« Antonio est très fermé, comme son père » – ce fut tout ce que cette femme put nous dire de son fils ; elle aussi parlait très peu. Il est devenu encore plus taciturne après la mort de son père, « il ne parlait plus à personne, pas même aux perruches et au perroquet qu’il aime tant ».
Le patient présentait une lenteur psychomotrice prononcée et une absence de réaction affective. Malgré cela, il dessinait et parlait ; il parlait des personnes seules qui aimeraient réussir, faire quelque chose, de celles qui ont des difficultés, qui ont peur, qui se sentent humiliées, sans ami, tristes, désemparées.
Dès le début, Antonio a limité les contacts avec les autres patients. Il arrivait toujours très en retard : on croisait, au milieu de l’après-midi, sa silhouette noire errant dans l’institut, son inséparable parapluie à la main. C’était un véritable tour de force que de le faire entrer dans les salles où se déroulaient les ateliers thérapeutiques. Et quand, finalement, il se joignait au groupe, il ne faisait rien. Il regardait en l’air, sur le côté, en poussant des soupirs. À quoi pensait-il ?
À l’heure du goûter, il ne voulait rien prendre. Il s’approchait lentement de l’un des thérapeutes et demandait à voix basse, parlant sans doute des autres patients : « Mais qu’est-ce qu’il a celui-là ? C’est quoi sa maladie ? » Comme s’il était la seule personne normale au milieu de tous ces gens bizarres.
Avec le temps, il est devenu moins farouche et nous avons eu la chance de découvrir son sourire. C’était un très beau sourire, ses yeux brillaient, son visage s’animait.]
Les séances de famille se déroulaient avec une lenteur exaspérante. La pauvreté psychique était démoralisante. Quand la mère prenait la parole, c’était pour dire que « son fils parlait un peu plus ». Puis, progressivement, Antonio a pris de l’assurance, s’impatientant quand sa mère l’interrompait : il lui jetait un regard noir et lui disait : « Laisse-moi parler ! » Un nouveau cap fut franchi quand il exprima le désir de pratiquer un sport de combat pour « me défendre contre ceux qui me dérangent ». Nous fûmes encore plus surpris quand, la veille de son anniversaire, il envoya ce message à l’équipe : « Celui qui veut m’embrasser le jour de mon anniversaire peut le faire. » À l’institut, Antonio manifestait le désir qu’on s’occupa tout particulièrement de lui. Il voulait qu’on lui trouve une école où il pourrait apprendre les arts martiaux, un moyen de participer à une émission de télévision, ou tout simplement une aide pour ses devoirs. Mais quand finalement nous lui trouvions un cours d’arts martiaux près de chez lui, il s’en désintéressait. Il était souvent absent. Quand il venait, il nous surprenait par des paroles qui laissaient entrevoir d’éventuelles attitudes violentes contre sa sœur ou contre lui-même. Il demandait à être hospitalisé. Puis il disparaissait. Parfois il restait deux semaines sans donner de nouvelles ; quand on essayait de savoir ce qui se passait, il disait, non sans une certaine arrogance : « Je ne sais pas si je viens demain, je vais voir. » Antonio plongeait l’équipe dans une situation ambiguë. D’un côté sa présence absente et ses exigences répétées d’attention particulière provoquaient un certain désintérêt. De l’autre, nous étions très inquiets : comment s’occuper de lui in absentia ?
Inconscient, transfert et interprétation au sein de l’institution
2Au cours d’une réunion clinique, un des thérapeutes s’est étonné de l’importance que prenait le Therapon dans la vie d’Antonio. « On n’aurait pas dit .... » s’est-il exclamé. L’écoute clinique allait vraiment à l’opposé du sens commun. Ainsi, nous avons compris que ses absences constantes n’étaient pas le signe d’un manque d’intérêt, mais au contraire la défense indispensable devant l’importance excessive que l’institution revêtait pour lui. À vrai dire, c’était encore plus subtil. Ne pas venir était sa façon de mettre en acte, sur la scène institutionnelle, quelque chose qu’il ne pouvait, ni même ne savait dire autrement : il éprouvait le sentiment de n’avoir aucune importance pour nous.
