1Pouvoir se sentir seul en présence de l’autre est une étape cruciale du développement de l’enfant qui témoigne de ses possibilités d’intériorisation. Toutefois, se sentir seul malgré la présence de l’autre quand on en a besoin peut être une source de souffrance. Un tel sentiment témoigne de difficultés dans le déroulement du processus de séparation-individuation.
2On voit combien à l’adolescence, l’individu vit une difficile paradoxalité lorsqu’il s’agit de s’autonomiser dans le même temps où il a besoin de s’appuyer sur les objets externes (Jeammet, 1980). La tension se dénoue peu à peu lorsque l’adolescent, grâce à la qualité des intériorisations soutenues par la réalité externe, peut vivre l’éloignement de ses images parentales sans trop de dommages, en même temps qu’il peut les retrouver quand il en a besoin. Cependant, la fluidité autant psychique que relationnelle imposée par ce va-et-vient est généralement remplacée par une rigidité parfois responsable d’un douloureux sentiment de solitude lié au manque des images parentales et aux insuffisances des apports extérieurs. Devant la difficulté à faire varier le curseur de la distance relationnelle et à accéder à un fonctionnement souple et différencié, certains tentent une mise à distance radicale par un éloignement géographique qui réalise en même temps un passage en force du champ familial au champ social. Mais ce faisant, il n’est pas rare qu’ils soient confrontés à un sentiment plus intense encore de vide, de solitude, d’abandon qui rend vite la situation insupportable.
Séparation et sentiment de solitude : un exemple
3Il arrive qu’un adolescent tente de se séparer de son contexte familial par des conduites de fugues, dans une dynamique où il manifeste tout à la fois l’agressivité contre les parents et une tentative de trouver ou retrouver un contact susceptible de combler ses attentes affectives.
Cécile, dix-sept ans, sans antécédent clinique manifeste, a déjà fait plusieurs fugues du milieu familial lorsqu’elle se présente spontanément à la gendarmerie de son village. Elle n’est jamais partie sur un « coup de tête » ou dans un climat conflictuel ouvert avec ses parents. C’est plutôt un malaise indéfinissable qui la pousse et la conviction finalement qu’elle doit se dégager d’une ambiance qu’elle qualifie d’oppressive et où elle se sent seule et incomprise. Mais jusqu’ici elle a éprouvé le sentiment d’être encore plus seule après avoir quitté la maison. Au bout de 48 heures elle appelait son père (qui est en fait son beau-père) pour qu’il vienne la chercher. Cette fois-ci elle a décidé qu’elle ne reviendrait pas à la maison. Elle est allée demander protection chez les gendarmes avec le projet d’être placée dans un foyer, ce qui sera fait par décision du juge des enfants.
5La notion de processus de séparation-individuation vient en général éclairer la compréhension d’une telle situation, permettant d’aborder à la fois la problématique narcissique et la problématique objectale. Toutefois elle nous semble incomplète si elle ne se préoccupe que des enjeux intrapsychiques individuels. Le processus de séparation-individuation se joue en effet sur deux scènes : la scène interne qui permettra la séparation des images parentales, la scène externe des relations avec l’environnement. Ces deux scènes entretiennent entre elles des rapports dialogiques, se renvoient l’une à l’autre et sont nécessaires l’une à l’autre.
6Ainsi la réalité relationnelle et familiale pèse plus ou moins lourdement et est susceptible de favoriser ou d’entraver les changements psychiques individuels qui doivent conduire à l’individuation. Sans nier l’importance de la scène interne et son abord psychodynamique, nous allons ici nous placer davantage sur la scène de la réalité externe en mettant l’accent sur la dimension relationnelle. Ce point de vue comporte selon nous deux corollaires :
- Tout d’abord, faire appel à une théorie de la relation. Les recherches récentes dans le domaine de l’attachement chez l’adolescent sont ici du plus grand intérêt.
