Notes
-
[1]
Freud, 1937, p. 271.
1Dans l’après-coup d’un travail avec des adolescents en consultation ambulatoire, en foyer, en centre hospitalier de rééducation et en cabinet d’une part, dans l’alternance des prises en charge individuelles, groupales (essentiellement psychodramatiques) et du travail institutionnel d’autre part, j’ai été contraint à penser différemment la structure et les destins de l’actualisation et de l’agir transférentiel. Ces différentes pratiques m’ont permis d’avoir une sensibilité particulière à la dimension scénique du travail psychique. Si l’on excepte quelques psychanalystes groupalistes comme O. Avron, cette question ne me semble pas toujours perçue dans sa pleine valence structurelle.
2Ph. Jeammet (1980) avec l’espace psychique élargi à l’adolescence, Ph. Gutton (1991) avec la scène pubertaire, J. Hochmann dans son approche de la compréhension du travail institutionnel, ont senti l’importance de la scène. J’aimerais ici souligner sa fonction structurale dans la compréhension des enjeux psychiques. Je lie la notion de scène à celle de groupe interne proposée par R. Kaës. Tout groupe interne nécessite une scène transformationnelle où s’exerce sa fonction. L’adolescence nous montre comment des scènes liées à la scénalité originaire sont transférées, au sens strict du terme, dans des scènes de l’environnement social, que nous soyons en présence d’un processus adolescent, d’une crise d’adolescence, d’une souffrance psychique adolescente ou d’une psychopathologie.
3Dans les institutions, l’évolution de la prise en charge d’un adolescent est fondamentalement tributaire de la qualité de la scène institutionnelle et des scénarii que les soignants y déroulent. L’adolescent ne transfère pas tant sur les personnes que sur le lien entre les personnes qui l’entourent et sur le lien de ces personnes à ce qu’il considère comme leurs propres objets. Ceci constitue la spécificité qui signe l’actualité psychique de la scénalité. Les difficultés que nous avons souvent dans l’engagement des thérapies ou de cure avec des adolescents ne sont pas étrangères à cette situation. Avant qu’ils ne s’engagent dans l’aventure transférentielle, ils nous éprouvent dans notre rapport interne au dispositif analytique que nous leur proposons (Duez, 2005).
4Depuis J. Bleger (1966, 1967) nous ne pouvons ignorer que tout contrat analytique, quelle que soit la forme du dispositif, s’appuie sur un cadre implicite : un « métacadre » supposé partagé par le patient et l’analyste. Il nous a montré que l’absence d’analyse et de travail sur ce métacadre implicite est source de réactions thérapeutiques négatives ou de situations d’analyse sans fin. Nous gagnerons peut-être en compréhension en faisant l’hypothèse suivante : l’environnement scénique du sujet, ce que j’appelle la scénalité, constitue le premier métacadre implicite à l’avènement du sujet. La scénalité est le cadre dans lequel le sujet va dans le même temps se trouver assigné à une place de personne, héritière imaginaire des idéaux familiaux, et de sujet symbolique dans une assomption symbolique et transformationnelle de ces héritages, avec ce que cela suppose de promesses de développement et de menace narcissique pour l’establishment imaginaire. Cet establishment (au sens bionien du terme) est nécessaire, il est source de permanence narcissique suffisante mais aussi d’aliénation radicale du sujet dans le cadre des transmissions aliénantes. Ce référent imaginaire que constitue la scénalité silencieuse va se trouver directement mobilisé à l’adolescence comme chaque fois que le rapport imaginaire d’un sujet au Réel se trouve décalé de l’automatisme des habitus et, pour tout dire, des habitudes. Chaque fois que l’automatisme de répétition n’est pas suffisamment discret pour constituer le cadre silencieux où le sujet s’assure de retrouver ses objets psychiques à une place suffisamment semblable, la scénalité implicite bascule dans l’obscénalité. L’adolescent, le plus souvent à son insu et à son corps défendant, provoque alors une mise en scène, une obscénalisation de la scénalité originaire, qui a pour but de permettre l’intrication des nouveaux éléments, ce nouveau rapport au Réel sur fond de scénalité réinventée. C’est ainsi que l’on assiste à des mises en scène plus ou moins séductrices, haineuses, ou destructrices de l’adolescent. L’adolescent est un metteur en scène qui actualise cette scénalité originaire à son insu et qui se trouve souvent débordé par l’intensité et la violence de cette actualisation.