3Comme nous l’avons vu, il lui arrivait de ne pas venir pendant plusieurs jours. Mais nous ne nous apercevions pas réellement de son absence. Bien sûr nous nous faisions la remarque : « Tiens, Antonio n’est pas venu aujourd’hui », cette absence ne nous mobilisait pas affectivement. Pas plus que sa présence d’ailleurs, car quand il venait, son visage était pratiquement invisible, juste une ombre noire avec son éternel parapluie. Nous étions habitués à sa présence absente dans les ateliers, au réfectoire, dans les couloirs. « Au cinéma, je savais bien que nous y étions tous, patients et thérapeutes, mais je n’arrivais pas à voir Antonio », avait dit un autre thérapeute. Et pourtant, quand il était là, Antonio faisait son possible pour se faire remarquer. Il écrivait des lettres poignantes, angoissées, qu’il adressait à l’un des thérapeutes et dans lesquelles il parlait de sa fragilité et demandait de l’aide. En voici un fragment :
Carina j’ai besoin d’aide j’ai écrit une lettre à l’émission « Dimanche à nous » l’émission de Netinho j’ai écrit parce que je suis dans une misère noire c’est vraiment la galère et je voudrais aussi connaître quelqu’un j’ai écrit parce que j’ai un problème. J’ai besoin d’aide je n’ai pas de travail je n’ai rien dans cette vie et j’ai besoin que tu m’aides Carina à téléphoner à la TV Record le numéro c’est le 36 60 40 00 tu demandes comment on fait pour parler avec le reporteur de Netinho il s’appelle Humberto parce que je l’ai vu aider des gens à l’émission s’il te plaît Carina aide-moi je suis dans une passe très difficile je ne sais pas où aller, je suis tout seul et triste. Chez moi je n’ai rien pas d’habits pas de chaussures rien à manger. J’aimerais connaître quelqu’un de célèbre comme Amanda… je suis un fan d’elle. Dis-lui que j’ai une maladie des os et que je ne supporte pas de rester debout car mes os des mains et des pieds vont se casser.
5Il voulait que nous intervenions auprès du présentateur de télévision pour qu’il participe à l’émission « Le Jour du Prince ». Ou que nous l’aidions à être mannequin. Il n’était pas difficile d’y voir son besoin d’être regardé et admiré, un appel pour que son désir soit reconnu, légitimé et en partie réalisé. Mais à quel niveau répondre à sa demande ? Dans le réel, en téléphonant et en obtenant qu’il participe à l’émission « Le Jour du Prince » ? Quels effets psychiques attendre d’un événement isolé, complètement hors de sa réalité et de la nôtre, promu par un objet qui s’offre justement pour être idéalisé ? Nous savons que la société de consommation et les médias comme l’un de ses représentants exercent leur pouvoir sur l’esprit du consommateur par le biais d’un contrat narcissique qui peut être psychotisant. Elle « reconnaît » le sujet comme appartenant à l’institution, lui offre un « lieu » (15 minutes !) et une « filiation » (le présentateur-roi et le participant-prince). En échange, elle exige une partie – plus ou moins grande – de son espace psychique, c’est-à-dire son aliénation. En d’autres termes, offrir à Antonio « Le Jour du Prince » à la télévision aurait équivalu à alimenter ses fantasmes les plus régressifs cristallisant sa position de dépendance. Peu à peu, nous avons compris que la réponse devait se faire dans le champ transférentiel : nous devions, dans la mesure du possible, faire en sorte qu’il devienne un « prince » à nos yeux, pour nous attacher au signifiant qu’il nous offrait. Un « prince » au sein de notre institution. Comment y parvenir ?
