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Article de revue

L'enfermement chez l'adolescent

Pages 861 à 875

Notes

  • [*]
    Ce travail est le fruit d’une réflexion de l’équipe de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU d’Angers associant Mme le Dr. A.-S. Chocard, Mme A. Ninus et M. le Dr. A. Togora.
  • [1]
    Auster P. (1988). L’invention de la solitude. Œuvres romanesques. Thésaurus Actes Sud, 1996, p. 16.
  • [2]
    Carrère E. (1985). La moustache. Paris : Folio, 1987.
  • [3]
    Kafka F. (1915). La Métamorphose. Paris : Garnier-Flammarion, 1988, pp. 23-97.

1En premier lieu, il convient de distinguer isolement et enfermement. Dans les deux cas, c’est la question des liens et des enveloppes qui est posée, enveloppes qui isolent, enveloppes qui protègent, enveloppes qui enferment. Mais si l’isolement confine à la solitude, l’enfermement apparaît plus du côté de la désolation. L’enfermement serait-il une forme grave d’isolement, un degré de plus dans l’isolement ? Ou bien constitue-t-il un changement de registre ? Une bascule ?

2La solitude sous-entend le maintien de liens, absents mais intériorisés. « J’aime la solitude parce que je ne m’y sens pas seul » (Anzieu, 1987). Elle permet la capacité d’évasion. De cette solitude, Paul Auster en fait une description clinique rétrospective et minutieuse, à la mort de son père : « Pendant quinze ans, il avait vécu seul. Obstinément, obscurément, comme si le monde ne pouvait l’affecter. Il n’avait pas l’air d’un homme occupant l’espace mais plutôt d’un bloc d’espace impénétrable ayant une forme humaine. Le monde rebondissait sur lui, se brisait contre lui, par moments adhérait à lui, mais ne l’avait jamais pénétré. » Puis, plus loin, « Solitaire. La solitude comme une retraite. Pour n’avoir pas à se voir, pour n’avoir pas à voir le regard des autres sur lui » [1]. Dans cette dernière phrase, s’agit-il toujours de solitude ? Ne pourrait-on pas y voir une sorte de bascule de l’isolement vers l’enfermement ?

3L’enfermement serait alors à situer du côté de la rupture de liens, depuis l’incommunicable, l’indicible, jusqu’à la désolation, en passant peut-être à chaque fois par un moment prolongé de déliaison psychique. Ici, l’enfermement ne ressort pas d’un choix. S’enfermer (ou être enfermé), c’est le fait d’une contrainte. Autrement dit, on est enfermé quand on n’a pas le choix et qu’on ne peut rien en dire. L’enfermement s’impose au sujet.

4Et à l’adolescence, qu’en est-il de certains dangers d’enfermement ? L’adolescence serait-elle propice à certaines formes d’enfermement ?

5La capacité d’un adolescent à ne pas s’enfermer est révélatrice de la qualité de sa réalité intérieure, un témoin de la vitalité de sa vie psychique. Capacité d’être autonome sans être seul et que si solitude il y a, « la solitude soit créatrice… d’adolescens » (Gutton, 2005).

6Mais pour l’adolescent esseulé, livré à lui-même, il en va autrement. Dans une société qui valorise les positions narcissiques (captation par le double imaginaire), qui restreint les limites du partageable (Internet…), les risques d’enfermement semblent a priori multiples… Vécu dépressif, repli psychotique, logique addictive, répétition des conduites à risque… Qu’en est-il des mécanismes qui sous-tendent voire précipitent l’adolescent dans un enfermement ? Quelles conséquences cet enfermement produit-il pour ce jeune ? Enfin, quels projets pouvons-nous proposer pour permettre à un adolescent de sortir de son enfermement ; adolescent qui le plus souvent ne demande rien ?

L’enfermement, un déni des qualités réflexives de l’autre

7Au moment de l’explosion pubertaire, certains adolescents des plus fragiles se heurtent à la difficulté d’accéder à une activité fantasmatique normalement mobilisée dans le but de reconstruire, sous le primat de la sexualité génitale, une interface entre narcissisme et objectalité. L’activité fantasmatique se trouve alors remplacée par une activité physique particulièrement coûteuse visant à évincer la part du désir liée à l’autre, part vécue comme trop menaçante.

