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Article de revue

Adolescence et psychosomatique

Pages 403 à 415

Notes

  • [1]
    Deburge, 2003, Communication personnelle.

1Classiquement, le symptôme psychosomatique est « bête », contrairement au trouble de la conversion hystérique qui avait permis à Freud de sonder la profondeur et la logique implacable et secrète de la psyché.

2Pour quiconque a l’habitude de travailler avec les adolescents, cette phrase évoque « l’âge bête », expression qui en dit long sur la question du sens ou du moins de l’intelligibilité de cette population aux yeux des adultes frappés par un refoulement post-adolescent parfois aussi hermétique que l’amnésie des temps reculés de l’enfance. Ce rapprochement des termes n’est pas innocent. Le travail psychanalytique avec les adolescents et les adultes atteints de maladies psychosomatiques semble résonner sur plusieurs cordes similaires. Il suffit de penser au corps, présent ici d’entrée de jeu en tant qu’élément de la réalité, explicite ou implicite, ou alors au souci particulier chez l’analyste d’évaluer l’économie du fonctionnement psychique dans ces deux cas de figure et d’adapter les approches thérapeutiques. N’est-il pas frappant de constater que le terme « bête » s’impose dans des situations critiques représentant le plus souvent un tournant décisif dans l’histoire d’un individu ? Dora, la première adolescente de l’histoire de la psychanalyse, est en ce sens un cas paradigmatique, comme nous l’ont brillamment démontré P. Marty, M. Fain, C. David et M. de M’Uzan en 1968, en reprenant ce joyau de la clinique freudienne du point de vue psychosomatique. Ces auteurs soulignent l’étrange coexistence d’une symptomatologie somatique symbolique de nature clairement conversionnelle (toux, aphonie, troubles respiratoires) et celle, plus « actuelle », qui marque au contraire l’échec de la symbolisation (migraine, asthénie).

3Cette contradiction presque socratique, du sens et du non-sens à la fois, l’est moins à partir du moment où l’on remet Dora dans la problématique adolescente qui laisse une large place aux contraires et aux mouvances rapides des contenus psychiques (aussi présents chez les adultes, mais de façon moins systématique et caricaturale). Il suffit de penser à la puberté, qui arrive toujours comme un visiteur inattendu sur fond de latence linéaire. C’est un moment psychosomatique majeur, qui relie en un nœud serré quelque chose de profondément archaïque, instinctif, voire génétique (cf. le concept d’archaïque génital de Ph. Gutton, 2003) à des vestiges d’une première organisation œdipienne, tout en esquissant les contours d’une génitalité adulte inédite. L’écart créé ici entre corps et psyché constitue un état proche de la névrose actuelle freudienne, avec des caractéristiques plus ou moins traumatiques, et le but du travail de l’adolescence en tant que long processus sera le réajustement psychique à la nouvelle réalité corporelle et ses nouvelles potentialités.

4Un deuxième point contradictoire concerne la richesse et la qualité des représentations et leur maniement préconscient. Sur le plan économique, l’adolescence est une période de « capitalisation » pulsionnelle, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Par conséquent, nous pourrions dire qu’elle ouvre la voie à la mentalisation, dont P. Marty (1976, 1980, 1991) nous a appris le rôle protecteur pour le soma. Mais ce qui s’ouvre également, c’est la boîte de Pandore œdipienne, dont on ne sait jamais quelle représentation pourra s’en échapper, ni comment la psyché fera face. Le ça va empiéter sur le moi et l’affaiblir, en créant un déséquilibre topique et économique. De surcroît, le maniement de la portion affective des représentations sera peu aisé, à cause de la dangerosité effractive de certains affects chez l’adolescent, comme par exemple la tristesse ou la honte. Des défenses telles que l’intellectualisation, la répression, l’inhibition, l’ascétisme, etc., installées parfois de façon très serrée, peuvent représenter un risque réel pour les capacités d’élaboration psychique. Malgré leur présence dans la psyché, les représentations liées à ces affects menaçants se trouvent immobilisées, non disponibles, ce qui peut amener à une pensée opératoire et à une stase des excitations. Cette fragilisation du moi et des capacités de mentalisation sert de contrepoids à la poussée pulsionnelle. De nouveau, deux vecteurs économiques s’opposent, écartelés entre les pôles de potentialité d’élaboration psychique d’une part et la démentalisation de l’autre.

