Notes
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[1]
Recherche en français ou en anglais par mots clés : adoption et adolescence et suicide dans les moteurs de recherche Medline et PsycInfo.
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[2]
Vinay, 2001, p. 57.
-
[3]
Ibid., p. 57.
-
[4]
Vinay, 2003, p. 270.
-
[5]
Widlöcher, 1994, p. 378.
-
[6]
Hervé et al., 1995, p. 495.
-
[7]
Mackie, 1982, p. 169.
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[8]
Bourgeois, 1976, p. 93.
-
[9]
Wawrzyniak et al., 1999, p. 1026.
L’adoption internationale
1L’adoption dite internationale concerne l’adoption d’enfants étrangers, provenant pour la plupart d’un autre continent que celui des adoptants et, par conséquent, appartenant à des groupes ethniques et/ou culturels différents de ces derniers. Tous les adoptés que j’ai suivis appartenaient à cette catégorie et la plupart des études sur l’adoption concerne l’adoption internationale. De plus, ce type d’adoption représente la situation la plus contrastée par rapport à la filiation naturelle. Les enfants d’origine étrangère devront non seulement s’adapter à de nouveaux parents mais aussi faire face à ce que N. Berry (1991) nomme le « stress d’acculturation », lié au déracinement et à la nécessité d’adaptation à un environnement différent.
2La pratique de l’adoption est relativement récente puisqu’elle est la conséquence de la deuxième guerre mondiale qui a produit de nombreux orphelins et n’a cessé depuis lors, de se développer (Bimmel et al., 2003). Actuellement, l’adoption internationale concerne plus de 32 000 enfants par an et implique plus de 100 pays en tant que pays pourvoyeurs et/ou pays d’accueil (Selman, 2000). Si la charité à l’égard des orphelins de guerre a été en grande partie à l’origine de l’adoption internationale (Tizard, 1991), à partir des années 70, la motivation des adoptants et le statut des adoptés ont changé. L’adoption est devenue un moyen d’avoir un enfant pour les couples infertiles des pays développés et les adoptés sont passés du statut de victimes de guerre à celui de victimes de la pauvreté.
3La législation en matière d’adoption est complexe. En m’adressant aux services compétents, j’ai eu de la peine à obtenir des informations claires. Cette situation ne m’a pas paru anodine. Alors que l’adopté souffre d’un flou identitaire lié à son ignorance quasi totale de ses origines, il est troublant de retrouver ce flou au niveau des institutions.
4La filiation adoptive possède un aspect juridique dans la mesure où elle institue des liens de droit entre des personnes. L’Encyclopaedia Universalis définit l’adoption comme la création par jugement d’un lien de filiation entre deux personnes qui ne sont pas nécessairement parentes par le sang.
5On distingue deux modalités adoptives : l’adoption simple et l’adoption plénière. L’adoption simple n’entraîne pas la rupture des liens familiaux entre l’adopté et sa famille d’origine. Elle s’adjoint seulement à la filiation par le sang en laissant subsister cette dernière. L’adoption plénière, c’est-à-dire pleine et entière, efface au contraire la filiation d’origine et confère à l’adopté le statut d’enfant légitime de ses parents adoptifs. « Le jugement dote donc l’adopté d’un nouvel état civil, le faisant en tout point apparaître, de manière définitive et irrévocable, comme le fils légitime de ceux qui l’ont adopté dont il portera désormais le nom » (Bourgeois, 1976). Cette conception dualiste a été consacrée par la France (loi du 1er juillet 1966) et suivie par diverses législations étrangères (Belgique, Italie).
6L’adoption plénière reste la plus pratiquée. La Suisse par exemple ne prononce que des adoptions plénières. Cette entière substitution d’une famille à une autre, effaçant toute trace de la famille d’origine, est cependant très controversée. Dans un article de 1974, B. Chemin s’interroge sur ce qu’on pourrait appeler un artifice juridique : « Il s’agit en quelque sorte d’une nouvelle naissance à la vie civile sur des bases claires précises et définitives. Est-ce sûr ? Et pour qui ? » Plus récemment, D. Le Gall (2003), dans un article consacré aux modalités contemporaines de filiation (adoption, procréation médicalement assistée, familles recomposées) questionne le bien fondé de cette logique substitutive qui évince les géniteurs au profit des parents sociaux et plaide en faveur d’une logique additionnelle qui irait dans le sens de la reconnaissance de ces situations de pluri-parentalité.
