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Article de revue

L'adolescence, une méta-théorie de l'esprit

Pages 811 à 823

Notes

  • [1]
    Laissons à cette expression l’ambiguïté du statut ontologique du terme sujet : le sujet de l’excitation ? Car c’est bien de cela dont il s’agit !
  • [2]
    Cahn, 1997, p. 312.

1Je voudrais dans ce présent travail poser la question de la théorie de l’esprit chez l’adolescent et proposer de conceptualiser l’adolescence comme la période où le sujet accède à la conscience d’une « méta-théorie » de l’esprit, c’est-à-dire une théorie sur la théorie de l’esprit.

Il est nécessaire de rappeler très brièvement les grandes lignes de cette théorie. Initialement les éthologues ont été les premiers à poser ce genre de question, en particulier les spécialistes des primates. La question était la suivante : les primates sont-ils capables comme les êtres humains de prédire et d’interpréter des actions réalisées par les humains en leur attribuant des intentions ? Si cette capacité peut être démontrée, ceci signifie alors que les primates peuvent avoir des représentations internes de ce que l’autre est susceptible de penser : comme de telles représentations ne peuvent pas s’observer directement et qu’elles peuvent seulement être inférées, les auteurs ont parlé de « théorie de l’esprit » parce que la connaissance de ces états mentaux relève d’un travail de déduction à partir de montages expérimentaux. Dans leur article princeps dès 1978, Premack et Woodruff ont effectivement montré que des chimpanzés pouvaient prédire et interpréter des actions humaines. Peu de temps après, des psychologues cognitivistes se sont posés la même question : à partir de quand, dans le développement de l’enfant, une théorie de l’esprit se met-elle en place ? Wimmer et Perner (1983) ont montré que dès l’âge de quatre ans environ, la majorité des enfants sont capables d’inférer l’hypothèse d’une fausse croyance chez autrui. En effet le concept de fausse croyance représente la pierre angulaire autour de laquelle la théorie de l’esprit se construit : si A peut attribuer à B une croyance que lui A sait être fausse mais que B, compte tenu de son expérience croit être vraie, alors on peut affirmer que A construit un modèle, une représentation de la pensée de B différente de la sienne propre et de ce fait attribue à B une « théorie de l’esprit ». Travaillant avec des enfants autistes, Baron-Cohen, Leslie et Frith (1985) ont posé de façon quelque peu provocatrice la même question au sujet de ces enfants : les autistes ont-ils à leur disposition une « théorie de l’esprit » ? L’expérience avec le couple de poupées Sally et Anne est devenue célèbre : Sally et Anne rangent ensemble un objet (par exemple une bille) dans un panier. Sally sort et pendant ce temps Anne déplace la bille pour la mettre dans une boîte. Quand Sally revient où ira-t-elle chercher la bille ? Majoritairement les enfants autistes échouent dans cette tâche répondant que Sally ira chercher la bille là où eux-mêmes savent qu’elle est (dans la boîte) et non pas là où Sally croit qu’elle est (dans le panier) compte tenu de son expérience. Cette expérience relativement complexe nécessite il est vrai une assez bonne maîtrise du langage et une capacité à se décentrer de soi-même pour s’intéresser aux poupées. Une expérience simplifiée a été proposée par Perner et col. (1987) consistant à donner à l’enfant un tube de Smarties : quand il l’ouvre il n’y a pas des bonbons comme il s’y attend mais un stylo. On lui demande quelle sera la réponse d’un autre enfant à qui on donnerait le même tube de Smarties ; là encore les enfants autistes échouent plus que les autres dans ce genre d’épreuve (Perner et col., 1987, 1989). Nous ne nous étendrons pas davantage sur les liens entre autisme et théorie de l’esprit dont on trouvera une bonne synthèse dans le travail de Bursztejn et Gras-Vincendon (2001). Remarquons toutefois que pour démontrer de façon pertinente l’existence d’une théorie de l’esprit, il est indispensable d’en passer par l’inférence d’une « fausse croyance » chez l’autre : ce que le sujet sait être vrai, l’autre compte tenu de son expérience propre ne le sait pas et conserve une fausse croyance. C’est en ce point qu’on rencontre un écart constitutif de la différenciation des fonctionnements psychiques. D’une certaine manière, le vrai ne permet pas de se différencier puisque le vrai s’énonce et se constate : dans ces conditions, tous les individus en sont réduits à une pensée unique qui ne leur permet pas de se distinguer les uns des autres. En revanche la croyance, d’autant plus qu’elle peut s’avérer fausse, autorise toutes les subtilités différenciatrices entre les individus et ouvre la voie au processus d’identification individuelle.
