Notes
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Agence pour l’enseignement français à l’étranger.
Pierre Mathiot, professeur des universités en science politique et ancien directeur de Sciences Po Lille a piloté à la demande du ministre, la réflexion sur la réforme du lycée. Il expose et défend dans cette interview la double fonction du lycée, qui est de continuer à dispenser une culture commune à tous les élèves et de les préparer à l’enseignement supérieur. Il aborde également sa vision des évolutions dans le recrutement, le contenu des missions, la formation des personnels de l’Éducation nationale.
1Comment l’organisation du lycée peut-elle mieux répondre à la double ambition de couronner la formation commune d’une partie importante d’une classe d’âge et un parcours de formation supérieur réussi ?
2Quelle architecture pour les trois années de formation ? Faut-il maintenir des cycles ?
3Les éventuelles options ou choix des lycéens doivent-ils conditionner leur orientation ultérieure ?
4Je considère que le lycée doit se situer dans un continuum de formation. Il est encore trop à la fin de l’histoire et ne se préoccupe pas assez de ce qui se passe après. Le baccalauréat illustre ce constat : il ne pèse en rien sur l’orientation, si ce n’est le fait de produire des titulaires. Les résultats obtenus n’entrent pas en ligne de compte pour la poursuite d’études.
5Le pari de la réforme est bien de situer ce segment de formation dans un continuum. Les jeunes, pour la majorité d’entre eux, doivent être préparés à poursuivre une formation pendant au moins cinq ans après le lycée. Dans ce contexte le baccalauréat doit bien rester la sanction de la fin d’un cycle de formation et enclencher ce qui se passe après. Il faudrait faire en sorte que ces deux fonctions soient réellement mises en œuvre.
6Il y avait d’autres options possibles, comme, par exemple, un diplôme sanctionnant la fin des études secondaires et un examen sélectionnant les candidats aux formations supérieures. Cette option n’était pas politiquement acceptable et la commande du ministre était autre. Le lycée doit aussi avoir pour fonction de dispenser un enseignement non directement utilitariste, celui de « l’honnête homme » : un socle commun qui « fait Nation » et société. C’est le sens du « tronc commun » dans la réforme qui aura une place importante et permettra à tous les élèves de toutes les classes de bénéficier des mêmes enseignements.
7À côté de cette formation générale, il faut aussi que le lycée prépare à la suite. Il doit donner une information précise et universelle pour permettre à l’élève de faire des choix informés dans Parcoursup. C’est une exigence démocratique. Il est également important que l’élève soit informé des exigences de l’enseignement supérieur. Une partie des échecs sont liés à ce manque d’information quant aux exigences des formations supérieures, à la très grande liberté dont bénéficient les étudiants, aux techniques de prise de notes… Ce manque d’information est évidemment particulièrement présent dans les milieux les plus défavorisés.
8Nous avons prévu 54 heures en seconde, première et terminale pour cette information. Une heure et demie par semaine, c’est un horaire intéressant ! Il ne faut pas que ce temps soit récupéré pour un enseignement de discipline, mais soit véritablement conçu pour aider les lycéens à faire des choix informés et raisonnés. Ainsi, dans un cadre national, chaque lycée pourra organiser ce temps en faisant par exemple intervenir des étudiants ou des enseignants du supérieur, en organisant des visites, bref en réduisant le fossé qui existe entre le lycée et le supérieur. Je cite dans mon rapport l’exemple d’une séquence où un professeur de droit ferait, pendant une heure un « faux » cours et répondrait ensuite aux questions des lycéens. Gardons en mémoire que plus de la moitié des vœux de Parcoursup qui concernent l’université portent sur quatre filières qui ne sont pas enseignées au lycée (médecine, droit, Staps, psychologie). Il s’agit donc de conforter les choix de certains lycéens, mais aussi d’éviter que les représentations fantasmatiques de certaines formations ne se traduisent par des choix conduisant à l’échec. À côté de la formation générale de « l’honnête homme », il convient bien entendu de proposer des enseignements spécialisés choisis plus par intérêt que par utilitarisme et qui ne ferment aucune voie de formation ultérieure. Ainsi, un élève qui aurait choisi des enseignements spécialisés littéraires ou artistiques devra pouvoir s’orienter vers une formation scientifique à condition qu’il suive, au cours du premier semestre ou de la première année suivant le bac, un enseignement scientifique complémentaire : l’université et le lycée sont liés par cette réforme, c’est le sens du continuum « bac plus trois, bac moins trois ». Il faut aussi que l’université comprenne pleinement cet enjeu et joue le jeu. Si elle ne le fait pas je crains que le déclin que l’on voit poindre (32 % seulement des vœux dans Parcoursup concernaient des Licence 1) ne s’amplifie, souvent d’ailleurs au profit d’écoles privées lucratives.
