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Article de revue

Avoir mal, se faire mal et mourir

Pages 879 à 891

Notes

  • [1]
    Marty, 2002, p. 160.
  • [2]
    Richard, 2002, p. 12.
  • [3]
    Kaës, 1996, p. 26.
  • [4]
    Circulaire DH/EO4-DGS/SQ2 n°97/383 du 28 mai 1997 ; circulaire DHOS/O2/DGS/6C n°2003/235 du 20 mai 2003.
  • [5]
    Prieto, Lebigot, 2003, p. 30.

1

Au collège, les parents d’Emma sont reçus le matin même à propos du comportement absentéiste de la jeune fille. Convoqués pour ce même motif, les parents d’Alexia attendent à 15h00 d’être reçus par la Conseillère Principale d’Éducation et la Principale du collège. C’est à cette heure-là qu’un officier de police judiciaire prévient le chef d’établissement du décès des deux élèves. Les parents d’Alexia apprennent donc au collège la mort de leur fille, en présence de la Principale et de l’OPJ qui s’est rendu sur place. À la demande du Préfet et de l’Inspecteur d’Académie, la cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) du SAMU est sollicitée pour participer à la cellule de crise organisée le soir même au collège et proposer la mise en place d’une prise en charge spécifique auprès des élèves et des adultes de l’établissement.

2Ces éléments relatifs à ce double suicide interrogent de multiples aspects. Nous proposons d’ouvrir notre réflexion en particulier sur trois questions :

3- Dans quelle mesure le suicide peut-il être compris à la lumière du traumatisme ?

4- Quelle(s) répercussion(s) un tel événement va-t-il avoir sur une institution scolaire, théâtre quotidien de tensions de toutes sortes ?

5- Comment prendre en charge dans le cadre d’une intervention d’urgence médico-psychologique ces différents processus ?

« Le meurtre de soi-même » à la lumière du traumatisme

6Le « meurtre de soi-même » (terme utilisé jusqu’à la Révolution Française pour désigner le suicide) fait écho à cette expérience de perte absolue de protection interne et externe que représente une situation traumatique (Assoun, 1997). Si la confrontation à la mort est une violence psychique indicible, la confrontation à la mort par suicide vient révéler une violence supplémentaire, celle de la transgression ultime que représente le meurtre de soi-même. Victime sacrificielle, le suicidé affirme paradoxalement par ce passage à l’acte radical sa tentative de réappropriation subjective d’un vécu souvent dépersonnalisant. La violence de cet acte est à la hauteur de son incapacité à se différencier et de sa lutte désespérée pour se défaire de réalités internes ou externes insupportables.

7Le suicide, s’il peut être compris comme une façon de traiter la culpabilité individuelle, peut également cristalliser la culpabilité collective : l’adolescent suicidé est alors investi comme victime émissaire, à la fois innocente et coupable. D’Éros à Thanatos, le suicide s’inscrit donc aux frontières du traumatisme et de la mort. Attirées sur les rives de l’enfer, les personnes impliquées dans un tel événement sont confrontées à l’indicible, à l’impensable, au pur chaos. Se dégager de l’impact de cette horreur terrifiante passe par la tentative désespérée de trouver une explication et de réinscrire cet acte dans une trajectoire de vie : la quête d’élément(s) déclencheur(s) s’inscrit ainsi dès l’annonce du suicide comme une lutte défensive contre l’arbitraire. Isolement, échec scolaire, décès récent, conflit familial, déception sentimentale, appartenance à des groupuscules, révélation de violence subie, consommation de toxiques, sont autant de tentatives d’apaisement et de réassurance psychique pour un entourage en panne d’élaboration. La clinique des adolescents suicidants témoigne ainsi du décalage entre la banalité de certains éléments déclencheurs invoqués et la dimension dramatique d’autres facteurs liés à des épisodes traumatiques antérieurs.

8Le processus adolescent est un passage qui ne s’effectue pas de façon linéaire, « le narcissisme le disputant constamment au pubertaire, à l’occasion de relations conflictuelles dont l’issue est incertaine » [1]. Lorsque cette « expérience transformationnelle » (Bollas, 1989) est en souffrance, plusieurs hypothèses sont proposées : cassure du développement (Laufer, 1984), résurgences des failles narcissiques précoces (Cahn, 1991), tension entre dépendance affective non résolue et prise d’autonomie (Jeammet, 2000), négativité spécifique où s’intriquent masochisme et narcissisme (Green 1990, Richard 2002), souffrance dans l’accès à la génitalisation du corps et de la psyché (Marty, 2002).

