1Comment décrire une forme de relation au corps qui ne respecte pas les codes des mises en scène habituelles, chez un sujet en souffrance psychique ?
2Convaincus qu’on ne peut réduire un sujet ni à sa « clinique », ni à son interaction avec les « autres », nous souhaitons laisser son corps prendre de plein droit la place d’un rempart contre les réductions interprétatives.
3Nous travaillons donc à décrire deux situations humaines telles qu’on peut en rencontrer en clinique psychiatrique d’adolescents, et qui fondent leur distinction moins sur la nature de l’objet décrit, que sur les mouvements qu’ils peuvent provoquer chez le soignant qui observe ce corps en souffrance. Une première situation serait celle des corps qui font écouter, une autre situation (distincte, consécutive, parfois simultanée) serait celle des corps qui font parler. Deux vignettes cliniques viennent illustrer notre propos. Dans le face à face clinique qui peut être déroutant, nous tentons d’élaborer à l’aide de figures artistiques ou culturelles, adossées à nos références théoriques.
Depuis sa puberté, Anna [1] a endossé une double carapace qui la rend peu accessible. De nombreux kilos, elle s’est entourée, et pour plus d’effet, superpose les couches de vêtements de couleur noire. Par ailleurs, elle se pare de bijoux ou plutôt d’attributs à caractères pointus au plus près de son corps au niveau des poignets et du cou, de bagues en forme de griffe. Son maquillage noir, provoquant, dessinant parfois des gouttes, d’autres fois des traits traversant toute la joue contraste avec une peau rendue blanche par la poudre. Le noir, pour son attirance pour l’occulte et le blanc comme la transparence des cadavres ! Le choix du terme transparence lui revient et pourtant elle est tout sauf transparente. Et si toutefois cette mise en scène avait pour but de la rendre la plus invisible possible ? C’est comme ça que la caractérisaient ses parents lorsqu’elle était petite : elle avait une faculté de s’éclipser. Elle serait donc invisible ou trop visible.
Anna est la dernière d’une fratrie de cinq enfants. Elle n’était pas vraiment désirée cette enfant, sa mère était épuisée par ses grossesses successives, elle allaitait encore son dernier bébé, lorsqu’elle avait appris la nouvelle. Dès lors, elle ne s’était pas sentie capable de l’assumer et elle avait entrepris de s’en débarrasser. Seulement, les démarches pour avorter, elle les avait faites toute seule, le père ne s’étant pas senti concerné par cette décision. Finalement, rongée de culpabilité, elle avait tout annulé au dernier moment. Elle s’était souvenue, à cet instant, combien il avait été difficile pour elle d’avoir son premier enfant et par quelles épreuves elle avait dû passer pour enfin mener une grossesse à terme. Plusieurs fois, elle avait accouché dans la douleur de fœtus morts, seule, à son domicile et elle conservait l’image de ces avortons issus de son propre corps.
Ces deuils successifs de grossesse n’étaient pas accomplis. Des scènes crues laissaient une empreinte traumatique dans son esprit. La culpabilité d’avoir eu des envies de meurtre sur cette enfant, ainsi que ces images réminiscentes non représentées avaient alors accompagné toute l’enfance d’Anna. Elle était baignée d’une sollicitation permanente tant physique que psychique, il fallait vérifier qu’elle était bien vivante et veiller à ce qu’elle ne souffre de rien. Tous ses gestes étaient anticipés, toutes ses émotions prévenues, entourées, préservées, sa mère prenait sa défense en toutes circonstances et contre tous. Son père semblait totalement absent de la dyade, il ne triangulait pas. Il était là, en observateur des comportements de chaque membre de la famille afin de faire progresser sa compréhension du cerveau humain. Il avait cette attitude à la suite de troubles psychiques graves survenus dans sa famille. Il se devait de maîtriser l’esprit afin de ne pas subir la lourde hérédité familiale.
