableau, David et Goliath, où de nouveau, Caravage offre sa tête en se représentant en Goliath. Mais la Tête de Méduse a ceci de particulier, contrairement à la clarté figurative du David et Goliath, de condenser plusieurs effigies et représentations : Narcisse, Méduse, Caravage et Persée. En effet, Caravage se représente lui-même, en tête de Méduse décapitée, évitant son propre regard et hurlant de terreur comme s’il était soumis à sa propre vision méduséenne. D’où la complexité à dégager ce qu’il choisit de représenter dans ce tableau, jusqu’à jouer du support lui-même, le bouclier de Persée, de ce qu’il ne représente pas, en hallucination négative, mais dont la présence est à la fois à l’origine de la représentation et en même temps incertifiable dans la représentation, le sujet absolu, Narcisse. C. Makarius commente à juste titre : « le reflet ne séduit plus, il horrifie ».
29Dans son ouvrage Méduse, Contribution à une anthropologie des arts du visuel, J. Clair s’intéresse à l’évolution dans l’histoire de l’art de la figure de Méduse en tentant de préciser le contexte socioculturel de sa régulière réémergence à travers les âges. C’est la Renaissance qui, en ressuscitant l’effigie des dieux anthropomorphes du panthéon grec, fait réapparaître le monstre mythologique. Pour J. Clair : « Dès lors, Méduse va resurgir chaque fois que, dans sa marche vers les Lumières, l’esprit humain vacille et, se retournant sur lui, découvre la figure de l’épouvante. Apotropaïque, elle protège les humains du mauvais œil, elle terrifie l’ennemi, elle éloigne la mort tandis qu’elle la convoque » [5]. Méduse réapparaît chaque fois que l’ordre normal des choses est renversé et que le chaos menace.
30Narcisse ne peut différencier son double spéculaire d’une représentation de l’altérité, il ne peut sortir de cette condensation énigmatique que Caravage reprend et complexifie avec Méduse. Lorsque Caravage se regarde dans le miroir, il se dépeint sous les traits des deux divinités qui incarnent l’extrême altérité de l’être humain, Bacchus et Méduse, le plus familier et le plus inquiétant, le plus jubilatoire et le plus terrifiant, « comme si l’extrême de la familiarité devait rejoindre l’extrême de l’aliénation » [6]. Car Dionysos-Bacchus incarne « l’intrusion soudaine de ce qui nous dépayse de l’existence quotidienne, du cours normal des choses, de nous-mêmes : le déguisement, la mascarade, l’ivresse, le jeu, le théâtre, la transe enfin, le délire extatique. Dionysos apprend ou contraint à devenir autre de ce qu’on est d’ordinaire, à faire, dès cette vie, ici-bas, l’expérience d’une évasion vers une déroutante étrangeté » [7]. Dans le panthéon grec, Dionysos incarne la figure de l’Autre [8]. L’altérité qu’incarnent Gorgô (la gorgone Méduse) et Dionysos opère suivant un axe vertical, « ce qui, à tout moment et en tout lieu, arrache l’homme à sa vie et à lui-même, soit – avec Gorgô – pour le projeter vers le bas, dans la confusion et l’horreur du chaos, soit – avec Dionysos et ses dévots – pour l’élever vers le haut, dans la fusion avec le divin et la béatitude d’un âge d’or retrouvé ».
31Ainsi, dans les dix premières années de son œuvre, Caravage semble présenter comme issue à l’énigme de la réflexivité et de la différence comme instruments de la détermination identitaire, une solution clivée entre les deux extrêmes de l’être que figurent Dionysos et Méduse. Caravage édicte : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée » [9], rappelant ce qu’A. Green écrit, à propos des cas-limites, « les conglomérats d’affects sont tels que les affects jouent le rôle de représentations et que les représentations jouent celui des affects » [10]. Et F. Pasche souligne que le pouvoir de Méduse consiste « à enfermer en lui-même l’être médusé » [11]. Basculant dans l’horreur de l’image auto-produite, Caravage privilégie la représentation de l’affect violent et terrifiant, dont il cherche à nous protéger en détournant le regard de la Gorgone. La détermination identitaire ne peut être instruite dans sa différence que par une hiérarchie terroriste des affects.
