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Article de revue

Du corps à la psyché : thérapie groupale corporelle avec des adolescents hospitalisés

Pages 417 à 426

Notes

  • [1]
    Précisons encore la distinction que nous tentons de faire entre « sensation » et « perception ». La sensation est l’expression physique d’un stimulus qui peut être purement sensorimoteur ou qui peut s’organiser sans la présence de l’objet externe. La recherche de sensations comme but en soi, sans lien, sans ouverture ne donne aucun « sens au sens », elle reste vide de toute expression psychique. Nous considérons la sensation comme une « nourriture » de base de la pensée. Si nous nous référons au monde sensitif du bébé, son univers corporel est traversé de sensations agréables ou désagréables qui, petit à petit, s’organisent pour se représenter et se lier à des pensées, ceci dans un ancrage interactif, relationnel. « Le corps du bébé, sa sensorialité et sa part personnelle nécessitent le détour par l’autre pour pouvoir prendre sens et s’inscrire dans une véritable activité de représentance permettant de faire le lien des sens au sens » (Golse, 2002, p. 29). La perception, elle, est déjà en lien avec la représentation, comme une prise en charge par le « moi-corps » de la sensation brute, le corps physique pouvant représenter un support projectif du « corps psychique » ; mais la perception n’est pas encore une mise en mots ou en image.
  • [2]
    Ph. Jeammet, communication personnelle.
  • [3]
    Roussillon, 1999, p. 172.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    F. Ladame, communication personnelle.

1Nous souhaitons présenter l’expérience d’un groupe à médiation corporelle dans le cadre d’une co-thérapie psychiatre/psychomotricienne dans une unité d’hospitalisation psychiatrique pour adolescents. À dessein, nous n’aborderons pas ici les difficultés liées au travail psychique nécessaire à l’adolescence pour renoncer à son corps d’enfant, ni la réactivation du conflit œdipien, la chute de l’omnipotence infantile et les nouveaux investissements indispensables pour la construction de l’identité.

Concept de travail et définition de la thérapie psychomotrice

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L’expérience sensorielle, le corps dans son éprouvé, les représentations liées à ce ressenti sont autant de repères structurant la prise en soin psychomotrice. Cette thérapie s’intéresse à l’image du corps à la fois dans une réalité sensorimotrice et dans un vécu fantasmé. Il s’agit donc d’une lecture du corps en référence à sa double appartenance biologique et psychique, précisant ainsi les liens entre le corps réel, porteur du symptôme, et le corps imaginaire, signifié, de l’histoire corporelle du sujet.
Les thérapeutes en psychomotricité sont extrêmement attentifs à l’attitude tonique des patients : tension globale exprimée, instabilité ou inhibition psychomotrice, risque de passage à l’acte auto- ou hétéro-agressif, tout comme ils le sont à leur propre tonus afin que celui-ci soit vécu par les patients comme hypostimulant, pare-excitant. L’engagement corporel du soignant devient donc primordial. L’intérêt que nous portons à ce que dit le patient dans son attitude tonique et dans sa sensorimotricité nous permet de mesurer ou du moins d’approcher son activité de défense, ses résistances par rapport à l’objet. Les concepts de « dialogue tonique » ou de « relation tonico-émotionnelle » sont donc fréquemment utilisés dans la théorie psychomotrice mais nous pourrions plus simplement les remplacer par le terme de « langage corporel ».