Pour notre part, nous voyons dans le jeu des fausses émotions et des fausses mimiques de la mère avec son bébé (émotion de pseudo-colère, de pseudo-surprise, de faux dégoût, etc.) et surtout dans ses jeux de surprise (petite bête qui monte...) la marque de ce faux que nous avons conceptualisé comme un manquement et qui introduit un écart fondamental et différenciateur entre la mère et son bébé (Marcelli, 2000). Fait essentiel, ce faux est ludiquement et libidinalement investi grâce à ces jeux de chatouilles, de surprise et de tromperie et ne devient ni persécuteur ni destructeur ni même abandonnique : la différenciation mère-bébé peut s’effectuer dans un climat de plaisir et pas obligatoirement de souffrance. Pour aller jusqu’au bout de la provocation, on dira qu’il n’y a pas de psyché sans investissement de cet écart et donc sans fausse croyance : le fonctionnement psychique se nourrit de l’écart constant entre ce qu’il sait et ce qu’il croit. C’est la base même du processus inférentiel de la communication humaine : le destinataire d’un acte de communication cherche d’abord à inférer l’intention communicative de celui qui a émis le message et donne un sens au message en fonction de ce qu’il suppose (ce qui est de l’ordre de la croyance, avec les risques d’erreurs qu’il est nécessaire d’assumer...) de l’intention communicative : communiquer ce n’est pas seulement décoder (travail sur le réel qui est vrai ou qui n’est pas), c’est surtout inférer (travail sur le sens qui peut être juste mais aussi faux et appartient au champ de la croyance, de l’imaginaire).
« Le soir, je me couche et je me mets à penser, j’arrive pas à m’endormir », dit Juliette, jeune adolescente de quinze ans. Elle n’a jamais eu aucun problème de sommeil dans son enfance, se couchant puis s’endormant sans difficulté. En même temps, Juliette rencontre quelques soucis dans sa scolarité qui jusque-là a été facile avec de bons résultats ; elle traverse une période de fléchissement scolaire, elle a des difficultés de concentration et s’inquiète de la baisse de ses notes en référence à son choix de métier, le même que celui de sa mère. Elle est en conflit ouvert avec son père dont elle ne supporte plus les manifestations d’autorité, d’autant qu’elle s’est consacrée à soutenir celui-ci dans sa dépression les deux-trois années précédentes et considère de ce fait qu’il a une dette à son égard. Elle ne supporte pas la méfiance de celui-ci quand elle invite des amis dans sa chambre : son père exige que la porte de la chambre reste ouverte... Elle en arrive à penser que son père pourrait bien être jaloux, même si cette pensée l’étonne. D’ailleurs elle se dit que cela lui ferait bien les pieds si elle couchait avec l’un de ses amis même si elle n’en a pas (encore ?) vraiment envie !
Qui dans cette histoire excite qui ? Est-ce le corps de Juliette qui excite sa tête, est-ce le contre-Œdipe paternel qui excite le père lequel excite sa fille, est-ce la fille qui s’excite de l’excitation du père ? L’essentiel est dans la tentative de Juliette de chercher à saisir l’origine de son excitation, d’en trouver la cause, d’en définir le sujet[1] : elle se met à penser. Désormais, quand Juliette se met au lit, non seulement elle pense, mais plus encore elle pense à ce qu’elle pense. En d’autres termes, elle pense à ses pensées et développe une pensée réflexive : elle devient le sujet de ses pensées, ce qu’à l’adolescence on appelle le « travail de subjectivation » et dont Cahn (1997) nous dit qu’il s’agit essentiellement d’un processus de différenciation qui, « à partir de l’exigence d’une pensée propre, permet l’appropriation du corps sexué et l’utilisation des capacités créatrices du sujet » [2]. C’est très exactement ce que fait Juliette le soir avant de s’endormir...

