Notes
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[1]
Mona Ozouf stylise la controverse qui, à l’époque même de la Révolution, oppose Edmund Burke, défenseur du passé culturel et adversaire de la table rase, à Thomas Paine, chantre de la création révolutionnaire et partisan de la rupture.
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[2]
Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République, © Armand Coin, Paris, 1962.
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[3]
Jules Ferry, Paris : Bayard/BNF (coll. Les grands hommes d’État), 2005 ; Jules Ferry. La liberté et la tradition, Paris : Gallimard (coll. L’esprit de la cité), 2014.
-
[4]
« L’école des femmes selon Jules Ferry », paru dans Le Nouvel Observateur du 2 septembre 1999, CL, p. 554-556.
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[5]
Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris : Flammarion, 1988 (repr. Coll. Champs, 1992 : les trois articles sont rassemblés dans le volume « Idées », respectivement aux pages 139-163, 199-215, 253-273).
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[6]
Les lieux de mémoire, Paris : Gallimard, 1984-1992 (repr. Coll. Quarto, 1992, t. 3, p. 4353-4388).
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[7]
Alfred Mézières, Éducation morale et instruction civique, Paris : Delagrave, 1893 : « Dans un tel régime définitivement établi, les révolutions ne sont plus à craindre », cit. in : RR, p. 893.
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[8]
Sur la question de l’« identité française », il faut lire les réflexions issues d’une conférence donnée à la Freie Universität de Berlin en octobre 2010, RR, p. 1268-1280.
Directeur de recherche au CNRS, Mona Ozouf est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Révolution française, la République et la littérature. Une œuvre tout à la fois foisonnante et cohérente, dont l’un des fils conducteurs est précisément un témoignage chaleureux et une réflexion critique sur l’histoire et les valeurs de la République et de son école. Historien, Gérald Chaix a sélectionné les extraits (liste et abréviations en fin d’article) et rédigé les textes de liaison (en italique). Mona Ozouf a revu l’ensemble.
L’école de la République : une longue histoire
1Un héritage – Pour Mona Ozouf, il s’agit d’abord d’une histoire personnelle. Née en 1931 dans une famille d’instituteurs et militants bretons – son père meurt alors qu’elle a 4 ans –, elle n’est, écrit-elle dans Composition française, « jamais sortie des écoles » : elle intègre l’école normale supérieure de jeunes filles, passe l’agrégation de philosophie plutôt que celle de lettres, et commence à enseigner au lycée de Caen. Une double fidélité qui n’est pas anecdotique : l’école et la maison avaient au moins une certitude commune : que chacun doit pouvoir décider de sa vie, que rien ne vaut s’il n’a été librement choisi, à commencer par l’héritage breton, bien plus à inventer qu’à conserver : il y avait là, entre l’école et la maison, comme un air de famille ; il pouvait laisser espérer une réconciliation ; mais il aggravait la perplexité et compliquait encore la donne (RR, p. 1332).
2Sans jamais renoncer ni à « la cause des livres », espace et garantie de liberté, ni aux graves mais aussi gaies interrogations de la philosophie, elle se tourne vers l’histoire que lui font découvrir amis et militants – c’est alors souvent tout un – rencontrés durant les années parisiennes : François Furet, Jacques Ozouf, qu’elle épouse en 1955, Denis Richet, Hélène Agulhon, Claude Mesliand, Jean et Renée Nicolas, Emmanuel et Madeleine Le Roy Ladurie, plus tard Pierre Nora, et caennaises – Michelle et Jean-Claude Perrot – pour ne citer que les historiens. L’école, la République et la Révolution ne la quitteront plus : C’est par l’école républicaine que j’ai entamé mes recherches. Choisir ce sujet était pour une part la dette du bon élève. Pour une autre, le salut à une entreprise d’égalité : quand on lit, comme j’avais été amenée à le faire, les textes que la mauvaise grâce réactionnaire oppose aux lois de Jules Ferry sur la gratuité et l’obligation scolaires, on est nécessairement conduit à l’hommage. Et je découvrais aussi l’école comme le cœur de l’entreprise républicaine, le temple neuf d’une humanité affranchie de Dieu, le lieu où on professe la perfectibilité indéfinie et la prise de l’homme sur son destin. Certes, ma petite école de Plouha n’usait pas de termes aussi vastes ; mais elle n’en délivrait pas moins la même promesse (CF, p. 189).