8Se suffire à soi-même, n’avoir « besoin de personne » (S. Gainsbourg) d’autre que soi pour se découvrir, préférer l’illusion autarcique à l’aventure de la rencontre, nécessairement aléatoire. Voilà qui vise à supprimer le second des termes du nécessaire conflit entre narcissisme et relations d’objet.

9Or l’objet tiers occupe une place centrale dans la construction de notre unité physique et de nos forces de cohésion mentale. Car si le miroir nous donne l’image d’une unité et d’une cohésion, cela ne se fait pas tout seul… Cela implique l’autre qui nous voit et nous regarde. D’ailleurs, l’image dans le miroir est posée à l’envers, c’est-à-dire non pas telle que nous sommes mais telle que nous sommes vus. Nous ne pourrons donc jamais nous voir si ce n’est en empruntant le regard d’un autre. Le seul regard que nous puissions avoir sur nous-mêmes, nous devons le confier. Mais pouvons-nous avoir confiance ? Cela suppose en effet l’« acceptation » d’une certaine aliénation, d’une certaine perte ou « cession » de jouissance (Lacan, 1949).

10En se détournant des propriétés réflexives du regard d’autrui, le sujet se coupe dans un même mouvement de l’espace tiers qui le reliait à lui-même. Dans cette situation, l’investissement du percept, c’est-à-dire du corps en image dans le miroir par exemple, se fait au détriment des représentations inconscientes de celui-ci.

11Préserver l’illusion autarcique se fait alors au prix du déni de nouveaux appétits liés aux bouleversements pulsionnels. Bon nombre de comportements adolescents (anorexie, obésité, addictions aux drogues…) prennent origine dans « un corps régi par un fonctionnement non concerné par la puberté et qui se fait le contenant […], par ses perceptions et ses actes, de la réalité pubertaire effacée » (Gutton, 1991). Ces comportements reflètent « des distorsions projectives de la réalité corporelle défendue du reste du fonctionnement du Moi par un clivage plus ou moins large ».

12En préservant le sentiment d’identité, ce clivage opère alors comme un dernier rempart d’un narcissisme fragilisé par le processus pubertaire. Une sorte de « pacte de non-agression » se fait jour entre un corps, source et théâtre d’excitations nouvelles et un Moi, fonctionnant en parallèle ; de sorte que les termes d’un possible conflit entre un corps régi par un nouveau principe de plaisir et une pensée régie par un fonctionnement maintenu infantile, se retrouvent séparés.

13Autrement dit, pour certains adolescents des plus fragiles, s’opère une « désubjectivation de l’expérience du corps » (Fédida, 2002).

14Or à l’adolescence, le développement de la relation à la réalité est précisément déterminé par la relation au corps (Ladame, 1987). Du fait du clivage corps/psyché dont il est question, la relation à la réalité s’en trouve distordue. Aussi, la déliaison entre le Réel du corps nouvellement sexué et les représentations encore infantiles qui s’y rattachent va-t-elle inévitablement distordre le rapport à la réalité. Dans ces conditions, le Réel du corps sexué et des pulsions qui lui sont directement rattachées barre la voie des représentations inconscientes qui lui sont liées.

15Comme le souligne Ph. Jeammet (1997) à propos des jeunes anorexiques, « l’image inconsciente du corps est ici mis hors jeu grâce au contre-investissement par le surinvestissement massif de la réalité perceptive ». Ajoutons que le corps qui se trouve coupé de ses représentations inconscientes devient alors un corps corvéable à merci, exhibé sans pudeur et dont la jeune fille se sert comme d’une chose sans intériorité, sans qualité propre.

16S’il s’agit, au départ, d’un mode de défense psychique face à la menace identitaire induite par le processus pubertaire, le phénomène risque de se fixer en ouvrant la voie non pas à un simple déni de la réalité mais au travestissement de celle-ci. Ce type d’aménagement fixe une solution de continuité dans le processus qui aurait dû mener la sexualité de sa forme infantile à une forme adulte. L’évolution d’une relation à un objet narcissique vers un objet différencié se trouve alors bloquée, permettant, au plan économique, le maintien d’une aconflictualité psychique qui gèle tout processus d’individuation. Autrement dit, tout sentiment d’altérité, c’est-à-dire tout détour par un alter ego pour se découvrir soi, tout détour par un monde objectal, support des représentations inconscientes du désir de l’Autre est gelé.

