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Article de revue

Amitié bandite : jeunesse, violence et masculinité

Pages 671 à 676

Notes

  • [1]
    Cecchetto, 2002, p. 56.
  • [2]
    Zaluar, 1985, p. 11.
  • [3]
    Houaiss A. (2001). Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa. Rio de Janeiro : Ed. Objetiva, p. 191.
  • [4]
    Ibid., p. 395.
  • [5]
    Cecchetto, 2002, p. 123.
  • [6]
    Zaluar, 1985, p. 149.
  • [7]
    Houaiss A. (2001). Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa. Op. cit., p. 758.
  • [8]
    « Patron » : terme utilisé pour designer le propriétaire du territoire et de la drogue qui sera distribuée par le trafic.
  • [9]
    « Vieux » : terme argotique qui désigne quelqu’un connu d’un individu ou du groupe.

1Cet article représente une partie de mon étude de post-doctorat réalisée auprès de jeunes ayant commis des délits (vol à main armée, trafic de stupéfiants, vol de voitures, etc.) et qui se trouvent, par décision judiciaire, en régime de semi-liberté dans le cadre d’un projet coordonné par la congrégation Salésienne qui réalise un travail socio-éducatif dans la ville de Belo Horizonte – MG, au Brésil. La population étudiée habite deux maisons qui, en conformité avec la méthodologie religieuse proposée, essaient de rendre possible une présence éducative plus proche des vingt jeunes qu’elles reçoivent, avec l’objectif de contribuer à la construction d’un projet de vie partagé avec les éducateurs, les familles des jeunes et la communauté locale (école, cours professionnels, activités culturelles, espaces de loisir, université, etc.). Ce genre de travail d’assistance est basé sur les principes de l’Estatuto da Criança e do Adolescente (ECA) [Statut de l’Enfant et de l’Adolescent], Loi 8069/90, qui traite de la protection intégrale de l’enfant et de l’adolescent, en contreposition aux modèles autoritaires, correctifs et répressifs qui, pendant très longtemps, ont prédominé dans l’histoire de notre pays.

2Cette étude a pour but la compréhension des rapports entre jeunesse, violence et masculinité, considérant que la majorité des jeunes concernés par ce genre de conflit social est de sexe masculin (Zaluar, 1985, 1994 ; Cecchetto, 2002 ; Monteiro, 2001 ; Oliveira, 1999). Ceci étant, cette étude est partie de la question suivante : comment se constitue l’ethos viril caratéristique de notre culture patriarcale fallocentrique dans les processus identitaires de ces jeunes dans le cadre de la production sociale de la violence? Il est évident que ce questionnement préliminaire n’a pas pris en compte les visions essentialistes qui essaient de réduire les rapports de genre aux différences biologiques, comme nous le fait remarquer F. R. Cecchetto : « Sous ce prisme (essentialiste), la violence masculine est souvent définie comme une donnée pré-existante ou une “ énergie ” latente, aussi bien que comme le moyen d’expression intrinsèque au représentant mâle de l’espèce humaine. Dans ce sens, il s’agirait, en somme, d’un hypothétique gène agressif qui se trouve endormi chez tous les hommes et inculqué dans leurs cerveaux. Biologiser ou psychologiser la violence masculine peut avoir des implications désastreuses » [1].

3D’un autre côté, il devient funeste de comprendre la violence masculine par le biais de paradigmes mécaniques qui associent la pauvreté et la criminalité comme cause et effet linéaires, laissant sous-entendre que les habitants des favelas et des périphéries des grandes villes sont des masses homogènes « dangereuses » et « incultes » [2], à l’envers de la civilisation. Ce genre de vision ethnocentrique ne contribue qu’à produire des idées préjugées et simplifiantes face à ce complexe contexte historico-culturel. Il faut que ces prescriptions déterministes soient questionnées et déconstruites. Dans le cadre de cette étude, la masculinité représente une construction sociale à différents sens selon les expériences qui ont constitué l’histoire de vie des sujets.