2De ce jour, l’adolescent ne pense pas seulement à ce qu’il a fait ou dit hier, à ce que sa copine ou son copain, son enseignant ou ses parents ont bien pu vouloir lui dire, à ce qu’il fera ou dira demain, toutes ces questions que l’enfant se pose lui aussi. L’adolescent désormais, s’interroge aussi sur le sens de ses dires et de ses actes : comment l’autre comprendra et interprétera ce que lui-même dira ou fera ? S’il dit cela, l’autre alors pensera comme ceci ou comme cela, en conséquence il vaut mieux le dire de cette manière. En un mot, non seulement l’adolescent pense à ce que l’autre pense – cela les enfants dès le plus jeune âge y sont introduits à travers cette « théorie de l’esprit » que l’on vient de décrire brièvement – mais en outre, et cela est une considérable différence, l’adolescent se demande pourquoi il pense à ce que l’autre pense. À partir du moment où l’adolescent s’interroge ainsi, il se met à penser à ses pensées sur la pensée des autres… et se demande aussitôt en quoi cette pensée réflexive est susceptible d’influencer sa propre pensée voire de la brouiller ou de la contaminer. Désormais avec l’adolescence et le pubertaire s’instaure une théorie de l’esprit au carré, une « méta-théorie » de l’esprit, ce qui, je crois, correspond à ce travail de subjectivation de l’adolescence. Si l’enfant se demande très régulièrement pourquoi l’adulte pense cela, alors que lui-même pense ou croit autre chose, l’adolescent se demande pourquoi il pense à ce que pense son parent, son copain, son ami, son/sa petit(e) ami(e). Si cet écart à penser est investi de plaisir et de libido, si depuis la petite enfance l’expérience de la séparation des psychés s’est faite dans un climat de jubilatoire surprise, alors découvrir ainsi la méta-théorie de l’esprit ouvre au jeu fascinant des hypothèses cognitives et de la « comédie humaine ». Mais si depuis le plus jeune âge, l’expérience de la différenciation des psychés s’est accompagnée de constantes menaces projectives, persécutives ou abandonniques, alors investir cette méta-théorie de l’esprit conduit tout droit à la menace confusionnelle : si je pense en fonction de ce que l’autre pense, alors où est ma propre pensée, où suis-je, moi, en tant que sujet indépendant pensant librement ? On aura reconnu la thématique d’un nombre considérable de romans de l’adolescence, culminant avec ceux de Gide, et d’un nombre tout aussi considérable de réflexions philosophiques. Comble du paradoxe, cette pensée surgit au moment où l’adolescent ressent plus que jamais l’impérieux besoin de l’autre, poussé qu’il est par la pression génitale de sa puberté somatique et de son équivalent psychique, le pubertaire.