3Des enjeux permanents – Donner vie aux utopies : Cet immense programme, on peut encore en trouver, quoique assourdi, un écho dans l’école de la République. Elle aussi entretient une parenté secrète avec l’utopie. Elle se veut un espace protégé de l’intrusion du monde extérieur : la rue comme la famille y sont tenues à l’écart. Pour y entrer, on doit déposer sur le seuil ses traits singuliers et ses appartenances. À l’intérieur, le maître, qui seul détient l’autorité et le pouvoir des mots, se donne comme mission de munir les enfants d’un bagage de savoirs et de croyances capable de concurrencer chez eux l’héritage ancien, notamment religieux, et de leur faire une conscience commune, patriotique et morale. Tout cela venu en droite ligne des législateurs et des pédagogues de la Révolution, qui d’un trait de plume ont cru instituer « l’Heureuse Nation » des utopies (RR, p. 13).
4« Réduire l’inégalité en répandant les Lumières » : Il est trop simple de la réduire [l’obsession pédagogique de la Convention thermidorienne et du Directoire] à la volonté d’instruire les élites bourgeoises en excluant les enfants du peuple. Sans doute il est facile de souligner les abandons de la législation thermidorienne et directoriale par rapport aux ambitions jacobines, et le réalisme d’une politique qui sacrifie le plus souvent (sauf aux lendemains des coups d’État républicains) les écoles primaires publiques. Pourtant l’ambition est restée celle de Condorcet, de réduire l’inégalité en répandant les Lumières. Lorsque Lakanal présente le 3 brumaire an III à la Convention le Rapport sur les écoles normales – le texte est en fait celui de Garat – il se propose « la régénération de l’entendement humain dans une République de 25 millions d’hommes que la démocratie rend tous égaux ». L’école a remplacé la Terreur comme instrument de l’égalité. L’égalisation géographique (« des Alpes aux Pyrénées ») et sociale (« les enfants nés dans les chaumières auront des précepteurs plus habiles que ceux qu’on pouvait rassembler à grands frais autour des enfants nés dans l’opulence ») qu’elle propose est une œuvre de longue haleine. L’investissement sur l’école traduit ce fait essentiel que l’égalité n’est pas un état, mais un devenir (RR, p. 254).
5Concilier l’aspiration à l’unité et le respect de la diversité : Nulle part ce compromis n’est plus visible que dans le dispositif central de la République, l’école. Elle est par excellence le domaine de la transmission des savoirs et des héritages culturels, lieu burkéen s’il en est [1]. Mais elle est aussi celui où on doit préserver chez l’enfant la capacité à innover, où cette fois Paine trouve son mot à dire. Il s’agit d’un équilibre à trouver, si délicat qu’il alimente toujours aujourd’hui de véhéments débats. Quoi qu’on en ait cependant, l’enfant, ce nouveau venu que décrit Hannah Arendt, est à introduire dans un monde plus ancien que lui, et qu’il lui faut connaître ; mais c’est précisément pour donner corps à sa capacité d’innover : pas de liberté sans héritage (RR, p. 16).
