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Article de revue

De l'amitié en virtuel

Pages 581 à 591

Notes

  • [1]
    Skyblog est un service lancé le 17 décembre 2002 par la radio française Skyrock, permettant de créer un blog très facilement. Sa simplicité et sa sobriété par rapport à d’autres blogs lui valent un certain succès auprès des adolescents francophones et des jeunes adultes. Un compteur témoigne de la création instantanée de blog, seconde par seconde, ce qui donne la mesure de l’engouement croissant pour cette plate-forme. Le 21 mai 2007 à 16h30, le compteur affiche 8824593 blogs, un chiffre qui évolue toutes les minutes.
  • [2]
    Brun, 2005, p. 191.
  • [3]
    Ibid., p. 187.
  • [4]
    Gutton, 2004, p. 149.
  • [5]
    Comme le développe J.-B. Chapelier, 2001.
  • [6]
    Assoun, 2001, p. 193.
  • [7]
    Laufer, 2006, p. 90.
  • [8]
    Chupin J. Le Monde de l’Éducation, janvier 2005, 332 : 48-49.
  • [9]
    Tisseron, 2006, p. 611.
  • [10]
    Tisseron, 2004, pp. 25-26.
  • [11]
    Selon la distinction que souligne D. W. Winnicott, 1971.

1L’anthropologie psychanalytique a vocation à penser quelque chose du socius à travers la mise en lumière des enjeux psychiques, notamment d’une pratique comme les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), pour le sujet. En nous inscrivant dans cette démarche, nous entendons – dans le présent article – saisir les enjeux psychiques de la relation d’amitié adolescente médiatisée par l’outil Internet et, plus précisément, par les blogs. Que nous apprend cette nouvelle pratique à propos de ce qui se joue dans les amitiés adolescentes ?

L’amitié adolescente à blog ouvert

2Que trouve-t-on sur un blog – plus spécifiquement sur un blog adolescent ? Du texte, de l’image, parfois de la vidéo ; en bref, autant de moyens d’expression mis de nos jours à la disposition de chacun. La question qui se pose est celle de la « qualité » des échanges. Une première piste peut d’ores et déjà être proposée : l’expressivité adolescente, telle qu’elle se fait jour dans les blogs, tourne autour du réel, de la constitution du sujet dans un récit que le regard et la voix se chargent de porter, de l’acception du travail d’unification du corps… « De la poésie, pour les textes. Des photos où je suis avec mes amis. » La réponse lapidaire d’une adolescente sur le contenu de son blog nous informe non seulement de la place qu’occupe le dire du réel dans le dire-blog adolescent, mais aussi du « tranchant » psychique de la relation d’amitié à l’adolescence.

3La plupart des adolescents que nous avons rencontrés n’en sont pas à leur premier blog d’essai ; rompus à l’hypermédia, ils avaient tous largement éprouvé l’utilisation de cet outil, avec, il faut le souligner, une attitude de « grande » responsabilité face à ses tenants et aboutissants. De 13 ans à 17 ans, le discours que les adolescents nous ont livré sur les blogs était loin de corroborer la fantasmatique commune d’une jeunesse engloutie par la figure du borderline, doublée de l’océan du réseau Internet. Ces adolescents, nous ne les avons pas trouvés à la dérive sur la toile, mais sur la plate-forme Skyblog[1] qui, par sa simplicité technique et par sa gratuité notamment, est le lieu de convergence de la majorité des blogs construits par les adolescents.