Et pourtant l’hérédité, elle s’en fait l’étendard à ce jour Anna. Elle se réclame de cette maladie : la schizophrénie, elle a, selon ses propos « contracté cette psychose qu’elle a tue pendant longtemps à ses parents pour ne pas les faire souffrir ». Cela se traduisait au départ par une voix qui l’accompagnait et lui disait des bonnes et des mauvaises choses et surtout qui lui intimait d’effectuer des rituels au risque de tuer ses parents par un accident quelconque, si elle ne s’y soumettait pas. Aujourd’hui, elle s’exprime par des passages à l’acte comme des tentatives de suicide, des scarifications, des alcoolisations massives. Ces conduites ne sont pas alors rapportées à un automatisme mental ou à des actes imposés. Elle ne peut rien en dire sauf la peur de faire souffrir ses parents « à mort ». Son attirance pour les éléments morbides est – selon elle – plus liée à une philosophie de vie, à un goût de l’esthétique qu’à une fascination des rites funèbres. Toutefois, ses mise en scène autour des scarifications avec excitation jubilatoire autour de l’élément sang échangé parfois avec ses pairs ressemblent à des conduites ordaliques.
Faut-il alors comprendre son look gothique comme une simple appartenance à un groupe d’âge qui d’une manière ou d’une autre, et plus aujourd’hui encore à travers le culte du corps, recherche une identité ? Un corps, rendu informe par une superposition de vêtements sans forme, un corps maquillé de façon à immédiatement attirer l’œil ! Comment faire autrement dans une société qui n’a plus de rite de passage à l’adolescence et où le corps et sa problématique sont omniprésents (Fournier, 2004). La culture gothique ne serait qu’une forme d’appartenance à un groupe de pairs où provocation et envie de jouer avec ses pulsions les plus noires se mêlent. Certains sociologues évoquent le tabou de la mort, l’éviction à tout prix de cet événement de vie dans notre société. Cette question fondamentale, trop évincée, reviendrait alors sous un aspect plus violent dans sa forme à défaut d’être représentée. À cet effet, gothisme et satanisme ne sont pas superposables et ne véhiculent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes comportements et probablement pas les mêmes pathologies sous-jacentes. Les premières seraient plus de l’ordre de la recherche d’identité, de la quête de sens, les secondes relèveraient plus de conduites perverses (Francq, 2005). Elles s’opposent également en mouvement plutôt pacifique combattant les fléaux de la société pour la première et pour la seconde en mouvement violent, prônant une supériorité de certains hommes et toutes les dérives bien connues. En pratique, il n’y a pas vraiment de dichotomie entre les deux mouvements et chacun y trouve ce qu’il veut bien y mettre ! Ces jeux autour de la mort dans leur forme de rites avec échanges de sang, salive, sperme peuvent aussi être compris comme un jeu de l’ordalie. D. Le Breton (2002) développe cette réflexion autour du manque de containing de la société. L’adolescent, en recherche de repères, devrait alors s’en remettre à une force supérieure pour renaître.
L’adolescent, plus qu’à un autre moment de sa vie, est exposé à ses pulsions libidinales, à la lutte des pulsions contraires dans son économie psychique. Il se trouve dans une position passive face au phénomène pubertaire, face à la métamorphose telle qu’elle est décrite par Kafka dans son roman du même nom. Un événement qui survient un jour, spontanément et contre lequel il est difficile de lutter. Dans ce roman, Grégor Samsa se trouvera contraint d’abandonner la lutte devant l’impossibilité de se représenter l’assouvissement des pulsions de plaisir. Alors jouer avec la mort et ses représentations ne peut-il pas être compris comme une tentative de retournement de la passivité, redevenir acteur de son moi. Une passivité face à la vie, l’adolescent n’a ni choisi de naître dans cette famille-là, ni à ce moment-là de l’histoire. Passivité face aux excitations libidinales qui surgissent de toute part et qu’il faut bien tenter de maîtriser. C. Chabert (2004) travaille autour de ces notions de passivité/activité dans Féminin mélancolique. Elle montre combien le travail de l’analyse à travers le transfert concerne bien le changement de position interne qui fait passer d’une passivité face aux excitations à une activité de représentation. Anna, dans une passivité intenable serait le réceptacle d’un rapproché incestuel, insoutenable, au sens de fusion des corps. Elle tenterait alors par ses mises en scène de se mettre à distance d’un engloutissement.
