1Entre les femmes voilées et les marines à voile, l’accord était parfait. Le textile était le moyen le plus simple de propulser un bateau ou de protéger une épouse. Entre voilure et voilage, une antique proximité tissait des liens naturels. Il suffit de regarder les tableaux des maîtres flamands ou italiens : à Anvers comme à Venise, à Gênes ou à Bruges, les femmes avaient un voile sur la tête et les barques une voile sur leur mât.
2Quand les bateaux à voiles abordèrent l’Afrique, les missionnaires demandèrent aux femmes africaines de se couvrir la tête à l’église. Et au Cameroun, en langue douala, on traduisit le mot religion par ebassi qui signifie « petit fichu ». Au Bénin, les pasteurs méthodistes préférèrent une coiffe plus prestigieuse pour les femmes choristes : le chapeau carré des étudiants d’Oxford qui donne aux pieuses laïques un air de doctorantes. Mais quand l’énergie du charbon bouscula les traditions et hâta le progrès, on vit débarquer des vapeurs des hommes sans chapeau et des femmes en cheveux. En bateau ou en auto, la vitesse est décoiffante. L’Occident réserva ses coiffes aux personnages archaïques, élégantes des réunions hippiques ou des chroniques mondaines. François Mitterrand et la reine d’Angleterre furent sans doute les derniers chefs d’État à porter un chapeau.
3Les religions bimillénaires témoignent d’une meilleure résistance des couvertures capillaires. La kippa des juifs revient à la mode. Elle met entre la tête de l’homme et le ciel de Dieu une limite témoignant du désir de transcendance et du besoin d’humilité. La cornette des religieuses avait disparu avec le concile Vatican II, mais le voile revient aujourd’hui dans de nombreuses congrégations aux effectifs vieillissants : il a le mérite de cacher les cheveux blancs et de rajeunir les visages.
4Ce voile des religieuses catholiques ou orthodoxes (et des diaconesses protestantes) est issu des traditions vestimentaires grecques et romaines. Il s’inspire du voile des chastes vestales ou de celui des cérémonies de mariage. En latin, une même famille de mots désigne le nuage (nubes) et le fait de se marier (nubere), la prise de voile masquant les cheveux étant assimilée à l’effet du nuage masquant le soleil. La disparition des couvre-chefs est aussi liée à la raréfaction du travail en plein soleil. Naguère les Français portaient le béret basque en poussant la charrue, comme les Vietnamiens le chapeau de paille en repiquant le riz. Les femmes, réputées plus sensibles aux rayons d’Hélios, s’abritaient sous leurs étoffes et, en Grèce comme en Inde, de la plaine d’Olympie au plateau du Deccan, on ne voyait pas flotter une chevelure féminine. Certes, la fonction capitale du couvre-chef a aussi ses racines culturelles. De la casquette ouvrière au chapeau bourgeois, de la coiffe des Bretonnes à la toque des magistrats, il y avait la diversité des ethnies et l’uniforme des hiérarchies. Au temps du casque colonial, on ne s’étonnait guère du keffieh des Arabes ou du turban des Sikhs, lequel est kaki dans l’armée britannique et bleu ciel dans la Royal Air Force. Mais la mondialisation des échanges et le brassage des croyances rendent plus subversives les tenues singulières. Le marquage identitaire semble un défi à l’intégration républicaine. La multiplication des communautés sur un même sol rend les vêtements hétéroclites. Faut-il ou non faire l’éloge de ces différences, ultimes remparts contre un univers globalisé ? Il serait certes tentant de faire du voile islamique une réponse à la casquette Reebok. Mais on devrait alors voir dans nos villes beaucoup plus de boubous et de saris.
5Ce voile dit islamique possède donc une spécificité historique et géographique. Il est proche-oriental plus que musulman puisque son port est mentionné dans la Bible : Jacob épouse Léa au lieu de Rachel car son visage est masqué jusqu’à la nuit de noces. Aucune femme ne pouvait montrer sa chevelure séductrice sans être assimilée à une courtisane. La tablette A-40 des lois assyriennes attribuées à Teglath-Phalasar Ier (vers 1000 av. J.-C.) sépare nettement la femme libre et la prostituée sacrée des esclaves et des prostituées profanes. Les femmes des deux premières catégories doivent, dès la puberté, avoir la tête couverte. Celles des deux dernières catégories ont, au contraire, l’obligation de se promener la tête découverte sous peine de cinquante coups de fouet.
6Une solution intermédiaire a été proposée par Saint Paul (I Corinthiens, ch. 1, 1), qui semble réserver l’obligation du couvre-chef à la prière. Le voile à l’église ou à la mosquée et non à l’école, telle serait la proposition « laïque » de l’apôtre. Certes celui-ci parle de la « dépendance » de la femme vis-à-vis de l’homme, mais si cette soumission est seulement cultuelle, elle échappe à la loi séculaire qui sépare les cultes de l’État. On retrouverait ainsi ensemble Paul de Tarse et Jules Ferry, un citoyen romain et la République française.