5La liste pourrait être prolongée par d’autres couples de contraires chez l’adolescent, par exemple l’intolérance à la régression et à la passivation d’un côté, et le retour au prégénital et à l’objet primaire de l’autre ; ou la réactivation et le remaniement du surmoi œdipien d’une part, et le gonflement de l’idéal du moi de l’autre ; l’envie de vivre vs l’envie de mourir, etc. Un tel tableau justifie son manque d’intelligibilité aux yeux des adultes et laisse le sujet adolescent souvent seul face à sa « bêtise ».

6Si j’ai choisi ces exemples de rapports de forces opposées chez l’adolescent, c’est parce qu’ils contiennent des concepts déterminants dans la théorie psychosomatique : névrose actuelle, mentalisation, liaison des affects, régression, idéal du moi/moi-idéal. C’est aussi parce qu’ils illustrent bien le rôle réorganisateur de la crise adolescente – construction d’un sens comme plate-forme pour le début de la vie adulte, comportant en même temps des risques de désorganisation et de démantèlement de la cohérence interne qui peuvent compromettre la construction de l’identité et parfois la vie elle-même.

7Cette introduction est importante, car elle débouche sur un paradoxe plus global, me semble-t-il. L’adolescence est considérée par la plupart des auteurs psychosomaticiens (Debray,1983 ; Jean-Strochlic, 2002 ; Boubli, 2003) comme une période de bonne santé physique, alors que la vie est menacée par des passages à l’acte violents et toutes sortes de comportements autodestructeurs qui représentent un véritable problème de santé publique dans nos sociétés occidentales. Il s’agit de pathologies de l’adolescence qui correspondent aux névroses de comportement et névroses de caractère dans la classification de P. Marty (1980). Partant de la distinction des névroses établies par Freud (1898a), P. Marty envisage trois voies possibles d’écoulement des excitations pulsionnelles débordantes : la voie psychique, le comportement et le passage direct dans le soma. Les défenses caractérielles et le recours au comportement forment chez l’adolescent un « dernier rempart » de protection contre les atteintes somatiques, selon l’expression de C. Jean-Strochlic (2002), lorsque le corps devient protecteur du soma.

8On trouve dans la littérature des cas de guérison de troubles allergiques à l’adolescence, comme chez l’un de mes jeunes patients qui avait souffert d’un asthme sévère tout au long de son enfance, disparu comme par enchantement à l’entrée au collège. En contrepartie, ce jeune homme avait développé ce qu’on pourrait appeler « une forteresse caractérielle », carapace schizoïde qui mettait le soma hors jeu.

9La névrose de comportement chez l’adolescent, avec des passages à l’acte à répétition, nous confronte à de véritables dilemmes cliniques et thérapeutiques. Les conduites pathologiques des adolescents prennent parfois un caractère groupal, qui évoque les rites de passage disparus dans la société moderne. Ils recouvrent dans ces cas un sens profond et permettent des identifications groupales et des étayages narcissiques. D’autres comportements tentent de figurer des fantasmes originaires dans des mises en scène impliquant directement le corps et la perception lorsque la voie des représentations est barrée, comme dans la vignette suivante.