6Questions pour notre temps : Trouvée à l’école, l’incitation à abstraire et généraliser pour l’humanité entière me paraît toujours un projet plus ample et plus noble que le repli sur la singularité : bien des domaines de l’existence, politique ou professionnelle, exigent la mise entre parenthèses de nos déterminations d’origine. Ici, l’abstraction est libératrice. Trouvé à la maison, le respect des différences m’a convaincue en revanche que la vie ne se réduit pas à des normes abstraites et que l’indifférenciation la priverait de beauté, de charme et d’intérêt. Ici, l’abstraction est mortelle. La tension entre l’appartenance et la liberté, entre le dissemblable et l’égalité, déposée dans le corbillon de mon enfance, a donc inspiré la plupart de mes travaux. Elle nourrit toujours aujourd’hui mes incertitudes et mes doutes sur les controverses du moment. Faut-il, comme on nous y invite si souvent, opposer un républicanisme passionnément attaché à l’universel et des particularismes invariablement jugés rétrogrades ? Y a-t-il une invincible incompatibilité entre les attaches et la liberté ? N’y a-t-il pas communauté de destin que dans une homogénéité culturelle ? Mille questions épineuses, et mille réponses, entre lesquelles je n’ai cessé, souvent laborieusement, d’arbitrer (RR, p. 1332-1333).
L’école et la République : un combat commun et permanent
7La République des instituteurs – C’est au « ménage » que font, en France, de 1871 à 1914, l’Église et la République, et à la place qu’y tient la « question scolaire », que Mona Ozouf consacre son premier ouvrage : L’École, l’Église et la République, 1871-1914. Analyse d’une histoire qui nous est pour partie devenue étrangère, l’étude n’en est pas moins d’actualité. Elle aide à comprendre l’ampleur que prennent les polémiques autour de problèmes apparemment mineurs : l’emploi de tel ou tel manuel, le contenu de l’enseignement historique, les programmes de morale, d’instruction civique et religieuse. Dans ces débats se dessine en effet l’image que le père de famille se fait de ses droits et de ses devoirs ; mais y apparaissent aussi ceux que la société est prête à lui reconnaître, et ceux qu’elle songe à limiter. À la déclaration des droits du père de famille, si fréquente chez les partisans de la liberté d’enseignement, s’oppose, chez les partisans de l’école laïque, la déclaration des droits de l’enfant. D’une discussion technique, on glisse tout naturellement au bonheur de l’enfance, au destin du pays (EER, p. 8) [2].
8Jules Ferry : pour une école de la liberté et de la tradition – On sait le rôle joué par Jules Ferry dans la mise en place de l’école républicaine : gratuite, obligatoire et laïque. On se souvient de la volonté de Mona Ozouf de lui rendre hommage. Elle lui dédie deux ouvrages. [3] Elle y montre la cohérence de l’action de Ferry. Politique scolaire, loi municipale, aventure coloniale : il s’agit toujours de refaire la France. Au risque de se montrer insensible, comme la plupart de ses contemporains, à la richesse d’un patrimoine linguistique qui ne se réduit pas à la seule langue française : Dans le flot des interventions qu’il consacre à l’organisation de l’école républicaine, il est significatif qu’on ne trouve aucune allusion à ces parlers régionaux dont l’enseignement laïque et obligatoire devait triompher, et avait même, disait-on tristement chez moi, triomphé (…) Personne, dans les années 1880, si on excepte quelques personnalités isolées, comme Michel Bréal, dont je connaissais le nom pour l’avoir entendu prononcer chez moi avec référence, ne semble apercevoir ce terrain de contestation. La francisation, réputée bénéfique, est alors un credo commun (CF, p. 225).