4Peut-on parler de construction d’un blog, ou devons-nous davantage convenir d’une logique de « formulaire », dans le sens où l’adolescent met du contenu dans un canevas prédéfini ? Cette question n’est pas sans soulever diverses problématiques, bien qu’elles puissent aisément être écartées en rappelant que la question du support et du format, si elle pose un « cadre », n’en fournit pas moins un espace possible d’expression de soi. Et le cadre Skyblog, tout autant poseur de limites que lieu de retrouvailles des jeunes, masque, sous des airs de « simplicité », « facilité », « practicité » ou « mode », selon les termes des bloggeurs adolescents, un authentique travail de processualisation. « Pour moi, mon blog n’est pas une manière de me mettre en avant. Il me permet plutôt de dire à mes amis des choses que je n’arrive pas à leur dire en face et à montrer aux autres ce que je pense de certaines choses, comme l’actualité du monde par exemple. » À dix-sept ans, ce que nous dit Arthur – et il est loin d’être le seul – c’est ce qu’il considère lui-même comme « travail » la construction de son blog ; c’est-à-dire un agencement raisonné – dans le sens d’une rationalité tournée vers l’expression d’un dire sur son réel – en particulier ses relations d’amitié incarnées, que son blog prolonge comme une amitié qui s’étendrait au-delà du territoire physique. Et, lorsque l’adolescent change de blog, stigmate d’une temporalité adolescente, il ne change pas pour autant d’amis. C’est aux confins de l’immédiateté et de la construction en continuité dans laquelle se dessine une apparente ambivalence que l’amitié, saisie par la question des territoires, peut perdurer pour le sujet. « Or la question de l’amitié gagne à être envisagée sous l’angle de celle des territoires. De fait, l’amitié est extraterritoriale ou elle n’est pas. C’est dire qu’elle implique de multiples va-et-vient entre les lieux où se rencontrent les amis. Elle ne se focalise pas sur un seul territoire, il lui en faut plusieurs et de plusieurs sortes, indépendamment des repérages géographiques » [2]. Et comme le précise encore D. Brun : « Entre amis, depuis la toute petite enfance, l’habitude est prise de faire visiter son territoire à l’autre. Il y a comme une exigence dans l’amitié à montrer son cadre de vie une fois qu’elle s’est nouée ailleurs, à l’école par exemple. C’est la raison pour laquelle les invitations sont tellement investies et la déception est si grande lorsqu’elles ne peuvent être honorées » [3].

Les amis et le blog ou le corps en question

5Les NTIC font de la communicabilité entre les êtres le paradigme de leur existence : beau présage dans la fastidieuse quête du sujet humain qui, depuis que petit d’homme se suspend au miroir – ou plutôt aux yeux et à la bouche de celui, cet Autre, qui pourra réaliser le visible irréalisable. On sait que l’adolescence, parce qu’elle occupe une place charnière dans la constitution de l’Idéal du Moi, est l’occasion pour le sujet d’interroger une nouvelle fois – après le stade du miroir pourrait-on dire – la question du regard et de la voix, processus dans lequel l’amitié occupe une place prépondérante : lieu de questionnement de la bisexualité psychique à travers le regard et la voix de l’autre ami. Le blog offre au sujet adolescent une position « intéressante » à condition que la « conviction pubertaire » ne s’étaye pas dans « la conduite à risque […] animée par la conviction (délirante) de trouver l’objet perdu » [4]. En se racontant, par les registres vocaux et scopiques, avec la construction de son blog, le sujet adolescent se confronte non seulement à la question du regard et de la voix pour « l’autre ami », mais aussi à la question du regard et de la voix de l’Autre ; l’épreuve d’une fantasmatisation de l’auto-engendrement [5] se dessine en ligne de mire. Mais elle reste indissociable de la clinique du cas tant il est à considérer que c’est la pratique de l’adolescent avec ces nouvelles technologies qui permet de déterminer une subjectivation à l’œuvre, ou, selon l’expression de Ph. Gutton (2004), un déni de son « virtuel pubertaire ».

6En partant de ce que la clinique nous enseigne sur la mesure du réel dans l’expérience psychanalytique – « Butée sur le point-limite de la symbolisation qui fait ressortir, en une véritable saillie, le regard et la voix » [6] – nous retrouvons à l’adolescence cette processualisation au travail. La possibilité d’expression d’un corps clivé avec pour point de rupture la parole et le regard peut-elle s’exercer au travers de l’a-nomination de l’autre ami et cela avec l’aide du support technique qu’est le blog ? Ce qu’une telle question semble ouvrir, c’est la brèche de l’esthétique comme possible partage du manque et constitution de l’Idéal du Moi adolescent. En effet, que retrouve-t-on sur ces blogs adolescents à propos de la corporéité et que nous disent-ils qu’ils y mettent ? « De la poésie, des chansons, des phrases empruntées aux blogs de mes amis ou des titres qui me plaisent sur d’autres blogs et que je reprends tels quels ; ça, c’est pour les textes. Pour les images, je mets des photos de moi et mes amis, des photos qui ne veulent rien dire non plus […] juste parce qu’elles sont belles », nous dit Chloé qui a quatorze ans. Ainsi donc, se retrouve une esthétique « corporelle », car rattachée à la corporéité adolescente. Cet éprouvé corporel, que la clinique du virtuel pointe souvent comme la résultante d’une « tiercéité infiniment pauvre », s’est présenté à nous sous une tout autre forme : une subjectivation cheminant qui, si elle peut flirter parfois avec « l’autre préhistorique », n’est pas synonyme pour autant de la forclusion de « l’Autre parental ».