6En montrant, dans ses lettres, son réel dénuement – il avait à peine de quoi payer ses moyens de transport – il proposait, et nous nous sentions tentés de le suivre, d’adhérer au lieu transférentiel de l’objet idéalisé, celui de pourvoyeur. Pendant un certain temps, nous avons cru pouvoir et devoir faire quelque chose pour lui, non seulement au niveau psychique, mais également matériel. C’est ainsi que nous lui avons trouvé ce cours d’arts martiaux qu’il réclamait avec tant d’insistance. Mais sa réponse – il se désintéressa tout de suite de ce sport – fut le signe que sa demande ne se situait pas sur le terrain du réel. Il fallut un certain temps avant que ceci n’apparaisse clairement et son peu de capacité à profiter de ce que nous lui offrions nous décourageait. Notre motivation s’épuisait également dans notre forte identification à lui. Son dénuement – nous parlons maintenant de son désarroi, de sa solitude – était immense. Le nôtre aussi : nous avions l’impression de ne pouvoir compter ni sur les institutions du champ social, ni sur sa mère vu ses faibles moyens. Nous étions complètement seuls, comme lui, confirmant le contenu de ses lettres : dépression, solitude, désarroi ; il nous manquait une épaule amie sur laquelle nous appuyer.
7Au cours d’une réunion clinique, nous avons fini par comprendre que nous n’étions pas si seuls. Nous étions en effet une institution, une équipe. Or la grande force du travail en équipe est justement de pouvoir compter les uns sur les autres. Si l’un de nous s’identifie trop à Antonio, il s’en trouve toujours un autre, moins identifié, avec encore assez d’énergie pour penser au traitement et s’investir.
8La découverte de la puissance de notre équipe nous amena à repenser aux lettres. Si l’un des destinataires était la télévision, pour qui Antonio n’existait pas, l’autre était l’institution… pour qui il n’existait pas non plus. C’est ce constat que nous pûmes finalement exprimer par des mots. Ce qui se répétait dans le transfert était notre incapacité à remarquer psychiquement son existence. L’interprétation se fit dans une re-négociation du traitement. Nous dîmes à Antonio et sa mère que dorénavant il devrait venir tous les jours aux heures fixées ou téléphoner pour justifier son absence. Dans le cas contraire, il ne serait plus rattaché à l’institution. Ceci n’avait rien à voir avec un règlement d’internat. Tout au contraire, l’interprétation lui montrait que ses absences et ses lettres avaient maintenant un sens pour nous.
9Quelque chose avait bougé dans le psychisme institutionnel. À partir de ce moment, nous fûmes réellement attentifs à Antonio. Nous tenions le compte de ses présences. L’équipe était affectivement mobilisée, comme devant quelqu’un de vraiment important. Comme devant un prince. Évidemment, ce ne fut pas parce que nous proposions un contrat que le patient parvint à le suivre. Très souvent nous dûmes téléphoner pour « exiger » sa présence, c’est-à-dire lui signaler que nous avions remarqué son absence. Antonio aussi commença à téléphoner pour nous avertir : « Cette semaine, je ne peux pas venir, mais gardez-moi ma place. » Il parvenait à faire la distinction entre les personnes virtuelles de la télévision et les personnes en chair et en os de l’institution. Quant au travail avec la famille, au début nous insistions beaucoup pour que sa sœur se sente davantage responsable. Son refus d’aider nous indignait, elle qui avait un bon niveau intellectuel, un peu d’argent, et qui semblait plus équilibrée. Mais elle représentait, pour ainsi dire, notre « présentateur de télévision ». Quand elle nous dit : « Qu’elle s’en lavait les mains », de la laisser tranquille, nous dûmes reconnaître qu’en effet cette place revenait légitimement à sa mère, ce n’était pas la sienne.
10Enfin, nous notâmes une évolution surprenante de la part d’Antonio : s’appuyant sur l’espace psychique de l’institution, il se chargea non sans succès, de mobiliser sa mère qui finit, entre autres, par aller elle-même au dispensaire chercher les médicaments dont il avait besoin. Antonio devint également plus présent pour les autres patients, qui se mirent à le respecter. Son attitude sérieuse, circonspecte, sa taille et son âge, lui valurent le surnom de « Colonel Antonio ». Quand on le provoquait, son regard menaçant suffisait à calmer les esprits. Finalement, et nous eûmes de la peine à le croire, notre patient montra qu’il savait être joueur, qu’il avait le sens de l’humour ; il aimait provoquer les deux thérapeutes (un homme et une femme) avec lesquels il avait un lien affectif particulièrement fort. Il les poussait à nouer des intrigues, pour s’amuser, contre la chorégraphe, noire comme lui, et qu’il aimait beaucoup. Ses plaisanteries se propageaient dans l’atelier et tous s’amusaient à provoquer Penha qui profitait du climat décontracté pour mener à bien son travail. Il était réellement devenu le prince de cet atelier. Son corps, auparavant raide et lent, commença à se mouvoir plus librement.