10

Alex, un patient de dix-neuf ans, m’est adressé par son généraliste pour un état de fatigue croissante, des douleurs dorsales invalidantes, des difficultés d’apprentissage, ainsi que tous les symptômes d’une dépression majeure. Ce jeune homme pratique par ailleurs un sport nautique de haut niveau et participe à des compétitions internationales depuis le début de son adolescence, compétitions au cours desquelles il subit des accidents graves, entre autres une luxation itérative de l’épaule. Au moment de la consultation, son sport lui est interdit sur ordre médical.
Malgré des séances fréquentes et un traitement antidépresseur, son état s’aggrave de jour en jour. Ce n’est que lorsqu’il reprend ses entraînements en arrêtant les médicaments contre avis médical que les symptômes dépressifs s’amenuisent et qu’il peut réinvestir ses études. Il me parle avec soulagement de son vécu corporel sensorimoteur, du sentiment de légèreté et de puissance qu’il éprouve. Peu de temps après revient la luxation habituelle de l’épaule, qui nécessite à nouveau une immobilisation du bras avec un nouvel arrêt de ses activités sportives. Cet arrêt obligé ne le gène nullement. Alex se sent soulagé et aborde des thèmes plus régressifs en séance, se laissant aller jusqu’au désir de se coucher sur mon divan. Il montre tous les signes de ce que C. Smadja (2001) appelle « le paradoxe psychosomatique », lorsque le symptôme somatique (ici l’accident somatique) vient arrêter le mouvement de désorganisation progressive sans cran d’arrêt. Il apparaît clairement que le passage par une activité de représentation est limité voire impossible pour ce jeune homme. Le recours à la sensorimotricité et à l’accident somatique deviennent pour lui des scènes de figuration, dans son corps, du conflit adolescent autour du deuil de la toute-puissance infantile et de la castration.

11D’autres conduites plus solitaires ou engagées dans une spirale de répétition « au-delà du principe de plaisir » peuvent épuiser progressivement le potentiel de mise en sens. Les prises de toxiques de tous genres, les automutilations, les passages à l’acte sexuels à risque, les tentatives de suicide, les abus de vitesse et les pratiques sportives à haut risque, la violence et la délinquance, les errances et auto-négligences graves, les troubles alimentaires – la liste n’est pas exhaustive – transforment le travail avec ces jeunes en un parcours du combattant jalonné de nombreux obstacles, ruptures et expériences traumatiques pour l’analyste.

12L’approche psychosomatique dans ces cliniques graves voudrait qu’on évalue soigneusement la valeur économique de la conduite, sans vouloir la calmer à tout prix et sans pour autant négliger le risque de mort. Le paradoxe dont il était question plus haut est celui de voir mourir des adolescents en bonne santé physique, comme si l’échelle de gravité des désorganisations progressives théorisées par P. Marty (1980, 1991) s’était déplacée dans cette tranche d’âge du côté des névroses de comportement, avec des atteintes profondes dans l’équilibre pulsionnel au profit de la désintrication pulsionnelle et de la destructivité.

13Les procédés autocalmants décrits par G. Szwec (1998) et C. Smadja (1993) sont typiques pour ces fonctionnements autodestructeurs, témoins des défaillances des soins premiers intériorisés par l’enfant (bercement maternel mécanique de M. Fain, 1971). Comme on le sait, ces conduites sont caractérisées dans l’absolu par une répétition mécanique des excitations sensorimotrices, de « l’identique au même » selon l’expression de M. de M’Uzan, avec pour seul but d’atteindre le calme proche du sommeil sans rêve ou la mort. Là aussi, le corps sert de barrage au soma.

14J’aimerais reprendre ici la différence qu’introduit A. Deburge [1] entre les procédés autocalmants et les conduites à risque, comme dans l’exemple de mon patient. La conduite à risque est classiquement une activité investie libidinalement et correspond souvent au modèle du jeu de la bobine, tendant vers l’objet. Mais l’absence d’une réponse objectale adéquate peut progressivement épuiser le sens vectoriel du comportement et amener à ce que G. Szwec (1998) a appelé « l’ersatz du jeu de la bobine ». Le comportement survient ici en spirale infernale, comme une désorganisation progressive de la matrice du sens de l’existence, dans une psyché désertée par l’activité représentative (initialement proche des processus primaires) et coupée de l’objet. Dans ces formes malignes de pathologie des conduites chez l’adolescent, la recherche renouvelée à l’infini est celle du calme mortifère opposé à la satisfaction (Fain, 1971). Le corps érotique à tuer cède progressivement la place au soma et aux implacables lois de la biologie. Dans les cas extrêmes, la mort semble apparaître comme seul point d’arrêt de cette spirale infernale, mais aussi comme point de non-retour.