Telle Peau d’Âne qui se pare d’une autre enveloppe, d’une protection supplémentaire physique mais aussi physiologique. Un vêtement, une seconde peau psychique qui dans sa forme peut être un désaveu du corps dans sa réalité et sa sexualisation, le but étant d’annihiler le risque de la castration– comme Peau d’Âne – ou pour d’autres une seconde peau permettant une indifférenciation d’un espace moi-non-moi – comme Anna. Lorsque le corps est fétichisé, il permet, selon A. Birraux (1990) à l’adolescent de lutter contre des menaces de débordement pulsionnel et d’effondrement. Une odeur qui renforce la mise à distance de l’autre physique et psychique. D. Anzieu (1985) l’illustre admirablement bien à travers une cure analytique où il montre la fonction de l’enveloppe olfactive dans la construction psychique et sa place dans le transfert. Anna ne se lave pas – comme Peau d’Âne qui se pare d’une tunique malodorante –, elle repousse les intrusions familiales, et ne supporte pas leur intervention à l’égard de son hygiène. Ainsi, Perrault l’avait intuitivement repéré, cette nécessité de se forger une autre peau, peut-être sa propre peau, un instant, pour repousser l’image incestueuse de la relation œdipienne. Parfois ce lien parent-adolescent n’est pas culpabilisé comme le dit Ph. Jeammet (2004), « parce qu’il se fait dans l’inquiétude et non dans le plaisir partagé ». Et pour Anna, c’est bien de ça dont il s’agit, une sollicitude permanente avec une attention et une préoccupation maternelle omniprésente et intrusive. Anna ira jusqu’à faire des tableaux avec listes de ses symptômes positifs d’un côté et négatifs de l’autre pour sa mère. Afin qu’elle sache ce qu’elle a dans sa tête. Alors, en deçà du rapproché des pulsions plus archaïques de fusion avec l’objet, elle nous ramène au thème de la mort. La fusion jusqu’à la désintégration, peut-être est-ce là ces angoisses qui la terrassent et dont elle ne peut rien dire. Le retour aux origines, aux idées abortives de la mère. Une mère qui n’aurait pas été « suffisamment bonne » pour reprendre l’expression de D. W. Winnicott (1960) mais excessivement bonne. Un manque d’accordage affectif qui lui faisait anticiper tous les gestes de cette enfant et qui n’a pas laissé de place au manque, à l’absence, à l’hallucination du plaisir. Alors comment composer à l’adolescence avec ça et le réveil pulsionnel. Une mise en scène de ce corps, non représenté, au sens où F. Dolto (1984) l’entend, permet au moins cette mise à distance, cette construction d’une identité autre, à distance de l’objet au risque de sa perte.
D’un point de vue thérapeutique, cette mise en corps de la problématique n’est pas sans sens, elle nous éclaire sur le combat interne. La mise en place d’un cadre thérapeutique au sein duquel le transfert s’opère, a permis progressivement une mise en récit d’une histoire au prix d’une diminution des ornements et des costumes de scène. Au détour de certains passages à l’acte, les limites externes ont permis une ré-appropriation de la relation d’objet et dixit : « une renaissance ».
Nathalie est une jeune fille qui ne laisse pas indifférent. Elle est hospitalisée [2] dans un service de psychiatrie d’urgence, après une tentative de suicide médicamenteuse sans gravité physique.
Elle se présente en entretien médical « peu vêtue », laissant ses longs cheveux bruns et frisés descendre sur sa poitrine. Ses tenues témoignent d’un certain raffinement : des sortes de saris improvisés, qui n’ont rien d’étonnant chez cette amatrice de peinture et d’art en général.