11Aujourd’hui, Antonio s’interroge sur son futur, sur ce qu’il fera quand il aura terminé ses études secondaires, quel type de travail il trouvera. Il envisage la possibilité d’aller aux cours du soir pour commencer à travailler dès cette année. Sa mère y est fortement opposée car, pour elle, les études sont plus importantes. Antonio fait plus attention à son traitement et c’est lui-même qui avertit l’équipe quand il faut renouveler son ordonnance. Parfois il se plaint des autres patients trop jeunes pour lui, tout comme les élèves de sa classe. Il manifeste le désir d’habiter avec d’autres étudiants, « pour fuir les disputes à la maison » – en réalité il sent qu’il est un poids pour les deux femmes qui travaillent, sa mère et sa sœur. Nous commençons à penser qu’il est temps d’acheminer Antonio vers une institution pour adultes qui pourra lui offrir une formation professionnelle.
Un cas révélateur de la famille
12Les thérapeutes mentionnés ci-dessus (X et Y) représentent aussi le couple. Antonio dit à l’un que l’autre a dit ceci, quand ce n’est pas vrai. Ou alors : « Je l’ai vu fumer un joint. » Le jeu consiste à pousser l’interlocuteur à s’indigner contre l’autre thérapeute ou contre la chorégraphe, en s’alliant évidemment à Antonio. Alors, il se met à exister au milieu du couple. Un lieu de sustentation de la relation triangulaire se crée, où il peut occuper symboliquement la place du fils chéri.
13Au cours d’une séance de famille, Antonio, qui arrive déjà à mieux s’affirmer, dit à la thérapeute : « J’aimerais que X et Y fassent partie de la thérapie de famille. » Il est vrai qu’elle les reçoit seule, alors qu’en général ce travail se fait à deux. Ce qui est curieux, c’est qu’il ne demande ni une personne en plus, ni que la thérapeute soit remplacée par deux autres. Non, il veut aussi les thérapeutes X et Y, car, étant donné leurs relations plus étroites avec Antonio, ils peuvent témoigner personnellement et affectivement, avec poids et conviction, qu’il n’est pas seulement quelqu’un de « fermé ». Il veut la présence de personnes qui peuvent se faire les représentants de sa valeur, du respect qu’il a conquis, du garçon joueur qu’il peut être, afin que, grâce à eux, sa mère puisse tenir un nouveau discours et porter un autre regard sur lui. Un regard où ne se lirait plus de l’indifférence, mais grâce auquel il sentirait une différence, comme cela s’est produit au sein de l’institution.
14Un jour, un incendie s’est déclaré à l’institut ; Antonio a fait tout ce qu’il a pu pour aider. De retour chez lui, il a raconté à sa mère l’incident et sa conduite. À la séance suivante, celle-ci nous dit : « Antonio m’a raconté ce qui s’est passé, mais je ne l’ai pas cru. » Elle a donc besoin d’un porte-parole autorisé de son fils pour commencer à l’entendre. Elle a besoin de quelqu’un investi transférentiellement par elle, un représentant de l’institution, pour lui parler de son fils. Mais cette personne doit également être un représentant de son fils, quelqu’un qui supporte, par identification, les effets du discours familial sur lui. C’est en ce sens que le patient est un révélateur de la famille : en sollicitant la présence et le témoignage de ses deux thérapeutes, il dénonce la surdité de la famille envers tout ce qui ne fait pas partie des signifiants dans lesquels le discours familial l’a emprisonné. Dans cette perspective, recevoir sa demande qui nous paraît nécessaire et légitime, a une valeur interprétative. C’est une autre façon de lui signifier que nous attachons de l’importance à ce qu’il dit. D’ailleurs, le jour où les thérapeutes ont apporté leur témoignage fut certainement pour lui « Le jour du prince ».