Pratique et clinique du groupe

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Les patients que nous recevons à l’unité d’hospitalisation psychiatrique pour adolescents souffrent essentiellement de troubles du comportement de nature impulsive, avec des passages à l’acte auto- ou hétéro-agressifs, de troubles de l’humeur ou de troubles psychotiques. Chez la plupart d’entre eux, les sensations corporelles, aussi simples soient-elles, ne peuvent pas emprunter les voies psychiques habituelles qui les conduiraient à être perçues puis représentées. À l’inverse, elles sont « déchargées » de manière sensorimotrice sous forme de passages à l’acte ou de somatisations. Il semble ne pas y avoir de possibilité, en tout cas dans le moment de l’hospitalisation, d’appropriation ou du moins de réappropriation psychique des sensations ou des perceptions corporelles [1]. Ces dernières ne sont pas « ré-injectées » sur un mode de pensée, d’élaboration, donc ne semblent pas inaugurer un processus d’intégration à la vie psychique. C’est à nouveau comme si le corps devenait extérieur à cette vie psychique.
Nous proposons à ces patients un travail groupal à médiation corporelle. Ce dispositif permet une approche thérapeutique visant à identifier et mettre en mots des sensations puis à élaborer les perceptions associées, tout en maintenant un cadre dont nous supposons que la structure prévient les risques d’effondrement narcissique liés à la levée de certains clivages. Notre but n’est pas d’exposer les éprouvés sensoriels au vécu traumatique : nous recherchons un accès à la représentation des perceptions. Le cadre que nous mettons en place est hypostimulant donc pare-excitant. Il fait appel à la sensorimotricité tout en évitant l’envahissement du moi et l’effraction des limites psychiques.
Le groupe que nous avons mis en place dans l’unité est hebdomadaire, semi-ouvert et d’une durée d’une heure. Les adolescents ont préalablement une rencontre individuelle d’évaluation, soit avec le médecin, soit avec la psychomotricienne, au terme de laquelle est posée l’indication à participer au groupe. La décision ultime est prise lors d’une réunion d’équipe incluant tous les soignants de l’unité. Le but thérapeutique de ce groupe est d’offrir aux adolescents un espace dans lequel le langage du corps puisse s’écouter et s’exprimer. Ce corps qui est en train de se transformer, ou qui a déjà mûri, possède son langage propre qu’il s’agit de redécouvrir. Que peut-il nous dire ? Comment l’écouter ? Comment entre-t-il en relation avec les autres ? C’est un espace où chacun peut apprendre à écouter ses émotions, à les apprivoiser, à réagir en fonction d’elles. La visée psychanalytique de ce travail pourrait être explicitée ainsi : aider l’adolescent à déplacer la scène de ses émotions et de ses affects de l’espace externe à son espace interne.
Les exercices à médiation corporelle concernent le mode sensitivo-perceptif du corps (ressenti corporel à un niveau afférentiel, tension, détente, rythme respiratoire, douleur...) comme son mode expressif (expressivité corporelle, expressivité émotionnelle...). Nous travaillons, si possible de façon proportionnelle, des exercices de mise en mouvement du corps comme des exercices de position corporelle passive. De plus, les situations de « mise en jeu corporelle » (travail en situation de relaxation, travail sur le thème ouverture/fermeture, tension/détente, travail sur la représentation du corps à partir d’images, sur le thème accueil/séparation, sur la défense de son territoire, travail sur le toucher au niveau du dos par l’intermédiaire d’une balle...) proposent aux patients des expériences permettant d’aborder différents thèmes propres aux difficultés de l’adolescence.
Concernant la rythmicité d’une séance, nous proposons différents temps ponctués de la façon suivante :
1ère séquence : Confortablement installés en cercle sur des coussins, les participants, y compris les soignants, traduisent en quelques mots le ressenti du moment (une sensation corporelle, éventuellement une émotion).
2ème séquence : Nous proposons ensuite un exercice dit de « centration » qui va appuyer, confirmer le ressenti préalablement verbalisé ou, tout au contraire, mettre le patient en contact avec une sensation, un vécu corporel nouveau.
3ème séquence : Vient un temps de mise en jeu corporelle active ou passive mais avec des consignes impliquant la relation à autrui. Par exemple : guider ou se laisser guider dans l’espace de la salle (yeux ouverts, fermés, dos à dos, main contre main...) ; définir chacun son espace et essayer de communiquer avec l’espace d’autrui ou, au contraire, essayer d’envahir l’espace de l’autre ; représenter, mimer une émotion en utilisant autrui dans une sorte de mise en scène ou un jeu de rôle ; massage du dos d’autrui par l’intermédiaire d’une balle.
4ème séquence : Enfin, un temps de relaxation. Différentes techniques peuvent être utilisées (Jacobson, Schultz, Ajuriaguerra...), le but étant une intégration et mise en lien des différents vécus (personnel, groupal) de la séance.
Ces différentes séquences sont bien évidemment ponctuées par des temps d’échange verbal fortement guidés par la triade sensation-perception-symbolisation.