7

Corrélat du vécu adolescent, la question de la parentalité en son versant de cadrage, ne peut être exempte d’une réflexion sur la pratique adolescente des blogs. Le contrôle parental, parce qu’il touche aux limites même de l’adolescent, ne saurait s’extraire de l’amitié, théâtre des expérimentations des limites « idéalmoïques » du sujet adolescent. On sait que l’amitié à l’adolescence souffre tout autant qu’elle s’alimente de la présence parentale ; comment rendre compte du tableau de la parentalité, de l’amitié et du virtuel dans le vécu de l’amitié à travers les blogs ? Malgré l’indéniable « conflit générationnel » dû à l’émergence et à l’appropriation des NTIC, nous pensons que c’est à l’adolescent par la verbalisation et/ou la monstration à ses parents d’une pratique « raisonnable » – entendons d’une pratique qui serait idéalement celle qui se rapprocherait le plus d’un « bon père de famille » – d’apporter la preuve d’une émancipation respectueuse de la Loi du père. Et l’amitié, qu’elle se décline ou non dans sa forme virtuelle, constitue aussi un moyen de représentation parentale de la bouche et des yeux du Net. « Les amis avec qui je suis connectée sont pour la plupart des amis que je vois tous les jours au bahut, mes parents le savent, ils les connaissent et donc, ça ne les dérange pas que je leur parle. » ; Chloé (quatorze ans) a su en une phrase, déconstruire, pour partie, la fantasmatique parentale d’une adolescence dans un virtuel hors limite pour faire émerger la notion de duplication du monde. D’ailleurs, les adolescents ne s’y trompent pas. Lorsque nous abordons avec Éva (quinze ans) la question du contrôle parental – fût-il exercé sur l’accès à l’ordinateur – voilà ce que nous dit l’adolescente : « Ils ont su que j’avais créé un blog, au tout début (quand Éva avait douze ans et demi), parce que je leur ai dit et ils ne m’en ont rien dit », et l’adolescente de poursuivre, « je ne sais pas si mes parents ont l’adresse de mon blog, je ne leur ai pas donnée, mais ils peuvent la trouver, ça n’a pas d’importance. Le principal, c’est qu’ils savent que je ne fais pas n’importe quoi, je leur en parle, et surtout que je leur montre que je suis à l’école ».
Nous pourrions résumer notre pensée sur ce point par le questionnement qui suit : le virtuel, en tant qu’il se présente comme possible dans l’impossible (une symbolisation du réel) permet-il à l’adolescent de soutenir ses fantasmes d’infans tout en opérant un glissement autonome vers la maturité ? Car si l’adolescent pris dans le virtuel, regarde, se fait regarder, il s’arroge également la possibilité de l’échange et de sa rupture, le tout en se confrontant à la réalité quotidienne en dehors du virtuel.

8Il n’est donc pas acquis, pour le moins, que la pratique amicale adolescente au sein de la blogosphère ne conduise pas à une gestion de l’altérité en posant dans la réalité adolescente, à côté du regard et de la voix de « l’Autre parental », l’interrogation du visible ressaisie par ses amis incarnés du blog.