3En effet, cette émergence d’une pensée réflexive s’appuie bien évidemment sur les développements de la pensée formelle tels que Piaget (1964) les a décrits (en particulier le groupe I.N.C.R. : interrogative, négative, corrélative et réciproque) et dont la précession par rapport aux exigences pulsionnelles est essentielle (Catheline, 2001). Mais elle est aussi fortement stimulée par l’irruption du pubertaire dans le fonctionnement psychique. Le jeune adolescent contraint de constater la réalité de la différence des sexes – constatation déjà faite dans l’enfance mais dont l’acuité se trouve renforcée par l’irruption de sa propre puberté et de celle de ses congénères, et qui ne peut pas être reportée à plus tard comme précisément le dit l’enfant – commence à s’interroger sur le sens de la complémentarité des sexes (quel sens a pour moi ce désir de l’autre inconnu, ne vais-je pas m’y perdre ?), ce qui le conduira inéluctablement sur le chemin de l’altérité des désirs (le désir de l’autre est-il susceptible de rencontrer mon propre désir ?). Gutton (1991) a raison d’insister sur ce moment où l’adolescent s’affronte à la question énigmatique de la complémentarité des sexes : quel est ce mystérieux « objet » vers lequel une partie de moi (ou de mon corps) est inéluctablement attirée ? Si l’enfant, bien sûr, est curieux de la scène primitive et voudrait souvent prendre la place de l’un ou l’autre parent, l’adolescent, quant à lui, se demande soudain ce qu’il ferait ou aurait à faire dans cette situation. Il se met en scène dans le scénario incestueux et se sent aspiré par une force inquiétante provenant d’un « organe » inconnu qui l’excite. « Pourquoi me fait-il cet effet ? », « quel empire/emprise cet objet exerce-t-il sur moi, à mon insu ? », « puis-je moi aussi déclencher son excitation, c’est-à-dire lui faire ce qu’il me fait ? ». Dès que l’adolescent se pose ce genre de question, il entre dans une méta-théorie de l’esprit et doit tolérer un insoluble paradoxe : penser son propre désir implique une représentation intrapsychique de sa dépendance à l’égard d’autrui, mais en même temps penser l’altérité des désirs confronte le sujet à la radicale solitude humaine : l’être humain est seul dans sa boîte crânienne. L’identité se construit, me semble-t-il, sur ce paradoxe : celui d’une solitude « intracrânienne » irrémédiable alors même que le sujet fait l’expérience d’une attirance irréductible et énigmatique, potentiellement persécutrice, de la part de l’objet sexuel. La contradiction ontologique entre cette attirance libidinale source de confusion potentielle et le besoin de différenciation/identification base de l’affirmation identitaire de l’autre n’est assumable et vivable que si l’écart entre soi et l’autre a été investi dès le plus jeune âge de cette même qualité contradictoire et paradoxale : un moment de différenciation, qui pour ne pas devenir menace de perte ou d’abandon, doit être d’abord le prélude d’une rencontre jubilatoire faite de rire et de partage affectif. En d’autres termes, l’adolescent doit pouvoir s’appuyer sur une méta-représentation d’une histoire relationnelle où l’autre, la mère en particulier, a pu lui procurer apaisement, satisfaction relative et détente : dans la théorie psychodynamique, cela s’appelle un « bon objet » interne garant d’un narcissisme suffisamment bon. La méta-représentation apaisante doit être sinon consciente du moins préconsciente, pour que l’adolescent attribue à cet objet complémentaire énigmatique et excitant une probabilité d’apaisement et de satisfaction à condition qu’il sache attendre le temps nécessaire…

4Cette « méta-théorie » de l’esprit plonge l’adolescent dans des abîmes de perplexité douloureuse et lui ouvre le tortueux labyrinthe des relations humaines. Désormais celles-ci n’ont plus la relative limpidité des relations de l’enfance. Bien sûr cette quête de sens prend d’abord le sujet lui-même pour cible : ma vie c’est quoi ? Ma vie ce sera quoi ? Malgré tous les apparents changements, ces questions continuent de se poser de façon plus ou moins obsédante aux adolescents de ce millénaire débutant. Derrière ces questions existentielles qui tentent de cerner une identité ontologique, la question récurrente sera celle du devenir et par conséquent du projet, de l’idéal : ne demande-t-on pas à nos adolescents collégiens puis lycéens de bâtir un « projet d’orientation » ? De tout temps les adolescents ont été pris dans cette contradiction entre l’élaboration d’un idéal plutôt lointain et une intense pression d’un besoin pulsionnel immédiat : seul l’investissement de la pensée, si douloureux soit-il, peut rendre tolérable cette incontournable attente. Le résultat de cet investissement de la pensée sur les pensées, c’est-à-dire un système de méta-représentations qui parviennent à la conscience, en partie sinon en totalité, se condense dans une méta-théorie de l’esprit susceptible de donner au sujet un guide pour inférer un sens à ses relations humaines. Je pense qu’on aura reconnu à travers cette description l’instance « idéal du moi » qui précisément se met en place autour de l’adolescence (Blos, 1967, 1985 ; Laufer, 1980). Je ferais volontiers la proposition suivante : l’adolescence, sous le double effet de l’accession à la pensée formelle et de la poussée du pubertaire, est cette période de la vie où le sujet est contraint de se formuler une méta-théorie de l’esprit. Cet effort de formulation dont les racines sont inconscientes mais dont le produit peut être partiellement conscient, se figure sous la forme de l’idéal du moi. Le degré de conscience sur les produits de cette opération, la figuration d’une histoire relationnelle subjective dans laquelle le sujet se donne un rôle, sont directement proportionnels au degré de liberté de ce même sujet : a-t-il le choix de l’histoire ou le scénario lui est-il imposé ? Cette stabilisation des méta-représentations par l’intermédiaire de la méta-théorie de l’esprit en un système cohérent qui aboutit à l’idéal du moi permet au sujet de maintenir son équilibre identitaire qui oscillera toujours entre une méta-théorie de la représentation de soi (une croyance suffisamment bonne dans son identité narcissique primaire) et une méta-théorie des représentations de relation (une croyance suffisamment confiante dans la communication inférentielle, base des identifications secondaires). Grâce à la croyance, l’individu, l’adolescent, peut sortir de sa boîte crânienne et retrouver une relation à l’autre mais cette relation est désormais entachée d’une constante possibilité d’erreur ou de fausseté : il faut le tolérer… L’adhésion dogmatique tente d’éliminer ce risque.