15L’exemple de l’anorexie grave est utile pour éclairer ce type de fonctionnement. Le drame de ces patients réside entre autres dans la remise en question de leur propre nature, à savoir leur inscription dans l’unité fondamentale des êtres vivants. Cette crise narcissique est caractérisée par une crise universelle de l’idéalité et des instances surmoïques, la chute vertigineuse des idéaux de l’enfance englobant les fondements et les lois biologiques que tout être vivant accepte implicitement. On pourrait les appeler « loi du vilain petit canard » ou, comme les biologistes, « l’expérience qui ne rate jamais », à savoir qu’un œuf de cygne ne pourra jamais donner naissance à un canard. Ces adolescents se sentent de façon extraordinairement mégalomane en charge du labeur de la nature, érigeant à l’aide de leur propre corps une illusoire tour de Babel qui sert à défier les lois de la condition humaine.

16Les récits de vies passionnants réunis par R. M. Bell dans un livre intitulé L’anorexie sainte (1994) retracent les histoires des religieuses catholiques anorexiques dont la plus connue est Catherine de Sienne. Il est remarquable de voir comment cette dernière arrive à défier le Pape et le tribunal de l’Inquisition en s’affichant comme l’interlocutrice privilégiée de Jésus dans le mépris total de la mort. Inutile de dire qu’elle mourra de son anorexie.

17

Une jeune fille anorexique de dix-sept ans me livre un fantasme dont elle a pris conscience au cours de sa troisième année de psychothérapie. Elle réalise que son désir de maigrir est lié à l’idée d’apercevoir de l’extérieur les contours de ses organes sexuels pour avoir la preuve qu’ils existent vraiment.

18

Une autre jeune adolescente devient consciente de l’arrêt de sa croissance à la sortie d’un long périple anorexique. Elle suppose que les zones de croissance dans ses extrémités ont conservé une large couche de cartilage, à l’état d’avant la maladie qui avait marqué l’arrêt du temps. Elle en conclut que son potentiel de croissance n’a pas été endommagé et qu’il s’agit maintenant pour elle de laisser ses os se développer. Le déni antérieur du temps de l’adolescence se déplace ici sur le temps de la maladie, comme un temps qu’elle aurait enlevé par soustraction et qu’elle pourrait rajouter par addition simple à son existence. Cette patiente se sent choquée par une pensée cruelle à la limite du supportable : maintenant qu’elle va mieux, elle n’est plus personne, elle n’est que pure chimie, et le jour de sa mort elle ne pourra pas s’en rendre compte.

19La plupart des auteurs placent dans l’idéal du moi des valeurs positives en dépit des aspects plus dangereux liés à son origine archaïque. C’est le lieu d’expression de la libido, contrairement au surmoi qui est porteur d’agressivité, mais aussi une sorte de moteur du développement individuel assurant des réalisations qui nous rapprochent de notre idéal, le pansement de la plaie béante du narcissisme primaire qui s’actualise à l’adolescence.