Alors que son apparence attire l’œil, son discours semble absent. Nathalie est absorbée par une torpeur psychique, comme « ouatée ». Quand on la stimule, elle répond pourtant avec intelligence et vivacité mais de prime abord, elle semble « à côté » d’elle même sans que nous soyons préoccupés par une pathologie psychotique. En effet pour ce qui est de la nosographie, on dirait, en simplifiant, qu’elle souffre d’une dépression modérée à sévère, avec un trouble de la personnalité sous-jacent probable associé à quelques conduites boulimiques. Nous préférons parler d’une dépression rêveuse ou d’une présentation à l’autre clivée.
Sa présentation nous fait associer sur La Maja Desnuda de Goya, métaphore que nous filerons par petites touches, afin de souligner un des points essentiels qui touchent au cœur et au corps de la difficulté pour le praticien de comprendre sans abandonner ou d’intervenir sans se méprendre.
En effet, qui est donc Nathalie ? L’aînée d’une fratrie de deux, secondée par un frère de quelques années plus jeune qu’elle, vivant dans une grande ville française depuis toujours. Ses deux parents travaillent et même beaucoup, ce qui procure à la famille une aisance financière manifeste et un bain culturel riche qui nourrit l’enfance de Nathalie. Ce bain culturel a fait malheureusement office de contenant affectif moins du fait de l’absence matérielle des parents que de leur grande inhibition affective liée à leur propre histoire à chacun. Cette distance encore palpable à l’heure actuelle dans les entretiens familiaux, s’est tragiquement conjuguée avec une histoire de probable inceste de la part d’un oncle maternel, inceste qui aurait eu lieu récemment c’est-à-dire au sortir de la puberté de Nathalie. La judiciarisation est en cours. Sa vie sexuelle, qui semble avoir débuté sous ces auspices regrettables, ne s’est pas « congelée » pour autant. De multiples partenaires, deux IVG, des prises de risques non négligeables, viennent ponctuer son parcours sans attachement amoureux.
Du point de vue scolaire, comme nous l’avons suggéré, cette jeune femme est brillante, quoiqu’ ayant redoublé une classe de lycée, et s’apprête à se lancer dans des concours pour de grandes écoles d’art. Elle peint, dessine et sculpte.
Quand nous regardons Nathalie, nous pouvons y voir la figure d’une Maja, figure qu’elle ne pouvait ignorer tant sa culture artistique semblait solide. Cette identification confinait au mimétisme et n’était (malheureusement) pas du domaine du jeu, mais déployée avec une constance rebelle. Les équipes infirmières devaient intervenir régulièrement afin de protéger du regard des autres, le corps exhibé de Nathalie. Il y avait une exception notable dans sa présentation physique désinhibée : elle semblait « s’occuper » d’un jeune patient du service avec beaucoup d’empathie et une solide distance qui lui permettaient de quitter son « habit de Maja ». Cela nous laissait penser qu’il y avait sans doute avec son jeune frère une relation de bonne qualité, dans laquelle elle avait un probable rôle maternel auxiliaire ou principal. En entretien, assez rapidement, le temps du recueil anamnestique et du début d’élaboration a laissé la place à un dirigisme médical en ce qui concerne la protection de son intégrité physique (mesure de prophylaxie anti-MST, information sur la contraception, prescription d’examens complémentaires biologiques). Elle donnait l’impression d’avoir cédé à l’autre le contrôle de son corps : pas de contraception, pas de protection, et même peu de vêtements.