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Cornelia est une jeune fille de dix-sept ans hospitalisée pour une pathologie de l’agir avec tentatives de suicide, abus répétés d’alcool et état dépressif majeur. Elle consomme de l’alcool dans un but anxiolytique et attaque son corps par scarification lorsque les pensées suicidaires s’avèrent envahissantes et peu contrôlables (angoisses d’abandon et de morcellement). Dès le début de son séjour à la clinique, le suivi psychomoteur s’oriente vers des séances groupales. L’indication de groupe est surtout posée en raison d’un vécu intrusif lors des séances individuelles, la psychomotricienne étant associée à une « fouineuse », pour reprendre le terme employé par la patiente, et le travail à médiation corporelle vécu comme pouvant trahir ses réactions défensives. D’emblée, nous associons le corps-défense de Cornelia à la solidité et l’imperméabilité d’une armure.
Dans le dessin de l’image de son corps qu’elle fait en début de séjour, la patiente figure un cœur brisé et une souffrance intérieure masquée par une épaisse carapace (elle détruit par ailleurs sa production). Cornelia dit ne pas vouloir se confronter à cette souffrance et préférer l’anesthésie. Pour les soignants, le risque d’effondrement est très important, tout comme le risque de passage à l’acte.
Contrairement aux séances individuelles de psychomotricité, la patiente investit positivement le groupe où, paradoxalement, l’engagement corporel demandé est conséquent. Il semble que la dynamique groupale lui procure une possibilité d’étayage et devienne de ce fait rassurante. Le cadre de co-animation semble aussi sécurisant car il procure une plus grande confiance envers les soignants présents. L’angoisse d’intrusion vécue en début d’hospitalisation s’amoindrit pour laisser place, petit à petit, à une plus grande réceptivité à ses souffrances mais aussi à sa sensorialité et à sa créativité. Nous sommes surtout frappées par la possibilité de Cornelia de reconnaître ses difficultés corporelles, psychiques et relationnelles au sein d’un groupe et par l’aisance avec laquelle elle finit par exprimer librement son vécu, sans avoir recours à ses moyens de protection habituels, à savoir la « coupure relationnelle » (qui se manifeste par des paroles brutales et agressives) ou les comportements hypomaniaques et « excités ».

Règles thérapeutiques et cadre

5Le cadre, son maintien et sa cohérence, constitue un élément majeur de l’espace thérapeutique, car nous travaillons avec des patients en manque de repères internes et dont les principales difficultés se situent dans l’effort à fournir pour s’approprier leur ressenti qui servira ensuite à construire leur sentiment d’identité. L’espace thérapeutique doit donc être assez solide pour que les patients osent s’approcher de leur monde interne. Nous proposons donc un cadre stable, ferme et calme. Les thérapeutes cherchent à maintenir tout au long du groupe une position d’accompagnement pare-excitante, afin de restaurer au mieux une forme d’environnement maternel primaire contenant. Lorsque le pare-excitant manque, il existe un risque très élevé de réactivation d’éléments traumatiques et ce d’autant plus que nous avons à traiter du corps et de son « langage ». Nous avons par exemple réalisé, lors d’un exercice de relaxation, que lorsque les directives « imposent » des images liées à des émotions (par exemple : « Cherchez comment vous vous sentez physiquement lorsque vous êtes tristes » ou bien « Pensez à une image qui vous fait peur »), les participants vivent en général nos propos comme une intrusion, avec le sentiment qu’ils ne peuvent échapper à l’envahissement de ces images. D’où une montée de l’angoisse, des comportements d’opposition, une menace d’effondrement de l’unité du moi. En revanche, lorsque le temps de relaxation reste simplement centré sur les sensations et la détente, le mal-être peut facilement être vécu puis évacué pour retourner à la détente et au « portage » de la voix de l’animateur qui peut devenir alors un contenant rassurant. « Quand on impose des images, cela peut être vécu comme une imposition face à laquelle le jeune est obligé de se défendre »[2]. De manière générale, nous considérons crucial de trouver le bon « dosage » de la présence des thérapeutes, afin d’être assez présents pour être investis comme source de plaisir à partager, sans devenir une source d’excitation non maîtrisable qui renforcerait les défenses (nous pensons surtout au clivage et à l’identification projective). Nous espérons que cet environnement pare-excitant permette d’assouplir le clivage entre les représentations et des parties clivées du moi plus inscrites comme des traces mnésiques corporelles que réellement représentées. Par ailleurs, « pour symboliser ou développer une capacité représentative il est nécessaire que la quantité d’excitation à lier par la symbolisation soit relativement modérée et qu’elle n’excède pas les capacités de l’infans » [3]. Ici, l’excitation est comprise comme la perturbation psychique qui suit la séparation ou l’absence de l’objet après un contact nourrissant avec lui.

