Notes
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[1]
Ce déni permet habituellement au sujet de fonctionner en l’absence d’intériorisation d’un objet « suffisamment bon ». Il est nous dit C. Balier (1988), basé sur un « contre-investissement de toute-puissance du Moi, qui efface donc une disparition de l’objet ». Le clivage du Moi permet de capturer un objet anaclitique réapproprié de façon archaïque lorsqu’il menace de manquer, et ce à côté d’un Moi capable d’un certain travail d’élaboration.
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[2]
Green, 1992, p. 20.
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[3]
Pour l’adolescente incarcérée, la psychanalyste est une image du dehors, une image d’identification. C’est quelqu’un qui répondra de toute façon. C’est quelqu’un avec qui la relation est courtoise, c’est quelqu’un par qui, dans le contexte, on accepte d’être vu dans la nudité de ses fantasmes et de ses rêves, tandis que le regard du milieu carcéral est un regard de surveillance, d’observation glaciale et dure, de répression. La psychanalyste n’est pas seulement dispensatrice de neutralité bienveillante et donc de soins psychiques, mais ces « soins » font flotter dans l’inconscient de ces adolescents, le syllogisme « puisqu’elle me lit, m’écoute et me répond, c’est que je suis malade, et, si je suis malade, c’est que je ne suis pas coupable »…
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[4]
Tournier M. (1977). Vendredi ou la vie sauvage. Paris : Gallimard.
1Quel est l’ordre de « convivialité » linguistique et psychanalytique de deux mondes séparés par des grilles ? Ayant retrouvé nos notes et textes d’adolescents incarcérés au Canada entre 1981 et 1985 prenant « enfin » sens à la lumière d’un article en rédaction sur l’ab-sens, le silence et le neutre dans les thérapies d’adolescents en situation d’enfermement ; nous souhaitons présenter aujourd’hui le texte de Charline, une adolescente de dix-neuf ans, incarcérée pour infanticide (son enfant était le fruit d’un inceste paternel) dans une prison de Nouvelle-Angleterre. Par souci d’éthique, nous ne détaillerons pas son anamnèse, disons seulement qu’incarcérée depuis sept mois lors de notre rencontre, la tonalité dépressive faisait craindre, on s’en doute, une reprise de l’acte violent qui n’avait pas visé son enfant mais les « mauvaises parties » de son Moi, comme dirait la terminologie kleinienne, cette fois-ci sur un fond d’angoisse suicidaire.
2Contrairement à ce que nous en dit C. Balier (1988), qui parle de « déni de l’absence de représentation du premier objet », Charline ne semble pas dénier le « premier objet ». Certes, d’ordinaire dans le cas bien spécifique de la psychopathie observée en milieu carcéral, lorsque l’objet externe ne peut plus jouer son rôle de contenant psychique et de Moi auxiliaire, les pulsions destructrices attaquent l’objet externe, l’objet interne et le Moi lui-même. Ce qu’on observera ici, par contre, c’est à quel point Charline, en proie à une angoisse de type narcissique, est fascinée et happée par « l’anéantissement dans l’objet la protégeant du manque, qui se manifeste par l’abandon passif aux forces instinctuelles » lors du passage à l’acte, lorsqu’aurait pu céder la défense par le déni [1].
3Nous savons que le pubertaire « est en lui-même porteur d’une potentialité de clivage ». La butée pubertaire incite au clivage l’adolescent qui ne parvient pas à refouler la scène pubertaire, convaincu que la seule excitation possible « vient de l’inceste primordial » et s’« interprète en termes de pénis/phallus maternel » (Gutton, 1996). Aujourd’hui, l’inceste est bien réel… Ce même pubertaire doit aussi effectuer un travail de deuil de l’objet d’amour parental qui constitue son assise narcissique et qu’il craint de briser par l’investissement sexuel de nouveaux objets. Mais ici, c’est la représentation de perte de l’objet qui s’avère intolérable et qui va mobiliser une angoisse considérable d’abandon et d’anéantissement, contribuant ainsi à la brusque décharge et à la désintrication pulsionnelle.