Quelques chiffres sur l’adoption - la suisse à titre d’exemple
7Le nombre d’enfants étrangers adoptés en Suisse entre 1980 et 2002 est relativement stable, autour de 600 par année, en provenance essentiellement de 3 continents : l’Europe, l’Amérique et l’Asie (Office Fédéral de la Statistique, 2004). Il est intéressant de mettre ces chiffres en parallèle avec ceux de l’adoption nationale et ceux des naissances. On constate que, pendant la même période, le nombre d’enfants suisses adoptés a considérablement chuté et que par rapport au nombre annuel des naissances, les adoptés représentent un pourcentage inférieur à 1%.
Brève revue de la littérature scientifique entre 1991 et 2003 [1]
8Les études visant à évaluer le fonctionnement psychique des adolescents adoptés varient très largement dans leurs méthodes (nature des échantillons [cliniques vs non cliniques], taille des échantillons, hétérogénéité des groupes…), leurs résultats et l’interprétation des résultats. De plus, la conduite suicidaire fait rarement partie des variables étudiées.
9Deux types de recherches sont publiés dans la littérature. Une première approche consiste à confronter la proportion d’adolescents adoptés dans les structures de soins à celle dans la population générale. Elle a mis en évidence une sur-représentation des adoptés sans que cela permette de conclure à une proportion plus importante de troubles psychiatriques au sein de cette population. Cette sur-représentation pourrait être partiellement due à un biais de référence : les parents adoptifs, davantage familiers des circuits médico-psychologiques, consulteraient plus facilement que les autres parents. Une recherche a montré qu’à psychopathologie égale, les adoptés sont plus susceptibles d’être suivis en psychiatrie que leurs pairs non adoptés (Warren, 1992).
10Les études qui comparent les adoptés à différents groupes contrôle devraient permettre d’évaluer plus efficacement si les adoptés présentent plus de troubles psychopathologiques que leurs pairs élevés par leurs parents biologiques. Ici, j’ai retenu uniquement les études récentes basées sur des échantillons non cliniques et investiguant le risque suicidaire. Ainsi, C. Bagley (1991) compare un échantillon d’adolescents de 13-17 ans d’origine transculturelle adoptés par des familles canadiennes à un groupe contrôle de non adoptés. Il ne trouve pas de différence entre les groupes en ce qui concerne les idées suicidaires et les tentatives de suicide. Les résultats sont toutefois à prendre avec réserve puisque la recherche porte sur un échantillon restreint de 20 adoptés.
11À partir d’une cohorte de 1265 adolescents néo-zélandais âgés de 16 ans, D. M. Fergusson et al. (1995) comparent un groupe d’adoptés (dont il n’est pas précisé s’ils vivent avec 1 ou 2 parents adoptifs) à 2 groupes d’adolescents vivant respectivement avec 1 ou 2 parents biologiques et échouent à mettre en évidence une différence significative entre les groupes sur les variables « idées » et « tentatives de suicide ».
12Une méta-analyse portant sur 10 études (Bimmel et al., 2003) n’indique pas de différence entre les groupes des adoptés et des non adoptés en ce qui concerne les idées suicidaires. Les tentatives de suicide ne font pas partie des variables retenues.
13Deux études qui se fondent toutes deux sur les données issues de la plus vaste enquête longitudinale nationale jamais menée aux États-Unis (Add Health Study, 1994) destinée à évaluer la santé générale des adolescents entre 12 et 17 ans (N=90.000) aboutissent à des conclusions contradictoires. La première, conduite par W. Feigelman (2001), distingue et compare à partir de ces données 3 groupes d’adolescents en fonction de la configuration familiale à laquelle ils appartiennent – adolescents adoptés vivant avec 2 parents adoptifs, adolescents vivant avec 2 parents biologiques, adolescents vivant avec un seul parent biologique – conclut à une équivalence des 3 groupes en ce qui concerne la suicidalité.