17C’est ainsi que l’isolement prend la place de la séparation et que l’enfermement prend celle de l’individuation, ouvrant la voie à l’ensemble des troubles de la personnalité de nature narcissique, allant des aménagements pervers (marqués cliniquement par un déni de la réalité d’autrui) à l’anorexie mentale (marquée cliniquement par un déni de la réalité du corps sexué).

18Ces aménagements pathologiques ont donc en commun de ne pas être suffisamment médiatisés par un monde objectal susceptible d’une fonction tierce, avec le double aspect limitant et contenant que celle-ci implique. Le rejet de ce monde objectal (et donc l’enfermement) pourrait bien trouver sa source dans le fait que le jeune n’en percevrait précisément pas les aspects limitants et contenants (aliénation au désir de l’Autre), mais y verrait au contraire le lieu d’une possible aliénation faisant planer sur lui le double risque d’abandon et d’intrusion.

19Quand le tiers qui supporte cette fonction se trouve défaillant parce qu’abandonnique ou au contraire intrusif voire dévorant (réellement ou fantasmatiquement), il est alors susceptible d’être reconstruit mentalement par le jeune sous la forme d’un « néo-objet », inoffensif ou tout au moins maîtrisable, garant de la continuité narcissique du sujet. Dans ces conditions, le néo-objet, par ses qualités d’inertie, gèle toute relation dynamique à un autre susceptible de confisquer de la jouissance (exemple du toxicomane et de son produit, de l’anorexique et de son poids, de l’aménagement pervers…). De sorte que ce néo-objet, au lieu d’aider à conflictualiser la pensée, crée les conditions d’une véritable dépendance à l’absence de conflit psychique.

20Ces différents développements amènent à considérer l’enfermement comme le résultat d’une forme de déliaison psychique, de sorte que percept et image inconsciente du corps se trouveraient parfaitement disjoints.

21Une des illustrations de cette forme d’enfermement pourrait être l’errance ; errance de l’adolescent qui ne se lie à rien. L’enfermement ne serait alors pas à considérer comme l’inverse de l’errance mais comme un équivalent. Cette dernière serait pour partie le reflet d’une « absence de confiance en l’objet et en l’environnement : véritable “ a-fiance ”qui masque en fait une méfiance, voire une paranoïa » (Gutton, 2005). Ainsi, les adolescents errants « craignent de croire en la qualité de l’objet, en la satisfaction que celui-ci peut lui apporter, éventuellement dans le désir venant de l’objet lui-même ».

22S’en suit la construction progressive d’un mode de relation à l’objet de type fétichique.

23La notion de « relation fétichique à l’objet » a été développée par E. Kestemberg (1978) pour rendre compte « d’un mode d’être au monde et vis-à-vis du monde » qui enferme le sujet dans une dynamique psychique délétère. Dans ces situations, c’est au prix d’une réduction radicale de l’autonomie accordée aux objets que le sujet peut encore entrer en lien avec eux.

24Il semble que l’adolescence soit un moment privilégié d’émergence de cette modalité relationnelle, ne serait-ce qu’en raison du conflit narcissico-objectal qui le caractérise.

25Avant de décrire « la relation fétichique à l’objet », il faut la démarquer du fétichisme dans la mesure où cette relation n’est pas en lien avec la sexualité (comme l’est le fétichisme) mais comprise comme un mouvement psychique général de réification de l’objet.

26On peut repérer ce type de relation dans différentes organisations psychopathologiques de la personnalité (névroses de caractère, psychoses froides…), essentiellement caractérisées par une sévère défaillance des assises narcissiques. Mais on peut également observer ce mouvement de fétichisation de l’objet en dehors de ces situations d’organisation structurellement pathologiques ou tout au moins pathologiquement fixées. C’est le cas notamment lorsque le sujet se trouve temporairement privé d’un étayage narcissique suffisamment stable, que cela soit le fait de son environnement extérieur ou le fait au contraire d’événements parfois purement intrapsychiques dont le résultat se traduit par une perte de confiance dans les appuis qui se présentent.