Incarcération - absence, ab-sens
4Ab-sens cela veut dire que quoi que nous fassions, aussi loin qu’une patiente adolescente – surtout en situation d’enfermement réel et non imaginaire dans une bulle « borderline » ou psychopathique –puisse suivre les méandres de ses associations, aussi loin que l’on puisse pousser une interprétation, se rencontrera de façon inéluctable une butée où le sens s’évanouit, tout simplement parce qu’il n’y a plus de mots, plus de paroles pour dire… ça. Freud repéra très vite ce point de fuite, cette butée ultime du discours du sujet : c’est ce qu’il appela « l’ombilic du rêve » dont l’apparition première fut liée à l’angoisse qui s’empara de lui face à l’insondable gorge d’Irma. C’est dans ce rêve aussi qu’il rêva « éveillé » (or notre technique d’utilisation du texte plus ou moins littéraire de ces adolescents incarcérés est identique à la pratique de lecture du TAT que Vica Shentoub nous proposait comme « fantaisie diurne dirigée » …) à la plaque qu’immortaliserait le lieu où il lui fut possible de résoudre l’énigme des rêves. Certes, c’est loin a priori du « neutre » de la psychanalyse, mais c’est l’entrée vers le concept d’Urverdrangt, de refoulement originaire, qui relèvera du point de vue dynamique ce noyau inatteignable de l’inconscient.
5Allons un peu plus loin : il semblerait dès lors qu’il y ait deux modalités du sens qui seraient en même temps l’envers et le revers d’une seule surface – celle de l’opération analytique. Avec l’exemple du rêve et surtout les écrits de ces adolescents, il est, semble-t-il, possible de remarquer de quoi il s’agit dans le travail d’interprétation de l’adolescent, de construction du sens dans un lieu qui n’a pas eu ou n’aurait pas de sens. L’écoute de notre « neutre », selon cette hypothèse serait l’écoute de ce qui ne va pas… sans dire. C’est dans les coupures de leurs récits, dans les trébuchements, dans les points d’achoppement de l’écrit, du dire et de l’entendre que réside le travail.
6Et l’écriture de ces adolescents est l’exemple le plus frappant, le plus radical de cet exercice extraordinaire et pathétique qui consiste à cerner le trou qui est la cause de l’être. Si nous disons « pathétique », c’est parce qu’au moment où l’adolescent croit pour un instant saisir cet obscur objet qui commandait son désir, celui-ci s’est effiloché entre ses doigts, s’est dérobé, ne laissant plus qu’une kyrielle de surveillants derrière lui, ombres qui présentifient la présence pleine d’absence, d’ab-sens…
7Ainsi écrire, c’est d’abord transformer. Faire passer la non-représentabilité du fantasme inconscient à la non-représentabilité de l’écriture en passant par les représentations pré-conscientes. Si l’on veut analyser cette écriture, ce n’est certes pas par le recours à la représentation mais en essayant de s’interroger sur la substitution à une organisation dynamique, mobile, foisonnante, enchevêtrée se déroulant sur plusieurs plans (celui de la représentation, en partie, mais aussi celui des affects, du corps, de l’induction à la décharge par le passage à l’acte, etc.) une organisation stable, constante, dépouillée et surtout linéaire. Là réside le principe même de l’écriture : transformer quelque chose venu du corps en une activité de liaison, exclusivement formée de caractères langagiers, unis par une chaîne orientée et obéissant aux lois de la grammaticalité. L’invention de l’écriture peut faire varier un nombre restreint de paramètres mais obéit à la plupart d’entre eux. En tout état de cause, la trace écrite comme noyau exclusif de transmission du message, demeure l’exigence fondamentale.