9Mais, en revanche, sans faiblesse dans sa volonté de réaliser l’égalité d’instruction entre les sexes : Dans les écoles de l’oncle Jules, il est vrai que les filles s’initiaient au point de chausson et au surjet, et à « la poésie du ménage ». Emblème de la servitude ? Ah, pas si vite ! Elles apprenaient aussi, dans le même livre d’histoire que celui des garçons, à se sentir « filles de 89 ». Au tableau noir, elles devaient, comme de l’autre côté du mur leurs frères, commenter la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Elles allaient au chef-lieu affronter le même certificat d’études, et la maîtresse s’enorgueillissait, autant que les collègues masculins, de « ses » reçues. Au regard de ces normes strictement parallèles, que pèsent les timidités des lois républicaines, comme l’abandon du latin et de la philosophie, concession qu’il avait bien fallu faire pour que les lycées de filles voient le jour ? Elles n’altèrent pas le credo de Jules Ferry : l’identité des lumières chez les êtres humains (CL, p. 555) [4].
10Mona Ozouf met également en lumière le lien qui unit l’école et le projet républicain : Gratuite, l’école primaire l’était déjà pour les deux tiers des écoliers, grâce à Guizot, grâce à Duruy. Ferry reconnaissait volontiers sa dette envers ses prédécesseurs, convaincu du reste que la pente des mœurs publiques portait condamnation de la rétribution scolaire. Il n’était pas pour autant indifférent de compléter le dispositif, dans le droit fil du projet de refaire à la France « une âme nationale ». (…) La finalité de l’obligation scolaire n’était pas différente. Elle aussi était depuis longtemps réclamée : Victor Cousin en avait fait dans l’ordre intellectuel, un pendant de cheminée au service militaire, une manière d’équilibrer la force par la lumière. Elle aussi était en voie de réalisation, tout le siècle, et Falloux lui-même, ayant marché vers elle. La grande majorité des enfants français passait donc, en 1880, par une école (…), il est vrai, intermittente. Seul le troisième terme de la trinité scolaire, celui de laïcité, avait un caractère d’absolue nouveauté. Et c’est lui qui va devenir la référence majeure de l’œuvre scolaire, la bannière du corps enseignant, et donner pour longtemps à l’école publique française son caractère réactif et offensif (JF, p. 52-54).
11Quand obligation et gratuité sont à l’évidence des facteurs de cohésion sociale, la laïcité, elle, risque d’aggraver la fracture que Ferry tenait tant à réparer (…) Ferry, que tourmentait l’idée des deux jeunesses rivales, a assurément perçu le danger de faire vivre durablement en France un peuple catholique face à un peuple républicain. S’il a pris ce risque, c’est qu’à ses yeux le peuple catholique était faiblement clérical et fortement républicain. Mais c’est aussi qu’il poursuivait un double but : l’unité du pays et l’avènement d’une conscience commune sans doute ; mais conjointement, la formation d’un citoyen critique, capable de se défendre contre les engouements irréfléchis, et de s’en déprendre au cas où il les aurait contractés. L’État doit se préoccuper de donner à chaque écolier la capacité et la chance d’un jugement autonome. Et comment le faire si le maître d’école est le répétiteur d’un enseignement dogmatique ? Si la liberté de l’écolier est d’emblée orientée vers une vérité absolue et éternelle, un Bien autoritairement défini ? (JF, p. 55-56).
12Au total, [ce] qui donne à l’école de Jules Ferry sa vraie spécificité : [c’est] moins d’avoir alphabétisé les Français – ils l’auraient été sans obligation – que d’être le lieu où se gagne, se consolide et se célèbre la victoire du principe républicain sur le principe monarchique. À l’école des hussards noirs ses inventeurs demandent avant toute chose de mettre fin à une histoire nationale hachée par la succession orageuse des monarchies, des empires et des républiques et d’assurer au régime républicain la durée qui jusqu’alors semblait lui être interdite (RR, p. 903).