27Dans ces conditions, le mouvement psychique de fétichisation de l’objet viserait à assurer la continuité narcissique de son créateur. Dans ce mouvement, le sujet prive mentalement l’objet de ses richesses réelles ou potentielles, mais aussi dans un même mouvement de son désir, en le « désanimant » ; ainsi, cet objet réifié ne pourra plus lui faire défaut, et ne pourra plus risquer de le surprendre et donc de le menacer de se dérober ou au contraire de l’envahir.

28Mais ce moyen de défense a pour conséquence d’enfermer un sujet, déjà fragilisé, dans une dynamique de désaffectivation des liens préexistants : la « désanimation » des objets entraîne nécessairement une atrophie du commerce affectif avec eux.

29Vu de l’extérieur, les adolescents qui ont débuté un tel processus ne sont pas perçus comme étant en difficulté, l’entourage pouvant tout à fait se fourvoyer dans l’idée que le jeune s’appuie sur un lien électif, préférentiel, avec une personne ou une activité. Ce n’est souvent que secondairement que le changement de l’électif vers l’exclusif devient repérable, dans une dynamique de dépendance, avec ce qu’elle suppose de pauvreté dans les liens interpersonnels et, qui plus est, dans des liens intersubjectifs.

30Concernant la constitution du « fétiche » dont il est question, il est intéressant d’observer que le corps de l’adolescent est susceptible d’être soumis à cette construction fétichique : objet « désanimé », divinisé, « éternalisé ». Il devient ainsi le réceptacle de tous les rituels, y compris les plus destructeurs, rituels visant à rechercher malgré tout la douleur ou l’éruption de sang comme si le sujet y guettait là la présence et la persistance d’une vie, prouvant alors que la réification n’est pas totale. « J’ai besoin de me faire du mal » comme on l’entend de la bouche de certains jeunes, serait un peu l’illustration de leur clivage : me faire du mal non pas pour souffrir mais pour vérifier que cela vit toujours… Même si cela ne m’appartient plus vraiment dans la mesure où, précisément, cela n’est plus soumis à l’épreuve du regard de l’autre, au sens où cela n’est plus « éprouvable ».

31Dans ce mode d’enfermement psychique, il semble que les facteurs économiques et temporels sont à mettre au premier plan : si le mouvement psychique décrit est largement surdéterminé, intense, non repéré comme pathologique et se prolongeant longuement dans le temps, la « désanimation » des objets sera d’autant plus importante, et l’enfermement plus profond.

32E. Kestemberg précise par ailleurs que la relation fétichique à l’objet a une « parenté […] avec (le mouvement psychique) instituant les objets transitionnels décrits par D. W. Winnicott […] ». Pour l’auteur, les objets transitionnels sont le résultat d’une « animation » objectalisante de ces choses, alors que les objets fétiches témoignent au contraire d’une « désanimation ». Cette « parenté » est importante à prendre en compte car elle situe ces deux mouvements comme antagonistes et donc sur le même axe : du côté de l’objet transitionnel, on retrouve les notions de mobilité psychique (de l’objet à l’aire transitionnelle), de créativité (aire de jeu) et d’ouverture à la surprise, ces trois éléments étant précisément attaqués par le mouvement de fétichisation de l’objet. Ces deux mouvements contraires ont donc en commun d’assurer une protection narcissique suffisante face à la menace inhérente au désir de l’autre. Mais alors que dans le premier cas (celui de la transitionnalité) il s’agit de barrer l’accès à l’objet convoité en s’en créant un autre qui le figure à l’intersection de l’imaginaire et du symbolique, il s’agit au contraire, dans le second cas, de pouvoir jouir à l’infini de l’objet convoité lui-même, objet que l’on aurait préalablement neutralisé pour en éliminer les qualités vivantes et donc potentiellement menaçantes. Autrement dit, l’objet transitionnel et l’objet fétichisé permettent tous deux une réassurance narcissique, par projection sur l’extérieur d’un objet interne. Mais dans le premier cas, l’objet est riche, malléable et ouvert, alors que dans le second cas, il apparaît comme appauvri, rigidifié et fermé. Nous avons pu remarquer que des passages peuvent se faire entre ces deux types de mouvements, et d’objets.