8Et là, nous retrouvons la pertinence de l’analyse d’A. Green que nous citons assez amplement, tellement elle semble « coller » à la lecture du texte de Charline :
9« Un clivage sépare donc toujours le texte de la représentation. […] Dans l’écrit, le rapport représentation de chose-représentation de mot bascule du côté de la représentation de mot. Le texte, s’il renvoie à des représentations de chose, vit surtout des rapports entre les représentations de mot, ce qui constitue un pas de plus dans le déséquilibre de ce rapport déjà présent dans le langage. Dans l’écrit, l’articulation entre la sphère des choses et celle des mots se modifie topiquement, dynamiquement, économiquement. L’écriture crée son espace propre, son mouvement autonome, son économie spécifique. […] Ce qu’il faut remarquer ici c’est le statut particulier de la représentation de chose. Elle occupe une position charnière, puisqu’elle est le moyen de transit vers la représentation de mot dans le procès d’écriture. Mais elle est elle-même une médiation vers le corps… » [2].
Lisons Charline, qui intitule son texte « La Mouche sans ailes » :
« Noir. Très noir. Je ne comprends pas. Trop noir. Bizarre. Noir profond, inhabituel. Comment ? Noir. Si noir. L’air que je respire aussi semble noir. Mes yeux sont-ils ouverts ? Oui. Pourquoi si noir ? Je ne peux pas bouger. Bloquée. Par des murs, tout autour de moi, au dessus de moi. Leur surface est douce, lisse, comme du tissu. C’est du tissu. Du satin. Sous ma tête. Un oreiller. Un oreiller mais ce n’est pas un lit. Trop dur pour être un lit. Je ne peux pas bouger. Ça me serre de toutes parts. Quoi ? Où ? C’est noir. Si noir. L’air est lourd. Lourd de noirceur. Je ne peux pas. Je ne peux pas bouger. Pas même la main. Tout juste toucher le mur et sentir le satin. Tous mes mouvements sont limités par ces murs, avec ce satin dessus. Pourquoi du satin sur des murs ? Mes pieds. Mes pieds reposent sur quelque chose. Suis-je debout ? Je ne sais pas. Comment le savoir, je ne peux pas bouger. Sentir mon poids. Voilà, sentir mon poids me dira dans quelle position je suis. Je ne sens pas mon poids. Je ne sens que le noir, et ces murs recouverts de satin. Où suis-je donc? Où ? Ce noir si stable. Ce noir si dense. Un cauchemar. Je fais un cauchemar. Ca va s’arrêter. Le cauchemar va s’arrêter. Non, non, je suis bien réveillée. Il faut que je bouge. Je ne peux pas. Le moindre début de mouvement est arrêté par ces murs recouverts de satin. Il y en a partout. Dessus, dessous, devant, derrière, en haut, en bas. C’est une boîte. Une boîte ? Une boîte. Je suis enfermée dans une boîte. Une boîte à l’intérieur recouvert de satin. Un cercueil. Un cercueil ! Je suis dans un cercueil ! Non, impossible. Je suis vivante. Je respire. Même si je respire du noir, je respire, donc je suis vivante. Il faut que je sorte d’ici. Je ne peux pas être dans un cercueil. Un cercueil. Je suis dans un cercueil. Ils se sont trompés. Je n’ai rien à faire ici. Frapper. Faire du bruit. Quelqu’un ouvrira. Je ne peux pas. Je ne peux pas frapper. Je ne peux pas bouger. Le noir. Il se resserre. Il se resserre sur moi. Il pèse de plus en plus lourd. Je ne peux pas. Je ne peux pas bouger. Le noir. Je ne peux pas bouger. Rien. Je ne peux que respirer. Lourdement. Du noir. Je respire ce noir. Il est lourd, de plus en plus lourd. Il faut que je sorte. Je ne peux plus respirer. Il faut que je sorte. Ouvrir ce cercueil. Je ne peux plus respirer. IL FAUT QUE JE SORTE ! OUVRIR CE CERCUEIL ! JE NE PEUX PLUS RESPIRER ! SORTEZ-MOI !