Son discours « passif » accompagnait cette offre-à-voir pléthorique. L’idée qui nous venait était qu’elle était « à côté » d’elle même, et à « côté » de son corps, comme s’il n’était pas un corps propre, ou comme si certaines de ses parties (et notamment les parties libidinalisables) n’étaient pas « psychiquement perfusées ». Elle pouvait bien tout montrer puisqu’elle en était dépossédée, l’autre pouvait en avoir l’usufruit, comme s’il s’agissait d’un corps public. Il peut y avoir le même saisissement quand on voit cette Maja Desnuda, ne rien mettre en scène d’autre que sa nudité réaliste, un corps clivé du visage qui n’est peut-être même pas le sien. Là où Goya met en scène à « l’aide » d’un corps et d’un visage distincts, Nathalie dévitalisait son expression émotionnelle. C’était bien l’Autre qui devait faire avec son excitation, c’était à l’équipe, aux autres patients, aux médecins de ressentir et de contenir des affects exclus du discours mais forclos dans son corps.
Elle avait bien à nous « dire », mais à la manière d’un modèle, jeune femme « modèle » telle qu’elle a pu être, maman « modèle » telle qu’elle a dû être, maîtresse « modèle » dépossédée de son corps séxué lors de son éclosion : elle avait à nous dire en silence et dans le saisissement.
À la manière du couple Maja Desnuda/Maja Vestida, Nathalie donnait à voir ou cachait son corps. Mais elle n’avait d’autre costume que la nudité. Finalement habillée, elle pouvait passer inaperçue, on peut même imaginer qu’elle se figurait que notre attention soignante aurait diminué. Elle savait déjà incarner une figure maternelle rassurante, contenante, mais au prix d’une grande solitude et ce, depuis longtemps. Quand on voit la Maja Vestida, finalement tout aussi suggestive, sinon plus que sa version dénudée, on peut imaginer ce qui manque à Nathalie : toute cette partie du jeu possible parce que la Maja était protégée, son identité était protégée par l’artifice du visage Vestido, et parce que les temps européens révolutionnaires lui donnaient une légitimité culturelle et historique incontestable. Loin des mises en scène des nus antérieurs (scènes religieuses, nudité aseptisée), on pouvait assister au renouvellement du récit pictural et figuratif parce qu’elle s’était « déshabillée au bon moment (historique) et au bon endroit (artistique) ». Les poils pubiens visibles sur la Maja Desnuda fondent une sorte de « puberté » de la représentation du nu à sa place et en son temps.
A contrario pour Nathalie : pas de place pour l’ajustement des représentations et des distances avec l’autre sexe, ni le temps indispensable de fantasme et d’intégration de cette effraction pubertaire qui vient relancer un débat clos mais pas forclos par la latence. En ce sens, elle est une anti-Maja, comme une simple capture spéculaire du corps sexué, non intégré à une histoire qui s’écrit avec sa participation mais qui est écrite par l’autre et notamment l’autre incestueux. Et il est d’ailleurs certain que cette agression incestueuse fait écho à sa fragile construction œdipienne dont une des figures, à savoir son père d’un caractère obsessionnel, distant, froid n’a pu/su marquer les tournants historiques que par des manifestations désaffectivées comme si l’affect était en soi indicible ou dangereux.
C’est dans ce contexte de corps mis en scène pour être mis en vente au plus ou moins offrant (le masochisme de Nathalie étant souvent à l’œuvre) que nous devions situer notre fonction thérapeutique. Face à ce corps in-croyable il nous a fallu réagir. Nous avons mis de côté notre appareil à associer, nous l’avons remisé par devers nous, c’est-à-dire dans le travail clinique d’élaboration collective, en assurant une sorte d’étanchéité entre nos interprétations et notre dire. Car ce qui pourrait se dire, pourrait ne pas être entendu et même pire, être pris pour argent comptant, comme un costume de plus pour Nathalie dans lequel elle pourrait se draper et ne ressortir peut-être jamais. En effet, les pathologies de l’agir ont souvent comme pendant « négatif au sens photographique », les personnalités faux-self dont on sait qu’elles ne protègent de pas grand-chose en dépit de la quiétude symptomatique apparente. L’action est bien plus parlante, au sens de la parole « pleine » d’un Autre à une patiente qui redevient sujet. Et nous de nous étonner simplement de son absence de contraception, de son absence de vêtements en tant que tels, des divers dé-règle-ments dans sa vie quotidienne (horaires de repas…), de son retard de règles actuel dont elle ne semble pas faire grand cas, de son désinvestissement scolaire alors que son désir artistique est une probable activité étayante. Toute cette activité bien peu interprétative, nous a semblé riche d’enseignements.