6Autre axe important de la conduite du groupe, les thérapeutes donnent une autorisation à sentir et à exprimer les sensations ou perceptions. Ils maintiennent tout au long du groupe une attitude qui valide des sensations verbalisées et exprimées par les patients. Le patient est invité constamment à être attentif à ce qu’il vit sur le moment et les thérapeutes doivent donc accueillir, si possible répondre, renvoyer au patient que l’expression de son vécu a été entendue. Lorsqu’il en a l’intuition clinique, surtout lorsqu’il connaît un peu son histoire et ses modes de défense, le thérapeute peut même aider le patient à faire un pas de plus dans la représentation du vécu corporel en l’invitant à l’association d’idées ou d’images. Par exemple : « Il y a peut-être d’autres situations de la vie quotidienne dans lesquelles vous ressentez la même chose », « Comment ce ressenti vous donne-t-il envie de réagir ? », « Quelle serait la manière la plus confortable pour vous de calmer cette excitation ? ». L’intervention verbale des thérapeutes doit s’accompagner d’un objectif : venir compléter le vécu absent des patients, les « trous » représentatifs. Pour cela, elle doit être personnalisée en fonction du patient et de ses difficultés propres. Évidemment, la priorité des thérapeutes reste de permettre au patient de s’exprimer le plus spontanément possible.

7Le groupe est structuré de façon à ce qu’il y ait au moins un temps de partage verbal en début de séance et à la fin. Il arrive que les thérapeutes décident en cours de route d’ajouter un moment d’échange verbal entre les exercices, surtout s’ils sentent que les patients expriment des émotions difficiles, si les interactions sont trop excitantes ou si un recadrage semble nécessaire avant de passer à un autre exercice. Ces moments d’échange verbal ont plusieurs visées thérapeutiques : c’est un moment où l’adolescent peut apprendre à parler en son nom propre et prendre conscience de la tendance, naturelle à cet âge, à généraliser aux autres. Cet effort de personnaliser les propos est très difficile à effectuer pour les adolescents qui préfèrent s’étayer par identification au groupe de pairs. Ce travail d’appropriation du « Je » permet également d’insister sur l’importance de la démarche de séparation/individuation que les adolescents sont en train de vivre. Ils peuvent profiter de cet espace pour s’ancrer un peu plus dans leur vie à travers l’appropriation de leurs sensations (mon corps est à moi, lui seul ressent cela en ce moment). Cet effort constant des thérapeutes à recentrer l’attention des patients sur leurs perceptions permet de mettre en lumière que les perceptions et les représentations n’appartiennent qu’au sujet, et que c’est justement cette particularité qui le fait exister. Afin que l’attention reste fixée sur ce travail qui part des sensations corporelles, il est aussi nécessaire de ne pas trop rapidement intellectualiser ou céder à la tentation de donner un sens aux sensations exprimées. À l’inverse, il est important de rester dans une attitude d’observation, de description et de mise en mots des sensations. Il arrive d’ailleurs souvent que les moments de partage prennent plus de temps que prévu car nous travaillons avec des patients qui n’ont pas l’habitude de chercher à utiliser les mots pour se faire comprendre. Parallèlement, il est important d’intervenir lorsque les patients apportent un matériel qui inclut une demande de réponse.