32En s’octroyant la place du reflet, Caravage s’arroge le pouvoir de fasciner et de révolutionner la peinture non sans en « détruire » les bases de son époque. En changeant Narcisse en Méduse, en détournant les propriétés de la réflexion car le reflet n’offre plus la – fugace – délectation de soi, mais jette dans les affres de la mort, Caravage anticipe l’un des thèmes majeurs de l’esthétique de la fin du XIXe siècle, tel que, par exemple, Oscar Wilde, le développe magistralement dans Le Portrait de Dorian Gray. La complaisance à s’affirmer ce que l’on est, cette jouissance à s’éprouver homéomorphe, ne peut finir qu’à se vider, qu’à s’épuiser et, dans le vide ainsi créé, à faire apparaître le tout autre que soi, ce double terrifiant, hétéromorphie radicale qui aspire dans la destructivité et la mort. Ce n’est plus le stade du miroir comme assomption jubilatoire du « je », mais l’identité de perception et sa soudaine décomposition, effet de la pulsion de mort.
33Lorsque Caravage représente, dans ses premiers tableaux, les regards qui sollicitent et repoussent dans le même moment, ou plus tardivement dans les grandes compositions religieuses, des témoins de la scène, jusqu’à se représenter lui-même comme témoin ou comme protagoniste, il prive l’observateur du luxe de disposer d’un espace hors de la peinture, occupé par lui seul. Caravage se dérobe ou s’offre mourant, décapité, s’adjugeant le pouvoir mortifère de Méduse. « Par le jeu de la fascination, le voyeur est arraché à lui-même, dépossédé de son propre regard, investi et comme envahi par celui de la figure qui lui fait face et qui, par la terreur que ses traits et son œil mobilisent, s’empare de lui et le possède » [12]. Il n’y a plus chez Caravage de recours à la médiation académique classique. La captation de l’observateur est immédiate, charnelle et repoussante. Il utilise les mêmes modèles, ses proches dont il puise et partage la réalité des corps, qu’ils ou elles soient amants ou compagnons de rixes. Lorsque J. Clair écrit : « Méduse, figure du sexe et de la mort, est aussi le paradigme de la vision de l’artiste » [13], nul doute que cette assertion corresponde au Caravage. Pour défier l’invisible du spectateur, l’artiste doit multiplier les artifices qui le protègent de son pouvoir mortifère. En premier lieu, il le montre avec Narcisse la « main-phallus du penello [14] qui sait conjurer la peur de la mort » [15]. Caravage manie l’épée et le couteau avec autant de facilité qu’il manie le pinceau. Il inverse le sexe de Méduse « telle que c’est désormais, contre toute la tradition classique, non plus un homme barbu, non plus une sorcière, mais un jeune garçon qui incarne l’effigie de Gorgô. C’est cet éphèbe qui sera désormais la parade artificieuse grâce à laquelle l’art va pouvoir se dire “ réaliste ” et conjurer l’ancien maléfice du vis-à-vis méduséen » [16]. Caravage bouleverse l’ordre des représentations classiques.
34Après Méduse, Caravage figure le sentiment d’effroi devant le sacré. Il laisse la solution des altérités radicales qui entraînent l’individu vers le bas, le terrible, le chaos (Méduse) ou vers le haut, la fusion extatique avec le divin (Dionysos) pour une issue plus tempérée, entre crainte religieuse et transcendance. Avec La Vocation de saint Matthieu puis toutes les grandes œuvres religieuses où, après le meurtre de 1606, s’accélère l’errance créatrice en sa quête d’absolution divine. L’irruption du sacré dans les tableaux, en introduisant un élément absolu, met fin à la relativité et à la confusion. Perdre le contact avec la transcendance, comme Caravage l’éprouve peut-être lorsqu’il cesse de peindre, équivaut à retrouver le chaos et chercher à le fuir par le biais de la condamnation papale.