9Pour y arriver il convient d’une part de convaincre les professeurs des lycées, les proviseurs, les inspecteurs, de l’utilité de faire intervenir des collègues du supérieur dans les établissements secondaires et, d’autre part, de convaincre les universitaires d’y aller. Pour les classes préparatoires et les grandes écoles publiques et privées, c’est déjà le cas. Elles vont dans les lycées pour se présenter et présenter leurs formations, leurs modalités pédagogiques, etc. Les universités doivent le faire beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui. C’est vital pour elles, elles se vident de plus en plus. Les amphithéâtres ne sont bondés que les premiers jours sauf dans quelques cursus ! L’université doit désormais aller chercher ses étudiants au lycée, les convaincre de venir et les accueillir. Chercher des étudiants de manière intelligente en allant dans les lycées et en élaborant des plaquettes attractives, comme le privé le fait très bien. L’analyse des choix dans Parcoursup nous montre que l’orientation vers les universités est rarement le premier vœu. Un nombre non négligeable d’étudiants de première année est dans les amphis de lettres, d’histoire, de langue… un peu par défaut. Il est donc aujourd’hui indispensable que les enseignants s’adaptent à ce nouveau public en organisant, par exemple, un premier semestre de propédeutique pour que les étudiants restent et réussissent. Il s’agit pour les universitaires de gérer un choc culturel comparable à celui qu’ont connu les professeurs des lycées au moment de la massification du lycée au début des années 90. Par ailleurs, et comme dans toutes les grandes universités de la planète, il convient de « détubulariser » au moins le premier semestre pour offrir aux étudiants la possibilité de s’adapter aux nouvelles exigences, de connaître les débouchés des formations choisies et de se mettre à niveau par des enseignements adaptés après avoir passé des tests. Il s’agit d’offrir aux étudiants la possibilité de « traîner intelligemment leurs hésitations ! ». Les établissements privés ont bien compris l’importance de l’accueil et de l’accompagnement des étudiants.
10Quels contenus enseigner ?
11Quelle place pour les disciplines traditionnelles, pour de nouvelles disciplines ?
12C’est la tension entre anciens et modernes. Ma proposition cherche un équilibre entre une formation classique, linguistique, artistique et de nouveaux champs du savoir. Cet équilibre est indispensable du fait de la gestion des ressources humaines – il y a des professeurs dans les disciplines aujourd’hui enseignées au lycée et il faut en recruter et en former pour les disciplines nouvelles – et nous souhaitons, j’y insiste, former un « honnête homme ». Par ailleurs le lycée doit se situer dans un continuum avec l’enseignement supérieur et donc proposer de nouveaux enseignements, notamment parce que le monde change et que des problématiques et des enjeux nouveaux se font jour. La proposition qui est faite comprend de nouvelles approches à travers le numérique (ce qui ne va pas sans poser de lourds problèmes de ressources humaines : faut-il, par exemple créer des concours de recrutement en la matière ?), à travers les questions d’environnement ou de sciences politiques qui supposent l’intervention de deux enseignants de disciplines différentes, à travers aussi le grand oral car il est indispensable de faire travailler l’oralité. Le ministre ne devrait pas prendre d’arrêté qui définirait la part de chaque « ancienne » discipline. Ce sera le rôle du conseil pédagogique de chaque lycée car la philosophie de notre démarche est de faire confiance aux acteurs sur le terrain.
13On constate que la réussite de cette évolution repose largement sur des questions de ressources humaines et d’évolution de la culture professionnelle des enseignants. Deux exemples en la matière : on pourrait inscrire dans la définition statutaire des agrégés une part de service dans l’enseignement supérieur. Ils seraient ainsi les représentants de leur lycée à l’université ; on pourrait de la même manière inscrire dans le service des certifiés qui le souhaitent une part consacrée à la coordination de l’orientation. Le ministère définit bien entendu les questions réglementaires, mais il revient à chaque conseil pédagogique d’en assurer la mise en œuvre réelle. Le conseil pédagogique doit devenir le lieu où se discute la coordination de l’heure et demie consacrée à l’orientation en seconde. En amont les ESPE doivent former à l’orientation.
14Cela veut-il dire qu’un nouveau métier d’enseignant se dessine ?
15Historiquement, la culture du lycée est très disciplinaire : monovalence disciplinaire, attachement disciplinaire extrêmement fort, concours de recrutement disciplinaire. Il faut toutefois noter l’exception particulière des professeurs des disciplines technologiques qui se posent très clairement la question de comment motiver les élèves qui, en règle générale, ne voulaient pas venir dans leurs formations. Eux par exemple sont prêts à bouger. Aujourd’hui, on peut admettre qu’un professeur monovalent puisse faire autre chose que son enseignement disciplinaire, s’il le souhaite bien entendu.