Nathalie a commencé à s’agacer de nos remarques et questions ras les pâquerettes, dont le côté éducatif a rencontré une forte résistance de sa part sur le mode « de-quoi-j’me mêle ». Et quelque chose d’une position adolescente qui défend son pré carré d’autonomie, son espace corporel et psychique s’est rejoué avec nous, le tiers de la position médicale aidant, elle a pu nous renvoyer à nos chères études et quitter ainsi cette dis-position dans laquelle elle s’apparentait non pas tant à une Maja desnuda qu’à une Maja absente. Pour autant elle restait assez déshabillée mais plus des-habitée, elle avait au moins rejoint les limites du corps qu’elle exposait, en commençant à le revendiquer dans un discours libertaire fragile mais témoignant au minimum d’une reperfusion psychique de celui-ci. Notre souci de protection a été dit en plusieurs actes, moins dans le réel, que dans ce théâtre relationnel que Nathalie avait quitté pour se réfugier dans une objectivation masochique de son identité. Il nous semble capital qu’elle ait pu réinvestir cet espace transitionnel de la culture à travers une sorte de débat d’idées autour de la liberté sexuelle, comme une porte d’entrée en scène.
Car s’il s’agit de jouer avec son corps, il faut pour le moins l’habiter et Nathalie commençait à peine.
5Au regard de ces deux histoires cliniques, que peut-on dire de la position du clinicien ? Ces jeunes filles expriment à travers la mise en scène de leur corps une certaine partie de leur histoire. Alors que notre regard se laisse porter par leurs attitudes, leurs ornements ou l’absence de parure, notre esprit s’évade. Il nous est alors possible d’associer sur leur façon d’être, de se présenter, avec des œuvres (re)connues, avec nos références culturelles et notre propre vécu. Il y aurait alors un sens à cette scénarisation. Pourtant, le clinicien n’a pas la même réaction face à ses/ces deux présentations. S’il y a capacité de rêverie pour reprendre l’idée de W. R. Bion (1963), pour l’une, Anna, il semble que l’on puisse lui en retranscrire quelque chose, au contraire de Nathalie. Le clinicien aurait donc un appareil à penser les pensées, où la transformation de ce qui a été projeté par la patiente sur le clinicien pourrait être introjecté par l’une mais pas par l’autre. À ce stade de leur parcours, la première pourrait bénéficier de la relation contenant-contenu alors que l’autre ne le pourrait pas. Il semblerait que la seconde induise des pensées qui conduisent à l’action plus qu’à la possibilité de rendre les représentations. Pour l’une la fonction bêta serait transformable en fonction alpha, pour l’autre cette transformation ne pourrait se faire.
6Le corps « en culture », porté par des représentations, nous semble important à mettre en lumière. Et ce n’est pas seulement ce qui en est dit par le sujet qui importe, mais aussi ce qui est dit dans le corps à corps soigant-soigné, au travers de la mise en scène clinique. Cette convention de la situation clinique qui rend la parole encore plus « obligatoire », tel un passage obligé « du dire », n’aide certainement pas le patient, en particulier à l’adolescence, à jouer avec ses représentations. Bien souvent, il y a ce qui nous est dit de corps à corps qui nous fait penser et prêter notre appareil à penser au patient.
7Le corps du patient fait penser et des associations nous viennent. La qualité de celles-ci représente une partie du problème. Tantôt ces associations racontent une histoire (Peau d’Âne, la métamorphose), tantôt les associations saisissent comme un tribunal clinique, elles sont en actes.