13Les valeurs de la République et de son école – Dans le Dictionnaire critique de la Révolution, que Mona Ozouf codirige avec François Furet, c’est à elle que sont confiés les articles « égalité », « fraternité », « liberté » [5]. Elle y reprend l’analyse de la devise républicaine, inscrite au fronton des édifices publics à partir de 1880, qu’elle a présentée dans Les lieux de mémoire, dirigés par Pierre Nora [6] : Dans cette remise au premier plan de la liberté, la contribution de Ferry a été capitale, et le grand discours de 1889 sur l’œuvre scolaire de la République dit tout : que la liberté est le plus précieux des biens, sous les trois espèces de la liberté de conscience, de la liberté d’examen, de la liberté de la science. Qu’il faut d’autant plus y veiller que l’Église les tient toutes les trois pour damnables ; et les cultiver d’autant plus soigneusement que les Français n’en ont pas l’instinct. L’ordre de la devise est moins encore un donné qu’un exercice national d’hygiène ; c’est affaire, et cela change tout, de volonté collective (RR, p. 894). Ce qu’exprime clairement un instituteur de la Belle Époque : « Etre républicain, c’est être décidé à mettre en œuvre la devise de la République, en faisant de la liberté le plus grand de tous les biens, de l’égalité celle qui n’existe que par le mérite, de la fraternité une solidarité à toute épreuve » (RR, p. 897).
14La volonté d’instituer le citoyen : Pour les législateurs républicains, c’est l’école tout entière qui devait enseigner le semblable, parler, comme le suggérait Alain, du soleil, de la lune, des saisons, « de façon que celui qui n’a point de chaussettes se sente tout de même citoyen ». Citoyen, car les lieux privilégiés de cet apprentissage étaient l’éducation civique, l’éducation morale, et l’enseignement de l’histoire de France. Enseignement du même, c’est bien ainsi que la morale – depuis que Paul Janet avait réclamé pour elle, en 1882, un enseignement séparé – avait été définie par les pédagogues républicains (…) [:] devoirs envers la famille, l’école et la patrie [énumérant] ainsi les exigences collectives à quoi doivent se plier les conduites individuelles. Enseignement du même encore, l’instruction civique ; il s’agit une fois de plus d’apprendre à exercer la faculté la mieux partagée, celle de raisonner : ainsi les jeunes élèves, porteurs potentiels du bulletin de vote, pourront plus tard user de ce droit en dehors de toute dépendance (…). Enseignement du même enfin, l’histoire de France (…) (…) lieu de la mise en scène de l’unité nationale (RR, p. 1020-1021). Ainsi conçue, l’école est le remède à la Révolution [7]. Elle rend la Terreur inutile et lui substitue, comme après Thermidor, « la douce violence de l’éducation ».
L’école de la République mise au défi du changement
15Historienne de la Révolution, de la République et de son école, Mona Ozouf n’a pas pour autant la nostalgie de l’école de Jules Ferry, d’ailleurs largement détesté et contesté de son temps. Car l’école d’aujourd’hui ne manque pas de nouveaux défis à relever : celui des fractures territoriales et sociales, celui d’une crise des institutions – famille, école, église – et de l’autorité, celui de l’« ère du vide » et de l’individualisme contemporain, celui de la révolution numérique et d’une nouvelle diffusion des savoirs. Elle ne doit donc pas céder à l’illusoire tentation de la restauration : car voici qu’on dresse à nouveau Jules Ferry sur son socle, sanctifie l’œuvre des hussards noirs, célèbre la vigoureuse entreprise d’uniformité de l’école républicaine, antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société (RR, p. 1079).
16Quels sont les articles de cette foi renouvelée ? Que l’espace public est peuplé d’individus rationnels, dégagés de tout lien antérieur. Que leurs particularités doivent être reléguées dans la sphère privée. Qu’il est non seulement possible, mais hautement souhaitable, de faire partager à tous les citoyens une même conception de la vie bonne, dans la définition de laquelle l’État joue un rôle prépondérant. Qu’il faut exalter toutes les manifestations fusionnelles, fêtes, discours, commémorations, pour peu qu’elles soient nationales mais les refuser, ou les chicaner, aux groupes particuliers. Ce républicanisme mythique doit son regain de séduction et d’énergie à l’alternative qu’il semble offrir à la tiédeur des sociétés modernes, où les individus cherchent le bonheur dans leurs attaches et activités privées, et se débarrassent de la vie publique. Se dire républicain aujourd’hui, c’est souvent affirmer qu’il y a une foi capable de remplacer celles qui se sont écroulées, au premier rang desquelles le marxisme. C’est avant tout, en oubliant tout ce que le républicanisme a emprunté à la tradition libérale, se proclamer antilibéral (CF, p. 246).