9Comment comprendre que des éléments en apparence anodins puissent conduire à une telle radicalité ? La vulnérabilité de certains adolescents à ce qui devrait précisément être structurant et leur permettre de réaménager une distance moins défensive aux objets, s’explique selon les auteurs par cet échec d’élaboration du seuil pubertaire, cet impossible accès à d’autres investissements. Si l’adolescent se trouve prisonnier dans cette « impasse au génital » (Marty, 2001), il peut donner à ces « petits riens du quotidien » une dimension tragique, à la mesure de son intolérance à la discontinuité. La souffrance dans la transaction narcissique peut devenir tellement insoutenable que l’atteinte au corps apparaît comme l’ultime délivrance, comme si la violence du réel était seule susceptible de donner le sentiment d’exister vraiment.

10« La condensation du trauma archaïque (la perte d’amour de la part de l’objet), du trauma œdipien (mélange d’excès d’excitation pulsionnelle et d’échec dans la tentative de conquête amoureuse) et de la recherche narcissique de l’excitation traumatique, engendre le masochisme spécifique de l’adolescence » [2]. Le masochisme est en effet constitutif du narcissisme (Green, 1990) à travers ces recours à l’acte qui entravent le franchissement du seuil pubertaire. La violence agie s’inscrit comme une protection contre la menace d’effondrement psychique que représente le risque d’être transformé par l’Autre : plutôt agir que d’être agi nous dit le suicidant. Ces défenses auto et hétéro agressives permettent le passage de la position passive à la position active, comme si la violence du réel permettait de ressentir le sentiment d’exister vraiment.

11Au-delà de ces souffrances à opérer une différenciation acceptable, d’autres éléments s’inscrivent dans la chaîne traumatique de l’adolescent et peuvent éclairer les conduites d’auto-agression effroyablement mortifères. X. Pommereau (1996) relève ainsi dans la prise en charge de jeunes ayant tenté de se suicider qu’un patient sur trois dit avoir été l’objet d’attouchements ou d’actes sexuels de nature incestueuse. L’angoisse et les affects dépressifs ressentis appartiennent à une souffrance existentielle qui s’inscrit dans l’histoire personnelle et familiale de l’enfant : il peut s’agir de la réactivation brutale de traumatismes infantiles enfouis ou de l’effroi suscité par leur reproduction transgénérationnelle. À l’effraction psychique de l’événement traumatique répond la notion d’intentionnalité des maltraitances qui place l’enfant d’emblée dans une position désubjectivante. Le passage à l’acte suicidaire, expression autodestructrice de la violence subie à la violence agie, peut ainsi être compris comme l’appel inconscient à un tiers qui viendrait statuer sur cette réalité traumatique (Caule, 2001) et permettre à l’adolescent de se réinscrire dans une intersubjectivité que l’emprise de l’agresseur lui avait interdite.

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Le suicidant nous parle tout autant de son désir de ne plus souffrir que de celui de mourir. Se dégager de cette intolérable souffrance avec la volonté de « faire disparaître » plutôt que de disparaître, comme en témoigne l’écrit d’Alexia : « Je n’en peux plus, j’en ai assez, je vous hais, pour ça je tuerais. » Cette ambivalence entre l’amour et la haine, envers soi-même et envers l’objet, entre haine de soi, haine de l’autre et demande d’amour est inélaborable. Après des années passées à surenchérir pour tenter d’exorciser ses traumatismes, Alexia renonce à la violence par une défénestration longuement préparée, mise en scène de façon festive comme l’ultime jouissance et l’abandon nirvanesque au vide létal. Par cette chute elle se libère de l’enveloppe charnelle de souffrance pour en imprimer l’empreinte indélébile dans la mémoire de ceux qui restent. Hanter les proches par un fantôme omniprésent devient l’ultime façon d’exister davantage morte que vivante.