Scénalité et obscénalité : les enjeux de l’intimité
5La scénalité est convoquée là où se précipitent les premiers contacts avec l’environnement : la scène du corps. La convocation de cette scénalité primordiale se fait dans le lien à l’autre imaginaire et dans le retour que l’adolescent en attend sur la question de l’image de son corps propre. Il s’agit de s’assurer que la potentialité intrusive originaire de l’autre ne s’actualise pas dans la relation, ou qu’elle demeure sous contrôle, fût-ce au prix de l’anéantissement imaginaire et parfois réel de l’autre.
6Cette difficulté de mise en lien se retrouve mise en scène, et souvent mise en crise, dans les lieux d’intimité de la vie familiale et sociale. Qui n’a le souvenir de crises familiales autour de l’occupation de la salle de bains ou des toilettes par l’adolescent ? La structure scénique de cette conflictualité se transfère dans un lien anamorphique sur des espaces destinés à reconstituer son intimité : l’autoconservation réelle (par satisfaction des besoins) et l’autoconservation imaginaire (autoconservation narcissique de l’image de soi). Ces autoconservations, l’adolescent les sent menacées en permanence par l’intensité de la poussée pulsionnelle libidinale ou l’inertie de la pulsion de mort.
7La confiscation des lieux d’intimité est bien connue dans les familles. Elle met en scène une première articulation, celle de la conflictualité entre l’appropriation autoérotique du lieu et son partage dans le temps comme lieu d’intimité de plusieurs. Nous verrons avec le complexe de l’intrusion, l’importance de cette configuration de l’objet partagé. Nous sommes dans une mise en scène de ce que la scénalité doit à l’Originaire. Sous cette forme suffisamment visible et discrète, s’articule la triple problématique autoérotique, narcissique et libidinale. Le fantasme d’autoengendrement en présence de l’autre, permet l’organisation des autoconservations. Il constitue un véritable modèle en négatif de la scène pubertaire qui implique le lien à la potentialité libidinale de l’autre. Il constitue le paradigme qui engage la préadolescence sur fond d’annihilation de « l’autre-potentiellement-intrusif ».
8On peut trouver sous forme inversée la confirmation de cette situation lors des repas lorsque l’autoengendrement de l’adolescent, sur fond d’autoconservation imaginaire et d’autoérotisme, s’affronte au plaisir partagé de déjeuner tous ensemble, éventuellement accompagné du partage des plaisirs autoérotiques du « bien manger ». Ceci provoque de la part de l’adolescent des mises en scène violentes à l’égard des convives qu’il vit comme intrus potentiels sur le versant de la séduction induite par la proximité libidinale suscitée par l’oralité, et qu’il traduit sur le versant de l’intrusion des autoérotismes lorsqu’il déclare qu’on lui fait manger quelque chose qu’il n’aime pas, ou en termes moins châtiés, que c’est dégoûtant ce qu’il y a à manger.
9Plus inquiétants que les adolescents qui confisquent les lieux d’intimité partagés ou attaquent la convivialité du repas, sont ceux qui les fuient, qui délabrent la scène corporelle et la possibilité de différenciation imaginaire par rapport à l’autre. Le retournement de la scénalité sous forme d’obscénalité n’opère plus par confiscation de l’espace local, où le corps peut être pris en charge, mais sur la scène du corps propre, soit par l’affichage de son délabrement réel ou imaginaire, soit par l’utilisation séductrice du corps aux dépens de l’autre ou à ses propres dépens. L’adolescent attaque l’Autre à travers l’attaque de l’autre intérieur. L’autre intérieur devient intrus à sa topique psychique.