20Pour M. Laufer (1980), il s’agit d’une construction interne projetée à l’extérieur, comme les idoles qui renvoient à l’image idéalisée de soi. Ph. Gutton (1993) le situe dans l’idéologie du groupe qui est centrale pour la construction de l’identité. Mais dans les cas dont il est question ici, le concept de moi-idéal tel que P. Marty (1980, 1991) l’a décrit pour les patients psychosomatiques semble plus pertinent. Pour P. Marty, il ne s’agit pas d’une instance à proprement parler, provenant d’une série d’intériorisations, mais d’un puissant mouvement de retrouvailles avec le narcissisme primaire, représentant la démesure et le manque d’évolution de l’appareil psychique et s’exprimant par un comportement mégalomane. Il évoque d’ailleurs l’enfant sage comme prémisse clinique du moi-idéal, élément anamnestique que nous rencontrons systématiquement dans les cas de troubles alimentaires graves.

21Comment articuler ces constatations cliniques si communes pour les spécialistes de l’adolescence avec un point de vue psychosomatique ? Serait-il pertinent de considérer, chez l’adolescent, les névroses de comportement et les troubles caractériels avec passages à l’acte comme des ultimes défenses contre un démantèlement psychosomatique ? Ou comme des équivalents de désorganisations progressives s’attaquant au corps confondu avec le soma ? Quel est l’avenir psychosomatique de ce groupe d’adolescents à l’âge adulte ? Est-ce que la gravité et la répétitivité des passages à l’acte autodestructeurs sont corrélées à un déficit de mentalisation ? Autant de questions auxquelles il n’est pas aisé de donner une réponse claire, d’autant que, chez un certain nombre de ces adolescents malades, la mort survient « bêtement », comme une tentative ratée de renouer avec le sens de l’existence.

22Il est pertinent de rappeler ici la notion de dépression sans objet chez l’adolescent développée par M. Laufer et M. E. Laufer (1986) et distinguée de la dépression objectale. Les cliniques autodestructrices graves évoquées plus haut sont toujours précédées ou accompagnées d’un tableau dépressif dont l’évaluation est centrale pour le pronostic. Cette dépression sans notion de perte d’objet, sur fond de désertification psychique, n’est pas sans rappeler la dépression essentielle de P. Marty (1995) et semble exposer ces patients à des risques importants pour leur santé physique et psychique, immédiats ou différés.

23Dans un article relatant un traitement d’adulte, C. Smadja (1993) reconstruit une dépression adolescente grave chez sa patiente atteinte d’un cancer du sein. L’effacement du deuxième temps de l’après-coup à l’adolescence, en lien avec la sidération traumatique antérieure de la fonction préconsciente, constitue selon l’auteur le lit de la future désorganisation psychosomatique à l’âge adulte. Il élargit cette observation à l’ensemble des cas de maladie grave chez l’adulte, ce qui indique l’importance préventive d’une prise en charge sérieuse des dépressions de l’adolescent.