Le choix du fétiche

33Choisir un objet, c’est peut-être choisir quelqu’un d’autre, mais c’est aussi choisir le miroir dans lequel on se regarde. Dans le roman d’E. Carrère [2], La moustache, le héros perd pied au moment où, rasant l’attribut sexuel qui forgeait à ses yeux son identité physique (sa moustache, qu’il porte depuis dix ans), personne ne perçoit le moindre changement, de sorte que son sentiment de continuité identitaire se met à vaciller, par défaut de réflexivité. Errance et désolation sont au rendez-vous… L’histoire finit forcément très mal.

34On pourrait traduire cela par : « si on ne voit pas mon corps changer, c’est qu’il n’existe pas ». C’est pourtant bien en coupant un objet de soi que l’on peut advenir ! Il faut bien commencer par couper le cordon ombilical ! Puis il faut se séparer physiquement de son entourage au moment du sommeil. Que dire aussi de la nécessité de pouvoir détacher de soi le reliquat de notre digestion, de dessiner un corps en levant le crayon pour passer du contour (la tête par exemple) au contenu (les yeux, la bouche…). Toutes ces « coupures » ont en commun la perte de quelque chose (une perte de jouissance) en même temps qu’elles sont la promesse d’un gain (de désir).

35Pour perdre, il faut un miroir figurant cette perte, un miroir figurant du même coup le désir coextensif de cette perte. C’est cette réflexivité qui donne vie à la perte. Pour faire un deuil, il faut un regard tiers (intériorisé) sur l’objet perdu. Si cet Autre fait défaut, c’est tout le Moi qui se trouve liquidé avec l’objet perdu, tel le « bébé avec l’eau du bain » comme dans la mélancolie.

36À l’adolescence, il est inconcevable de penser la question de l’être sans interroger l’identité sexuelle. Or l’identité sexuelle, on le sait, se trouve à cette période considérablement remaniée par la perte de la bisexualité infantile. Si certains adolescents se « travestissent » quelque peu à travers leur tenue vestimentaire, n’est-ce pas là justement le signe de leur capacité à se figurer leur propre identité sexuelle en se servant du « regard oblique des passants » qui, d’une certaine manière, rectifie le tir ?

37C’est bien la fonction réflexive de l’autre (réel ou fantasmatique) qui assure le sentiment de continuité en pointant tout ce qui fait rupture. La continuité identitaire se nourrit paradoxalement de cette discontinuité et de cette perte. Il faut perdre pour advenir. À ce titre, tous les rituels traditionnels se situent du côté de la perte (scarification, circoncision, excision…).

38S’enfermer vise précisément à ne rien perdre… Et c’est là tout le problème.