L’errance religieuse
35Les premiers tableaux religieux reportent la thématique du regard cette fois dégagée de l’invite érotique. C’est tout d’abord La Vocation de saint Matthieu (1599-1600), une scène photographique qui illustre l’instant saisi de la désignation et de la vocation religieuse au beau milieu d’une scène quotidienne et vulgaire. Les personnages religieux se distinguent aisément par leurs pieds nus, signe d’obéissance à Dieu, et leurs vêtements drapés. Le futur Matthieu, le précepteur Lévi, siège au milieu d’un groupe de personnages profanes, séparés de Jésus et de Pierre par un espace sombre. L’histoire raconte que Matthieu suivra le Christ, mais Caravage a choisi de peindre le moment qui précède son acquiescement, le moment qui interroge et suspend la dimension historique du tableau. Matthieu est surpris et le geste de désignation du Christ pourrait apparaître bien mou s’il n’était redoublé par celui de Pierre. S’il n’est évidemment plus question d’interroger la signification érotique du regard et de l’échange intersubjectif élargi à la mort (Bacchus malade), Caravage, en abordant les grands thèmes religieux, y trouve peut-être la possibilité de contenir les poussées libidinales de ses interrogations en les sublimant vers le sacré. Conformément aux exigences de ses commanditaires religieux, Caravage semble faire l’apologie de la pensée borroméenne – en illustrant sa trilogie humilité, obéissance et foi –, mais marquant ses compositions du temps d’arrêt qui suspend l’historicité du tableau, il se montre énigmatique quant à la réalité de son engagement sacré.
36L’appel du Christ est parfaitement clair mais en même temps affaibli. Pour L. Bersani et U. Dutoit, le christianisme du Caravage apparaît « comme une défense contre l’érotique et la métaphysique (et) entretiendrait l’illusion de messages intelligibles et de corps lisibles » [17]. Le geste du Christ serait « une injonction à renoncer à ce qui est indéchiffrable » [18]. La solution de la suspension entre la vie profane et la vocation, entre le monde des vivants et celui de Dieu, ouvre à la transcendance, comme continuité entre monde sacré et monde profane. Pour Mircea Eliade, la continuité entre l’un et l’autre est évidente car « le profane n’est qu’une nouvelle manifestation de la même structure constitutive de l’homme qui, auparavant, se manifestait par des expressions “ sacrées ” » [19]. Il poursuit : « Le sacré se manifeste toujours comme une réalité d’un tout autre ordre que les réalités “ naturelles ”. […] C’est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de “ tout autre ”, d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde “ naturel ”, “ profane ” jusqu’à l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ » [20].
37Mais c’est quasiment en termes phénoménologiques qu’il décrit le sacré et le profane comme deux modalités d’être au monde. Il décrit l’homme des sociétés archaïques, qui vit dans le sacré équivalent pour lui à la puissance et en définitive à la « réalité », et l’homme moderne, qui a désacralisé le monde et assumé son existence profane. L’homme religieux a l’expérience d’une opposition entre « l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe qui l’entoure » [21]. C’est peut-être cet informe sombre que l’on retrouve si souvent dans les tableaux du Caravage. L’espace sacré s’organise autour d’un centre, véritable centre du monde tandis qu’un seuil permet l’organisation et la distinction des espaces profanes et sacrés. Et, « à l’intérieur de l’enceinte sacrée, le monde profane est transcendé » [22]. Aux niveaux les plus archaïques de la culture, cette possibilité de transcendance s’exprimait par toute forme d’ouverture « vers l’en haut, par où les dieux peuvent descendre sur la Terre et l’homme peut monter symboliquement au ciel » [23].
38Le christianisme raconte l’histoire de transitions spectaculaires entre l’Être éternel, la vie humaine et la mort. Lorsque Caravage peint, dans la parfaite continuité de la Renaissance italienne, cette histoire, depuis l’Annonciation et la naissance du Christ jusqu’à son Ascension et l’Assomption de la Vierge, il s’engage dans une réflexion visuelle critique sur la transcendance. C’est tout particulièrement le cas avec la Mort de la Vierge (1605-1606), refusé car ressemblant bien trop « au cadavre enflé d’une femme ordinaire » (Giovanni Pietro Bellori) ou à « une putain crasseuse des bas quartiers » [24]. Certes, le cadavre enflé de Marie peut apparaître, au premier abord, difficile à concilier avec la conception transcendantale de la mort comme transition entre la terre et le ciel. Les structures horizontales appuyées de la composition peuvent contrarier la verticalité de l’Assomption. Pourtant la Vierge est représentée déjà élevée car nul catafalque ou support de quelque nature n’est figuré. Mais surtout, c’est le rideau rouge qui, comme l’a signalé P. Askew en « faisant écho, d’un point de vue formel, aux courbes et aux volumes de la forme de la Vierge, est le signe de la substance matérielle dont le Verbe fait chair est constitué, une métonymie visuelle de la consubstantialité de la Vierge et de la divinité » [25]. La transcendance de la composition se révèle par la simple prise de hauteur du rideau rouge virginal, rouge du sang de la Vierge qui donne la matière, Dieu donnant la forme, selon la théorie aristotélicienne de la procréation, encore répandue à cette époque [26], bien avant le dogme de l’Immaculée Conception (Concile de Vatican I, XIXe siècle).