Un cas révélateur du social
15Un patient peut agir comme révélateur du social et éclairer certains aspects de son fonctionnement en montrant quels sont ses effets sur le psychisme individuel, car comme nous le savons, le psychisme individuel est aussi social. La mère d’Antonio nous a toujours donné l’impression d’une pauvreté subjective extrême, d’une vie psychique rudimentaire. À cela s’ajoute, bien sûr, la pauvreté matérielle. Nous avons dit qu’elle était technicienne de surface dans un centre commercial, mais nous n’avons pas dit sous quel régime. En fait, elle avait un jour de congé décalé chaque semaine. Est-ce elle qui a recherché, compte tenu de ses faibles capacités, ce type de travail ? Ou bien au contraire, est-ce ce type de travail qui produit chez le sujet un appauvrissement moral et existentiel, appauvrissement qui peut être interprété comme une pathologie individuelle ?
16Si l’inconscient individuel est aussi social, les messages que le social envoie sont intériorisés, le sujet s’identifie à eux, jusqu’à parfois se sentir dépouillé de toute prétention à avoir une vie propre, des désirs ou des projets autres que ceux d’être femme de ménage. Sachant qu’« être femme de ménage » dans ces conditions, n’est pas une profession aussi digne qu’une autre car elle véhicule des significations hautement dépréciatives du point de vue narcissique. Ainsi, la mère d’Antonio ne peut se représenter d’une façon autre que dans une extrême pauvreté se jouant sur plusieurs niveaux : matériel, moral, existentiel et psychique. En d’autres termes, elle finit par exprimer une pauvreté qui peut être comprise comme une pathologie individuelle, mais qui, en réalité, la dépasse. Cela est si vrai que lorsqu’elle reçoit des messages différents, d’un autre social, l’institution, quand la thérapie de famille lui restitue sa place de mère en la valorisant, elle se montre capable de s’impliquer davantage dans la vie d’Antonio. Son changement d’attitude, bien que discret, nous conduit à prendre en considération ce type d’effet du social sur le psychisme individuel. Mieux encore. Au début, Antonio et sa mère semblaient faire peu de cas de notre travail. L’attitude d’Antonio était à la fois celle d’un mendiant nécessiteux et d’un prince arrogant. Il demandait de l’aide à l’Institution Therapon Adolescência dans les termes les plus humbles et les plus humiliants – « Je suis vraiment dans une misère noire, etc. » –, mais d’un autre côté, sentait que nous, « les princes », lui devions ce cours d’arts martiaux. Il nous traitait comme, parfois, les classes défavorisées traitent les institutions qui offrent des services gratuits : venant quand cela lui chantait, profitant de ce qu’il voulait, mais sans être reconnaissant, se montrant même méprisant. Et avec raison d’ailleurs, car le simple fait de le recevoir gratuitement, le condamnait à la place du mendiant, du demandeur, alors qu’il souhaitait être prince.
17Comment faire bouger cette structure qui paraît se reproduire telle quelle dans l’institution ? En premier lieu, il faut relativiser l’imaginaire social auquel nous adhérons ; briser le type de relation qui se cristallise habituellement entre les riches-qui-ont-tout et les pauvres-qui-n’ont-rien et qui exhibent leur pauvreté pour forcer les riches à payer la note sociale ; refuser le lieu du présentateur de télévision qui peut tout donner et qui ne demande rien ; enfin il est essentiel de ne pas reproduire dans le champ psychanalytique ce qui relève du domaine du social.