39

Lorsque nous rencontrons Marine pour la première fois, pour « anorexie », en novembre 2002, elle a seize ans. Elle vient d’intégrer hypokhâgne… Mais depuis deux ans, elle s’isole et depuis quelques semaines elle s’enferme dans un comportement anorexique grave.
Lors de cette première consultation et à l’évocation de sa petite enfance, un fait clinique nous intrigue : Marine nous raconte que, petite fille, elle a eu un écureuil en peluche. Son « doudou », elle le laissait volontairement chez ses copines ou chez ses grands-parents… « Pour être sûre de revenir » et sans doute aussi pour être sûre de ne pas le perdre. Sa mère, présente lors de cette première consultation, confirme cette relation à un objet qui revêt toutes les caractéristiques, non pas d’un objet transitionnel mais, à l’opposé, d’un objet sous emprise. Une relation qui se confirmera comme une tentative de maîtrise du Moi sur le Désir, comme sur l’objet, lui permettant d’assurer la permanence du lien à l’objet d’attachement. Une relation d’emprise qui la rassure sur le maintien de ses limites, sur son pouvoir sur l’objet. Objet qu’il ne faut pas perdre, objet sous emprise qui a bien des caractéristiques de l’objet fétiche.
Toujours à cette époque, sa mère est malade (cancer) et bien peu disponible, psychiquement, pour sa fille. Une mère que Marine décrira plus tard comme, sinon déprimée, souvent absente voire insaisissable. Cette mère qui, lorsqu’elle est présente, est décrite comme parfaite de courage et toujours digne, mais qui lui échappe et l’angoisse. Angoisse de séparation, marquée par des oscillations entre le risque d’abandon et celui d’intrusion.
À l’adolescence, autour de l’âge de quatorze ans, Marine s’isole, se renferme. Si ses résultats scolaires sont excellents, ils vont de pair avec une régression des désirs, du monde imaginaire ; régression pulsionnelle et déni de la sexualité qui lui permettent d’avoir la paix. Avec tout l’art du camouflage, cet hyper investissement intellectuel constitue pour elle un barrage qui la protège. Elle construit un fantasme pour l’Autre.
Dans le rapport qu’elle a à son corps, elle décrit une scène survenue dans la voiture lors d’un voyage avec ses parents. Seule sur la banquette arrière, son regard se porte brièvement sur ses cuisses et alors, une réflexion s’impose à elle : « Ce ne sont pas mes cuisses. » Quelques mois tard, lors des fêtes de Noël, elle décrit une autre scène : alors qu’elle marche dans la rue, elle aperçoit son reflet dans la vitrine d’un magasin. Une pensée lui vient alors : « Ce n’est pas mon corps. » Au moment de la puberté, le corps féminin pulsionnel est un corps étranger au Moi, devenu non familier et qui angoisse. À ce corps pubertaire, Marine va y opposer un corps machine, un corps tube, réduit à sa fonctionnalité. Un corps objet d’emprise totale, corps fétiche, phallique, érigé et dont la fermeté et l’invariance constituent le pare-excitations, l’écran qui protège des affects envahissants et incontrôlables (Jeammet, 1997).
Durant son hospitalisation, imposée par la cachexie physique et sa détresse psychique, Marine va manifester ses relations d’emprise, la place dévolue aux sensations au détriment des émotions, le refus de l’intériorité au profit de l’extériorité. Ne pas penser, ne pas rêver, ne pas cauchemarder… Un inconscient qu’elle tente de mettre hors jeu, montrant là ses graves défauts d’intériorisation et l’échec relatif des ressources auto-érotiques. Le vide… Un sujet déserté.
Ce qu’elle aime ? Sa collection de petites bouteilles de parfum, toutes vides… Attribut féminin certes, mais vide, sans contenu ; elle-même ne mettant jamais de parfum. Marine est d’ailleurs incapable d’évoquer un quelconque souvenir ou quelques émotions à l’évocation de chacun de ces parfums.
Son enfermement anorexique apparaît comme une réponse aux bouleversements de la relation de dépendance aux objets infantiles introduits par la puberté. Son fonctionnement mental devient de plus en plus « désaffectisé ». L’ampleur du mouvement régressif et le niveau des fixations infantiles ont fortement mobilisé l’équipe pédiatrique.
Il nous semble que, dans les situations d’insécurité narcissique où le mouvement fétichique est prédominant, l’enjeu de la relation thérapeutique est déjà de « survivre » à cette « désanimation » : une certaine richesse créative, même minimale, doit persister, quoi qu’il arrive.
Progressivement, dans le cours des entretiens et des activités du service (ateliers, lectures, rencontres, sorties accompagnées…), nous avons pu réintroduire un certain jeu psychique, relancer le travail de représentation, favoriser une « réanimation » des objets, une « transitionnalisation » permettant à Marine une possible confrontation aux conflits sans régression ni enfermement immédiat.
Quand Marine a pu tolérer cette créativité, nous avons alors été en position de valider les souffrances narcissiques sous-jacentes. Ceci ne peut se faire qu’en soutenant activement et sans relâche le sujet dans sa démarche d’ouverture, comme si l’on devait d’abord fournir une suffisante sécurité narcissique dans la relation thérapeutique.
Dès lors, avec le temps, Marine est sortie progressivement de son enfermement psychique, en se « réveillant » à des sensations oubliées, à des émotions, qu’elles soient agréables (le plaisir d’être seule, de se sentir vivante) ou désagréables (l’angoisse lors des séparations, la peur de la mort…).
Aujourd’hui, en 2005 (3 ans plus tard), Marine est sortie de son enfermement ; elle a repris le chemin de la faculté et vient de réussir simultanément deux licences (lettres et anglais). Marine est autonome, a des amies avec qui elle partage des événements de sa vie d’étudiante, avec, semble-t-il, du plaisir.