- Ensuite, prendre en compte l’ensemble des partenaires impliqués dans la relation et la demande d’aide, c’est-à-dire principalement ici l’environnement familial.
Rappel sur la théorie de l’attachement
7Il n’est pas question de reprendre ici les données maintenant nombreuses des travaux dans ce domaine. Nous renvoyons le lecteur intéressé aux dernières synthèses en langue française sur ce sujet (Milkovitch, 2001 ; Guedeney N. et A., 2002 ; Pierrehumbert, 2003). Dans le domaine plus spécifique de l’adolescence nous mentionnerons le travail de M. Botbol (2000).
8Nous soulignerons seulement ici deux points qui nous paraissent utiles pour notre étude.
9Premier point : l’adolescent s’orientera sans trop de difficulté vers le monde extérieur, les relations avec les pairs et les relations sociales quand il a pu développer un attachement suffisamment secure. Dans ce cas, il n’éprouve pas de difficulté majeure à manier la distance relationnelle avec ses figures d’attachement, celles qui sont issues de l’enfance et celles que constituent actuellement les parents réels. Si à l’inverse l’adolescent a construit un attachement insecure, il est pris dans des rigidités relationnelles avec ses figures d’attachement qui ne le rendent guère disponible pour un développement harmonieux de ses relations avec l’extérieur.
10Deuxième point : Quand on passe de l’étude de l’attachement chez le petit enfant à sa compréhension après l’acquisition du langage, puis chez l’adolescent et l’adulte, on passe d’un abord comportemental directement observable (protocole dit de la « situation étrange », Ainsworth, 1978) à un niveau représentationnel. De ce point de vue, le mouvement d’autonomisation à l’adolescence pousse à la réévaluation de ces représentations d’attachement et à de nouvelles modifications relationnelles liées à l’accroissement nécessaire de la distance émotionnelle.
11On connaît les débats suscités avec la psychanalyse et le pont possible que certains tentent d’établir entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet (Golse, 2004). Toutefois ce débat reste centré sur une conception essentiellement intrapsychique de l’attachement. Il est intéressant alors de suivre les discussions concernant les représentations mentales qui se construisent au cours du processus d’attachement : représentation du sujet, représentation de l’objet et représentation du lien qui les unit, représentations bien évidemment remaniées et reconstruites au cours de l’histoire de chacun (et notamment libidinale), donc décalées de la réalité des expériences interactionnelles vécues dans la petite enfance. On ne peut nier l’importance de ces aspects intrapsychiques de la théorie de l’attachement. Néanmoins, il nous semble souhaitable de ne pas la réduire à cette seule dimension, et c’est de ce point de vue qu’elle se dégage de la théorie psychanalytique comme théorie de la relation (Pierrehumbert, 2003).
12Ainsi peut-on décrire deux types de stratégies de contrôle chez l’adolescent et l’adulte, comme chez l’enfant (Atger, Pierrehumbert, 2003) :
- Dans la « stratégie de contrôle primaire », le système comportemental d’attachement est peu activé. La qualité des intériorisations des liens d’attachement (modèles internes opérants) permet à l’individu de s’y référer pour s’apaiser lui-même dans les situations stressantes habituelles de la vie courante. Les situations stressantes inhabituelles et plus fortement insécurisantes entraînent une activation du système comportemental d’attachement, puis une désactivation facile grâce aux réponses satisfaisantes de l’environnement. C’est le cas dans l’attachement secure.
- Dans la « stratégie de contrôle secondaire », les intériorisations sont de mauvaise qualité et le système comportemental d’attachement demeure fréquemment activé, en même temps que les réponses environnementales ne suffisent pas à l’apaisement. C’est le cas dans la stratégie des attachements insecures « ambivalents » ou préoccupés, dans lesquels le système comportemental d’attachement est exagéré dans ses manifestations ; des attachements insecures « évitants » ou « détachés » dans lesquels le système comportemental d’attachement est inhibé dans ses manifestations ; des attachements insecures « désorganisés », « non résolus » dans lesquels règne une grande confusion des manifestations comportementales d’attachement où tour à tour se succèdent l’exagération et l’inhibition.