L’amitié idéale à l’épreuve du virtuel

9Peut-on écrire son histoire et faire vivre authentiquement ses amitiés sur Internet et plus particulièrement à travers l’appropriation des blogs ? L’amitié se construit, elle mobilise des impressions, des souvenirs partagés et requiert du temps. Internet stimulerait l’immédiateté, faciliterait le zapping et encouragerait le déni plutôt que l’élaboration lente et la conflictualité. Pour D. Brun et L. Laufer (2006), le support qu’offre Internet aux rencontres renverrait à une amitié fantasmée comme idéale plutôt qu’à une possible construction à deux s’inscrivant dans une temporalité moins impatiente. Dès lors, que nous apprennent les adolescents interrogés à propos de la qualité des investissements en jeu dans la blogosphère amicale ?

10Les a priori que suscitent les relations dites virtuelles sont légion. Il est vrai que les critiques sont souvent fondées, comme lorsque l’on repère que l’immédiateté produit l’effet pervers de donner l’illusion d’une satisfaction hallucinatoire du désir qui ne laisserait plus de place au manque. C’est en ce sens qu’il est à craindre que les adolescents bloggeurs ne se laissent prendre au jeu de l’illusion portée par les simulacres en se fondant sur les représentations idéales de l’amitié. C’est que, dans « le rapport virtuel, les attentes sont supposées être comblées » [7]. Dans l’interface offerte par les skyblogs, le cadre peut s’avérer propre à encourager ce type d’illusion. Avec, par exemple, le caractère « prêt-à-porter » des blogs et leurs les catégories préconstruites : « Mes amis » ou « Mes skyblogs préférés », sans plus avant questionner le lien marketing qui identifie cette plate-forme à la radio Skyrock et à sa « culture ». Les usages deviennent dès lors nécessairement mimétiques et limités par la communauté Skyblog elle-même. Les témoignages amicaux passent également par des commentaires que peuvent laisser les visiteurs amis ou non, souvent encouragés par la formule consacrée « lâche tes coms ! ». Un adolescent peut se donner pour finalité une certaine popularité mesurée à l’aune du nombre des visiteurs et plus encore de celui des « coms » que ses interventions ou photos auront pu susciter. Il n’est pourtant pas évident que cette finalité soit celle de tous les adolescents qui en ont usage et qu’en la matière cette dérive ne porte atteinte à la possibilité effective de liens amicaux à partir de ces supports virtuels. Si l’amitié est bradée par l’idéalisation facilitée par le registre virtuel, c’est qu’il est possible de se garantir certains dénis, notamment en rejetant dans l’indifférence ce qui ne plairait pas, comme les commentaires négatifs, ou en exaltant des souvenirs à partir des photos acquises sur le vif par les portables et retouchées par des logiciels d’infographisme. Les adolescents, qui ont fait l’objet d’un entretien, ont tous commencé à être amis avant de mettre en scène leurs liens sur le skyblog. Pour être de leur époque, ils usent et abusent de ce qui est mis à leur disposition et connaissent pour leur existence le risque pointé par M. Heidegger à partir du concept de quotidienneté. La psychanalyse quant à elle peut interroger ce qui se joue dans la recomposition des souvenirs à partir des photographies du quotidien. Il s’agit bien d’une nouveauté pour les adolescents d’aujourd’hui que de pouvoir photographier, retoucher et transformer en fonction de leur fantasmatisation propre, les bons moments passés entre amis. Nous avons pu constater sur les blogs des adolescents interrogés que cet usage faisait partie de leur appropriation. La question demeure de savoir si cette pratique appauvrit la qualité psychique des liens amicaux dont elle est l’illustration. Ce dispositif participe-t-il de la constitution d’un idéal ou surfe-t-il sur l’illusion idéalisante propre au narcissisme ?

Entre narcissisme et espace transitionnel ?