14G. Slap et al. (2001) reprennent les mêmes données mais définissent des critères d’inclusion stricts. Les adolescents doivent impérativement vivre avec leur mère au moment de la récolte des données et n’avoir jamais été séparés d’elle pendant plus de 6 mois. Ont été exclus les sujets ayant une mère célibataire ou divorcée ainsi que les adoptés dont la mère a été mariée au père biologique. Deux groupes d’adolescents ont été constitués en fonction de la nature du lien de filiation à leur mère : adoptif vs biologique. Cette étude met en évidence qu’à score équivalent de dépression, d’agressivité et d’impulsivité, les adoptés font plus de tentatives de suicide que les non adoptés. Ce qui pourrait signifier que d’autres facteurs sont impliqués dans la suicidalité des adoptés.
15L’étude suédoise de K. Berg-Kelly et J. Eriksson (1997) compare une centaine d’adolescents adoptés à leurs camarades issus de la population générale et conclut à une occurrence d’idées suicidaires plus forte chez les adoptées filles.
16Enfin, à partir des données issues des registres statistiques nationaux suédois, A. Hjern et al. (2002) comparent un groupe d’adolescents adoptés à 3 autres groupes : un groupe d’adolescents suédois vivant avec leurs parents (general population), un groupe d’adolescents suédois ayant un frère ou une sœur adoptés (sibling group) et un groupe d’adolescents issus de l’immigration (immigrant group). Leurs résultats indiquent qu’à niveau socio-économique équivalent, les adoptés encourent un risque 3 à 4 fois supérieur aux témoins de présenter de graves problèmes de santé mentale tels que suicide et tentative de suicide.
17En résumé, compte-tenu de la divergence de résultats entre les études, il n’est pas possible de répondre de manière univoque à la question de savoir si les adolescents adoptés sont plus à risque de suicide que leurs pairs non adoptés. Une hétérogénéité importante des groupes contrôle pourrait partiellement expliquer cette divergence.
Hypothèses explicatives
L’âge d’adoption
18G. Slap et al. (2001) déplorent que l’âge de l’enfant au moment de l’adoption soit une variable qui n’ait pas été prise en compte dans l’Add Health Study, alors qu’elle pourrait être une piste de recherche pour expliquer les résultats. Cette hypothèse est soutenue par les résultats de A. Hjern et al. (2002) qui indiquent une corrélation significative entre l’âge de l’adoption et le risque de passage à l’acte suicidaire. Mais la question de l’âge n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Pour certains auteurs, ce n’est pas l’âge en tant que tel qui pourrait être important mais les expériences de vie pendant la période qui sépare l’abandon de l’adoption (Groza, Ryan, 2002). Une adoption tardive augmente en effet le risque que l’enfant ait fait des expériences fortement anxiogènes durant la période de pré-placement (maltraitance physique et psychologique, vécu institutionnel, ruptures affectives multiples…), avec des conséquences néfastes sur son développement.
Qualité de la relation parents/enfants
19Une mesure de la qualité des liens parents/enfants dans l’étude de G. Slap et al. (2001) indique que la présence de liens familiaux de bonne qualité protège les adolescents du suicide, quelle que soit la nature de leur filiation. L’auteur en déduit que le risque suicidaire plus élevé chez les adoptés pourrait résulter en partie d’une mauvaise qualité relationnelle entre parents adoptifs et adolescents adoptés. L’étude de R. Rosnati et E. Marta (1997) avait déjà souligné que ce n’était pas la nature de sa filiation (adoptive vs biologique) mais la qualité de sa relation aux parents qui permettait de prédire des troubles affectifs et du comportement chez l’adolescent. D’autres études (Cederblad, 1982 ; Kim et al., 1979) indiquent que, passées les vicissitudes des premiers mois qui suivent l’adoption, les enfants adoptés, quel que soit leur âge au moment de l’abandon et de l’adoption, s’adaptent relativement bien à leur nouveau foyer. Autrement dit, les relations adoptants/adoptés ne poseraient pas de problème majeur pendant l’enfance. Reste toutefois à clarifier pourquoi la crise d’adolescence viendrait compromettre de manière spécifique les relations entre adoptants et adoptés.