L’attachement évitant, comme modèle relationnel de la solitude affective
13On doit comprendre les diverses stratégies de contrôle secondaire comme des moyens de maintenir le contact avec une ou plusieurs figures d’attachement insatisfaisantes. De ce point de vue, la notion d’attachement évitant, détaché ou « distancé » est susceptible de conduire à un malentendu pouvant laisser penser que l’individu est indifférent ou dans une attitude de rejet à l’égard de ses parents.
14Cécile nous paraît avoir construit un attachement de ce type. Elle s’est efforcée de mettre à distance sa vie affective et émotionnelle source de douleur, mais ce faisant elle a éprouvé une solitude également douloureuse.
15Lorsque l’enfant insatisfait dans ses attentes affectives s’oriente vers une stratégie comportementale d’indifférence vis-à-vis de sa ou de ses figures d’attachement, la suite de son développement connaît selon nous deux éventualités. La première consiste en la réalisation d’une coupure, d’un véritable clivage de la vie affective et émotionnelle laquelle, maintenue à distance, ne peut plus faire l’objet d’un processus de mentalisation et conduit à un repli sur une pensée opératoire telle qu’elle a été développée par l’école psychosomatique de Paris. Le concept plus récent d’alexithymie (incapacité à exprimer ses émotions par les mots) illustre bien l’importance de cette dimension dans les conduites de dépendance à l’adolescence. Certains auteurs ont bien souligné le lien entre l’attachement évitant et les troubles des conduites, étant donné la difficulté à éprouver et à gérer les états émotionnels par des stratégies représentationnelles.
16La deuxième éventualité consiste au maintien de stratégies comportementales visant à manipuler la distance relationnelle dans des attentes affectives auxquelles l’enfant ne renonce pas complètement, comme c’est le cas chez Cécile. Le vécu dominant exprimé est un vécu douloureux de solitude : solitude en présence des parents dont le comportement est rapporté comme inadéquat, sans chaleur et manquant de compréhension, d’où des conduites visant inconsciemment à capter leur attention ; solitude à distance, non pas tant des parents que de l’univers familier, d’un monde d’objets, d’un environnement concret auquel l’adolescent s’est accroché comme par substitution et qu’il vit comme perdu lorsqu’il s’éloigne.
17L’intérêt de la théorie de l’attachement est d’offrir une possibilité de renouveler la compréhension de certaines situations en se plaçant non pas du seul point de vue de l’individu, mais dans les enjeux de la relation à l’autre. Or il y a un paradoxe actuellement chez les « attachementistes » qui consiste à affirmer l’attachement comme une théorie de la relation, pour ensuite se centrer sur les constructions individuelles et décrire des types ou styles d’attachements individuels. En fait, si l’attachement est bien une théorie de la relation, il faut considérer non seulement ce qui est en jeu chez l’individu, mais également dans les échanges entre les partenaires de la relation, avec les attachements qu’ils développent entre eux selon des styles relationnels qui doivent être compris suivant les règles de la circularité et non dans une causalité linéaire allant de la cause à l’effet. Il s’agit de prendre en compte les rôles et les fonctions exercés par les partenaires d’une relation.
L’approche familiale
18Il paraît d’autant plus judicieux de privilégier l’approche groupale, familiale lorsque certains symptômes prennent un caractère relationnel et que les conduites pathologiques, notamment, témoignent par leur existence même d’un débordement du cadre strictement intrapsychique. Dans ce cas d’ailleurs, comme pour Cécile, la demande d’aide n’émane pas du producteur de symptômes. Elle émane de l’environnement et indique précisément de cette manière un obstacle à l’individuation au sein de la famille. L’adolescent présente des troubles dont il souffre sans pour autant demander de l’aide ; ou bien il présente un comportement qui fait souffrir les autres sans que lui-même ne reconnaisse une difficulté. On peut alors dire qu’il existe au sein de l’environnement de l’adolescent un ensemble d’éléments constitutifs d’une demande d’aide répartis entre différentes personnes (Neuburger, 1995).