5La construction d’un idéal ne peut toutefois s’abstraire de l’environnement social. L’attente de l’autre, des autres, les inférences attendues de la communication sont étroitement intriquées aux valeurs sociales en cours : la modernité a son mot à dire dans ce travail d’adolescence. En effet, bien des choses ont changé et comme pour toutes les générations précédentes, pour les adolescents de cette génération les enjeux sociaux ont évolué : les revendications libertaires des années soixante n’ont plus lieu d’être, elles ont toutes été satisfaites et au-delà même ; les conflits idéologiques des années soixante-dix, les affrontements entre capitalisme et communisme se sont effrités comme le mur de Berlin qui en était le symbole et dont les pierres ou les briques ne sont plus que des souvenirs de musée ; même la lutte pour une planète, sinon juste et égalitaire, du moins propre, humaine et caritative connaît quelques essoufflements. Alors les jeunes disposent-ils encore d’un matériau collectif qui puisse leur fournir un idéal, une quête de sens qui les exhorte et les conduise dans la vie ? Comme on vient de le voir, cet idéal précisément s’élabore à l’adolescence en tant que réponse à la quête de sens mais cette élaboration demande deux choses essentielles et incontournables : du temps d’abord, de l’intérêt pour le psychisme ensuite. Concernant le temps, l’adolescent doit tolérer de ne pas avoir tout, tout de suite : les questions doivent être posées avant d’obtenir éventuellement les réponses et entre le temps de la question et celui de la réponse il y a une période d’incertitude qui doit être tolérée. L’adolescent doit donc accepter de se confronter en termes cognitifs à la frustration, à sa capacité à la tolérer et en termes pulsionnels au manque, à la castration symbolique. Concernant l’intérêt pour le psychisme, il faut que l’adolescent investisse cette pensée réflexive, méta-représentations et méta-théorie, puis surmonte une certaine douleur à penser (Catheline, 2001) pour découvrir ensuite le plaisir ou la jouissance à penser.

6Reconnaissons que la société actuelle ne facilite pas la tâche des adolescents. Leur quête de sens et d’idéal apparaît sérieusement brouillée par une apparente réduction des valeurs : le sens appartient à la catégorie des symboles, l’idéal quant à lui est gratuit : notre société préfère les faits bruts et tout ce qui rapporte le plus vite possible en monnaie sonnante et trébuchante. Le « retour sur investissement » comme on dit, doit être de plus en plus rapide, le temps se contracte et l’objectif de bien des sociétés dites de consommation est de parvenir à une gestion instantanée pour réagir au marché en temps réel : société de l’urgence des besoins, des prises de décision, des réactions, son temps devient analogue à une sorte d’impatience adolescente, d’urgence à obtenir la satisfaction. À bien des égards nos sociétés ont adopté comme norme les exigences des adolescents : désormais c’est un peu comme s’ils se regardaient eux-mêmes dans le miroir déformant que leur tendent les médias : T.V., news, films… L’exemple de Loft Story vient à point nommé pour confirmer ces remarques. C’est bien la tranche d’âge des adolescents et des jeunes adultes qui connaît les plus forts taux d’audience et ils sont les héros de leurs propres histoires. Est-ce pour cette raison que l’absurde cède le pas à la dérision ? Désormais ce qui fascine les adolescents « modernes », c’est la dérision, érigée en quasi valeur. Contrairement à l’humour, la dérision s’exerce aux dépens de l’autre qu’il s’agit de rabaisser voire d’humilier. N’est-ce pas pour nombre d’adolescents la seule manière qui leur permette de se différencier d’un monde adulte passant son temps à les singer ? Mais la dérision est délétère : elle détruit sans reconstruire. La désespérance serait-elle le seul credo ? Comment alors les adolescents pourront-ils relever ce défi d’une société pressée et qui les presse pour construire leur système de valeurs, méta-théorie de l’esprit susceptible de leur fournir le guide, le mode d’emploi de leur vie ? La relative dissolution des valeurs collectives « s’imposant d’en haut », ne fait que renforcer l’impérieux besoin pour chaque individu de penser et construire sa propre méta-théorie. La société prend l’individu dans un redoutable paradoxe, ne lui donnant plus au nom de sa liberté individuelle un idéal en kit, en prêt-à-porter mais imposant à tous un considérable effort de privatisation de son espace psychique jusqu’à l’épuisement narcissique : la fatigue d’être soi menace chacun (Ehrenberg, 1998).