Racisme et discrimination
20Les résultats de l’étude de A. Hjern et al. (2002) montrent une grande similitude entre le groupe des adoptés et celui des immigrés avec des odd ratio légèrement supérieurs pour les troubles mentaux et inférieurs pour les troubles de l’adaptation sociale pour les adoptés, alors que les immigrés appartiennent à un milieu socio-économique nettement inférieur à celui des adoptés. L’auteur suggère que le racisme et la discrimination dont ces jeunes d’apparence non européenne sont susceptibles d’être victimes pourraient expliquer la similitude des odd ratio entre ces deux populations et la plus grande vulnérabilité psychique.
Différence climatique
21L. Sher (2002) propose une hypothèse basée sur l’influence du climat et, en particulier, sur les différences géophysiques entre pays d’origine et pays d’accueil pour expliquer le risque supérieur de suicide au sein du groupe des adoptés originaires d’Asie de l’étude suédoise de A. Hjern et al. (2002). Il suggère que la grande différence climatique entre leur pays d’origine et la Suède pourrait contribuer à modifier l’équilibre psychologique de ces jeunes adoptés.
22Il a été montré en effet, que non seulement les changements saisonniers, mais aussi certaines variables climatiques telles que la quantité de pluie et la longueur de l’exposition solaire, influeraient sur l’humeur et les comportements (Preti, 1998). La dépression hivernale est considérée comme une sous-catégorie des troubles de l’humeur et ses liens avec l’alcoolisme ont pu être mis en évidence (Sher, 2002).
23Ces hypothèses ne m’ont pas semblé suffisantes pour comprendre pourquoi, si tel était le cas, les adolescents adoptés seraient plus à risque de suicide que leurs pairs non adoptés. Les mécanismes sous jacents à une possible association entre adoption et suicide à l’adolescence sont loin d’être clairs.
Particularités des facteurs psychopathologiques chez l’adolescent adopté
24Il me semble important de rappeler que, si le corps est au premier plan à l’adolescence, il l’est également dans la problématique suicidaire, dans la mesure où la tentative de suicide est avant tout une attaque destructrice du corps (Ladame, 1994). S’interroger sur les raisons d’un possible risque plus élevé de suicide chez les adolescents adoptés pourrait revenir alors à se demander pourquoi ces adolescents auraient plus tendance que les autres à attaquer, voire sacrifier leur corps.
Qualité de l’attachement
25L’importance de la qualité de l’attachement au cours de la petite enfance sur le devenir social et relationnel a été largement mise en évidence par les travaux de J. Bowlby (1969). La nature du lien tissé avec le premier objet d’attachement, prioritairement la mère, créerait selon ce modèle un pattern relationnel interne qui aurait tendance à se répéter par la suite dans la manière de gérer les relations avec autrui. J. Bowlby et les tenants des théories de l’attachement ont pu mettre en évidence des comportements d’attachement qui varient entre ce qu’ils ont appelé « l’attachement sécure », qui représenterait le type d’attachement optimum permettant la réduction maximale de la crainte et de l’anxiété chez le nourrisson, jusqu’au plus défavorable, qualifié « d’attachement insécure », qui correspondrait à un type d’attachement pathologique résultant d’expériences d’identifications traumatiques précoces (réponses pathologiques de l’objet d’attachement, ruptures brusques d’avec cet objet…).
26Un pattern d’attachement insécure ou désorganisé pourrait être l’une des causes de vulnérabilité psychique des enfants adoptés. Selon de nombreux chercheurs (Howe, 1997 ; Cederblad et al., 1999 ; Verhulst et al., 1992), ce ne serait pas l’âge au moment de l’adoption qui induirait, en tant que tel, la mise en place de modèles relationnels négatifs, mais le fait qu’une adoption tardive fait encourir à l’enfant un plus grand risque d’avoir vécu des expériences néfastes au processus d’attachement pendant la période de pré-placement (négligence, incompétence, maltraitance, abus, rejet, succession de placements dans des familles d’accueil ou des orphelinats…). Les carences et ruptures multiples vécues pendant cette phase transitoire provoqueraient par la suite des difficultés à élaborer des relations d’attachement sécures, confiantes en autrui. À l’adolescence, le Moi fragilisé par les transformations et exigences pubertaires a besoin d’étayage sur des objets externes. L’adolescent adopté, du fait de sa difficulté à établir des relations significatives avec autrui, va se trouver démuni et privé d’appui pour faire face aux tâches développementales qui lui incombent, ce qui pourrait le mettre à plus haut risque de dépression et de suicide.