Quelles conséquences à l’enfermement ?

40Autour de 1907, Franz Kafka a imaginé, dans le texte intitulé Préparatif de noce à la campagne (resté inédit du vivant de l’auteur), la transformation d’un homme en insecte. Le héros de l’histoire, Édouard Raban, hésite avant de se mettre en route pour un voyage à la campagne dont il attend peu de plaisir : « Ne puis-je pas faire comme je faisais toujours lorsque j’étais enfant, dans les affaires dangereuses ? Je n’ai même pas besoin de partir moi-même à la campagne, ce n’est pas nécessaire. J’y envoie mon corps couvert de vêtements […]. Et moi, pendant ce temps-là, je suis couché dans mon lit, mollement recouvert d’un édredon marron clair, livré à la brise qui entre par la fenêtre entrouverte. » Et il continue : « Quand je suis comme cela couché dans mon lit, j’ai l’air d’un gros scarabée, un lucane ou un hanneton, je crois […]. Oui, j’ai l’air d’un gros scarabée. Je serre mes petites pattes contre mon corps ventru. Et je chuchote un petit nombre de mots ; ce sont les ordres que je donne à mon triste corps, qui est là tout contre moi, penché vers moi. J’en ai bientôt fini – il s’incline, il s’en va vivement et il va tout exécuter pour le mieux, tandis que je me reposerai. »

41Il est probable que Kafka, quand il écrit La Métamorphose[3], se réfère à ce passage, écrit cinq ans plus tôt. À la différence de Préparatifs de noce, dans lequel le narrateur se débarrasse de son corps, cherche un refuge en épousant la forme d’un scarabée dispensé de réaliser ses projets, La Métamorphose illustre un personnage, Grégor Samsa, prisonnier de son corps que soudain il ne reconnaît plus, mais qui constitue l’unique réalité. Toute évasion lui est désormais interdite. Enfermement agi d’un côté, enfermement subi de l’autre… mais enfermement dans les deux cas, et, dans les deux cas, relation au corps distordue, à la fois cause et effet de l’enfermement.

42Très vite, et malgré la découverte de son inqualifiable métamorphose, l’étonnement de Samsa s’estompe. Il ne lui faut qu’un moment pour apprendre à manier ce corps qu’il connaît pourtant encore si mal. Bientôt il sait ouvrir une porte avec ses mandibules, il sait monter le long des murs et s’accrocher au plafond. Il ne s’indigne pas. Il ne sait pas qu’il peut faire peur aux autres : s’il couche sous le canapé, c’est moins pour ménager ceux qui l’entourent que pour s’y installer à son aise. Avant le jour de sa métamorphose, Grégor Samsa, l’enfant sage, ignore apparemment presque tout de la sexualité. Une gravure qu’il avait découpée comme un collégien dans un magazine suffit à alimenter ses rêves érotiques : c’est la dame au manchon, pour laquelle il a fabriqué un cadre de bois et qu’il garde sous ses yeux dans sa chambre. La métamorphose de Grégor en insecte empêche sa sexuation. Son corps, s’il n’est plus un corps d’enfant, n’est en rien devenu celui d’un homme, mais celui d’une bête sans sexe assigné.

43Peut-on y voir là la métaphore d’un déni de la sexuation ? Le corps de Samsa, ainsi métamorphosé, est un corps sans sexe, un corps qui ne peut de ce fait ni offrir ni recevoir, un corps qui encombre, qui enferme dans la désolation irrémédiable. Samsa apparaît, de ce point de vue, comme un adolescent que les transformations pubertaires enferment dans une passivité aconflictuelle laissant la pulsion de mort prendre la place des forces de vie.

44L’enfermement interroge donc la question du désir de l’autre et la dimension sexuelle dont il est coextensif. Freud repère en effet la sexualité toujours sous la forme du désir : « celui-ci est, à la différence de l’amour, étroitement dépendant d’un support corporel déterminé et, à la différence du besoin, il fait dépendre la satisfaction de conditions fantasmatiques qui déterminent strictement le choix de l’objet […] ». L’enfermement semble précisément et littéralement laminer tout fantasme, tout désir.