10L’adolescent transfère alors cette figure de l’intrus en se constituant comme intrus dans l’environnement : intrus par l’obscénité de son propre corps, intrus par la violence de ses agirs, intrus par sa passivité qui immobilise tout rapport de désir à l’autre et plus d’un autre si ce n’est sous la forme du désir de mort de l’autre-intrus. La figure de l’autre qui prévaut est celle de l’intrus qu’il faut rejeter ou anéantir, qu’il faut inanimer. L’intrus comme dans tout temps originaire, menace les consistances imaginaires et notamment l’enjeu topique entre intérieur et extérieur, soi et autre. L’intrus importe le sexuel, selon la forme du fantasme originaire de la séduction, mais aussi l’agonie.
De l’intrusion à l’intrus : la fonction transformationnelle de l’intrus
11La scène de l’autoengendrement a son pendant mythique que J. Lacan a décrit sous la forme du complexe de l’intrusion (1938). Ce complexe, je le pose de la façon suivante. L’intrus vient s’approprier l’objet salutaire (la mère) qui est un objet réel déjà-là dont l’enfant pensait être le seul destinataire mais aussi un objet imaginaire issu de l’autoengendrement dont il se considère comme l’inventeur ; le sujet oscille alors entre une destructivité annihilatrice à l’égard de l’intrus (avec le risque de perdre l’amour de l’objet déjà-là) et une destructivité vers l’objet inventé – l’invidia – au risque cette fois de perdre l’objet. Ce double impossible le conduit à un retournement qui constitue le paradigme du renoncement pulsionnel (Kaës, 1993) : si l’intrus et lui-même partagent le même objet c’est qu’ils sont semblables. Le lien de parité se constitue sur la base du partage du même objet. On retrouve cette idée dans une tout autre dynamique, chez J.-B. Pontalis, dans le petit groupe comme objet commun aux participants (1965).
12La figure de l’intrus apparaît dans tous les moments où un sujet est confronté au remaniement de la scène corporelle, première scène de rencontre avec l’autre, première scène de marquage social du sujet et premier lieu sans doute de délinquance dans les manifestations psychosomatiques précoces, comme l’ont montré les problèmes psychosomatiques persistants des adolescents délinquants avec lesquels j’ai travaillé. Cette figure de l’intrus, qui se décline souvent sous la forme de menace de l’étrange et de l’étranger, est une constante dans les différents moments de remaniements de la vie d’un sujet, d’un groupe de sujets, d’une collectivité, voire d’une société. L’intrus appartient aux éléments transformationnels qui organisent les groupes internes. Il est un ressort articulaire du retournement de la scénalité en obscénalité et de l’invention de l’autre. C’est en fonction du rapport à l’intrus que le sujet va instituer son rapport d’intimité. Si la figure de l’intrus et son halo d’ambiguïté constituent une figure potentiellement menaçante, destructrice, celle-ci n’est pas aliénante, beaucoup moins en tout cas que lorsqu’une part de l’intrus se précipite sous la forme de l’objet ou du (a) si l’on reprend le terme lacanien. La fonction psychique de l’intrus est une fonction structurante qui contraint le sujet et lui permet cette première assomption subjective de l’attribution de ce qu’il veut garder en lui et de ce qu’il veut rejeter (Freud, 1925). La figure de l’intrus, ou du groupe d’intrus désigné, met fin au vécu d’intrusion lié à l’ambiguïté, quitte à transformer l’intrus en menace. Face à cet autre intrus peut alors s’effectuer cette affirmation fondatrice, cette « Bejahung » primaire dont parlait J. Hyppolite (1966) dans son commentaire de la dénégation. Elle représente l’opérateur subjectal qui dégage le sujet du vécu d’intrusion en désignant l’intrus et qui (ré)instaure les nouveaux périmètres du narcissisme. L’intrus est de ce point de vue un avatar, une figuration majeure du pictogramme de rejet, une figure fondatrice qui permet la suture du vécu d’intrusion lié à l’actualisation de l’ambiguïté dans les moments critiques de la vie d’un sujet.