4Quant au thème spécifiquement proposé par cet article – l’amitié bandite – il concerne l’un des indicateurs les plus importants de cette recherche, par rapport aux liens établis entre les jeunes qui se trouvent en conflit avec la loi. Si l’on analyse le dictionnaire de la langue portugaise Houaiss, l’on voit que le mot amitié signifie « sentiment de grande affection, de sympathie (pour quelqu’un avec qui l’on n’est pas uni par des liens familiaux ou sexuels) ; grande estime, solidarité, réciprocité d’affects » [3], entre autres. En ce qui concerne le terme bandit, l’on trouve, entre les définitions, ceci : « individu qui pratique des activités criminelles, assaillant, bandoulier, qui s’est banni, déterré » [4]. Dans le cadre de notre étude, l’amitié bandite indique le sentiment d’une amitié bannie (éloignée, disparue), puisque, entre les jeunes se trouvant dans le monde du crime, l’ambiance de guerre détruit toute possibilité de construction d’un rapport affectif de proximité et de confiance avec l’Autre. Selon le travail ethnographique réalisé auprès de la jeunesse en prise avec le trafic de stupéfiants dans la ville de Rio de Janeiro, le permanent combat belliqueux fait en sorte que la bande et ses leaders disparaissent facilement : « C’est ce qui se passe lorsque le territoire est envahi par une faction rivale, sous un autre commandement » [5].

5Il s’agit d’un monde viril extrêmement belliqueux, marqué par un ethos guerrier qui n’admet pas la déroute ou l’échec face à l’ennemi. La fragilité est perçue comme un trait féminin, signifiant déshonneur et manque de prestige pour un homme ayant subi un échec. Dans ces cas-là, la vengeance devient furieuse. Le fait de faire don du corps masculin à la guerre mène à le sacrifier par sa propre mort. « La même “ machine ” qui est la source de son pouvoir le tue très tôt dans cette guerre implacable. Le bandit, dit-on, est celui qui “ prépare sa propre mort ” » [6]. Nous remarquons ici une nette distinction dans l’imaginaire des jeunes ayant fait l’objet de notre recherche entre l’homme travailleur, l’honnête pourvoyeur de la famille ; et l’homme bandit, qui ne pense qu’à lui-même, à sa jouissance et au « gain facile ». Une vision manichéenne qui sépare le monde du bien et celui du mal, comme s’il s’agissait d’une détermination prescrite et inquestionnable. L’on sait, cependant, que ces hommes se trouvent dans une même trame fallocentrique, puisque l’un donne son corps à la guerre et l’autre au travail exploité.

6Un autre point important de cette discussion concerne l’idée selon laquelle la virilité ne comporte pas d’affect. L’affection est vue comme une caractéristique féminine destinée à celle qui doit s’occuper de l’éducation des enfants au sein de la famille et à l’école. Le monde affectif appartient à la vie domestique. La rue est le territoire viril de la guerre. Cette production imaginaire est aussi fondée sur la rationalité cartésienne qui sépare l’émotion de la raison. Le progrès d’une société moderne se fait par des hommes froids et durs. L’invasion des territoires, au nom de la patrie, par le biais de la guerre, est devenue un artifice dominant pour justifier le fait que les sociétés « civilisées » (du côté du bien) doivent bannir les sociétés « incivilisées » (du côté du mal). La modernité est manichéenne (Oliveira, 2004). Cette vision séparatiste constitue l’une des grandes causes génératrices de toutes ces batailles et de toute cette destruction que nous témoignons dans le monde actuel.

7Les jeunes ayant participé à cette recherche connaissent bien cette construction imaginaire et réelle du monde moderne qui aliène la virilité à la violence. Lors des observations réalisées sur le terrain tout au long de l’étude – dans le quotidien des ménages étudiés, la discussion de films, les assemblées collectives, les promenades, les activités sportives ou les interviews en profondeur –, nous avons clairement compris qu’un bandit n’a pas d’amis. Dans ce contexte, il est devenu impossible de faire confiance à qui que ce soit dans ce monde aussi explosif et volatile. Tout peut finir en poudre à tout moment. Un homme est toujours vu comme le potentiel opposant et adversaire d’un autre homme. Et c’est ainsi que l’ethos viril violent a été inventé. Sur ce point, les sujets interviewés ont marqué la différence entre ami et collègue. Dans le monde du crime, l’on ne peut qu’avoir un collègue ou partenaire éventuel. Le collègue selon le dictionnaire d’A. Houaiss est celui qui « appartient à la même corporation, profession, métier, etc. » [7]. Ceci veut dire que l’on peut être aux côtés d’un collègue dans une tranchée de la guerre du trafic à un moment donné, et que, peu après, ce même collègue peut vous tirer dessus de l’autre côté, comme ennemi, quand il y a un changement de « patron » [8], suite à la mort de l’ancien leader. Quand on leur demande si l’amitié existe dans le monde bandit, tous répondent unanimement que ce type de lien est impossible. L’amitié fait partie du territoire du sacré, selon leur témoignage :