Noir. Encore ce noir. Noir toujours profond. Le même noir. J’ai perdu connaissance. Toujours les murs et le tissu. Le satin. Le cercueil. J’ai perdu connaissance. Combien de temps ? Le temps ? Qu’est-ce que le temps dans ce noir ? Les murs. Ils ne sont plus collés à moi. Je ne peux pas bouger. Mais les murs ne sont plus collés à moi. Les mains. Je peux bouger les mains. Un peu. Je ne peux pas les monter vers mon visage. Palper mon visage. Pour savoir si j’ai toujours un visage. Si le noir ne l’a pas emporté, effacé. Je ne sens plus l’oreiller. Je ne sens que ce que mes mains touchent. Elles ne touchent que le satin. Je ne sens rien quand elles me touchent. Je ne me sens plus. Noir. Je peux le toucher. Noir. On dirait de la peau de pêche. Tiède. Ce noir est tiède. Toujours aussi lourd à respirer. Où est mon corps ? Je ne le touche pas. Sûrement enfoui dans le noir. Le satin. Je peux sentir ses plis maintenant. Mes pieds. Je ne sens plus mes pieds, ou plus rien sous mes pieds. Les murs. Où sont passés les murs ? Le satin est là, mais je ne sens pas les murs sous le satin. Le satin est devenu dur. Comme un mur. Un mur de satin. Mes mains. Je peux les bouger. Me sentir. Je ne sens rien. Seulement la tiédeur du noir. Je ne sens que la tiédeur du noir. Suis-je morte ? vraiment ? Non, je suis vivante. Je dois être vivante. Quelque part, même si je ne me sens plus, je dois être vivante. Ce noir si tiède. Il me colle. Il m’englue. Je sens sa peau de pêche. Mais je ne me sens plus. Pourtant je respire, je me sens respirer. Je respire ce noir, sa peau de pêche s’accroche dans mes respirations, et sa tiédeur les bloque. J’ai de plus en plus en mal à respirer. Ce noir. Ce noir rentre en moi. Il m’absorbe. Je ne peux plus respirer. Non. Je dois respirer. Je suis vivante. Je ne peux plus respirer. Je ne me sens plus. Le noir. Il m’intègre à lui. Je ne peux plus respirer. Ce noir. Sa tiédeur m’empêche. Je vais mourir. Je ne peux plus respirer. Rien ne rentre. Le noir. C’est le noir qui garde tout. Je ne peux plus respirer. OUVREZ ! ENLEVEZ CE NOIR ! JE VEUX RESPIRER !
Noir. Toujours ce noir. Je respire. Ai-je encore perdu connaissance ? Suis-je morte cette fois-ci ? Je respire. Je respire ce noir. J’ai réussi à respirer ce noir. Suis-je toujours vivante si je respire encore ce noir ? Le satin. Je ne le sens plus. Mes mains non plus. Je respire ce noir. Je ne peux pas bouger. Où est mon corps ? Je ne sais pas. Je ne peux plus toucher. Je ne sens plus mes mains. Je ne sens plus mon corps. J’ai l’impression d’être une mouche, sans ailes et sans pattes plongée dans un bac sec et noir. Je ne sens rien. Même plus la peau de pêche du noir. Sa tiédeur m’a intégrée et me donne chaud. Un chaud noir. La mort. Est-ce cela ? Ne plus sentir autre chose que du noir ? Être une mouche sans ailes et sans pattes ? Être une aberration ? Ou simplement se poser des questions qui ne mènent à rien ? Suis-je morte ? Telle serait alors la mort ? Une perte de contact avec son corps et la stérilisation des questions ? Ou simplement le noir ? Le noir. Toujours là. J’ai l’impression d’être au fond de lui, de plus en plus, comme au fond d’un trou qui n’aurait pas de fond. Une chute. Non. Une glissade. Même pas. Un enfoncement progressif. Moins que ça. Une incorporation lente. Je deviens de plus en plus insignifiante dans ce noir. C’est ça la mort. Non. Je suis vivante. Je respire. Je le sens. Je dois être vivante. Je dois retrouver cette vivante. Sortir de ce noir. Je dois sortir de ce noir. Être rattrapée. Si je suis vivante. Comment savoir si je suis morte ? Il faut que je sois tirée hors de ce noir. Comment ? Par quoi ? Par qui ? Tirez-moi de là. SORTEZ-MOI DE CE NOIR ! TIREZ-MOI DE CE NOIR !