11Les blogs interpellent, tant ils se multiplient et constituent une activité que les adolescents s’approprient. S’interroger sur ce qui se joue à l’adolescence dans cette pratique du virtuel ne saurait se satisfaire de généralités. Il est tentant de rejoindre l’une des rives que les philosophes occupent, celle de la technophobie et de la technophilie. Cette tentation se révélerait, en clinique trop générale, peut-être davantage à propos des adolescents. C’est ainsi qu’à partir d’une même activité, le processus sous-jacent peut témoigner d’un narcissisme réifié par la plongée dans le virtuel, ou a contrario d’un usage ludique et fécond offrant au sujet de nouvelles possibilités de s’ouvrir au projet d’un idéal. Mais faut-il voir dans ces deux postures une alternative comprise dans le virtuel et suscitée par lui ? Notre hypothèse est sur ce point sans équivoque, il s’agit bien de se garder d’évaluer l’interactivité que permet Internet à partir d’un jugement tranché. Accompagner son évolution, ne peut se faire non plus depuis le rocher d’une posture étrangère à l’objet. Penser ce qui se joue dans la blogosphère à l’adolescence, cela a été jusqu’ici, pour nous, d’écouter ce que ces adolescents avaient à nous dire depuis leur expérience et leur singularité, leurs échanges et le sens que les blogs occupent dans leurs amitiés respectives. Ni bons, ni mauvais, les blogs témoignent de leur auteur et révèlent toujours quelque chose de leur rapport spécifique à l’intimité.

12Aussi, le versant narcissique s’y exprime souvent : « Le principe du blog est très égocentrique, très narcissique. Mon blog, c’est mon miroir. Tous les jours, je regarde si on a parlé de moi » [8]. S. Tisseron (2006) explicite les effets narcissiques des blogs en mettant en relief les pratiques qui s’y exercent, comme celle de « noter » ou « faire noter » une photographie personnelle. L’accent est mis sur la question de l’image de soi et du jeu avec les images. En écoutant Zoé, treize ans, elle nous confie avoir déjà plusieurs blogs, dont un davantage réservé à « ses amies de la réalité ». Cette multiplicité d’après ce qu’elle exprime correspond aux changements qu’elle ressent en elle depuis sa propre puberté : « J’aime plus mon ancien blog, ça m’énerve, les photos font bébé. » Cette attitude correspond aux « flottements des identifications à l’adolescence » [9], car elle va puiser désormais de nouvelles images dans des blogs de jeunes plus âgés. Ainsi ce désir en jeu dans les pratiques des blogs revient à communiquer certains éléments de son monde intérieur, dont la valeur est encore incertaine, afin de les faire valider par d’autres internautes, mais surtout par les amies qui approuvent le choix des images puisées dans un océan de blogs. Cette expression d’une partie de soi intime par des images de soi ou censées lui correspondre, renvoie à ce que S. Tisseron (2001) désigne comme « extimité » (identification croisée). Les bloggeurs sont condamnés à se renouveler sans cesse pour continuer à alimenter de nouveaux échanges. Le créateur d’un blog est donc en attente de dialogue et d’échanges et l’amitié s’y nourrit donc très bien.

13« Écrire me fait du bien. Je raconte ce que je ressens, ce que je ne dis pas forcément à mes parents. Mon blog me permet d’avoir un regard extérieur, un autre point de vue » nous confie Marie, quatorze ans. « L’adolescent a besoin de se reconnaître, de se comparer et de s’estimer par rapport aux autres. Il cherche à s’identifier, à être pareil aux autres », pour Christine (dix-sept ans) qui réfléchit sur les blogs. Cette adolescente s’avère très prolixe sur le sujet car, nous explique-t-elle, elle n’en est pas à son premier blog et a pu réfléchir sur le sujet lors d’un travail proposé à son lycée. Ainsi les blogs, de l’avis unanime des adolescents interrogés, reflètent la personnalité de son créateur et ceci à travers les photos choisies, les thèmes abordés et le style graphique, comme la couleur et la décoration. On constate des similitudes entre les blogs, formant ainsi des groupes virtuels qui se ressemblent dans leur manière d’écrire (astérisques, chiffres à la place des lettres, dégradés de couleurs) ou dans le choix typographique des articles (photos, sujets d’article)… comme dans la vie de tous les jours où l’on remarque des adolescents qui s’identifient les uns aux autres selon leur choix d’habillement, le type de musique écoutée. Si ce qui se représente renvoie bien à un jeu de miroir mobilisant le narcissisme, l’interactivité en jeu et le réseau d’amis qui s’institue dans la politique des liens, permet en fait une mise à l’épreuve par la réalité du « Soi grandiose » sur lequel H. Kohut (1971) nous a renseigné. La pratique du virtuel amical semble permettre une gestion de la dynamique de la séparation et de l’absence, en inaugurant un apprentissage de l’attente grâce à l’expérimentation des commentaires dont la lecture et les réponses sont médiatisées par la consultation différée des amis auxquels les demandes sont adressées, « à tel point que la question se pose de savoir si la posture psychique de l’adepte des mondes virtuels ne serait pas d’abord organisée autour du désir de se familiariser progressivement avec un régime d’absence non anxiogène » [10]. Il est significatif que tous les adolescents que nous avons pu rencontrer autour de ce thème nous aient paru très responsables et conscients de la parenthèse que constitue l’usage d’Internet ; ils en reconnaissent les dangers et en ont, pour leur part, un usage modéré qui traduit une adaptabilité économique plutôt encourageante. Nous pouvons donc, à la suite de plusieurs psychanalystes, parler de l’espace transitionnel d’Internet, comme expérience virtuelle possible de la toile. En effet, l’adolescent peut revivre dans cet espace le processus de séparation-individuation que P. Blos (1997) signale comme enjeu fondamental de l’adolescence. Par ailleurs, les questions autour de sa sexualité naissante et les angoisses qu’elle suscite y trouvent un mode d’expression transitoire tout à fait rassurant, dans la mesure où l’adaptabilité y est vécue de façon plus sereine que dans les corps-à-corps de la réalité quotidienne. Il convient donc de repérer que les amitiés trouvent sur Internet un espace de jeu à l’écart des risques des échanges qu’ils peuvent ressentir lorsque leurs corps sont mis en présence. « Je peux dire plus facilement des choses que je ressens à mes amies, ici on peut aller plus loin et ça fait plaisir » nous dit Marie.