39Dans ces deux derniers tableaux, La Vocation de saint Matthieu, la Mort de la Vierge, auxquels on peut ajouter la Résurrection de Lazare, le pouvoir et le sens de certains gestes ou de représentations du corps sont interrogés. La main et le corps désignent ou provoquent des effets de sens. D’autres tableaux illustrent ce propos : le Saint Jérôme (1605-1606) de Rome où Caravage montre le saint érudit (il traduisit la Bible de l’hébreu et du grec en latin), occupé par une activité intellectuelle, mais Caravage met l’accent sur le caractère physique de cette activité. De nouveau la suspension, l’entre-deux, car saint Jérôme tient sa plume en l’air et ne paraît lire pour autant. Son regard semble fixer sa main ou un point au sol qui passe à côté du livre ouvert. L. Bersani et U. Dutoit précisent : « Cet entre-deux est mis en valeur par l’élément le plus frappant du tableau : le bras sinueux entre la tête du mort et la tête du saint. À cet instant représenté par le Caravage, l’activité intellectuelle de Jérôme se concentre dans son bras tendu, tout comme le peintre éprouve son intention créatrice dans le bras qu’il dirige vers la toile. C’est le moment qui sépare le pinceau, comme le stylet du saint, des traces qu’il va faire sur la toile, traces d’abord ressenties comme des contractions musculaires » [27].
40Dans le bras de Jérôme, Caravage peint le passage de la pensée au corps, pensée que porte une énergie corporelle doublement issue de la mort inscrite en lui, le crâne et l’étoffe blanche et de la vie libidinale, que nous associons au rouge, celui de la Vierge, celui de la fertilité des règles selon la croyance encore répandue alors. Le bras tendu, légèrement fléchi, repose sur un livre ouvert, dont il reprend le creux de l’ouverture. Corps et savoir, corps et pensée passent de la contiguïté, encore séparée sur la gauche par un mince rideau rouge à la continuité sur la partie droite où bras et livre se solidarisent. À mesure que le bras s’étend, la pensée s’autonomise dans la main jusqu’à se médiatiser dans le stylet, ou le pinceau, mais se rapproche du même coup de la mort, s’en nourrit et se la représente. Plus elle est proche de son point d’origine, plus elle se confond dans le corps, peut-être même encore indistinct de celui de la mère, en tout cas replié sur lui, Jérôme regarde dans sa propre direction, non sans évoquer Narcisse. Car l’histoire dit que saint Jérôme fuit les séductions terrestres et le souvenir hallucinant de leurs tentations, jusqu’à se livrer sans retenue (masochiquement) à l’amour du Christ.
41Du corps surgit un bras tendu, prêt à écrire, prêt à peindre, prêt à désigner un disciple ou prêt à accueillir ou à repousser le geste d’un autre. L’expression de chacun, à la rencontre de l’autre ou du savoir et de la connaissance, approche la mort et tente de lui survivre. Plus encore, la mort est inscrite dans le corps et pourvoit à son attrait sensuel.