16Derrière tout cela, se dissimulent des enjeux d’attractivité du métier, des enjeux de formation, des enjeux de viviers. Je pense notamment, mais la DGRH du ministère y travaille, qu’il faudrait réactiver les IPES, sous une forme bien sûr nouvelle.
17La question du contenu des concours se pose. Le niveau des exigences académiques purement disciplinaires est très élevé par rapport à la réalité du métier une fois que l’enseignant se trouve face aux élèves. Nos enseignants sont formés pour gagner la coupe du monde et on leur demande de jouer en deuxième division régionale. Il y a un vrai problème. Ajoutons qu’au Capes par exemple il n’y a aucune question sur la motivation : pourquoi êtes-vous là ? C’est quoi le métier ?…
18Dans les faits, actuellement, durant l’année de préparation au Capes, ce qui préoccupe les futurs enseignants, ce n’est pas ce qu’ils savent mais la peur de se retrouver largement démunis en savoir-faire devant les élèves. Comment s’y prendre ? Je crois que la question des programmes est en fait secondaire si les élèves ont face à eux des professeurs qui ont été bien recrutés, qui sont contents d’être là, qui témoignent de l’amour du métier et font preuve de bienveillance.
19Tout cela renvoie au vivier, à la nature des concours, à l’organisation de la formation initiale et continue et plus généralement aux conditions de déroulement des carrières.
20Faut-il alors changer les formes et les modalités du recrutement ?
21À titre tout à fait personnel, je serais assez favorable au fait de prérecruter au niveau licence sur des critères essentiellement disciplinaires. Viendraient ensuite deux années durant lesquelles les stagiaires ne seraient pas fonctionnaires mais stagiaires et/ou élèves fonctionnaires. Mais il faut se rendre à l’évidence, cela coûterait trop cher à l’État d’avoir des professeurs stagiaires pendant deux années. D’autres modalités de financement doivent être trouvées. On pourrait imaginer une bourse en M1 par exemple, puis un mi-temps en M2.
22Durant ces deux ans, s’il peut y avoir des contenus disciplinaires, l’essentiel serait composé de stages en situation, face aux élèves, y compris dans les classes de primaire quand on veut être professeur dans le second degré. Le but de la formation pédagogique est de préparer au contact avec les élèves, connaître les nouvelles ressources, les nouvelles techniques d’enseignement, le numérique. C’est une révolution copernicienne qui se décline ici mais il est devenu impératif de l’envisager. À la fin des deux années de formation, le stagiaire passerait un examen de titularisation.
23Comment cela se passerait-il après ? Je suis plutôt favorable à m’inspirer du modèle de recrutement de la fonction publique territoriale. On a un titre, on a un Capes, on a un certificat d’aptitude et on fait acte de candidature. Cela a bien marché dans le réseau ÉCLAIR. Certes, les syndicats s’opposent à ce type de recrutement mais rien n’interdit que ce soit une commission interne à l’établissement qui auditionne les candidats. Par exemple deux enseignants et un parent d’élève pourraient être membres de cette commission. Cela a du sens même si je sais bien que dans ce cas le risque est que des zones entières de notre territoire se retrouvent sans enseignants titulaires.
24Malgré tout, ne faudrait-il pas un intéressement particulier pour faire venir des enseignants sur des postes difficiles, situés notamment en territoire Politique de la Ville ?
25C’est le cas aujourd’hui, il faut le rappeler. Et le dernier rapport de la Cour des comptes précise que beaucoup d’enseignants vont dans ces quartiers avec l’ambition de servir la République. On a besoin d’eux et il faut les encourager. Le système actuel est déjà très riche en dispositions diverses destinées à faire venir des enseignants. Je pense qu’on gagnerait à les évaluer, à distinguer par exemple entre ce qui concerne les primes, le temps de travail, les éléments qui permettent d’accélérer le déroulement de carrière. Je pense aussi que cela aurait du sens de regarder ce que font les professeurs qui enseignent dans l’éducation prioritaire, d’évaluer leurs pratiques pour définir justement de « bonnes pratiques ». Bien sûr on peut aller un peu plus loin et se demander si un professeur durant sa carrière, qui dure tout de même près de 40 ans, ne doit pas à un moment ou à un autre passer du temps dans un établissement défini comme prioritaire.
26Je crois beaucoup à un cadre national qui préserve le corps et le statut ; mais au sein de ce cadre national, des possibilités de souplesse, d’adaptabilité du système, doivent être introduites à l’image de la fonction publique territoriale, en tout cas celles qui président à l’entrée dans la fonction publique. Le cadre national garantira l’égalité de traitement d’un territoire à l’autre. Le statut n’est pas remis en cause, le professeur est recruté et peut être professeur à vie.