De l’intrus à l’autre : la fonction transformationnelle des fantasmes originaires
13Le jeu entre l’autoengendrement et la figure de l’intrus permet la constitution de l’intimité, c’est-à-dire des modes de retrouvailles avec soi-même et avec l’objet. Rappelons ce que disait Freud (1925) : l’objet n’est jamais trouvé mais toujours retrouvé. Ce jeu constitue l’arrière-fond paradigmatique du fantasme originaire de séduction, c’est-à-dire du passage d’une situation d’autoengendrement à une invention subjectale de la figure de l’autre. Dans leur célèbre article sur les fantasmes originaires, J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1964) montrent bien un effet d’obscénalité lié au fantasme originaire lorsqu’ils supposent que les fantasmes originaires sont l’activité psychique qui accompagne l’activité autoérotique du sujet. J’ajouterais l’activité psychique qui diffracte le fantasme d’autoengendrement sur les figures de l’autre. Le paradigme de l’autoérotisme proposé par ces auteurs serait celui des deux lèvres qui se baisent elles-mêmes. A. Green (1973) soulignait le trait qui à la fois unit et sépare les deux lèvres. Pour ma part, je considère que ce trait ambigu figure le lieu primitif du travail de l’intrus : de ce trait émerge le travail de différenciation symbolique entre l’arbitraire du lien subjectif à l’altérité de l’autre, héritier du pictogramme de rejet, et la nécessité du lien psychique qui gouverne l’autoérotisme, voire les relations objectales, héritières du pictogramme de liaison. Si on prolonge la métaphore, c’est à partir de l’ensemble de cette scénalité/obscénalité corporelle que la figure de l’intrus permet par exemple le retournement d’un éprouvé d’autodévoration, lié à l’éprouvé d’intrusion, en une ouverture qui adresse à l’intrus ce que la dévoration doit à la destructivité et ce qu’elle contient de mortifère, fût-ce sous la forme archaïque du fantasme de l’incorporation. C’est à partir du retournement que l’autre impose à la diffraction pulsionnelle adressée à l’intrus, que le sujet peut constituer le désir de l’autre autrement que comme menace agonistique et mortifère. C’est en cela que le fantasme de séduction, comme l’ensemble des fantasmes originaires, constitue un groupe interne transformationnel. À l’adolescence, la scène pubertaire inaugurale du processus adolescens (Gutton, 1996) constitue un traitement de la figure de l’intrus qui hante la préadolescence. Elle restitue à l’intrus sa potentialité d’autre porteur de potentialité libidinale et séductrice, et initie la retraversée des scènes originaires du fantasme : séduction, castration, scène primitive.
14L’ensemble des fantasmes originaires se décline dans un rapport à la figure de l’autre et à la constitution du groupe transformationnel de la figure de l’autre dont l’intrus constitue la primitive formelle :
- l’autre Réel: l’intrus, relation d’altération ;
- l’autre Imaginaire : l’objet, relation d’aliénation ;
- l’autre Symbolique : l’autre référent ou l’Autre de l’autre, relation d’altérité.
Fantasmes originaires ou fantasmes ?
15Je poserais ainsi les différences structurales entre fantasme et fantasme originaire :
- Le fantasme se présente sous la forme d’un scénario souvent marqué par un premier temps d’énigme pour le sujet lui-même ; le fantasme originaire se présente au contraire sous la forme d’une scène vécue par le sujet avec une très forte actualité. Ceci explique en grande partie comment des interprétations imprudentes ou des confusions entre l’une et l’autre forme ont pu conduire à des dénonciations abusives d’abus et de maltraitance.