Le regard et le témoin
42Être témoin de la scène, d’une scène, voilà ce que Caravage franchit comme étape lorsqu’il se figure ostensiblement en témoin de et dans la composition. Dans Le Christ trahi ou L’Arrestation du Christ au jardin des Oliviers (vers 1598), Caravage se représente à la droite (identification due à Roberto Longhi et généralement acceptée), portant une lanterne qui éclaire la scène nocturne de l’arrestation du Christ, ainsi que son visage que l’on distingue aisément. À moins que ce ne soit le soldat juste à ses côtés qui ne porte à bout de bras la lanterne. Mais dans la confusion de ce rassemblement compact de disciples et de soldats, le baiser de Judas identifie Jésus ; il passe de l’ombre à la lumière. Comme souvent chez Caravage, la source de lumière est matériellement inexplicable et peu s’en soucient car la luminosité émane du divin. La lanterne du Caravage éclaire Jésus et fait du témoin, un double, complice extemporané de la trahison. « Caravage se place dans le tableau non pas pour se rapprocher de son sujet historique mais pour s’observer éclairant l’espace engorgé en même temps qu’il l’éprouve » [28]. L’espace éclairé est celui du risque provoqué par Jésus d’un écrasement spatio-temporel et identitaire, où le peintre cherche à s’insinuer et que, dans le même temps il décompose, comme si la réalité de sa présence corporelle empêchait la confusion.
43Mais à la gauche de la ruée des trois soldats et de Judas sur Jésus, figure un personnage terrorisé qui hurle vers l’extérieur de la scène. D’un point de vue narratif, il est soit un disciple, soit le compagnon anonyme mentionné par l’Évangile de saint Marc. Mais, se rue-t-il hors de la scène ou cherche-t-il à protéger Jésus d’une autre violence, venant de l’extérieur ? Car nombre détails concourent à clore la scène de l’arrestation, fermée par une cape rouge sur le dessus, Judas et le disciple hurlant sur les côtés et les bras de Judas et du soldat devant. Si Jésus apparaît résigné, ce disciple qui lui est si accolé par le dos qu’il paraît une excroissance du corps de Jésus, semble au contraire figurer la terreur du Christ qui cherche à échapper à son propre sort, aller à l’encontre de ce sort prédestiné, sortir de la résignation chrétienne. Caravage aurait ainsi rendu visible l’humanité terrifiée du Christ, qu’il n’exprima qu’une fois, quand sur la Croix, il lança ce cri bref : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc, XV, 34). Les mains jointes du Christ tendent à un repli sur lui-même. La curiosité de Caravage pour l’espace de la trahison comme espace de différenciation exige qu’il se place dans le tableau, qu’il s’y mette en abîme, qu’il y observe la dualité complexe de sa personnalité par le biais des personnages qu’il choisit de représenter. La trahison de Judas renvoie le Christ à sa condition profane et charnelle et bâtit dans le même temps sa légende divine. Judas est celui qui faute et par lequel l’histoire se construit.
La manière caravagesque
44Les prétendus défauts de sa technique perspective sont la conséquence inévitable du refus d’accorder des priorités spatiales dans la composition. Plus question non plus de narration comme y incite Poussin, dans le sillage d’Alberti : la manipulation maîtrisée de la profondeur de champ permet à Poussin de raconter des histoires, de transformer la perception instantanée de l’espace visuel en l’expérience d’un temps narratif [29]. Mais chez Caravage, comme nous l’avons observé à plusieurs reprises, c’est la perception instantanée de l’espace visuel qui domine. Le temps n’est narratif qu’en ce qu’il peut être resitué par le spectateur dans sa logique historique qu’elle soit mythologique ou biblique. Caravage ne néglige pas complètement la priorité de l’orientation des regards sur l’objet privilégié du thème, mais il fait comme s’il cherchait à le confondre dans la masse, en vertu de son approche réaliste. Lorsque le personnage central est mort (la Vierge, le Christ), il détourne les regards de ses protagonistes comme pour mieux souligner leur désorientation. La dimension historique du thème est annulée par le saisissement d’instants précédant l’implication et l’engagement de l’individu dans une relation ou un événement. Le regard passe par la perception visuelle mais peut outrepasser celle-ci.