24

Ada, une jeune fille de seize ans, a perdu toute la pilosité de la tête et du corps en l’espace de trois mois. Cette pelade a pris un sens dramatique pour la mère endeuillée par les décès successifs de deux sœurs emportées par le cancer après avoir perdu leurs cheveux. Le discours maternel parsemé de lapsus évocateurs de pensées de mort sur sa fille rencontre une indifférence et une immobilité psychique chez Ada, préoccupée de façon « opératoire » par ses travaux scolaires et ignorant sa pelade. Cette adolescente était décrite comme très conforme et taciturne, tenant un rôle maternel auprès de sa petite sœur depuis son plus jeune âge (pour remplacer les parents occupés toute la journée au travail). La pelade avait commencé deux semaines après son retour de vacances passées sans la mère, pour la première fois.
L’alliance avec Ada se fera progressivement autour d’un échange concernant son enseignante, qu’elle surinvestit sur un mode très ambivalent. Plus confiante, elle me fera bientôt part d’un événement traumatique survenu à l’âge de dix ans, au cours d’une promenade au parc avec sa petite sœur. Cette dernière fait une chute sur la tête et perd connaissance. Les médecins des urgences craignent une issue fatale si elle reste comateuse au-delà de la nuit. Au cours de cette même nuit, Ada rêve d’une route dans le brouillard qu’elle emprunte avec sa sœur. Cette dernière passe devant et disparaît bientôt de sa vue. Ada réalise qu’elle ne la reverra plus jamais et se réveille en sursaut sans plus pouvoir se rendormir. Depuis cet événement, qui ne laisse aucune séquelle chez sa petite sœur, Ada continue de s’occuper d’elle jour après jour et développe un fonctionnement psychique qui pourrait être qualifié d’opératoire, sans aucune manifestation pulsionnelle au moment de la puberté.
Le travail interprétatif avec cette adolescente se construit en deux phases : tout d’abord, je propose à Ada l’hypothèse d’une profonde culpabilité inconsciente liée à un sentiment de rivalité et d’agressivité envers sa sœur, révélé de façon traumatique après l’accident en tant que « réalisation » magique de ses vœux de mort sur sa sœur. Dans un deuxième temps, nous situons ce conflit dans l’après-coup actuel : inhibition de l’agressivité, adressée cette fois-ci à la mère, dans ses deux versants d’objet primaire et d’objet de rivalité œdipienne. Pendant ses vacances, elle s’est sentie abandonnée par la mère, comme elle aurait abandonné la petite sœur à l’époque, mère déprimée qui l’aurait laissée à son propre sort depuis longtemps. En même temps, elle a apprécié les sorties avec des copains, vaguement inquiète de la réaction maternelle, et s’est sentie coupable de lâcher sa mère en « profitant » de son absence. Aurait-elle craint un cancer chez cette dernière, comme chez ses deux tantes ?
Ces séances ont eu un grand effet libérateur chez Ada. Celle-ci est devenue moins ambivalente dans ses études, avec une amélioration de tous ses résultats scolaires, et elle s’est progressivement constitué un groupe d’amis, s’autorisant des sorties sans « se coller la petite sœur ». Mais le premier changement que j’ai noté avec plaisir a été la disparition d’une perruque de mauvaise qualité, qui laissait voir des îlots de peau chauve, au profit d’une coiffure certes artificielle mais coquette et conforme à son âge, soutenue par un foulard à la mode. Après une année de thérapie, nous assistons à la repousse de ses cheveux qu’il faut espérer stable.

25Cet exemple clinique nous renvoie à la question du sens du symptôme somatique chez l’adolescent. Loin de moi l’idée d’interpréter la pelade de cette patiente comme une somatisation hystérique figurant le retour du refoulé dans un scénario d’autopunition. Mais je relève, dans ces situations souvent dramatiques, un appel urgent au sens mobilisant une écoute symbolisante chez l’analyste. Cette position interne du soignant ouvre la voie d’une possible hystérisation du conflit traumatique.

26Pour revenir à l’analyse « psychosomatique » de Dora, P. Marty et al. (1968) parlent de la disparition de sa migraine à l’âge de seize ans suite à une réintégration des énergies ayant échappé à la formation du symptôme dans la configuration de conversion ou, en d’autres termes, une hystérisation progressive de Dora du fait des excitations libidinales dans son entourage immédiat. L’activité interprétative et contre-transférentielle de Freud aurait également agi comme un facteur de relibidinalisation secondaire par « injection » de représentations. Encore faut-il qu’un tel potentiel psychique soit conservé en fonction des étapes précédentes du développement et du degré des traumatismes. Dans le cas contraire, l’analyste serait contraint à procéder par étapes et privilégier au début des mises en liens visant le renforcement de la fonction préconsciente (cf. le cas Pedersen de G. Szwec, 1998).

27Cette vignette introduit le thème de l’adolescent sage en symétrie et peut-être en continuité avec l’enfant sage, tout à l’opposé des tableaux bruyants décrits plus haut. Il s’agit souvent des cas de figure les plus graves, au sens psychosomatique strict. La crise adolescente est absente, suite à une dissociation corps-psyché, les excitations pubertaires tournent en circuit fermé. R. Debray (2001) décrit bien ces situations chez les jeunes diabétiques, avec l’idée que la somatisation viendrait se substituer à la crise adolescente, le pubertaire étant confondu dans certains cas avec le somatique. Des observations semblables ont été faites dans les cas d’hypertension artérielle débutant à l’adolescence comme signe de la répression pulsionnelle, ou de recto-colite hémorragique, avec une confusion entre le sang des menstrues et le sang anal. Dans ces cas, le corps prépubère se transforme en corps malade à la place du corps érotique.