18C’est ainsi que nous avons décidé d’adopter une attitude opposée à celle des autres institutions, pariant sur le fait qu’elles ont des ressources. Non seulement nous pouvions, mais nous devions exiger certaines choses. Ainsi, dans la re-négociation du traitement, quand nous avons exigé la présence quotidienne d’Antonio sous peine d’expulsion de l’institution, nous avons clairement dit à cette famille que le traitement coûtait de l’argent ; qu’Antonio occupait la place d’un autre ; que l’Institution Therapon Adolescência n’était pas une institution de charité, ni ne pouvait se payer le luxe d’avoir des patients prenant une place mais ne venant pas. La mère a fini par trouver le moyen de payer les 30 réais par mois de l’atelier de Promenade (les patients sortent toutes les semaines de l’institution pour des programmes et activités externes et chacun d’eux paie son transport et ses frais personnels). Nous nous sommes aperçus qu’être pauvre et riche dans le champ psychanalytique recouvre toute une gamme de significations possibles, distinctes des significations sociales. En d’autres termes, la superposition de ces signifiants qui apparaissent aussi bien au niveau psychique (dévalorisation narcissique) qu’au niveau social (dévalorisation matérielle) nous a empêchés de voir clair. En laissant au second plan la dévalorisation matérielle, où notre impuissance était aussi réelle, nous avons pu nous attacher à la dévalorisation psychique. Dans cette perspective, exiger était une façon de valoriser et de reconnaître des potentialités latentes. C’est ainsi que nous avons découvert dans notre institution un mendiant qui pouvait être prince.
19Si l’inconscient est aussi social, un travail sur les représentations pauvre/riche au niveau psychique peut aussi changer les représentations sociales de ces sujets dans l’exercice de la citoyenneté.
Un cas révélateur de l’institution
20Antonio a maintenant vingt ans, il est depuis quatre ans avec nous. Comme nous l’avons dit, il fut l’un de nos premiers patients. Nous avons accepté de le traiter gratuitement. Il nous a fait travailler sur des signifiants comme la pauvreté, le manque de perspectives, l’isolement, etc. Comme nous l’avons vu, le traitement n’a pu vraiment avancer que lorsque nous avons compris que ces signifiants s’adressaient aussi bien à nous qu’à lui et sa famille. Cette compréhension est passée par l’élaboration du contre-transfert en supervision. Car, à un certain moment, après plus de deux ans de travail, nous ressentions le désir de renvoyer ce patient qui ne payait rien et exigeait tant de nous. Que pouvions-nous faire devant ce tableau qui nous mettait face à des limites « réelles » ? On notait un certain rejet – par exemple, personne ne voulait rejoindre la thérapeute responsable de la famille pour travailler en duo. La lecture faite en supervision – au-delà de la discussion du cas en lui-même – nous montra que ce patient était le révélateur d’un certain moment institutionnel : il représentait notre dépréciation narcissique, notre impuissance clinique. Nous étions les mendiants. À cette époque en effet, notre ONG luttait encore, sans grand espoir, pour trouver des fondations ou sociétés pouvant financer le traitement de jeunes comme lui, trouver des donateurs, disposés à payer ses quatre tickets de bus par jour par exemple. Pour créer des partenariats avec des organes publics, pour sortir de cette condition d’isolement et d’anonymat, que connaissent toutes les institutions à leurs débuts. Nous quémandions de l’argent auprès des amis, des parents, de l’aide et des patients auprès de la communauté psychiatrique et psychanalytique, et auprès des uns, des autres, des heures de travail non rémunérées à l’institut. Nous ne supportions plus de voir cela. Nous voulions nous débarrasser de notre propre mendicité par un biais magique : nous libérer de ce patient. Antonio était la représentation vivante de la distance qui nous séparait des idéaux narcissiques qui avaient soutenu la fondation de l’institution. Il voulait être modèle, il voulait « Le Jour du Prince », il voulait que nous payions son cours d’arts martiaux. Et nous, que voulions-nous ? Quels étaient nos mythes d’origine ?
21Comme nous le savons, toute institution naît en s’appuyant sur le désir de ses fondateurs, dont l’imaginaire – toujours marqué par le narcissisme de vie et une certaine dose d’omnipotence – finit par se constituer en mythe d’origine. Naturellement, celui-ci laisse ses traces dans la vie psychique institutionnelle et peut devenir une entrave s’il n’est pas analysé. Exactement comme à la naissance d’un enfant : si celui-ci n’a pas été rêvé par ses parents, le nouveau corps ne s’inscrit pas dans le domaine du symbolique. Mais si ce rêve ne peut pas être revisité à un certain moment, si les parents ne peuvent pas regarder leur fils comme un autre, différent d’eux, en somme s’ils demeurent accrochés à leurs aspirations narcissiques projetées sur lui, ce dernier n’aura pas la possibilité de développer un espace psychique propre.