27Face à ce modèle, où sont les obstacles ?
28Aujourd’hui, il faut arriver à faire comprendre aux associations disciplinaires que le niveau d’exigences académiques doit mieux se combiner avec un niveau d’exigence pédagogique. Au risque de passer pour un « bradeur de niveau », je ne peux pas m’empêcher de penser que l’on a en France certains lauréats des concours d’agrégation qui sont d’excellents élèves, des « bêtes à concours », de purs esprits dont le seul souci est qu’ils ne sont pas faits pour enseigner en lycée.
29Le risque existe bien sûr de se heurter aux associations disciplinaires, aux professeurs de classes préparatoires aussi, mais on peut considérer que chaque concours de recrutement destine à un champ d’enseignement spécifique. Ainsi l’agrégation pourrait être destinée à l’enseignement en classes préparatoires et dans le premier cycle universitaire, avec éventuellement des postes partagés. Et, si on va au bout de la logique évoquée précédemment, on peut imaginer à un moment donné qu’une université passe convention avec l’Éducation nationale pour cofinancer des postes, mettre des moyens pour que, par exemple, tel professeur d’histoire soit payé moitié par l’université et moitié par l’Éducation nationale, qu’il fasse la moitié de son service à l’université et s’occupe d’animer les passerelles avec le lycée.
30De telles transformations concernent également les personnels d’encadrement.
31Quelles évolutions envisagez-vous ?
32Pour piloter un établissement scolaire, il faut, osons le mot, un manager. Il n’est pas certain que le vivier existe vraiment. Je pense qu’il y a deux viviers : le vivier traditionnel des anciens professeurs, CPE… qui deviennent chefs. Mais il ne faut pas craindre d’aller chercher dans d’autres secteurs, dans d’autres administrations, dans le privé, des gens qui ont quarante ans et qui, ayant été ingénieurs ou DRH d’une entreprise, souhaitent tenir un établissement, même pour une période de cinq ou dix ans. Ce vivier n’est pas exploité. Je ne suis pas hostile non plus à des recrutements de contractuels.
33Aujourd’hui, piloter un établissement, c’est animer des réunions de conseil pédagogique, c’est avoir d’autres rapports avec la communauté scolaire que des rapports d’autorité, c’est avoir des relations avec les parents, le monde institutionnel, l’enseignement supérieur, c’est évaluer et accompagner. Les références d’organisation et le rapport à celles-ci doivent évoluer comme doivent se transformer les cultures professionnelles. Par exemple, dans le cadre de ma mission sur les parcours d’excellence, quand j’allais rencontrer des principaux de collège dans les rectorats, quand je leur demandais de me poser des questions, personne n’osait car étaient présents les inspecteurs, le Dasen. La raison principale en est la culture de l’inspection, le spectre de l’évaluation et de la mauvaise note. Ce n’est pas le cas pour l’AEFE [1]. J’ai été auditionné par l’AEFE ; celle-ci a une culture plus managériale ; les proviseurs de l’AEFE posent des questions, ils « challengent ».
34Il faut bien entendu trouver un équilibre. Mon expérience tirée de la direction d’une grande école publique montre qu’il y a une tension entre les valeurs du service public et une logique de concurrence et de compétition. Mais je suis convaincu que l’on peut arriver à gérer cette tension. Et j’ai la faiblesse de penser qu’on y arrivera dans notre école. Ce n’est pas parce qu’on cherche une forme d’excellence et de qualité dans ce qu’on fait qu’on trahit les valeurs du service public. Dans ce cas-là, si c’est ça, on met la clé sous la porte et c’est le privé qui prendra le contrôle de tout. Réfléchissons par exemple au fait qu’aujourd’hui la quasi-gratuité de l’université, qui fut longtemps une de nos valeurs cardinales, est vécue par de plus en plus de jeunes et leurs familles comme le synonyme d’une mauvaise qualité !
35Il est donc temps d’avancer parce que, si les réformes ne se font pas, comme d’habitude, ce seront les plus démunis qui trinqueront, parce que les sachants savent déjà comment s’y prendre, où aller et où ne pas aller, aller faire une année à l’étranger et même tout faire à l’étranger, etc. Ces sachants savent parfaitement se repérer dans la carte du temps du système, dans la carte des offres de formation. Pendant ce temps-là, ceux qui n’ont pas les codes sont disqualifiés. Si j’allais au bout de ma logique, je pense que ceux qui disent qu’ils ne veulent pas bouger, sont devenus conservateurs au sens littéral du terme. Ils encouragent et font le jeu des sachants dans le système ; ils font le jeu des dominants au détriment des plus démunis.
Notes
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[1]
Agence pour l’enseignement français à l’étranger.