- Le fantasme se décline selon une figuration qui se déroule dans une tension et un but de réalisation imaginaire de désir qui s’inscrit dans le temps ; le fantasme induit un rapport chronologique. La structure chronologique conduit à une figuration énigmatique du désir latent. À la différence, le fantasme originaire se présente comme instant initiatique, comme coupure entre un avant et un après qui, si elle ne remplit pas sa fonction de coupure ou n’est pas suffisamment « scénarisable », va se retourner sur le mode traumatique de la répétition selon la forme traumatique de la chronicité : instant et répétition de l’instant.
- Une, voire la fonction majeure des fantasmes originaires est de permettre au sujet, à travers l’émergence des trois formes majeures de l’autre, de prendre la mesure de cette scénalité archaïque originaire qui est « discrétisée » tout au long des rencontres avec les différentes formes de l’objet. Les relations d’objet traditionnellement reconnues n’existent que sur ce fond de scénalité d’où se détache cet objet suffisamment aimé/haï pour être différencié du sujet. Sans la constance discrète de ce fond de scénalité, sous-tendue par le travail permanent d’intrication de la pulsion de mort dans le métacadre de la scénalité originaire, il n’y a pas de relation d’objet possible. Le retournement adolescent, de la redistribution de l’intimité dans le rapport à la scène corporelle, de la redistribution des destins libidinaux, sous l’effet de la transformation du renoncement pulsionnel (Kaës, 1993) en renonciation pulsionnelle dans le champ familial, conduit l’adolescent à des séries de mises en scène. Ces « obscénalisations » sont l’actualisation des groupes internes qui constituaient la scénalité originaire.
La figure de l’intrus
16On peut illustrer ce retournement à travers la convocation d’un élément articulaire de la scénalité primitive originaire selon P. Aulagnier (1975) : le fantasme d’autoengendrement, qui permet de contre-investir l’éprouvé d’intrusion. L’autoengendrement est une façon magique de tuer l’autre (intrus), de l’effacer, de l’immobiliser psychiquement et de lui montrer que l’on peut s’engendrer y compris à ses dépens. Le premier des agirs adolescents, l’agir par la passivité en présence de l’autre, s’accompagne souvent d’un tel fantasme. La scène de l’autoengendrement convoque nécessairement l’autre comme intrus et permet la transformation de la menace d’annihilation liée à la pulsion de mort en une légitime agressivité. La compréhension de cet agir passif, par exemple en termes de défense contre une menace incestuelle par rapport à des objets devenus trop excitants, est nécessaire mais pas suffisante.
17La scénalité nécessaire et discrète du complexe d’intrusion confère au complexe d’Œdipe sa fonction structurale en préfigurant la départition de la nécessité et de l’arbitraire dans le rapport à l’interdit. L’investissement de la scénalité du complexe d’intrusion à l’adolescence provoque « l’obscénalisation » du complexe d’intrusion qui peut permettre la réorganisation de l’Œdipe. Le complexe d’intrusion s’actualise sous forme « retournée » par un investissement ou un surinvestissement des liens de parité. Les parents reçoivent comme une blessure narcissique (nécessaire) l’envahissement par les copains, avec ce qu’il sous-entend de distanciation dans les liens préexistants : la logique des identifications issue de la filiation est mise en cause par celle issue de l’investissement des liens d’alliances. Ceci est d’autant plus difficile que le retournement se fait par l’investissement de l’intrus et du lien de parité aux dépens d’objets haïs en commun, notamment les figures préexistantes de l’autorité, dont celle des parents. C’est sur cette base que le lien de parité et les distributions libidinales vers de nouveaux objets s’instaurent pleinement. L’invention de la scène pour ces nouveaux objets s’opère sur un fond de négativité primordiale.