45L’œil n’est alors plus un point de perspective à partir duquel nous pouvons regarder, mesurer et nous approprier le monde. L’annulation des effets de perspective permet également à Caravage de faire face au spectateur et de mettre en exergue le passage du voir au toucher. Alberti fait de Narcisse l’inventeur de la peinture et plus précisément, l’inventeur de la perspective en peinture. Le miroir de la fontaine où se regarde Narcisse devient le plan de la représentation comme miroir du monde. Lorsque Alberti écrit : « la peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ? » [30], il fait allusion au bras, à la mesure de base de toute la construction perspective du tableau. Mais Narcisse refuse d’embrasser Écho et ne peut non plus embrasser sa propre image reflétée dans le miroir de la fontaine. Il ne peut ni la toucher, ni la baiser. Pour ne pas perdre son image, ni s’y perdre lui-même, il doit se tenir à distance pour la voir. La peinture ne peut être touchée, elle a sa propre érotique qu’invente Alberti.
46Pourtant il est connu que Caravage pratiquait des incisions avec un outil pointu dans la pâte fraîche de ses tableaux pour couper et délimiter l’espace de la peinture et positionner, à la première étape du travail, les éléments saillants dans la composition d’ensemble [31]. Ces incises ont un lien technique direct avec son habitude de peindre directement d’après modèle, sans passer par des dessins préparatoires : ce sont des marques, des repères dans le corps de l’œuvre. Caravage s’est complètement écarté des procédés comme de l’idéal esthétique mis en exergue par Alberti. Il fait voler en éclats la norme jusque-là respectée qu’était l’application stricte de la perspectiva artificialis, rompant le lien entre art de la peinture et mathématiques, au profit d’un naturalisme singulier.
47L’art du Caravage ne doit rien à une esthétique de l’imitation idéalisée, ni à la concurrence de la réalité (son indifférence par rapport à la rigueur des règles perspectives et aux sources réalistes de lumière en atteste). En peignant directement d’après modèle, en laissant envahir son sujet par la réalité corporelle de ses modèles, sans se soucier de repeindre les mêmes visages dans de nouvelles identités, il donne la fonction d’« acteur » à ses modèles, de même qu’il emploie les mêmes détails, tels qu’une étoffe au motif repérable d’un tableau à l’autre (La Diseuse de bonne aventure, Narcisse, Madeleine Pénitente). Les identifications historiques sont réduites aux personnages centraux religieux et ceux dont il se saisit lorsqu’il s’expose au début de son œuvre (Bacchus malade) et à la fin (Goliath). La matérialité charnelle du modèle concourt à la destruction (« profanation ») du thème religieux qu’orchestre Caravage. Et lorsque Caravage s’introduit lui-même comme témoin dans la scène et qu’il s’observe observant la scène (Le Christ trahi), il fait intrusion dans son sujet : pour paraphaser A. Green, il « est » son sujet et ne tranche pas entre le « oui sacré » et le « non profane ». Car il peint la suspension, la limite, le passage entre profane et sacré.
48Avec M. Eliade, il apparaît que Caravage ne peut accéder à une vie spirituelle, présupposant la mort de sa condition profane. Il tente de faire coexister les deux puis, à l’extrême fin de sa vie, s’éloigne des thèmes sacrés pour reprendre les motifs mythologiques de ses débuts privilégiant la lutte du héros et du monstre (interne), les combats et les figures exemplaires qui désacralisent son univers. Désormais les représentations sont plus crues, plus archaïques, figurant des clivages plus nets entre bon et mauvais, mais faisant du même coup resurgir Méduse. Dans le paradoxe de la dépendance mortifère, il devient fou, au sens de se décapiter dans un tableau. L’avènement des décapitations dans l’œuvre du Caravage (Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, David avec la tête de Goliath, entre 1608 et 1610) laisse de côté la transcendance pour tenter une autre issue de survie psychique. L’absolution divine n’est possible que par la voie d’un sacrifice sanglant. La décapitation est le sacrifice primordial qui seul permet d’espérer l’abandon du chaos au profit de la plénitude créatrice. Ne pas être décapité, c’est se dissoudre dans le chaos psychique que l’irruption du sacré ne peut plus structurer. La décapitation est l’aboutissement paradoxal absolu de lutte contre le non-être.