Suicide et onde de choc traumatique à l’école

13L’annonce d’un suicide dans un établissement scolaire est un cataclysme qui vient pousser l’institution aux limites de sa cohérence et bouleverser les fondements antérieurs. L’école est une scène particulière qui s’organise autour d’exigences multiples : celles du social, du politique, du juridique, de l’économique, du culturel. Lieu de rassemblement de corps, d’activités, de contraintes, l’espace scolaire prend le caractère d’un dispositif symbolique rendu particulièrement vulnérable par ses spécificités mêmes (Pommereau, 2000) : il est particulièrement exposé au déversement des difficultés nées à l’extérieur (tensions familiales, conflits de bandes, etc.) ; il est la cible privilégiée de jeunes en mal de différenciation ; il est lui-même producteur d’une violence institutionnelle (contrôle de la gestualité, normalisation de la parole, uniformisation du mode de pensée et de dispensation des connaissances avec, pour les élèves les plus difficiles, remarques dévalorisantes, jugements définitifs, perspectives catastrophiques sur l’orientation scolaire, manifestations de rejet et d’exclusion).

14Face à la mort d’un de leurs élèves, comment les membres du personnel réaménagent-ils leur propre espace psychique, entre attentes des autres élèves et exigences institutionnelles ? La réponse est variable, elle tient avant tout aux ressources psychiques des adultes confrontés à cet événement et reste liée à la cohérence institutionnelle de chaque établissement. S’il n’existe pas d’institution qui souffre mais « seules des personnes qui souffrent de leurs liens à l’institution » [3], l’onde de choc que représente l’annonce de la mort dans un établissement a des résonances d’autant plus fortes que les failles de la structure institutionnelle sont manifestes.

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Cette mort par suicide de deux adolescentes interroge les liens inter et intrasubjectifs de l’établissement et met à mal l’équilibre institutionnel préétabli. Certains professionnels (Principale, Principal adjoint, CPE, médecin scolaire, assistante sociale, secrétaire, infirmière) se trouvent au plus près de « l’œil du cyclone » du trauma puisqu’ils sont présents au moment où l’OPJ annonce par téléphone le décès des deux jeunes filles et que tous vont participer à l’accueil des parents. Face à cette nouvelle sidérante, l’intrication d’expressions émotionnelles envahit l’espace du bureau du chef d’établissement : incrédulité, émotion, incompréhension, culpabilité, colère mais aussi anxiété quant à la responsabilité d’annoncer l’événement aux enseignants et à celle d’affronter la réaction des parents, des élèves et des parents d’élèves. L’intensité de cette « avalanche émotionnelle » est corrélée à la violence de l’effraction traumatique et à l’impossible figurabilité de cet acte.
Passé le chaos de l’annonce, les enseignants et professionnels encadrants cherchent à reprendre le film des dernières heures, des derniers jours : « Je l’ai vue ce matin, elle allait plutôt bien […], je la revois encore dans le couloir lorsqu’elle sortait du bureau de la CPE […], elles étaient gothiques c’est pour cela qu’elles sont passées à l’acte » ; « Il y en a nécessairement une qui a influencé l’autre ». Tous sont à la recherche du sens perdu d’un mot, d’un comportement qui aurait pu leur permettre de comprendre la détermination à mourir. Tous anticipent sur un risque de contamination et sur de possibles tentatives de suicide d’autres élèves. Cette lutte désespérée, ce raccrochage à des éléments déclencheurs aussi minimes soient-ils, témoignent de la lutte contre l’arbitraire et l’irreprésentable. L’existence d’éléments déclencheurs trop dramatiques risque de clore l’écoute et de réduire ce suicide au registre d’un désir de mort alors qu’il est tout autant paradoxalement un appel à l’objet, un appel à la vie.

16Parce qu’elle suscite l’effroi et porte atteinte aux enveloppes psychiques, l’annonce d’un suicide peut être « mal-traitée » par l’institution scolaire qui se trouve alors soumise à un risque de déliaison institutionnelle (Kaës, 1996). L’impact traumatique d’un tel événement contamine l’espace institutionnel et potentialise la réactivation de dysfonctionnements antérieurs, menant dans certaines situations à ce que nous avons décrit comme « Syndrome d’Aliénation Traumatique (SAT) » (Romano, 2003) : sidération, excès de tension, manques d’investissement, défense par l’organisationnel, immobilisation, défaillance du cadre institutionnel, excès de signalements d’enfants « en risque ». Ce SAT, témoin des effets de défenses massives des professionnels de l’institution, n’atteste pas uniquement de l’absence d’espace pour penser l’événement traumatique et ses conséquences, il contribue à maintenir la pensée hors d’usage et à entretenir nécessairement une méconnaissance défensive de la souffrance de l’autre. Recevoir et prendre en charge les personnes impliquées s’avère impossible.