19Prenons le cas de Cécile : elle approche de ses dix-huit ans et va donc sortir du cadre de protection du tribunal pour enfants, à moins qu’elle ne demande la protection jeune majeure. L’éducatrice qui assure un suivi A.E.M.O. s’inquiète de l’avenir. Le juge pour enfants considère que Cécile n’est pas en mesure de mener une vie autonome. La mère de Cécile, Marthe, vit douloureusement ce qu’elle considère comme une disqualification de ses compétences maternelles, dès lors que sa fille séjourne dans un foyer. Elle veut établir des relations plus harmonieuses avec sa fille. Son mari, André, aimerait bien retrouver une femme un peu plus sereine. C’est finalement le juge qui suggère une thérapie familiale, fortement souhaitée par Marthe, et à laquelle vont adhérer André et Cécile.
20On pourrait considérer que dans les cas que nous évoquons, une thérapie individuelle permettrait de créer un espace privé dans lequel l’adolescent pourrait travailler son individuation. Mais ce serait risquer des blocages et des échecs liés aux réponses contextuelles réactionnelles aux tentatives de changement éventuellement entreprises par l’adolescent. En effet, si les troubles que présente ce dernier ont un sens par rapport à sa problématique personnelle, ils ont aussi une fonction dans un ensemble relationnel concerné par le processus de séparation-individuation. Il s’agit alors bien souvent d’envisager avant tout un travail sur la fonction, de sorte que l’adolescent mieux dégagé de cette dimension puisse être disponible à sa propre subjectivation (ce qui peut rendre alors nécessaire un travail personnel).
21Les efforts d’autonomisation de l’adolescent ne sont pas sans interroger l’environnement. Ils troublent l’équilibre établi, obligent tous les partenaires de la relation à certains changements. Parfois c’est le dysfonctionnement tout entier de l’ensemble familial qui est régulé à travers les troubles de l’adolescent. De ce point de vue, l’attachement insecure évitant de Cécile doit être compris comme un type de lien instauré avec ses partenaires de telle sorte qu’à l’évitement de l’une répond le détachement des autres.
22C’est bien souvent un travail sur l’attachement qui permet de lever certains verrous relationnels et la reprise du mouvement maturatif intrapsychique. Des partenaires capables d’établir entre eux des attachements de bonne qualité peuvent ensuite mieux se séparer grâce à la qualité des intériorisations. Ceci est d’autant plus crucial que l’adolescent est à une période de son existence où il doit pouvoir s’appuyer sur ses parents pour réguler ses affects. C’est à partir de la base de sécurité qu’ils procurent que celui-ci peut explorer la gamme de ses états émotionnels et de ses stratégies adaptatives face aux apprentissages et au monde social.
Observation clinique
23Le travail thérapeutique avec les familles consiste d’abord à créer des conditions dans lesquelles les partenaires s’engagent ensemble dans la compréhension et le changement de leur relation, au lieu de se rejeter mutuellement la responsabilité de leurs difficultés. Pour y parvenir, il s’agit de proposer une lecture qui offre des alternatives, des ouvertures dans le jeu habituel des échanges, grâce au décalage acceptable que cette lecture introduit. À défaut d’acceptation, la déstabilisation due à ce décalage donnerait lieu à une mobilisation défensive du groupe, aboutissant à un rejet des efforts entrepris par le thérapeute. Une approche de la relation en terme d’attachement est rapidement compréhensible par les différents partenaires. D’autre part, l’effet de décalage est accentué par le passage à un registre non verbal susceptible de mobiliser les émotions et de créer de nouvelles élaborations et activités de représentation des uns et des autres, à partir de ce qui est montré sans dire tout en disant à travers des procédés métaphoriques d’une grande force thérapeutique.