17Le communautarisme, voilà l’ennemi : Jadis le républicanisme avait face à lui un adversaire imposant, l’Église, engagée, contre la forme républicaine, dans la restauration monarchique. Mais l’Église a renoncé pour l’essentiel à la lutte et accepté la République. Il a donc fallu aux républicains se forger un adversaire aussi formidable. C’est à quoi sert l’épouvantail du « communautarisme », un mot capable de déchaîner les passions, et qui offre l’avantage d’être facile à stigmatiser. On brandit la menace communautariste chaque fois qu’un individu fait référence à son identité en réclamant pour elle une manière de visibilité ou de reconnaissance sociale. On suppose alors qu’il valorise sa culture particulière au détriment de son humanité commune, qu’il menace une France éclatée, infiniment divisible, déchirée entre intérêts affrontés, mémoires jalouses, inexpiables discordes.
18Dans le véhément procès intenté au communautarisme, on n’entend pas beaucoup la voix de l’avocat de la défense. Il pourrait pourtant explorer les raisons qui poussent les hommes à rechercher la protection et l’abri du groupe : il peut s’agir de pauvreté, de solitude, d’indifférence, de désespérance. Se sentir, ou se savoir, condamné à vivre dans une zone disgraciée, loin de l’emploi, du logement, de l’éducation, engendre nécessairement le repli communautaire. Repli frileux, dit volontiers le procureur. En effet, les hommes cherchent à se tenir chaud quand ils ont froid. L’insertion communautaire est parfois tout ce qui reste d’humain dans les vies démunies. La défense pourrait ajouter que l’individu invité à s’affranchir triomphalement de ses appartenances y est souvent ramené sans douceur par le regard d’autrui, renvoyé à sa communauté, sa race ou sa couleur (…).
19L’exagération dramatique est partout dans la présentation du communautarisme par ses adversaires républicains. Et d’abord dans sa définition même. Dans le miroir républicain, la communauté est une prison qui exerce un contrôle absolu et exclusif sur ses membres ; une entité close, compacte et cadenassée, telle qu’ils sont soustraits à toute autre influence extérieure, pris dans la fascination identitaire des origines, sans jamais pouvoir ni les contester ni les quitter. (…) Derrière cette présentation dramatique se cachent la peur de l’immigration maghrébine et la menace que l’islam est censé faire peser sur l’identité française (CF, p. 246-248).
20Autrement dit, la lancinante question : (…) Toutes ces interrogations peuvent être ramenées à une question essentielle, celle même que j’avais trouvée entre école et maison : faut-il penser qu’entre l’obligation d’appartenir et la revendication d’indépendance nulle négociation ne peut s’ouvrir ? qu’entre les attaches et la liberté il y a une invincible incompatibilité ? L’interrogation est d’autant plus insistante qu’en réalité chacun de nous abrite en lui l’une et l’autre de ces exigences (CF, p. 251) [8].
21L’absence d’un véritable projet, à rebours des premiers pas de la République triomphante, le vrai danger : L’école d’hier, dépositaire de l’identité nationale, bruissait de l’éclatante geste des rois, maudits ou bénéfiques, des ministres, intègres ou malfaisants, des grands hommes et des traîtres, mais tous composant au final une histoire exemplaire, en marche vers la justice et la liberté. Aujourd’hui on en souligne les silences, les aveuglements et les exclusions. Au reste nul ne demande plus à l’école de former des citoyens. Et nul ne croit plus que l’accès au savoir conditionne le comportement raisonnable. Tout ce qui mettait les Français en mouvement au nom du lien collectif s’est exténué en même temps que s’obscurcissait l’idée d’avenir (RR, p. 16-17).