8Quand Anna habille, recouvre, maquille, cache, on peine à y voir clair, mais une histoire entêtée nous est racontée, comme une énigme portable, comme si elle était une nomade obligée de transporter à même le corps toutes ses affaires et ses souvenirs, fuyant probablement une souffrance ancienne mais encore vive.
9Mais Nathalie nous inquiète un peu plus. Elle ne saurait jouer facilement avec tout cela. Il n’y a rien de drôle, rien de triste non plus, rien de possible, mais une terne matérialisation d’un impensable (l’inceste). Son corps n’est ni caché ni joué, il est jouet d’un autre tout puissant. On a perdu là les repères imprécis et nécessaires de l’espace transitionnel, espace dans lequel le corps de l’adolescent entre, à la faveur de son étrangeté pubertaire nouvelle. Cet espace ne peut appartenir à l’autre (séduction massive par l’autre sexe, inceste dans le cas de Nathalie), ni rester étanche à l’autre (refus pubertaire des anorexiques par exemple).
10Que la Maja Desnuda vienne associée à l’image de Nathalie nous rend un fier service. Car il y a bien une expérience culturelle, ou plus simplement dit, il y a bien de la vie, dans cette dure trajectoire qu’emprunte Nathalie (Winnicott, 1971). Son corps nous parle bien même à travers ce tableau de Goya. Il nous parle d’une forme de révolte, de colère contre un ordre établi. Il nous parle également d’une forme de quête/dissimulation de l’affect. Mais simultanément, il traduit l’impact et le saisissement de ce qui pourrait nous réduire à ne rien dire. Et pourquoi pas ? Nous nous sommes cantonnés à protéger Nathalie des conséquences de ses agirs dangereux, à les nommer comme tels, à repérer en quoi ils pouvaient lui nuire. Nous avons souligné les dommages causés à son envie de vivre, à sa créativité. Ces paroles sont en actes. Car il s’agit pour nous de redonner vie à ce corps pensé (pensé certainement dans une forme de souffrance, de haine, de rejet), plutôt que de nous adresser bille en tête à « l’appareil à penser » de Nathalie. C’est en cela que nous pouvons dire de certains corps de patients qu’ils font parler plutôt qu’écouter et exigent de la part du clinicien qu’il descende de sa hauteur clinique, et manifeste son inquiétude immédiate, signifie les limites du hors-jeu avec soi-même, pour que, précisément, il puisse peut-être s’instaurer un jeu, un jour.
11Ainsi, une fois le décor et ses frontières posés, nos patientes se seront faites les représentantes d’une mise en scène nous rappelant les contes transmis par nos grand-mères, tel Peau d’Âne, ou nous aurons ré-imprégnés de l’atmosphère confinée de l’atelier du peintre. Au rythme des associations, au détour des modes et des problématiques actuelles, ces monstrations auront eu le mérite de nous faire parler, penser et peut-être même avancer.
Bibliographie
Bibliographie
- anzieu d. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod, 1995.
- bion w. r. (1963). Éléments de la psychanalyse. Paris : PUF, 1979.
- birraux a. (1990). L’adolescent face à son corps. Paris : PUF.
- chabert c. (2004). Féminin mélancolique. Paris : PUF.
- dolto f. (1984). L’image inconsciente du corps. Paris : Le Seuil.
- fournier m. (2004). Souci du corps et sculpture de soi. In : Dossier : L’individu hyper moderne : vers une mutation anthropologique ? Sciences humaines, 154 : 44-46.
- francq i. (2005). Le Mal adolescent. Le Monde des religions, mars-avril : 26-29.
- jeammet ph. (2004). L’adolescent et la mort. In : A. Braconnier, C. Chiland, M. Choquet (Éds.), Idées de vie, idées de mort. Paris : Masson.
- le breton d. (2002). La vie en jeu pour exister. L’adolescence à risque. Autrement. 211.
- winnicott d. w. (1960). La théorie de la relation parent-nourrisson. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, pp. 237-256.
- winnicott d. w. (1971). La localisation de l’expérience culturelle. In : Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, pp. 132-143.