Nous illustrerons ces éléments à travers une séance de la thérapie de Cécile et de sa famille. Elle est en thérapie avec sa mère Marthe et son beau-père André qu’elle connaît depuis l’âge de dix ans. Les parents de Cécile se sont séparés quand elle avait cinq ans. Cécile n’a pas de relation avec son père. Nous sommes deux thérapeutes, une collègue psychologue et moi-même, à former avec cette famille un « système thérapeutique » dominé par les relations distancées entre les uns et les autres, surtout entre les femmes. Cécile et Marthe se tiennent à l’écart l’une de l’autre dans une raideur corporelle et une économie gestuelle qui nous impressionnent et nous confirment le caractère « évitant », « détaché », « distancé » de leur attachement. La co-thérapeute me semble prise dans le même scénario relationnel et ne s’autorise pas à intervenir dans les échanges. Le beau-père quant à lui est placé entre Marthe et Cécile. Il est corporellement beaucoup plus mobile et souple. Il manie volontiers l’humour et cherche une alliance, qu’il trouve avec moi-même. Il tente de sécuriser tour à tour Marthe et Cécile.
Six séances se sont déjà déroulées à raison d’une séance toutes les trois semaines. Une amélioration de surface a pu être constatée. Fonctionnellement les choses vont mieux entre les partenaires. Les échanges verbaux se sont un peu enrichis. Les contacts sont plus nombreux entre Cécile (toujours en foyer) et sa famille. Mais malgré ce climat général de détente, nous avons le sentiment que dans cette famille l’accès à la vie affective et émotionnelle est comme interdit. On ne parle guère de ce que l’on ressent. J’ai plusieurs fois essayé d’entraîner Cécile sur ce terrain, mais elle me fait chaque fois répéter le verbe ressentir, manifestement éloigné de ses préoccupations habituelles. Pourtant à deux reprises, au moment de quitter les thérapeutes lorsque la séance est finie, Cécile lâche suffisamment fort pour être entendue de tous : « Vous savez, c’est dur pour moi. On ne m’a jamais prise dans les bras quand j’étais petite. »
Nous sommes à la septième séance. Elle commence par quelques reproches des parents à Cécile au sujet des communications téléphoniques. Depuis quelque temps, Cécile a coupé le contact. Lorsque ses parents lui laissent des messages téléphoniques, elle ne répond pas. Cécile indique qu’elle n’a rien à leur dire. Marthe réagit vivement et fait remarquer à Cécile qu’elle doit pourtant avoir bien des choses à dire à d’autres personnes si elle en juge par le montant des factures qu’elle doit payer. Cécile, tassée sur elle-même ne répond pas mais paraît mal. Marthe aussi est en difficulté et sa voix s’étrangle dans sa gorge. L’échange se poursuit désormais entre Cécile et Marthe dans un climat de tension contenue. Les deux femmes ne se regardent pas et communiquent par tiers interposé. Cécile se tourne vers moi pour me dire qu’elle est mal, qu’il faut qu’elle comprenne pourquoi sa mère ne l’a pas aimée. Marthe en regardant son mari déclare agressivement qu’elle ne savait pas qu’on pouvait faire du mal à son enfant en lui voulant du bien. Pendant que l’échange se poursuit, je suis « attiré » par mon propre malaise, en écho semble-t-il de celui du beau-père qui se tortille sur sa chaise et ne sait plus très bien se situer dans l’échange entre les deux femmes. En fait c’est un sentiment de solitude qui m’envahit, parce que je me sens mal face à la souffrance de Cécile et Marthe, et que ma collègue ne vient pas à mon secours. Cette dernière semble de son côté sans réaction. Au fond, tout le monde est seul dans cette affaire : Cécile dont la mère ne comprend pas les attentes affectives, Marthe disqualifiée par sa fille dans ses qualités de mère, André qui voudrait et ne sait qui consoler, les thérapeutes…
25Le concept de résonance (Elkaïm, 1996) vient éclairer de telles situations où le ressenti du thérapeute est supposé faire écho à d’autres ressentis dans le système. Là où la notion de contre-transfert permet au thérapeute de réfléchir sur ce qui est mobilisé en lui par l’échange, la résonance permet d’ajouter une hypothèse sur la fonction dans le système du ressenti du thérapeute. Cette solitude que j’éprouve est éprouvée par les autres et doit permettre de les maintenir ensemble à distance (je repense à « l’autonomie rapprochée » de Cécile). Y aurait-il danger à plus de rapprochement ? Ainsi, dans le même temps où Cécile reproche à sa mère son peu d’amour, peut-elle vraiment lui permettre de montrer la moindre tendresse en maintenant sa raideur corporelle refroidissante ? Marthe, de son côté, pourrait-elle laisser tomber sa garde pour permettre à Cécile d’esquisser un rapprochement vers elle ?