Il en est ainsi pour Alicia, d’origine bolivienne, adoptée à l’âge de trois ans, que j’ai rencontrée dans un contexte de deuil. Elle était alors en proie à un désespoir profond avec des idées suicidaires importantes en lien avec le décès d’une personne significative de son entourage. Elle m’est très vite apparue comme phobique du lien. Tout rapprochement lui était insupportable. La perspective d’une relation durable (professionnelle, amicale ou sentimentale) semblait représenter pour elle une menace telle qu’elle se mettait en retrait ou faisait un agir de sorte à provoquer la rupture.
Alicia traverse des périodes au cours desquelles elle se sent agressée par toute interaction sociale. Le retrait et l’isolement semblent être pour elle la seule manière de garantir la continuité de sa personne. Ce même type de fonctionnement opère également avec moi. Ainsi, régulièrement, elle ne vient pas à ses séances, sans me prévenir, comme si elle tentait de maîtriser l’inéluctable répétition de l’abandon originel. Les idées suicidaires ne pourraient-elles pas traduire dans ce contexte un désir de se venger d’un corps qui n’a pas pu retenir l’intérêt et l’amour de l’objet primaire ?
Identité, filiation et origine
28E. M. Erikson (1968) et, à sa suite, les auteurs américains, considèrent que « la quête d’identité, une identité à la fois personnelle et sociale » constitue la tâche majeure de l’adolescence et font de « ses perturbations le pôle de référence de la pathologie » (Cahn, 1998).
29La psyché de tout adolescent est soumise à un surplus de travail pour affronter les tâches et exigences des changements auxquels il est soumis : parachever ses identifications, intégrer un corps nouveau apte à contenir ses pulsions, modifier ses liens à ses objets d’attachement (Jeammet, 1994). On peut faire l’hypothèse que l’adoption, qui implique un double jeu de parents, vient passablement compliquer ces nécessaires et inévitables remaniements imposés au psychisme de l’enfant du fait des changements pubertaires, avec pour conséquences des doutes identitaires et des difficultés de structuration psychique qui pourraient se traduire par des idéations, voire des tentatives de suicide.
30Ce qui distingue irrémédiablement l’adopté de ses pairs non adoptés, est son inscription dans une double généalogie. À l’adolescence, se pose à l’adopté non seulement la question, comme à tout adolescent, de savoir qui il est, quelle place il occupe dans sa famille adoptive et au sein de la communauté sociale, avec le besoin d’être reconnu par celles-ci comme un membre à part entière, mais également qui il est en lien avec sa filiation particulière qu’est l’adoption, avec toute la souffrance que peut susciter le fait de penser ses origines quand cette question reste souvent sans réponse. Comment savoir qui je suis quand tout ce qui a trait à l’origine de ma propre existence demeure inconnu de moi mais aussi de mes parents (Vinay, 2001) ? Et comment me connaître en me reconnaissant comme fils ou fille de mes parents, comme appartenant à la même lignée, quand les traits de ressemblance physique font défaut et que la puberté vient substituer de manière implacable à l’imprécision des traits de l’enfance une différence d’autant plus incontournable qu’elle est très visible ?
31Le corps de l’adolescent adopté témoigne de ce qui ne peut plus être ignoré, à savoir que ses géniteurs sont distincts de ses parents. Lorsque cette double appartenance ne peut être assumée alors qu’elle est indéfectiblement inscrite dans le corps, l’adolescent dans une tentative désespérée d’être celui qu’il voudrait être et d’échapper aux contraintes du passé n’aura d’autre issue que de chercher à détruire ce corps.
32L’adoption est histoire de passages « d’une mère à une autre, d’une grossesse à un abandon, d’un abandon à une adoption, d’une vie à une autre, d’une culture à une autre » [2]. Le processus qui va conduire à un sentiment de soi stable devra nécessairement s’effectuer « dans cette double dimension de ce qui est et de ce qui aurait pu être » [3] tout en acceptant de ne pas tout savoir sur ses origines. Ainsi, accéder à une prise de conscience de soi ne sera pas une tâche aisée pour l’adolescent adopté et le geste suicidaire pourrait être la conséquence d’un processus de construction identitaire qui ne lui assure pas un sentiment de continuité de soi suffisant.