Noir. Je suis le noir. Je ne sais plus si je respire. J’ai perdu connaissance. Connaissance ? Connaissance de quoi ? Il n’y a que du noir ici. Je suis le noir. Il n’y a rien à connaître. La connaissance ne peut se perdre ici. Elle n’existe pas dans ce noir. Je ne sens plus rien de moi. Ni mon corps. Ni ma respiration. Rien. Ni le noir. Je ne le sens plus. Je suis le noir. Je suis morte. Il n’y a plus rien. Ni sens, ni mémoire, ni corps. Rien. Le noir. Je suis morte. La mort est ici. Dans ce noir éternel. Les questions n’y ont plus de réponse, les réponses n’existent pas ici. Le noir n’est pas une réponse. Il est noir. Et je suis le noir. Morte dans ce noir. Je suis le noir dans tout ce noir. »
11Si l’enfermement est évoqué dans les paragraphes, ses valences en sont appréhendables. Le discours écrit permet aux fantasmes sous-jacents d’émerger, tout en tenant à distance les vœux de mort ou les craintes d’éclosion libidinale effrénée. S’il est là, sans être parlé, l’enfermement sollicite de la part de l’analyste une participation contre-transférentielle particulièrement questionnante : impossible pour l’analyste d’approcher le contenu et ce type spécifique d’adolescents en ignorant le système, en ignorant l’institution qui précisément doit enfermer, qui s’intègre à son statut. Ici peu de risques de « nous faire avoir » (sauf peut-être par le caractère très « littéraire » de ce texte), non plus risques de « simulation » et/ou d’une ambiance de défiance et d’utilitarisme. J. Hochmann (1964), parlant du rapport médecin-malade en prison, a pu considérer ce phénomène comme une perversion sur le mode théâtral de la relation, comme une maladie de la rencontre elle-même et, dans une certaine mesure, l’assimiler à une tentative de suicide. Cette manière de comprendre la simulation comme une maladie de la relation est peut-être la seule qui conduise à des options pratiques [3].
12R. Barande dans ses travaux consacrés au silence dans la cure met l’accent sur la relation mère-enfant, objet total phallique-narcissique, qui se reconstitue pendant l’analyse, dans le silence, sur la valeur de masque, de déguisement, de séparation, de parole et sur l’intérêt, pour l’analyste, de savoir être silencieux en plusieurs langues (Barande, 1961, 1963).
13Mais ce n’est pas – comme dans la cure classique – dans le silence, que la compulsion de répétition libère ses figures : elles peuvent être reconnues et dévoilées. Dans cet enfermement, c’est en abîme, en silence, en absence qu’elle les fait œuvrer, tendant à l’analyste ses pièges les plus redoutables. Le contre-transfert de l’analyste est d’autant plus dangereusement mis à l’épreuve, dans sa polysémie il renvoie à ce qu’en disait J.-B. Pontalis : « Le contre-transfert, c’est quand nous sommes touchés au mort. » Comme si, insensiblement, il y avait un renversement des rôles, comme si le Sphinx était venu prendre la place d’acolyte de la pulsion de mort.
14Silence, refus, contestation, échappatoire, qui enferme l’autre ?… Il s’agit bien d’une lutte. Nous partageons le code du sujet et nous refusons son code : il est impliqué dans une lutte externe aussi bien qu’interne. Plus personne n’est neutre. Et c’est bien la raison pour laquelle les silences et les battements d’ailes de la mouche ne sont peut-être pas des temps de thanatos… L’angoisse survient, trace de rupture entre les systèmes de repérage et c’est l’affrontement non neutre de la liberté bridée qui fait lien.
15Menace du manque de l’autre qui doit être muselée par un affect mortifère, agressivité retournée contre soi dans un mouvement autodestructeur de l’intégrité et de persécution interne.