7Pourtant certains adolescents nous montrent qu’ils savent aussi transformer cette pression de l’instant, cette urgence généralisée, cette dérision permanente en un système de valeurs, création ou invention qui s’enracine dans le collectif : il suffit pour s’en convaincre d’écouter un peu de rap. D’autres passent des heures pour réussir un mouvement particulier sur leur skate, leur surf, leurs rollers. Cet acharnement à maîtriser l’instabilité, le déséquilibre, la pesanteur, l’éphémère par le mouvement révèle, intact, le besoin, le plaisir à dominer les forces contraires, à vaincre cette instabilité, ce déséquilibre, cette fragilité de l’instant : parions sans trop de risque qu’un tel apprentissage leur sera d’une grande utilité dans un monde dominé par l’incertitude des positions acquises. Dans ce monde incertain dont le temps se comprime, l’idéal de fugacité, la quête de l’instant magique prennent d’autant plus sens que le mouvement peut se figer sur la cassette vidéoscopique et prendre une allure d’éternité. Bon nombre de posters qui ornent les murs des chambres de nos adolescents sont des figements par la grâce de la photo du geste fugace et instantané d’un héros.

8Coincé entre l’urgence à satisfaire ses besoins, telle qu’elle est prônée par la société actuelle, et la capacité à tolérer la frustration pour construire quelque chose de l’ordre d’un idéal, l’adolescent n’a d’autre solution que d’investir la pensée, en particulier cette pensée réflexive que nous avons évoquée. À ce point précisément, on rencontre une différence fondamentale entre d’un côté les adolescents pour lesquels l’investissement de la pensée est source possible de bien être et de gratification et de l’autre, les adolescents pour lesquels il ne sert à rien d’attendre parce que l’attente est toujours décevante ou frustrante et plus encore les adolescents pour lesquels la pensée représente une menace majeure de désorganisation ou de confusion. Quand il n’y a pas d’avenir pensable à quoi cela peut-il bien servir de se frustrer pour attendre des jours qui ne seront pas meilleurs ? Il y a là un point de divergence fondamentale dans la psychopathologie des adolescents, avec d’un côté ceux qui ont investi la pensée et l’attente possible et, de l’autre, ceux pour lesquels la satisfaction immédiate des besoins l’emporte largement sur les dangers inhérents à cette urgence d’obtenir satisfaction et sur les incertains bénéfices d’une attente. On discerne aisément comment la société aggrave cette urgence à obtenir satisfaction : si la religion nous promet le bonheur dans une autre vie et un autre monde (méta-théorie d’une croyance immanente : « Croyez, cela suffit »), si le communisme nous promettait le bonheur dans ce monde mais pour la génération suivante (méta-théorie d’une croyance imminente : « Croyez, ça va venir »), la société de consommation propose le bonheur aujourd’hui et ici même (méta-théorie d’une croyance éphémère : « Dépêchez-vous de croire, ça va disparaître, il n’y en aura plus… »). Avant de parler de la violence des adolescents ne devrait-on pas parler de cette violence fondamentale de nos sociétés au travers de cette urgence à satisfaire les besoins ? Le pôle narcissique de l’idéal du moi prévaut de plus en plus sur le pôle surmoïque de ce même idéal : la croyance dans une urgence qui satisfait le besoin l’emporte sur la patience d’une attente qui pourrait apaiser. C’est ainsi que le contexte socio-culturel influe sur les méta-représentations et la méta-théorie de l’esprit de chaque individu : si chacun infère à l’autre ce type d’attente et de croyance, l’urgence et l’éphémère deviennent les présupposés relationnels partagés.