28

Une jeune adulte de vingt-quatre ans vient me consulter suite à une première hospitalisation psychiatrique dans le contexte d’une désorganisation anxieuse massive avec agitation, crises clastiques, idées suicidaires. À la sortie de l’hôpital, les symptômes se cristallisent autour d’un comportement anorexique. J’apprendrai que cette jeune femme souffre depuis l’âge de seize ans d’un diabète insulinodépendant sévère accompagné de multiples complications vasculaires.
L’anamnèse de cette patiente est typique pour mon propos. Sa puberté était passée inaperçue. Menée à la baguette par une mère rigide exerçant un contrôle totalitaire sur elle (y compris alimentaire), elle s’était pliée à ses exigences et travaillait avec acharnement pour accéder à son indépendance, ne se permettant aucune sortie, aucune entorse à la conformité sociale, aucune sexualité.
C’est au moment où elle est entrée dans le monde du travail que la crise est survenue, telle une crise d’adolescence à retardement, particulièrement symptomatique et bruyante. Le sens de cette explosion psychique était non seulement l’appropriation de son corps pubère, mais aussi l’appropriation de sa maladie, restée jusqu’alors hors de sa conscience et appartenant plus à sa mère qu’à elle-même. Dans ce cas, paradoxalement, l’anorexie signait une meilleure qualité de mentalisation, malgré tous les risques évidents liés au diabète. Il est à noter que l’hospitalisation a permis à cette patiente de rendre sa maladie « publique », alors que les personnes les plus proches en ignoraient l’existence. À la sortie de cet épisode aigu, la patiente présentait une stabilisation de son diabète et un nouvel équilibre psychosomatique dans sa vie d’adulte.

29Pour conclure, il serait utile de rappeler que la théorie psychosomatique (telle qu’elle s’est développée en France depuis le milieu des années 1960) et les approches psychanalytiques de l’adolescence, ont fait un cheminement parallèle dans le temps mais ne se sont croisées que rarement. Pourtant, l’histoire de ces deux courants issus de la psychanalyse a ceci en commun qu’ils concernent des populations jusque-là peu étudiées par la psychanalyse classique, à savoir d’un côté les malades graves soignés par le médecin somaticien et, de l’autre, les adolescents considérés longtemps comme inaptes à profiter d’une approche psychanalytique. Ces deux populations sont souvent réticentes à une aide psychologique, du fait même de leur difficulté à établir un lien entre le psychique et le somatique ou le comportemental.

30Depuis les travaux de M. Fain (1971), nous connaissons bien l’impact des premiers temps de la vie sur le développement psychosomatique de l’individu. Mais qu’en est-il de l’adolescence ? Nous avons vu que la vie d’un certain nombre d’adolescents est menacée par des passages à l’acte violents qui prennent en même temps une valeur économique incontournable dans le développement individuel. Par ailleurs, l’absence de mouvement, le silence adolescent sur fond de prématurité du moi, en d’autres termes l’adolescence décrite par le négatif, se présente cliniquement comme un terrain favorable pour l’installation de maladies graves à l’adolescence ou à l’âge adulte.

31Ces conclusions nous incitent à étudier de plus près la valeur préventive, sur le plan psychosomatique, des traitements psychanalytiques d’adolescents et à approfondir nos connaissances théoriques dans ce domaine.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : névrose de comportement, psychosomatique, corps, soma, névrose actuelle

https://doi.org/10.3917/ado.052.0403

Notes

  • [1]
    Deburge, 2003, Communication personnelle.
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