18Cette importance centrale de la scène à l’adolescence explique pourquoi avec des adolescents souffrants, la qualité de l’environnement familial mais aussi groupal, collectif et sociétal est essentielle. Nous savons depuis E. Jaques (1955) mais aussi par les écoles anglaises et argentines d’approche psychanalytique des groupes (E. Pichon-Rivière, J. Bleger) que le lien collectif est un dépositaire de ces liens archaïques, de ce métacadre, et je dirais de cette scénalité. L’histoire nous montre comment la figure de l’intrus, sous celle de l’étranger, de l’immigré, voire du monstre, est convoquée dans le groupe social et utilisée dans les temps de crise par des leaders pervers qui ruinent ainsi les liens paritaires d’identification, assignant les relations d’identification à une répétition de l’identique.
19À partir de cette esquisse métapsychologique issue des recoupements entre approches psychanalytiques individuelles et groupales, il me semble que l’analyse de notre position dans le transfert se trouve profondément modifiée, y compris pour la cure d’adultes. Le dispositif de la cure n’apparaît plus uniquement comme espace-temps d’une rencontre entre deux singularités mais aussi comme dispositif groupal élémentaire. L’analyste, comme le dit Freud dans Constructions dans l’analyse (1937), s’y trouve relégué en arrière-plan. Je dirais que la scénalité de l’analyste va fournir les points d’appui à la dynamique transférentielle. Le principe d’abstinence permet la construction de cette scénalité comme scène où le patient vient transférer sa conflictualité psychique. La notion de contre-transfert et ce qu’elle induit de binarité imaginaire y apparaît alors dans toute sa limite : comme le remarquait Freud : « La façon et le moment de communiquer les constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail analytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé » [1].
20Ceci nous conduit nécessairement à un travail différent dans notre analyse du contre-transfert. Si nous sommes une scénalité discrète et abstinente, le travail d’analyse de notre position dans le transfert portera non seulement sur notre réaction, notre retournement inter-transférentiel vers le patient (contre-transfert), mais aussi sur l’analyse des intertransferts intérieurs qui opèrent entre nos groupes (transformationnels) internes. La dimension de la neutralité est dès lors bien loin de la conception première de l’analyste immobile, pur miroir à l’égard du patient (Freud, 1912). La neutralité y apparaît comme la figure du « Ne Uter » (« ni…ni… »), qui présente par le négatif cette nécessité de l’analyste de laisser flotter son attention entre les tensions que le patient induit, les groupes internes de l’analyste, les figures et configurations de l’autre que le patient convoque en lui. L’attention également flottante devient alors la forme positive de l’énoncé négatif du « Ne Uter » et développe son plein travail de construction, condition sine qua non de l’énonciation interprétative. Nous sommes alors souvent, notamment avec des patients états-limite, dans une position de psychodramatiste assistant à la construction d’un originaire avec les éléments de sa propre psyché. N’est-ce pas la raison qui conduit le patient à donner aux souvenirs qui s’associent à partir de ces constructions cette vivacité si particulière dont parle Freud (1912) ? La diffraction et non le déplacement, comme le dit Freud, sur des éléments secondaires témoigne de la structure scénale de ce qui revient et de la mise en travail de l’originaire, notamment la mobilisation de ce carrefour paradigmatique que sont les fantasmes originaires. Cette diffraction fournit les éléments nécessaires à la construction dans l’anlayse. Les éléments ne sont pas nécessairement secondaires mais le plus souvent discrets et permettent de travailler les enjeux psychiques mobilisés sans que l’excès de charge pulsionnelle ne vienne sidérer le patient dans son travail ; leur reliaison par l’analyste fait alors effet de restitution d’une scénalité originaire à un événement, une situation, un éprouvé, un affect dépourvu de représentation et de signifiance pour n’avoir pu s’insérer dans une scénalité. C’est ainsi que le radical psychanalytique (Duez, 2000, 2002, 2003, 2005) par-delà les configurations spécifiques des dispositifs, accomplit son travail transformationnel des scénalités et groupalités internes et donc de (re)construction de l’originaire.
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Mots-clés éditeurs : intrusion, scènes psychiques, fantasmes originaires, autoengendrement, originaire
Notes
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[1]
Freud, 1937, p. 271.