17Il s’agit pour l’institution de mettre en place des stratégies d’élaboration du négatif susceptibles de lui permettre de réaménager une continuité psychique et de restaurer une base de sécurité suffisante. L’enjeu est d’importance puisqu’il consiste à se dégager des risques de désaveu de la réalité psychique ou de compassion devant la souffrance, tout en tentant de rester à cette place essentielle d’instance ayant une efficacité symbolique.

18Du côté des collégiens, ce suicide réalise le fantasme d’autodestruction fréquent à l’adolescence, facilement submergée par des sentiments indépassables d’abandon, de perte et d’inutilité. Il les bouscule, les sidère, les bouleverse également dans l’intolérable projection de la réactivation de leurs problématiques objectales et narcissiques. La pulsion de mort n’est plus contenue et déborde sur des craintes de contamination : « Si elles l’ont fait, on risque peut-être tous un jour de le faire […]. En faisant ça elles ont bien montré que c’est facile de mourir, que ça va vite et qu’on peut tous le faire. » Le processus à l’œuvre de lutte contre la désintrication pulsionnelle s’accompagne des manifestations suivantes : culpabilité, indifférence, colère, excitation, sadisme, masochisme, autant d’expressions ayant pour objectif de participer à la restauration des espaces psychiques et de rendre intelligible le drame en le nommant, en le qualifiant, en le décrivant : « Pourquoi elles ont souri avant de sauter ? », « Est-ce qu’elles ont crié en sautant ? », « À quoi elles ont pensé avant et après avoir sauté ? », « Pourquoi au sol elles étaient à des endroits différents ? » Elles étaient encore vivantes à l’arrivée ? », « J’ai eu besoin d’aller voir sur place, d’aller toucher là où elles étaient tombées », « Est-ce que son cœur a lâché quand elle a sauté », « Est-ce que le cœur lâche avant de toucher le sol ? », « Elles ont souffert au moins ? », « À cause d’elles on va être choqué à vie », « Elles ont fait ça comme des égoïstes, moi aussi je souffre et là on ne parle plus que d’elles », « Elles ont fait ça pour qu’on les remarque », « Elles ont pas pensé à la peine qu’elles allaient faire à tous les autres »…

19Si chacune de ces manifestations peut être entendue comme un mécanisme de défense, plusieurs facteurs que nous qualifierons de facteurs de survictimisation, vont venir en contrarier l’efficacité et renforcer l’impact traumatique : l’attitude de certains enseignants (propos cyniques à l’égard des jeunes filles décédées, copies de ces jeunes filles déchirées devant les camarades de classe), le lieu de chute profané par des excréments et des messages obscènes, l’intrusion des journalistes (harcèlement des adolescents à la sortie du collège et au pied de la tour, mise en scène et transformation des propos par les montages vidéo). Ces attitudes méprisent toute altérité et, par leur valeur désubjectivante à l’égard de sujet en quête de réhumanisation, se surajoutent aux effets du traumatisme.

20Un dernier point, présent chez les adultes comme chez les adolescents, révèle l’impact de l’onde de choc traumatique : la constitution d’un idéal de figure héroïque suite à la mise en scène sacrificielle de ces deux jeunes filles, comme en témoignent les qualificatifs attribués aux adolescentes : « Deux anges […], deux merveilleux anges […], deux victimes de la vie […], deux incomprises » ; « Il faut leur rendre hommage pour ce qui s’est passé » (propos tenus par le Maire).

21Ce glissement sémantique qui attribue au traumatique une valeur destinale peut être compris comme l’expression d’une tentative collective d’élaboration en structurant autour de l’image de la victime une représentation magnifiée susceptible de faire écran à l’horreur de sa mort. Ce processus d’idéalisation de l’enfant disparu, fréquemment à l’œuvre dans les morts violentes, place le sujet dans l’illusion nécessaire d’une maîtrise possible de la pulsion de mort mais celle-ci reste active comme en atteste le basculement du statut d’héroïne au statut de bouc émissaire : l’une comme l’autre stigmatisent toutes les difficultés.