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Lors d’une séance, Cornelia s’exprime ainsi : « Moi, je suis nerveuse car je n’aime pas cet exercice ; je sais qu’il n’y a aucune position où je me sente détendue. » Elle semble confrontée à l’échec inéluctable et risque de développer une réaction de stress. Son affirmation contient une demande de réassurance ou une demande de mise en sens, de mise en lien. La thérapeute reprend en validant : « Lorsque vous vous sentez bien, c’est quand vous êtes en compagnie ? » La soignante aurait pu aller plus loin : « Lorsque vous êtes seule avec vous-même, c’est lorsque vous êtes mal dans votre peau ? » et faire ainsi prendre conscience à Cornelia de son besoin addictif des autres (ou d’alcool) pour ne pas ressentir de sensations désagréables, ainsi que son isolement/retrait lorsqu’elle ne peut plus cacher son malaise par un faux-self. Dans ce contexte précis, la soignante s’est abstenue de poursuivre car elle a estimé que l’état de fragilité de Cornelia l’empêchait de penser à sa « solitude » sans que l’angoisse associée ne la désorganise.

9Autre particularité du cadre : les deux thérapeutes ont un rôle légèrement distinct dans le déroulement des séances. Une des thérapeutes participe activement dans les différentes mises en jeu corporelles tandis que l’autre adopte un rôle plus extérieur et devient garante du cadre. À l’arrivée de chaque nouveau participant dans le groupe, nous prenons un temps pour expliciter cette particularité, surtout afin d’éviter que le thérapeute « observateur » ne soit vécu comme persécuteur, comme juge surmoïque. En général, nous présentons les choses aux patients comme suit : « Madame Biéler (ou Madame Charpine) aura, par moment, plus une position d’observateur du groupe, et va être là pour m’aider, en étant attentive à ce qui se passe dans le groupe y compris à ce qui se passe en elle-même. Elle a donc la possibilité de nous informer sur ce qu’elle perçoit, sur ce qui semble se jouer dans le groupe. Elle peut intervenir s’il y a des choses qui la frappent. »

10L’observatrice peut amener une pensée, un affect, des images (traductions de l’affect sous forme de représentations) qui enrichissent, alimentent le processus de mise en lien pendant l’exercice et pendant le temps de partage. Le regard de l’observateur, s’il est dépouillé de toute connotation jugeante, peut être vécu comme une enveloppe sensorielle, un contenant corporel. Il a aussi pour fonction de représenter le tiers, celui dont la présence est indispensable à l’avènement de la représentation ; « […] on s’accorde à penser que la qualification par l’objet maternel de sa référence ou de son désir pour un tiers, permet au sujet de sortir de la spécularité pré-symbolique et anti-symbolisante » [4].