14Dès lors, les blogs participent-ils à la construction de l’amitié ? L’usage des simulacres et des images souvent stéréotypées ne pervertit-il pas le jeu de ces adolescents en leur faisant confondre le game avec le play[11] ? S’agit-il d’amitiés en faux-self ou d’une expérience contemporaine qui rejoue de manière high-tech le lot de toute construction individuelle qui, à l’adolescence, fait que les amis qui en partageant l’épreuve en demeurent de véritables ?

15Dans Jeu et réalité, D. W. Winnicott (1971) aborde les différences qualitatives marquant les différents modes de fantasmatisation, ce qui nous est précieux pour penser les enjeux psychiques qui se font jour sur Internet. Nous savons qu’à parcourir certains blogs, le contenu peut s’avérer inquiétant pour le narcissisme qui s’y expose ; néanmoins, il faut surtout dire que le virtuel quotidien dont nous ont fait part les jeunes qui ont eu la gentillesse de se prêter à nos entretiens, traduit davantage une subjectivation en marche, pour laquelle la place de l’ami ne révèle aucune confusion. Il en est peut-être de cet usage du virtuel comme du passage de la tradition orale à l’écriture, qui pour Platon dans Le Phèdre, est à saisir comme Pharmakon, remède et poison à la fois.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • Revue Réseaux, Les blogs. 2006, n°138.

Mots-clés éditeurs : amitié, virtuel, blog

Mise en ligne 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/ado.061.0581

Notes

  • [1]
    Skyblog est un service lancé le 17 décembre 2002 par la radio française Skyrock, permettant de créer un blog très facilement. Sa simplicité et sa sobriété par rapport à d’autres blogs lui valent un certain succès auprès des adolescents francophones et des jeunes adultes. Un compteur témoigne de la création instantanée de blog, seconde par seconde, ce qui donne la mesure de l’engouement croissant pour cette plate-forme. Le 21 mai 2007 à 16h30, le compteur affiche 8824593 blogs, un chiffre qui évolue toutes les minutes.
  • [2]
    Brun, 2005, p. 191.
  • [3]
    Ibid., p. 187.
  • [4]
    Gutton, 2004, p. 149.
  • [5]
    Comme le développe J.-B. Chapelier, 2001.
  • [6]
    Assoun, 2001, p. 193.
  • [7]
    Laufer, 2006, p. 90.
  • [8]
    Chupin J. Le Monde de l’Éducation, janvier 2005, 332 : 48-49.
  • [9]
    Tisseron, 2006, p. 611.
  • [10]
    Tisseron, 2004, pp. 25-26.
  • [11]
    Selon la distinction que souligne D. W. Winnicott, 1971.
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