16Alors comment construire sur cet évidement de soi, comment maintenir coûte que coûte un narcissisme toujours menacé d’effondrement, comment colmater les failles de l’enveloppe de satin ? Simulacre d’esthétisme, temps intermédiaire ? D’où notre recherche de contenant de cet irreprésentable, du blanc, du vide ou du négatif (selon les théoriciens), dérogeant on s’en doute à l’écoute neutre et plus ou moins bienveillante, instauration d’un atelier d’écriture permettant de trouver sur la feuille une surface réfléchissante authentique, entrée en matière d’une possible « réparation » secondaire.
17« Vendredi, qui ramassait des coquillages, montra à Robinson un petit galet qui faisait une tache blanche et ronde sur le sable pur et propre. Alors il leva la main vers la lune et dit à Robinson : - Écoute moi. Est-ce que la lune est le galet du ciel, ou est-ce ce petit galet qui est la lune du sable ? Et il éclata de rire, comme s’il savait d’avance que Robinson ne pourrait pas répondre à cette question » [4].
18Afin qu’il pût un jour y répondre, Vendredi ouvrit à l’usage exclusif du héros civilisateur et civilisé, prisonnier de sa vision du monde, règne de l’ordre, de la raison, de la norme prescriptive, et donc du langage utilitaire, un « atelier d’écriture poétique thérapeutique » pour lui proposer un monde autre, un monde des virtualités en attente (perspective winnicottienne) qui deviennent soudain la seule réalité ; pour l’introduire à une sorte de poésie de son histoire ; pour l’introduire à un usage quelque peu artistique du langage.
19C’est un peu là la métaphore de ce qu’est pour nous l’atelier d’écriture poétique tel que nous le pratiquons : vers la maîtrise d’une écriture de soi autre, non plus dominée par l’ordre, la hantise de la norme. Au terme de ce trop bref parcours, nous ne pouvons conclure puisque dans cette première approche de l’écriture auto-thérapeutique poétique, il nous semble que tout doive être au fond, comme le voulait Rimbaud, en marche. Enfin, une langue dans laquelle on écrit ses images, son imaginaire, fussent-elles en abîme en passant par le feu pour dire la brûlure, ne peut être qu’une langue à aimer, que l’on a envie d’apprivoiser.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- balier c. (1988). Psychanalyse des comportements violents. Paris : PUF.
- barande r. (1961). Du temps d’un silence. Approche technique contre-transférentielle et psycho-dynamique. Rev. Fr. Psychanal., 25 : 311-336
- barande r. (1963). Essai métapsychologique sur le silence. Rev. Fr. Psychanal., 32 : 701-714.
- green a. (1992). La Déliaison. Paris : Les Belles Lettres.
- gutton ph. (1996). Adolescens. Paris : PUF.
- hochmann j. (1964). La relation clinique en milieu pénitentiaire. Paris : Masson.
- pontalis j.-b. (1975). À partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacés. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 12 : 154-169.
Notes
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[1]
Ce déni permet habituellement au sujet de fonctionner en l’absence d’intériorisation d’un objet « suffisamment bon ». Il est nous dit C. Balier (1988), basé sur un « contre-investissement de toute-puissance du Moi, qui efface donc une disparition de l’objet ». Le clivage du Moi permet de capturer un objet anaclitique réapproprié de façon archaïque lorsqu’il menace de manquer, et ce à côté d’un Moi capable d’un certain travail d’élaboration.
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[2]
Green, 1992, p. 20.
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[3]
Pour l’adolescente incarcérée, la psychanalyste est une image du dehors, une image d’identification. C’est quelqu’un qui répondra de toute façon. C’est quelqu’un avec qui la relation est courtoise, c’est quelqu’un par qui, dans le contexte, on accepte d’être vu dans la nudité de ses fantasmes et de ses rêves, tandis que le regard du milieu carcéral est un regard de surveillance, d’observation glaciale et dure, de répression. La psychanalyste n’est pas seulement dispensatrice de neutralité bienveillante et donc de soins psychiques, mais ces « soins » font flotter dans l’inconscient de ces adolescents, le syllogisme « puisqu’elle me lit, m’écoute et me répond, c’est que je suis malade, et, si je suis malade, c’est que je ne suis pas coupable »…
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[4]
Tournier M. (1977). Vendredi ou la vie sauvage. Paris : Gallimard.