Dispositif d’urgence médico-psychologique et suicide

22Prendre en charge des personnes venant de vivre un événement traumatique ne s’improvise pas. Si l’écoute peut permettre de raccrocher au rivage des vivants ceux et celles qui viennent de côtoyer la mort (Lebigot, 2005), elle peut aussi durablement les y ancrer. Il s’agit d’offrir à ces adultes comme à ces adolescents un cadre ayant une dimension contenante et protectrice qui tend à limiter les effractions internes (pulsionnelles) et externes (factuelles, contextuelles). Le cadre posé, l’écoute de la trace du trauma nécessite de réinscrire le sujet en souffrance dans une situation à nouveau pensable : l’essentiel du dire proposé par le professionnel du soin psychique tient au lien humain qu’il instaure et restaure autour de la souffrance et du vécu traumatique. Non formé, l’intervenant transcendé par son bon sens, risque de générer en miroir une trop grande souffrance et de participer au renforcement de l’impact traumatique. S’il est banalisé, dénié, évité, le suicide reste un « non-événement », un temps non décrypté au sens où toute élaboration est dans l’impasse. La trace du traumatisme risque alors de s’enkyster et de devenir une insupportable blessure psychique invisible.

23Les interventions des cellules d’urgence médico-psychologique ont pour mission de prendre en charge les personnes ayant vécu un événement traumatique et de repérer particulièrement celles qui présenteraient des troubles nécessitant des soins de psychiatrie d’urgence (états de stress dépassé, états décompensés) [4]. Notre travail s’inscrit dans une dynamique de soin des enveloppes et des contenants, et dans une démarche de restauration d’une position subjectivante en prenant soin de s’adapter « aux aléas » du traumatisme : le traumatisme n’est pas un temps figé, c’est un processus dont l’expression n’est pas linéaire, dont l’élaboration est singulière, chaque individu réagissant en fonction de son histoire c’est-à-dire en fonction de l’événement traumatique repérable aujourd’hui mais aussi en fonction de ce que cet événement vient réactiver de traumatismes antérieurs.

24Dans ce cadre-là, nous avons proposé différentes interventions adaptées aux spécificités de l’expression temporelle du traumatisme :

25- En immédiat auprès des professionnels ayant accueilli les parents, un temps de defusing (verbalisation émotionnelle immédiate) a été proposé pour ceux qui le souhaitaient et une participation active a été réalisée auprès de la cellule de crise présidée par l’Inspecteur d’Académie. Il s’agissait de limiter à court et à long terme les effets du traumatisme en permettant que la crise générée par ces suicides soit contenue au mieux. Pour cela il était important de réinscrire l’équipe dans un processus d’analogisation entre l’espace et le temps, de transmettre à l’équipe un certain nombre d’informations et d’apporter des réponses aux interrogations qu’elle se posait : Comment transmettre l’information aux équipes ? Que dire aux élèves, aux familles ? Comment ne pas sombrer dans une perspective apocalyptique ? Comment anticiper sur un risque d’intrusion médiatique ? etc. Ce travail de concertation en respect de l’ordre établi peut être qualifié de coping, de care-giving institutionnel par l’accompagnement soutenant, bienveillant, « suffisamment bon » (au sens de D. W. Winnicott) qu’il propose.

26- En post-immédiat auprès des élèves, des familles et des professionnels, une cellule d’écoute a été mise en place au sein du collège (assurée par le médecin scolaire, l’infirmière et l’assistante sociale de l’établissement, bien connus des élèves et des enseignants) et des consultations ont été proposées à l’extérieur de l’établissement au sein de la consultation de psycho-traumatisme de l’hôpital. Ces temps d’écoute étaient libres, en général de courte durée, avec pour objectif de « favoriser la verbalisation émotionnelle immédiate en terme de vécu (faits, émotions, pensées) de façon à favoriser la décharge, à lier le vécu traumatique par le langage et à permettre l’intégration de l’événement » [5]. Ils offrent aux personnes impliquées la possibilité d’apprendre à recréer un espace de négociation, espace transitionnel qui les autorise à négocier leurs relations aux autres et leur distance relationnelle.

27Par ailleurs un temps de parole auprès des classes concernées par les décès a été proposé et accepté par l’ensemble des collégiens. Un même temps de parole a été proposé à l’ensemble de l’équipe enseignante sans réponse favorable : les demandes sont restées, pour ces professionnels, individuelles. Un temps d’IMPI (Intervention Médico-Psychologique post-Immédiate) a été mis en place auprès de l’équipe de la cellule de crise. Enfin, un travail de liaison interactif avec le réseau (CMP, CMPP, médecins traitants) a été institué afin de pouvoir accompagner les jeunes et leur famille.