22Des valeurs, historiquement datées et analysées, qui n’ont pas perdu leur actualité pour peu qu’on leur restitue leur caractère programmatique : C’est comme emblème de l’impossible et non comme traduction du réel que « la sainte devise de nos pères » peut manifester encore son énergie créatrice, et qu’elle a des chances de vivre dans nos mémoires autrement que par la psalmodie de trois termes exténués (RR, p. 900) ;
23…et que l’on sache en assumer de manière novatrice la filiation : Contre cette religion pédagogique, puisée par la Révolution dans le corbillon des Lumières, la traversée du XXe siècle paraît nous avoir définitivement vaccinés. Auschwitz, Hiroshima lui opposent leur tragique évidence. Les espoirs mis dans un écolage rationnel et généralisé ? La croyance à l’organisation rationnelle du bonheur humain ? La marche irrésistible au progrès ? Des niaiseries, pensons-nous aujourd’hui, ou, pis, des impostures. Mais en dépit des démentis cruels que l’Histoire a fait pleuvoir sur ces attentes elles constituent toujours notre horizon. Fils ingrats ou fils reconnaissants tant qu’on voudra, mais nous restons des fils. Tant que nous n’aurons pas su imaginer autre chose, on peut parier que, même informulé, honteux de lui-même et humilié sous les sarcasmes, c’est l’héritage commun des Lumières et de la Révolution qui continuera à gouverner le cours de nos pensées (RR, p. 199).
Bibliographie
Ouvrages cités (l’astérisque signale l’édition utilisée)
- EER – L’École, l’Église et la République 1871-1914, Paris : A. Colin, *1963, 304 p. (repr. Points Histoire, 2007).
- CF – Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Paris : Gallimard, 2009 (*repr. Folio, 2010, 271 p.).
- CL – La cause des livres, Paris : Gallimard, 2011 (*repr. Folio, 2012, 649 p.).
- JF – Jules Ferry. La liberté et la tradition, Paris : Gallimard (coll. L’esprit de la cité), 2014, 117 p.
- RR – De Révolution en République. Les chemins de la France, Paris : Gallimard (coll. Quarto), 2015, 1366 p.
Notes
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[1]
Mona Ozouf stylise la controverse qui, à l’époque même de la Révolution, oppose Edmund Burke, défenseur du passé culturel et adversaire de la table rase, à Thomas Paine, chantre de la création révolutionnaire et partisan de la rupture.
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[2]
Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République, © Armand Coin, Paris, 1962.
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[3]
Jules Ferry, Paris : Bayard/BNF (coll. Les grands hommes d’État), 2005 ; Jules Ferry. La liberté et la tradition, Paris : Gallimard (coll. L’esprit de la cité), 2014.
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[4]
« L’école des femmes selon Jules Ferry », paru dans Le Nouvel Observateur du 2 septembre 1999, CL, p. 554-556.
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[5]
Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris : Flammarion, 1988 (repr. Coll. Champs, 1992 : les trois articles sont rassemblés dans le volume « Idées », respectivement aux pages 139-163, 199-215, 253-273).
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[6]
Les lieux de mémoire, Paris : Gallimard, 1984-1992 (repr. Coll. Quarto, 1992, t. 3, p. 4353-4388).
-
[7]
Alfred Mézières, Éducation morale et instruction civique, Paris : Delagrave, 1893 : « Dans un tel régime définitivement établi, les révolutions ne sont plus à craindre », cit. in : RR, p. 893.
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[8]
Sur la question de l’« identité française », il faut lire les réflexions issues d’une conférence donnée à la Freie Universität de Berlin en octobre 2010, RR, p. 1268-1280.