Pour illustrer mon propos, j’ai retenu le cas de Mélanie, seize ans, d’origine uruguayenne, adoptée à quelques mois, qui a présenté un effondrement dépressif avec des idées suicidaires massives suite à un voyage touristique dans son pays d’origine. Au cours de ce voyage et sans y avoir été préparée, elle a rencontré la personne impliquée dans son adoption qui, à sa vue, s’est exclamée : « Comme elle ressemble à sa mère ! » Cet homme lui révèle être en contact avec sa mère biologique et lui propose de la rencontrer. Elle ne souhaitera pas que cette rencontre ait lieu lors de ce premier voyage. Suite à cette révélation, elle décrit un état de sidération de la pensée, comme si les paroles prononcées avaient fait effraction dans son espace psychique à la manière d’une expérience traumatique. Au cours de la suite du voyage, elle s’est sentie persécutée par les gens, craignant de reconnaître dans chaque visage croisé celui d’un membre de sa famille biologique.
Je reçois Mélanie en psychothérapie depuis cet effondrement survenu il y a un an. À Noël, elle est retournée en Uruguay pour rencontrer sa mère et toute sa famille d’origine. Elle entretient depuis lors des contacts réguliers avec eux. Elle explique qu’après chaque contact avec l’Uruguay elle doit absolument parler avec une personne de son entourage genevois, de vive voix ou par téléphone, afin de ne pas perdre pied et être rassurée par rapport à son identité. Malgré toute la culpabilité que cela lui faisait ressentir, elle a finalement pu demander à sa famille d’origine que les échanges se fassent par courrier, car les contacts téléphoniques étaient vécus de manière trop intense, la laissant dans un état de dépersonnalisation tel qu’un geste suicidaire n’aurait pu être exclu.
34Des auteurs comme P. Blos (1962) centrent le processus d’adolescence sur la notion de séparation-individuation : l’adolescent doit se dégager de ses objets internalisés et découvrir des objets d’amour externes ou extra-familiaux. Cette étape du développement, qui devrait normalement conduire le jeune à pouvoir sans crainte se séparer et se différencier des personnes précédemment investies, s’accompagne d’angoisses et de fantasmes de perte et d’abandon qui, chez l’adopté, « seront exacerbés par la réalité de l’abandon initial » [4].
35Il est important de rappeler que la situation d’adoption est nécessairement associée à l’abandon au cours de l’enfance et, dans un grand nombre de cas, précédée d’un parcours institutionnel qui laisse bien souvent une trace aliénante avec de fortes répercussions sur la santé affective et cognitive. Pour A. Freud (1946), la continuité des soins serait la condition sine qua non d’un développement psychoaffectif harmonieux de l’enfant. La période de l’adolescence risque alors d’être pour l’adopté un moment de réactivation du premier temps de deuil lié à l’abandon, plutôt qu’un temps d’élargissement, d’enrichissement et de diversification des investissements (Jeammet, Corcos, 2001). De plus, ces angoisses d’abandon entrent en résonance avec celles des parents et sont susceptibles d’être vécues plus intensément par des parents adoptifs dont la parentalité n’est pas garantie par des liens de sang. Pour D. Widlöcher « l’adoption fonctionne comme un amplificateur fantasmatique » [5] entraînant « une grande proximité entre la réalité et le fantasme avec un risque de collusion entre les deux » [6]. La peur d’être à leur tour abandonnés par leur enfant pourrait conduire les parents adoptifs, soit à rompre avec l’adolescent afin de se soustraire à ces angoisses de perte, soit au contraire à resserrer leur étau afin d’empêcher tout mouvement d’autonomie, vécu par eux comme un abandon et un désaveu de leur statut de parent. Dans ce contexte, il ne sera pas aisé pour l’adolescent adopté de se dégager de l’emprise parentale, et la tentative de suicide pourrait être une ultime manière de résoudre le conflit au sein duquel il est prisonnier.