22Pour ce qui concerne l’Institution Therapon Adolescência, l’importance de notre projet a été reconnue – et évidemment sponsorisée – par une fondation internationale. Nous avons été les pionniers de la création d’un hôpital de jour avec école, à partir d’un référentiel psychanalytique accueillant des adolescents présentant des troubles émotionnels graves. Nous pensions avoir beaucoup de patients dès l’ouverture des portes car il existe beaucoup d’adolescents gravement perturbés à São Paulo. Notre mission (le mot est emprunté au vocabulaire du secteur tertiaire qui comprend le travail des ONG) était de devenir un centre de référence dans le traitement des adolescents. L’idée ne nous venait même pas de nous interroger sur notre compétence concernant le travail en institution, travail qui présente des ressemblances, mais aussi de grandes différences avec le travail en cabinet. Car nous voulions être princes, et nous voulions l’être par un coup de baguette magique.
23Le développement de notre institution n’a finalement pu se faire que lorsque nous avons revu ce mythe et, comme Antonio, renoncé à nos illusions. Le premier pas fut un travail psychique ardu de la part de l’équipe, qui culmina avec la décision d’entamer une analyse institutionnelle.
24Aujourd’hui, Antonio se trouve dans une phase de transition : passage d’une institution de traitement à une autre institution qui va l’orienter dans sa formation professionnelle. Nous sommes également en phase de transition : passage d’un modèle de gestion « bon père de famille » vers une structure plus professionnelle. Peu à peu, nous sortons de la mendicité dans tous les sens du terme. Au lieu de rechercher un financement externe, nous avons décidé de nous faire rémunérer pour notre travail. Nous avons beaucoup investi dans le perfectionnement de notre clinique. Nous avons assaini les problèmes graves que le travail bénévole crée dans l’espace psychique institutionnel. Nous avons cessé de nous lamenter, dans nos réunions cliniques, sur notre pauvreté matérielle, pour découvrir la beauté et la richesse du travail institutionnel avec des adolescents. Nous reprenons les paroles d’un des thérapeutes sur Antonio au cours d’une réunion clinique : « Je ne pensais pas que nous étions si importants… » L’écoute de notre superviseur nous fait saisir qu’il n’y a pas si longtemps, en tant qu’équipe, nous n’avions pas conscience de notre valeur, de l’importance de notre travail. Le choix de ce cas fonctionne comme révélateur : nous consolidons une image narcissique, non plus valorisée sur une base semblable à celle d’un présentateur de télévision, mais sur celle de notre travail. Actuellement, l’Institution Therapon Adolescência a d’autres desseins, en plus de l’hôpital de jour : un groupe d’accompagnateurs thérapeutiques, un service ambulatoire, des actions en partenariat avec le Secrétariat de la Justice, le Secrétariat de l’Éducation, avec l’Associaçâo Brasileira de Apoio Educacional ao Deficiente, un projet d’intégration scolaire de la Mairie de Santo André.
25Nous souhaitons terminer ce fragment de journal clinique en soulignant que ce texte peut être pris comme représentation d’un moment institutionnel analogue à celui d’Antonio, quand il demande aux deux thérapeutes de témoigner de son développement aux yeux de sa mère, ou quand il envisage de sortir de l’Institution Therapon Adolescência et de se lancer dans le monde. Publier un peu de l’intimité de l’institution – c’est pourquoi nous employons le mot « journal », typique de l’adolescence – a pour nous le sens de sortir dans le monde, d’essayer une nouvelle insertion dans la communauté psy.
Mots-clés éditeurs : psychose, traitement institutionnel
Date de mise en ligne : 01/09/2004
https://doi.org/10.3917/ado.049.0561