26Comment puis-je maintenant utiliser cette résonance en essayant d’en restituer quelque chose qui introduise une ouverture vers le changement, et amène chacun à travailler et à penser ses émotions dans la relation aux autres ?
27La notion « d’objet flottant » développée par P. Caillé et Y. Rey (1994) offre de telles possibilités. Il s’agit de médiatiser les relations entre les partenaires par un objet qui ait pour vertu de créer un mode de communication immédiate, propice à une intersubjectivité créatrice. Un tel objet est qualifié de flottant, car il est comme lâché dans un système qui va l’utiliser d’une manière non déterminée à l’avance par le thérapeute. Il donne lieu à un processus de co-création entre les différents partenaires, y compris le thérapeute qui y met sa part personnelle. Deux concepts viennent à l’esprit : celui d’objet transitionnel comme possibilité du contact avec l’image de la mère chez le petit enfant, en même temps que stratégie de croissance ; celui d’aire de jeu où il est possible que par le jeu auquel se livrent les partenaires d’une relation s’introduise un jeu dans les rigidités transactionnelles. Ces références winnicottiennes sont malgré tout à relativiser car il s’agit ici non pas des interactions précoces mère-enfant, mais d’un ensemble groupal pour la compréhension duquel mes références habituelles sont situées du côté de la théorie des systèmes. Il est cependant des concepts qui se prêtent à une transversalité et à des connexions entre différents champs théoriques susceptibles de s’enrichir lorsqu’ils s’ouvrent les uns aux autres. L’objet flottant est donc un objet introduit dans la relation comme susceptible d’ouvrir à des changements relationnels à partir de la mobilisation émotionnelle et métaphorique qu’il rend possible. On pourrait aussi évoquer quelque analogie avec la notion d’empathie métaphorisante développée par S. Lebovici (2002).
L’objet flottant proposé à Cécile, Marthe et André est la sculpture vivante. Il s’agit d’une technique non verbale utilisée en thérapie familiale systémique avec des orientations différentes depuis qu’elle a été introduite par D. Kantor aux États-Unis en 1965, puis développée par V. Satir (1972), P. Papp (1976) et L. Onnis (1992).
Ici il est demandé à Marthe, André et Cécile de nous représenter comment ils sont en ce moment les uns avec les autres, quel type de rapport ils ont entre eux parce que finalement, leur est-il précisé, on dit quelquefois mieux les choses de cette façon qu’avec des mots. « Donc, c’est avec le corps que vous allez vous exprimer. Vous allez faire en somme une statue de la famille que vous formez. Il s’agit d’abord de prendre un temps de détente. Vous pouvez fermer les yeux pour mieux y parvenir et vous concentrer ensuite pour avoir dans la tête une image de la famille que vous allez ensuite nous montrer sous forme d’une statue dans laquelle vous vous positionnerez chacun les uns par rapport aux autres, tout cela en parlant le moins possible. Nous avons conscience que ce que nous vous demandons est un peu étrange. Mais nous allons vous aider pour y parvenir. »
Chacun, d’abord un peu surpris, va se prêter volontiers à cette prescription, et les différentes sculptures présentées vont s’avérer très riches. Elles donneront lieu à des prolongements divers en séance et hors séance comme nous le saurons par la suite.