Sexualisation des liens
36La maturité sexuelle de leur adolescent éveille chez les parents des fantasmes incestueux contre lesquels ils vont se défendre par un renforcement de l’interdit à l’égard de l’adolescent. Chez les parents adoptifs, ces angoisses pourraient être particulièrement intenses dans la mesure où l’interdit de l’inceste, dans cette configuration, n’est pas étayé par l’existence de liens de sang entre parents et enfant. Cette absence de rempart biologique entre les générations serait susceptible d’augmenter considérablement la peur de la transgression chez les parents adoptifs et de les conduire à rejeter leur enfant devenu pubère, afin d’éviter un contact vécu par eux comme trop dangereux. Pour les mêmes raisons, l’adolescent pourrait chercher à provoquer une rupture avec ses parents adoptifs.
Je pense ici à la mère d’une de mes patientes qui ne supportait pas l’affection entre son mari et leur fille adoptive devenue une jeune femme et faisait en sorte de provoquer systématiquement des bagarres qui se soldaient invariablement par le départ de la fille, alors que celle-ci était en grande détresse psychique et à haut risque d’un passage à l’acte suicidaire. La jeune fille de son côté vivait sa mère comme une rivale sexuelle et s’interdisait tout rapprochement avec son père, refusant de déjeuner avec lui au restaurant alors qu’elle vouait par ailleurs à ce père une affection profonde depuis leur première rencontre.
Agressivité des parents adoptifs face aux capacités procréatrices de l’adolescent
38La puberté de leur enfant, avec ce qu’elle suppose et annonce comme capacité génésique, ravive et exacerbe chez les parents adoptifs la blessure narcissique infligée par la stérilité. A. J. Mackie souligne que, « pour les parents adoptifs leur enfant adopté ne sera jamais la confirmation de leur identité sexuelle mais au contraire un rappel constant de ce qui est ou ne sera pas possible » [7]. De la manière dont ils auront résolu cette impossibilité va dépendre leur capacité d’accueillir l’émergence de la sexualité adulte de leur adolescent ou, au contraire, de la vivre comme une agression à leur propre narcissisme. L’agressivité qui va en découler va se trouver focalisée sur l’adolescent. Sacrifier son corps pubère pourrait être alors pour l’adopté une manière de ne pas aiguiser l’envie de parents vécus comme menaçants et vengeurs.
Fantasmes originaires, roman familial
39Le concept de roman familial a été introduit par Freud sous le nom de « roman familial des névrosés » (Freud, 1909). Par ce truchement, l’enfant modifie de manière fantasmatique les liens à ses parents afin de supporter ses déceptions et ses insatisfactions. Au gré de ses besoins et de sa fantaisie, il fait de ses parents réels des parents adoptifs ou des voleurs d’enfants et se crée des parents imaginaires plus distingués.
40Dans la situation adoptive, le fantasme a un point d’ancrage dans la réalité puisque l’enfant adopté a bien deux couples de parents qu’il peut manipuler à sa guise. Les parents naturels peuvent figurer les parents idéalisés d’un passé paradisiaque perdu et les parents adoptifs les mauvais parents revendicateurs et frustrants, voire les voleurs d’enfants. À l’inverse, les bons parents sécurisants seront représentés par les parents sociaux alors que les parents biologiques seront les parents maléfiques et rejetants sur lesquels sera défléchie l’agressivité. Ce qui était à l’origine pur fantasme, utile à un moment du développement, abandonné ou plutôt refoulé, peut, chez l’adopté, du fait de son inscription dans la réalité, « persister et pérenniser un clivage psychique régrédient » [8], condamnant celui-ci à un fonctionnement défensif qui empêche le déploiement des possibilités de mentalisation, de métaphorisation et le met à plus haut risque de recourir à l’agir comme mode de règlement de ses conflits psychiques. Pour F. Ladame (1994), ce type de fonctionnement par clivage du Moi et des objets se retrouverait chez tous les suicidants.
Mise à l’épreuve de la parentalité
41L’avènement de l’adolescence met à l’épreuve la parentalité : conduites d’opposition de toutes natures, rejets, disqualifications, sont autant de moyens pour l’adolescent de tester et de s’assurer de la solidité des liens entre lui et ses parents afin de pouvoir s’autoriser, sans craindre de perdre l’amour de ceux-ci, à s’engager dans de nouvelles relations. L’adolescent adopté, du fait de son abandon initial, aura, encore plus que son semblable non adopté, besoin de vérifier la nature des liens qui l’unit à ses parents adoptifs, de tester auprès d’eux « jusqu’à quel point il a été abandonnable » [9].