David et Goliath
49Dans le David avec la tête de Goliath (1609-1610), Caravage associe picturalement décapitation et castration. La pointe de l’épée de David est invisible ; elle traverse la zone de son sexe et disparaît. L’épée est parallèle au bras de David qui donne à voir la tête ensanglantée de Goliath. L. Bersani et U. Dutoit écrivent : « La mélancolie avec laquelle [David] contemple la tête tranchée évoque une madone, et la partie inférieure de son corps, étrangement développée, fait croire qu’une large jupe a été jetée sur ses hanches. La castration/décapitation a laissé David dans un état entre-deux, un état non seulement intermédiaire entre des identités sexuelles, mais aussi entre une violence existentielle et ce que Caravage semble avoir conçu comme la conséquence esthétique de cette violence » [32]. La décapitation de Goliath fait de David un homme châtré réduit à sa condition féminine. Comme si sur le chemin de Rome, la ville aimée où l’attend l’absolution papale, Caravage magnifie son repentir par le sacrifice de sa condition d’homme créateur.
50Caravage offre sa tête, en apparence délestée de son regard méduséen, loin de toute invite érotique et provocation énigmatique. L’exhibition crue de la tête du peintre est comme l’attestation finale de l’omniprésence de sa personne dans ses tableaux, vouée à être lâchée et disparaître dans la putréfaction de la mort. Il se confond presque avec sa représentation. Son existence individuelle est menacée par sa constante métamorphose dans l’art. C’est un processus mélancolique qui le gagne jusqu’à le dissoudre dans ses propres tableaux. Mais comme le signalent L. Bersani et U. Dutoit, la tête tranchée devrait peut-être se lire « comme la perte d’une corporéité libérée de tout circuit des contacts amorcés par l’invite énigmatique initiale. Le tableau est, après tout, la représentation d’une mutilation et d’une absence corporelles » [33]. Ainsi, à la jeunesse de David, à la sensualité rayonnante du Saint Jean-Baptiste au bélier, ne subsistent qu’une tête et un corps châtrés signant le triomphe de la pulsion de mort sur le sexuel vital. Saint Jean-Baptiste meurt décapité par le désir de Salomé. Caravage se représente en Gorgone décapitée. La mélancolie de David trouve peut-être là sa signification : en décapitant Goliath, Caravage mutile sa part créatrice, perd son pouvoir de peintre pétrificateur et chute dans un entre-deux identitaire sexuel.
51Lors de sa vie romaine, Caravage peint de grandes compositions religieuses et fréquente conjointement les bas-fonds de la ville, il assume une double existence, celle presque profane de l’immersion dans la réalité la plus crue, la plus désacralisée, et celle de son accès magnifié aux thèmes religieux, volonté de ses commanditaires. Celle-ci lui permet de sortir de l’incertitude créatrice adolescente, marquée de la pulsionnalité et de la recherche de figures identificatoires, les effigies extrêmes de l’altérité, Bacchus et Méduse. Mais l’issue sublimatoire du sacré ne met pas en veille pour autant la violence pulsionnelle du peintre qui grandit à mesure que les gratifications narcissiques tombent, jusqu’à provoquer la déliaison et l’errance. La justice sacrée, les pères de l’Église et autres mécènes ont peu à peu tissé la toile de la dépendance narcissique que Caravage fuit à travers l’Italie, Malte et la Sicile, jusqu’à revenir à Rome, demander l’amnistie, au terme d’un parcours exceptionnellement fructueux et novateur sur le plan pictural.
52Mais ne fallait-il pas la violence du Caravage pour qu’une telle révolution picturale soit possible ? Bafouer les règles de la perspective, rétablir la réalité charnelle des corps, inverser le sexe de Méduse, faire effraction dans le monde maniériste en voie de pétrification, imposer « le réalisme, c’est-à-dire la formidable fiction qui nous fait prendre le signe pour l’objet représenté, dans une transparence accomplie de sa représentation » [34], le tout avec des figures surgies du fond noir du non-être, de « la non-lumière et du même coup, du non-espace » [35] qui s’illuminent, attestant de la signature intemporelle du peintre. Pour l’anecdote, la mère du Caravage s’appelait Lucia, la « lumière »…
53Autant d’actes créatifs révolutionnaires qui ont conduit à sa mort précoce, mort psychique par décapitation car ces actes créatifs n’ont probablement pas eu de « valeur fonctionnelle pour l’appareil psychique » comme A. Green l’évoque à propos des cas-limites « caractérisés par l’incapacité fonctionnelle à créer des dérivés de l’espace potentiel » [36]. Il ajoute : « Il est intéressant de noter que les impasses du cas-limite sont vécues par lui non seulement dans son fonctionnement mental et ses relations d’objet, comme on le voit dans le transfert, mais dans son espace vital même, où il erre sans cesse d’un endroit à l’autre, partant très loin pour échapper au mauvais objet, dans l’espoir d’atteindre quelque terre promise, pour être finalement rattrapé par les noirs messagers du mauvais objet qui le ramènent de force à son nid détesté » [37]. L’agir remplit l’espace et n’admet la mise en suspens de l’expérience, les ombres, les doutes et les mystères qu’à l’abri de la toile, bientôt livrée au commanditaire dont Caravage dépend. La disjonction clivante, œuvre de la pulsion de mort, prime sur la conjonction psychique et s’illustre dans la violence de la décapitation-castration, peut-être seule issue pour se préserver de la confusion psychique, confusion des sexes, des générations et des limites, avant la réalité de la mort.