8

S.1. : « […] le vrai ami, c’est que Dieu. Hein ? Comme nous, y’a les collègues. Hein, “ vieux ” [9] ? Je crois pas que je le considère mon ami, tu vois, c’est que mon collègue. »
S.2. : « Ouais. Que mon collègue. »
S.5. : « Parce qu’aujourd’hui, personne ne respecte plus personne. S’il y en a un qui bouscule l’autre, au lieu de demander des excuses, ils veulent tout de suite se tuer, et là, nous, les jeunes […] on dirait que demander des excuses c’est la honte, et c’est pour ça qu’il y a trop de guerres, et tout. »
S.6. : « Bon, ceux qui sont du même quartier sont plus proches, ouais, tu vois, ils font les trucs ensemble, tu vois, mais il y a toujours ceux qu’on traite de partenaire, partenaire et tout, mais il y a toujours un moment où il te laisse tomber, tu vois. »

9Remettre la possibilité de l’amitié au territoire du sacré représente quelque chose qui ne se configure pas dans le monde vécu. Ceci est effrayant quand il s’agit d’êtres humains aussi jeunes. Quand on leur pose des questions sur ce scénario belliqueux et la chance de construire une vie de paix dans la société actuelle, ils répondent que la paix n’existe pas, parce qu’elle est déjà morte. « On a la paix que quand on meurt » (S.5), dit l’un d’eux. Ceci étant, je demande aux lecteurs de cet article : Que faire? J’estime que la réalité n’est pas figée et prescrite. Il y a toujours des choses à mettre en question, à reconstruire. Un point central de la confrontation de ce problème est la déconstruction de la virilité violente et de ses rapports de domination. Le lieu du dialogue, au lieu du combat, constitue l’espace privilégié de construction de nouvelles possibilités d’interactions dans un monde possible pour tous les êtres humains et pour l’écosystème.

10La famille est considérée, encore que de façon idéalisée, comme une instance qui valorise l’union de ses membres. Les jeunes affirment, de manière récurrente, que les maisons offrant le régime de semi-liberté (où ils purgent leurs mesures socio-éducatives déterminées par la justice) représentent l’un des rares lieux où l’on arrive à résoudre les conflits par le biais d’une bonne conversation et de la négociation. J’estime que les assemblées ordinaires (prévues pendant la semaine) et les extraordinaires (imprévisibles) sont les grands éléments auto-organisateurs des rapports dans ces communautés et de (re)signification pour les sujets d’une vie plus solidaire et humaine. J’espère que les questions brièvement soulevées dans cet article provoqueront des réflexions et des actions coopératives pour que l’amitié ne soit pas bannie des rapports entre les êtres humains. Dans le cas contraire, la paix sera morte.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : amitié, violence, ethos viril, espace privilégié de dialogue

Mise en ligne 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/ado.061.0671

Notes

  • [1]
    Cecchetto, 2002, p. 56.
  • [2]
    Zaluar, 1985, p. 11.
  • [3]
    Houaiss A. (2001). Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa. Rio de Janeiro : Ed. Objetiva, p. 191.
  • [4]
    Ibid., p. 395.
  • [5]
    Cecchetto, 2002, p. 123.
  • [6]
    Zaluar, 1985, p. 149.
  • [7]
    Houaiss A. (2001). Dicionário Houaiss da Língua Portuguesa. Op. cit., p. 758.
  • [8]
    « Patron » : terme utilisé pour designer le propriétaire du territoire et de la drogue qui sera distribuée par le trafic.
  • [9]
    « Vieux » : terme argotique qui désigne quelqu’un connu d’un individu ou du groupe.
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