11Enfin, lors de leurs interventions dans les moments de partage, les thérapeutes font référence à leur propre ressenti corporel et/ou émotionnel, ici et maintenant, de manière simple et concise (par exemple : « Aujourd’hui, je sens une tension entre les épaules », ou bien « Aujourd’hui, j’ai des difficultés à trouver mon calme »). Nous pensons que cette attitude thérapeutique particulière peut permettre à l’adolescent de s’identifier à l’adulte tout en ayant le choix de refuser cette identification et de se construire « contre », en opposition à cette figure adulte. Aussi les thérapeutes (en tant que figures transférentielles parentales) peuvent-elles montrer l’exemple du lâcher-prise, exprimer l’idée qu’il n’y a pas de danger particulier à dire ce que l’on ressent ou à être accueilli dans le groupe avec sa particularité du moment. À notre avis, c’est aussi un accompagnement plus actif et impliqué dans la reconstruction de la représentation du corps pour l’adolescent. Il nous semble important de souligner l’implication psychocorporelle des soignants dans ce cadre thérapeutique. Ces derniers se doivent d’être réceptifs aux différents vécus corporels chez le patient, à la façon dont sont marqués, dans le corps de l’adolescent, un certain nombre de conflits intrapsychiques, tout en étant en lien avec leurs propres perceptions. Les thérapeutes sont confrontés à des situations dominées par l’agir, dans une position où le contact direct, visuel avec le patient est omniprésent. Ils doivent maintenir un cadre qui permette de canaliser le sensorimoteur et le perceptif vers la pensée tout en écoutant leur contre-transfert corporel. « En mettant en mouvement son corps propre, on convoque derechef les émotions, les affects, avec un risque de débordement, c’est-à-dire que le thérapeute pourrait être submergé par un mouvement qu’il ne contrôlerait plus. D’ailleurs, du côté du patient, si l’on indique des thérapies à médiation corporelle, c’est bien dans l’idée de susciter un mouvement qu’on ne pourrait pas saisir autrement chez lui. Au sein d’un groupe de psychomotricité, comme celui dont il est question ici, une contenance est assurée par le fait que les thérapeutes sont au minimum deux et qu’il y a un encordement possible de l’un à l’autre. Un autre garde-fou essentiel est constitué par l’expérience thérapeutique personnelle du thérapeute, de type analytique, ou mieux, une analyse personnelle qui fonctionne aussi comme un contenant, un cercle de contenance à l’intérieur de la psyché du thérapeute » [5].

12Au lieu de considérer la destructivité qui s’exprime dans le comportement des adolescents gravement malades seulement comme un échec de l’accès à la représentation, on peut se demander si ce chaos, souvent exprimé par le corps, n’est pas justement une porte ouverte à l’action thérapeutique. Celle-ci aurait comme visée une fonction réorganisatrice et facilitatrice des représentations, puisque chaque acte dit quelque chose de celui qui l’agit. Ce rapport au corps fortement empreint de destructivité pourrait-il être envisagé comme une tentative de ressaisissement de soi, de délimitation de soi ? Il s’agirait alors, pour les thérapeutes, de mettre l’accent sur le sens des passages à l’acte afin que l’adolescent puisse prendre conscience de ses besoins psychiques de limites. Cette prise de conscience minimiserait le risque de dépendance aux percepts et à l’autosensualité pour laisser peu à peu place à la relation d’objet dans l’organisation de son monde interne. Pour nous, cette expérience de thérapie groupale s’inscrit dans un accompagnement corporel de la pensée.

Bibliographie

Bibliographie

  • golse b. (2002). La vie sensorielle, la clinique à l’épreuve des sens. Paris : PUF.
  • roussillon r. (1999). La fonction symbolisante de l’objet. In : Agonie, Clivage et Symbolisation. Paris : PUF, pp. 169-185.

Mots-clés éditeurs : sensation, perception, ressenti soignants-soignés, thérapie à médiation corporelle

https://doi.org/10.3917/ado.052.0417

Notes

  • [1]
    Précisons encore la distinction que nous tentons de faire entre « sensation » et « perception ». La sensation est l’expression physique d’un stimulus qui peut être purement sensorimoteur ou qui peut s’organiser sans la présence de l’objet externe. La recherche de sensations comme but en soi, sans lien, sans ouverture ne donne aucun « sens au sens », elle reste vide de toute expression psychique. Nous considérons la sensation comme une « nourriture » de base de la pensée. Si nous nous référons au monde sensitif du bébé, son univers corporel est traversé de sensations agréables ou désagréables qui, petit à petit, s’organisent pour se représenter et se lier à des pensées, ceci dans un ancrage interactif, relationnel. « Le corps du bébé, sa sensorialité et sa part personnelle nécessitent le détour par l’autre pour pouvoir prendre sens et s’inscrire dans une véritable activité de représentance permettant de faire le lien des sens au sens » (Golse, 2002, p. 29). La perception, elle, est déjà en lien avec la représentation, comme une prise en charge par le « moi-corps » de la sensation brute, le corps physique pouvant représenter un support projectif du « corps psychique » ; mais la perception n’est pas encore une mise en mots ou en image.
  • [2]
    Ph. Jeammet, communication personnelle.
  • [3]
    Roussillon, 1999, p. 172.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    F. Ladame, communication personnelle.
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