9Pour conclure et si l’on veut bien me suivre dans cette double hypothèse faisant de l’adolescence la période de la vie où la théorie de l’esprit peut être pensée par le sujet, ce qui aboutit à une méta-théorie de l’esprit, et faisant de l’idéal du moi l’instance de représentation de cette méta-théorie de l’esprit, on se posera la question des émergences pathologiques et de leur articulation possible avec cette conceptualisation. À partir du moment où le sujet se demande pourquoi il pense à ce que l’autre pense, cette pensée comme on l’a vu devient une menace identitaire potentielle en même temps que son acceptation est la condition pour accéder au processus identitaire. L’adolescent peut refuser ce paradoxe, de façon consciente ou plus souvent inconsciente. Quand il l’accepte et qu’il en tolère la prise de conscience relative, les méta-représentations de la méta-théorie de l’esprit peuvent s’actualiser dans son préconscient/conscient sous la forme d’une histoire relationnelle qu’il se représente et dans laquelle il a une relative liberté de se donner un rôle source de satisfaction : l’adolescent se transforme en un auteur actif d’une histoire qu’il s’autocrée, mais dont il peut changer le scénario selon son désir. En revanche, quand ces méta-représentations de la méta-théorie de l’esprit restent majoritairement inaccessibles, alors l’adolescent devient l’acteur involontaire d’un scénario inconscient avec le seul sentiment conscient que celui-ci est écrit par un autre : sa pensée est persécutée, envahie par cet autre. Nous comprenons la compulsion de répétition comme une tentative désespérée d’échapper à cette emprise et cette passivisation puis de trouver une issue dans laquelle le sujet puisse s’octroyer un part d’activité. Le drame est que chaque répétition verrouille un peu plus la porte de sortie ! Cet autre persécuteur qui a les clefs du scénario varie d’un sujet à l’autre : ce peut être la pensée de l’autre dont il faut absolument se préserver, l’autre en tant que personne désignée et figurée, sa propre pensée dont il faut se méfier puisqu’elle peut représenter la pensée de l’autre installée en soi, ou son propre corps dont le besoin contraint l’adolescent à se soumettre à ce qu’il croit être un scénario dangereux. Chemin faisant, on aura reconnu quelques pathologies spécifiques de l’adolescent. L’émergence schizophrénique à l’adolescence ne serait-elle pas la caricature d’une impossibilité à accepter le paradoxe de la méta-théorie de l’esprit ? Les psychothérapies relationnelles, en particulier les psychothérapies dynamiques, peuvent être conceptualisées comme des tentatives de modifier le système méta-représentatif du sujet : l’interprétation fonctionne souvent comme un énoncé méta-représentatif d’une intention ou d’une croyance (inférence) attribuée au thérapeute et dont celui-ci dévoile au patient la dimension de répétition mais aussi sa fonction de clôture, d’enfermement. L’interprétation est une invite à changer de système méta-représentatif dans un contexte où le patient ne risque rien. Ce changement, cet écart, est la clef de sa liberté possible… Toutefois cet écart ne sera intériorisé et perlaboré que si l’émotion intersubjective partagée entre patient et thérapeute sous-tend le récit interprétatif et ne ressort pas simplement d’un dogme énoncé par le thérapeute auquel le patient doit se soumettre : une interprétation mutative provoque autant d’émotion chez le thérapeute que chez le patient (ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’émotions identiques !).

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : idéal du moi, théorie de l'esprit

https://doi.org/10.3917/ado.050.0811

Notes

  • [1]
    Laissons à cette expression l’ambiguïté du statut ontologique du terme sujet : le sujet de l’excitation ? Car c’est bien de cela dont il s’agit !
  • [2]
    Cahn, 1997, p. 312.
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