45En pratique clinique, la première conséquence de l’enfermement, c’est la difficulté que nous avons à rencontrer ces jeunes, inscrits dans une non-demande. Le plus souvent l’adolescent qui s’enferme, qu’il soit errant ou désespérément agrippé, ne demande rien ou parfois a une demande, mais une demande de rien.

46

C’est le cas de Marie, seize ans bientôt et la voilà encore une fois à l’hôpital. Depuis l’âge de six ans, elle partage son temps entre le domicile de ses parents et le service de pédiatrie. Sa souffrance est adressée d’abord à la mère : « Maman, j’ai mal au ventre, je ne veux pas aller à l’école. » Sa mère renvoie la plainte vers le corps médical qui entourera désormais l’enfant des préoccupations concernant son poids et son alimentation.
Selon ses parents, tout aurait commencé par « un fragment d’os de poulet resté accroché dans sa gorge » qui l’aurait fait vomir ; elle se souvient seulement aujourd’hui d’avoir mangé trop vite et d’avoir eu « mal au cœur ».
À cette époque-là déjà, l’enfant ne parlait pas – elle ne l’ouvrait pas. Des séances d’orthophonie ont permis de lever ce « blocage » et elle se souvient en particulier d’une séance où, ayant mangé trop vite auparavant, elle n’avait rien dit et avait vomi en partant.
Les hospitalisations vont se multiplier sans apporter la moindre modification. Elle est déscolarisée. Sur la demande de son pédiatre, nous la rencontrons depuis près d’un an.
Ainsi, depuis le premier rendez-vous, elle vient, sans manquer une séance, sans se plaindre et sans poser de question. Elle attend, immobile, statique, quasi mutique, souriant à demi. Une statue, une fixité cadavérique, un « hurlement de pierre ». Elle n’est pas dupe et le sujet supposé savoir n’est pas établi. Cela dure plusieurs mois, chaque séance seulement ponctuée par un « à la prochaine fois » de notre part. La jouissance est là, mise en acte, répétée et la laisse dans une demande de rien aussi muette que les soins médicaux. Elle est enfermée dans une parole vide qui tourne en rond. Et la compulsion de répétition la ramène là à s’adresser à un Autre qui répond toujours par du « quelque chose » alors que sa plainte « J’ai mal au ventre » est sa façon à elle de formuler sa demande d’amour, soit sa demande d’un rien, un rien donné par l’Autre.
D’une demande de rien adressée à personne, Marie est passée à une demande adressée à quelqu’un. À Noël, elle osera déposer au secrétariat un petit paquet qui nous est adressé : des chocolats, dont le nom, « Petits Émois », n’est pas le fruit du hasard… Le début d’une tentative de sortir de son enfermement ?

47Aux adolescents enfermés dans des fonctionnements psychiques délétères et destructeurs, en désolation (Gutton, 2005), le psychothérapeute désolé ne doit pas s’enfermer mais se dégager, se placer en situation tierce et tenter d’offrir une « matrice à fabriquer les histoires » (Hochmann, 1994) qui relance la rêverie, la métaphorisation. À défaut d’opérer ce dégagement, le risque est grand pour le clinicien, le soignant, voire l’institution, de maintenir une position qui gèle l’enfermement, qui l’entretient et le fige dans un équilibre précaire qui se voudrait « un moindre mal… ». C’est ici la question de la liberté qui est posée ; liberté de toujours croire en l’avènement meilleur d’un sujet.

BIBLIOGRAPHIE

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  • gutton ph. (2005). Solitude et désolation. Adolescence, 23 : 9-24.
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Mots-clés éditeurs : isolement, repli, enfermement psychique, relation fétichique à l'objet, désolation

https://doi.org/10.3917/ado.054.0861

Notes

  • [*]
    Ce travail est le fruit d’une réflexion de l’équipe de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU d’Angers associant Mme le Dr. A.-S. Chocard, Mme A. Ninus et M. le Dr. A. Togora.
  • [1]
    Auster P. (1988). L’invention de la solitude. Œuvres romanesques. Thésaurus Actes Sud, 1996, p. 16.
  • [2]
    Carrère E. (1985). La moustache. Paris : Folio, 1987.
  • [3]
    Kafka F. (1915). La Métamorphose. Paris : Garnier-Flammarion, 1988, pp. 23-97.

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