Il en va ainsi pour Virginie, que j’ai rencontrée suite à une tentative de suicide par abus médicamenteux. Virginie, originaire de Bulgarie, a été abandonnée à sa naissance et a vécu en orphelinat jusqu’à son adoption à l’âge de cinq ans. Rapidement, après le début de la prise en charge, sa mère puis son père adoptifs se sont manifestés demandant instamment à me rencontrer comme s’ils souhaitaient me prendre à témoin de leur droit à continuer d’être les parents de leur fille, comme s’ils me demandaient de les légitimer dans leur rôle parental : « On ne peut quand même pas tout accepter… elle dépense tout son argent dans des frivolités et nous voudrions qu’elle soit plus responsable… nous sommes tout de même ses parents. » Tout se passe comme si les comportements adolescents de leur fille venaient remettre en question jusqu’à leur statut de parents et leur droit à poursuivre leur projet initial. Une guidance parentale (Fericelli-Broun, 2002) conduite par une de mes collègues a permis de restaurer ces parents dans leur capacité à être parents et à agir en tant que tels, offrant ainsi à leur fille un meilleur contenant à ses pulsions et à son agressivité et favorisant chez elle la reprise d’un mouvement développemental progrédient. Virginie a interrompu son suivi il y a environ une année et n’a pas fait à ma connaissance de nouvelle crise suicidaire.
43Pour mener à bien la tâche naturelle, spontanée, de l’adolescence et émerger en tant que sujet à part entière, l’adolescent a besoin de confrontations avec ses objets d’attachement. Dans la configuration de l’adoption internationale, cette nécessité « se potentialise d’une confrontation des représentations relatives à l’autre et à sa culture d’origine, elle aussi autre, provoquant une exacerbation des haines et des rejets mutuels » pouvant conduire à une destruction des liens filiaux (Wawrzyniak et al., 1999).
C’est le cas d’Alicia, dont il a déjà été question plus haut, dont la mère ne pouvait supporter qu’elle mette son matelas au sol pour dormir. L’enjeu, au-delà d’un conflit banal et typiquement adolescent consistant à s’opposer en se démarquant de la manière de vivre des parents, se doublait ici d’un choc d’appartenance à des origines différentes, conduisant à un véritable divorce entre mère et fille dans une violence de déchirement impressionnante. La fille n’a à aucun moment relié son désir de changer de mode de couchage à ses origines mais arguait que c’était pour elle une manière de dormir plus naturelle. En revanche, la mère vivait ce choix comme un désaveu de la culture occidentale et possiblement de son statut de mère.
45Il ressort de ma pratique clinique au Centre de prévention du suicide de Genève que les adolescents adoptés pourraient être plus que les autres adolescents en proie à des idées suicidaires, voire susceptibles de commettre des tentatives de suicide. Bien que la revue de la littérature scientifique ne permette pas d’affirmer que l’adoption en tant que telle soit prédictive de conduites suicidaires à l’adolescence, j’ai proposé quelques hypothèses sur les spécificités de la filiation adoptive qui pourraient expliquer une plus grande vulnérabilité psychique de ces adolescents.
46Le risque de persistance d’un mode de fonctionnement défensif caractérisé par le clivage, l’intensité des angoisses de perte et d’abandon, la fragilisation des parents dans leur fonction parentale, la qualité de la réponse de l’environnement familial aux transformations physiques et psychiques de l’adolescent me semblent faire partie des éléments à prendre en considération lorsqu’on travaille avec des adolescents adoptés pour les aider à « adopter » plutôt qu’à détruire la vie qui leur est offerte.
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Notes
-
[1]
Recherche en français ou en anglais par mots clés : adoption et adolescence et suicide dans les moteurs de recherche Medline et PsycInfo.
-
[2]
Vinay, 2001, p. 57.
-
[3]
Ibid., p. 57.
-
[4]
Vinay, 2003, p. 270.
-
[5]
Widlöcher, 1994, p. 378.
-
[6]
Hervé et al., 1995, p. 495.
-
[7]
Mackie, 1982, p. 169.
-
[8]
Bourgeois, 1976, p. 93.
-
[9]
Wawrzyniak et al., 1999, p. 1026.