Bibliographie
- bersani l., dutoit u. (2002). Les secrets du Caravage. Paris : Édition Epel.
- green a. (1990). La folie privée, psychanalyse des cas-limites. Paris : Gallimard.
- makarius c. (2004). Mythes et représentations. Séminaire PSS. Athènes, 11-13 juin 2004.
- pasche f. (1971). Le bouclier de Persée ou psychose et réalité. Rev. Fr. Psychanal., 35 : 27-41.
- roussillon r. (2000). Paradoxe et pluralité de la pulsion de mort : l’identité de perception. In : J. Guillaumin (Éds.), L’Invention de la pulsion de mort. Paris : Dunod, pp. 71-87.
Mots-clés éditeurs : peinture, sexualité, pulsion de mort, narcissisme, religion
Date de mise en ligne : 01/03/2009
https://doi.org/10.3917/ado.064.0423Notes
-
[1]
Longhi R. (2004). Le Caravage. Paris : Éditions du regard, p. 20.
-
[2]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 12.
-
[3]
Cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 101.
-
[4]
Cité par D. Arasse (2000). On n’y voit rien, Descriptions. Paris : Gallimard, pp. 78-79.
-
[5]
En quatrième de couverture de l’ouvrage de J. Clair (1989). Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Paris : Gallimard.
-
[6]
Ibid., p. 112.
-
[7]
Vernant J.-P. (1998). La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne. Paris : Hachette Littératures, pp. 12-13.
-
[8]
Ibid., p. 30.
-
[9]
Cité par P. Quignard (1994). Le sexe et l’effroi. Paris : Gallimard, p. 118.
-
[10]
Green, 1990, p. 138.
-
[11]
Pasche, 1971, p. 30.
-
[12]
Vernant J.-P., La mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne. Op. cit., p. 80.
-
[13]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit.
-
[14]
Pinceau et/ou « petit pénis ».
-
[15]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit.
-
[16]
Ibid., p. 111.
-
[17]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 27.
-
[18]
Ibid., p. 36.
-
[19]
Eliade M. (1957). Le sacré et le profane. Paris : Gallimard, 1965, p. 13.
-
[20]
Ibid., p. 16.
-
[21]
Ibid., p. 25.
-
[22]
Ibid., p. 29.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Giulio Mancini, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 41.
-
[25]
P. Askew, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 51.
-
[26]
Arasse D. (2004). Histoires de peintures. Paris : Denoël, p. 73.
-
[27]
Bersani, Dutoit, 2002, op. cit., p. 44.
-
[28]
Ibid., p. 74.
-
[29]
Louis Marin, cité par D. Arasse, On n’y voit rien, Descriptions. Op. cit., p. 31.
-
[30]
Arasse D., Histoires de peintures. Op. cit., p. 212.
-
[31]
Keith Christiansen, cité par L. Bersani, U. Dutoit, 2002, p. 121.
-
[32]
Bersani, Dutoit, 2002, p. 107.
-
[33]
Ibid., p. 108.
-
[34]
Clair J., Méduse, contribution à une anthropologie des arts du visuel. Op. cit., p. 112.
-
[35]
Louis Marin, cité par E. Lebovici (2005). Caravage ravageur. Libération du 4 février 2005.
-
[36]
Green, 1990, p. 135.
-
[37]
Ibid., p. 137.