28L’intervention d’urgence médico-psychologique sur site permet ainsi de mettre en place le dispositif le plus adapté possible à la situation de façon à assurer un rôle de sas que l’appareil psychique des personnes impliquées ne peut momentanément plus assurer. Elle permet également de prévenir les conséquences institutionnelles de ce type de drame en particulier quant aux répercussions sur l’espace de l’établissement scolaire : pendant la période qui suit ce suicide, le collège devient un territoire de l’entre-deux, difficilement qualifiable, une sorte de palimpseste où s’intriquent des éléments passés et présents qui marqueront durablement l’histoire de l’établissement. Ce double suicide ne crée pas au sein du collège un espace vide mais un bouleversement des traces, un trop plein de traces qui déborde le cadre de l’établissement.

29Face à un événement traumatique générateur de bouleversements au niveau institutionnel comme au niveau individuel, le risque est fort d’observer, voire de participer pour les professionnels non avertis, à des réactions : du déni au non-dit, de la banalisation à la dramatisation catastrophique, du repérage d’élèves paraissant en souffrance à la dénonciation de tous les élèves présentant des difficultés. Retrouver « la juste distance » nécessaire à la restauration d’un nouvel équilibre est un processus fragile, coûteux psychiquement et temporellement. L’intervention de soins médico-psychologiques immédiats, par sa fonction de pare-excitations face à la désintrication pulsionnelle consécutive au traumatisme, permet de contenir les effets de cet événement tout en servant de matrice au travail de réélaboration post-traumatique.

30S’il existe une dimension intime et existentielle dans chaque suicide, cette néantisation radicale vient révéler bien d’autres souffrances individuelles et institutionnelles. Elle rend visible la souffrance, réactualise les traumatismes ancrés dans l’histoire de chacun. L’institution scolaire, ses professionnels, ne sont pas préparés, pas formés à prendre en charge la mort brutale d’un élève. Les élèves sont trop souvent réduits à des objets de savoir, de connaissances alors qu’ils devraient être accompagnés comme des sujets et acteurs de leur développement tant sur le plan affectif, cognitif que relationnel. À la sidération traumatique, l’institution répond en miroir par la béance de formation et d’information sur ce sujet. La plupart des professionnels avec lesquels nous travaillons sont pourtant en attente, disponibles, attentifs aux échanges.

31Notre intervention dans le cadre de la cellule d’urgence médico-psychologique du SAMU s’inscrit dans une rencontre motivée par un processus de ré-humanisation : offrir un cadre contenant susceptible de limiter la contamination traumatique et d’amorcer la restauration des capacités d’élaboration intra et intersubjective. L’expérience de cette intervention, confirmée par d’autres prises en charge par la CUMP (Lebigot, 2005 ; Romano, 2005), témoigne de l’efficacité thérapeutique des interventions d’urgence médico-psychologique et de leur rôle de catalyseur essentiel. Si le suicide d’un élève est un événement traumatique, au sens où il apparaît comme un temps de rupture, il va s’agir de lutter contre cette déliaison et de le réintégrer psychiquement avec d’autres éléments de l’histoire de chacun. Autour du partage de cette blessure, il peut devenir un traumatisme dépassable et donner l’opportunité d’apparaître comme un effet traumatique positif en ce sens qu’il rend réel, qu’il actualise les difficultés et les impasses et qu’il offre des conditions de retransitionnalisation. C’est tout l’enjeu de l’élaboration que de limiter la désorganisation consécutive de cet ennemi de l’intérieur. Dans ce processus que nous désignerons par le terme de transaction traumatique, l’événement est peu à peu pensé, élaboré, intégré à la dynamique de la vie psychique. En reliant le présent à son passé au-delà de l’événement traumatique, le sujet quitte les rives de l’enfer pour celles de la vie et réintègre le monde des vivants. C’est à ce travail de « suturation psychique » (Romano, 2005) que les professionnels du soin psychique s’engagent en restaurant chez le sujet ses capacités d’élaboration et d’intériorisation.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : institution scolaire, suicide, transaction traumatique, Cellule d'Urgence Médico-Psychologique

Date de mise en ligne : 07/02/2008.

https://doi.org/10.3917/ado.062.0879

Notes

  • [1]
    Marty, 2002, p. 160.
  • [2]
    Richard, 2002, p. 12.
  • [3]
    Kaës, 1996, p. 26.
  • [4]
    Circulaire DH/EO4-DGS/SQ2 n°97/383 du 28 mai 1997 ; circulaire DHOS/O2/DGS/6C n°2003/235 du 20 mai 2003.
  • [5]
    Prieto, Lebigot, 2003, p. 30.
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