Je ne rapporterai ici, comme particulièrement démonstrative, que la sculpture de Marthe. Ce fut la première exécutée. Alors que je m’étais adressé à André qui hésitait un peu dans sa production, Marthe plutôt impatiente a demandé à commencer. Sans hésitation, elle pousse son mari au fond de la pièce, se précipite vers Cécile, l’entraîne avec elle, s’assoit sur une chaise et l’allonge sur ses genoux en la tenant serrée dans ses bras (Cécile est une grande jeune fille de 1m75) : puis elle fait mine de lui donner le biberon, en lui faisant des chatouillis et des caresses, tout cela émaillé de rires de part et d’autre. Cécile est toute rouge et manifestement ravie, ce qu’elle confirmera dans un bref commentaire en disant simplement : « C’était bien. » La scène dure un bon moment et sera recommencée deux fois. Le plus remarquable est la spontanéité de l’exécution de part et d’autre, sans aucun geste emprunté, et comme si Marthe et Cécile trouvaient tout de suite le bon ajustage (oserions-nous dire « accordage » ?).
Cette production est remarquable par son effet de jaillissement qui a surpris tout le monde, y compris Marthe qui s’est étonnée d’avoir pu ainsi prendre sa fille dans ses bras, et Cécile qui s’est d’emblée laissée faire, sans aucune réticence. André est mis de côté, car il s’agit de la relation de Marthe avec le bébé Cécile, et André n’était pas encore un partenaire. Marthe s’est emparée de l’objet proposé, la sculpture, pour faire autre chose que ce qui était demandé. Elle a fait une sculpture du passé, et c’est sans doute à ce prix, en faisant régresser Cécile au stade de bébé qu’elle peut s’autoriser à la prendre dans ses bras. Mais poursuivant dans ses capacités créatrices, Marthe produira dans la foulée deux autres sculptures pour arriver au présent, dressant du même coup un tableau dynamique de la vie familiale. Tout cela est exécuté dans un climat de détente émaillé de quelques remarques humoristiques d’André. Cette détente introduite par la production initiale de Marthe constitue un contraste saisissant avec la tension du début de séance et montre à tous qu’avec le changement de registre expressif un partenariat est possible, dans la volonté partagée de montrer aux autres le souci de prendre soin de chacun.
Ainsi Cécile, dans son souci d’autonomie fera une sculpture de l’avenir dans laquelle elle se représente à distance de Marthe et André ; mais reliée à eux par un fil.
Marthe et Cécile pourront par la suite communiquer sur leur relation d’attachement, non plus en s’affrontant, mais dans un effort de compréhension mutuelle dans lequel chacune prendra mieux la mesure de l’insécurité qui animait leur relation : Cécile cherchait à se mettre émotionnellement à distance d’une mère qu’elle percevait comme intrusive et sans tendresse, tandis que Marthe elle-même peu aimée dans son enfance, était essentiellement animée par le devoir de bien faire, plus que par l’idée de bien être avec sa fille.
29Cette thérapie est encore en cours et il reste du chemin à parcourir. Mais les partenaires sont parvenus à un stade de plus grande sécurité entre eux qui les autorise à mieux se « détacher ». André joue sa part, car il a maintenant de son côté mieux accès à Marthe et à Cécile, et il possède de bonnes capacités soutenantes. C’est la qualité de cette triangulation qui devrait permettre à Cécile de se dégager peu à peu de sa problématique. Peut-être devra-t-elle au bout du compte entreprendre une thérapie individuelle. Celle-ci pourra alors d’autant mieux aborder la scène intrapsychique, que la scène des relations interpersonnelles sera moins préoccupante.
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Mots-clés éditeurs : résonance, solitude, objet flottant, interventions thérapeutiques familiales, attachement insecure