1Merci beaucoup, Président, de votre invitation à intervenir sur ce thème avec et après le recteur Duwoye et Antoine Prost. Mais à la suite de ces deux intervenants, il n’est pas sûr que je parvienne à apporter du neuf. Je vais quand même essayer. Tout d’abord, j’observe un point intéressant : le titre du colloque est « Peut-on réformer l’École ? ». Or, dans le titre de nos deux interventions liminaires, le mot « réformer » a été remplacé, avec beaucoup de prudence, par le mot « changer ». Quand j’étais directeur, j’ai toujours été réservé sur le mot « réformer ». J’avais préféré le mot « rénover » – ce qui n’est pas forcément plus intelligent. Mais « changer » me paraît plus intéressant parce qu’en effet, l’École change tout le temps. Et sans doute a-t-on davantage la capacité de faire le changement au fil de l’eau que la grande réforme.
2Notons d’abord ce truisme : l’importance du ministre. En particulier, quand on change de ministre, ce qu’on avait prévu de faire ne se fait pas. Quand M. Fillon est arrivé à l’éducation nationale en avril 2004 après avoir réussi en tant que ministre des affaires sociales, son entourage disait « Vous allez voir, les syndicats, nous, nous connaissons ». Le ministre avait bien un grand débat, une Commission, mais on a compris tout de suite qu’en réalité il n’allait rien en faire. Je veux dire rien faire, ou à peu près, de ce que la Commission que je présidais allait proposer (peut-être a-t-il fait autre chose). Cela étant, la fécondité d’une Commission comme celle-là ne se juge pas seulement sur ses effets immédiats dans une loi ; en réalité, ses recommandations peuvent être fécondes sur le moyen ou long terme, ayant germé dans un tiroir comme le disait tout à l’heure Antoine Prost.
3Il faut donc plutôt tabler sur une structuration de la pensée éducative, qui se traduit par un changement au fil de l’eau, que sur une réforme de grand soir qu’on ne fait pas ou qu’on ne peut pas faire.
4Il faut d’abord réfléchir à ce principe : la seule raison pour que l’École change, c’est qu’on s’est donné des objectifs qu’aujourd’hui l’École n’atteint pas. Autrement dit, il faut subordonner le changement d’abord aux objectifs qu’on se donne, ensuite au degré de réalisation de ces objectifs.
5Faire réussir tous les élèves, nous n’y arrivons pas et nous y arrivons de moins en moins. Et c’est pour cette raison qu’à mon avis, il faut que l’École change : parce que non seulement elle n’atteint pas cet objectif mais qu’au contraire, elle s’en éloigne.
6Pour faire réussir tous les élèves, il faudrait se fonder sur trois éléments : cadre national, autonomie de l’établissement et évaluation, en d’autres termes le « trépied de la réussite ». C’est une organisation qu’on ne parviendra pas à mettre en place si on ne se dote pas d’une politique de formation ambitieuse des personnes : l’autonomie, en effet, ne s’invente pas, pas plus que la notion de responsabilité du chef d’établissement ou des professeurs.
7Mais je ne développerai pas ces aspects d’objectifs et d’organisation, car quelle que soit leur importance, ils ne constituent pas le cœur de la réforme, ou du changement. Le cœur de la question n’est pas le contenu de la réforme mais plutôt les modalités de gestion ou de conduite de la réforme, ou du changement, du système éducatif tel que nous le connaissons. C’est cela qui est important, c’est cela qui est difficile. C’est ce sur quoi je propose que nous réfléchissions.
8Il existe cinq conditions de la conduite du changement, qui me paraissent capitales et rejoignent l’idée d’administration de mission évoquée par Antoine Prost.
9Le premier point, très important et assez difficile à réaliser, consiste à favoriser au maximum les capacités d’expérimentation. Il est vraiment difficile aujourd’hui de faire réussir tous les élèves, d’éduquer un jeune homme ou une jeune fille – et ce le sera de plus en plus dans les années à venir. Je pense qu’on y arrivera seulement si on libère l’expérimentation pédagogique des enseignants et l’expérimentation de direction des établissements par les chefs d’établissement. Ce n’est pas là un propos démagogique mais de fond, l’idée est de le faire vraiment et non pas simplement de le dire. Il s’agit de libérer les initiatives des acteurs par tous les moyens possibles, y compris de façon risquée, et de favoriser l’expérimentation dans les établissements : expérimentation pédagogique, d’animation, et surtout de traitement des élèves en difficultés. Il faut le faire dès l’école primaire et au collège, pour avancer sur la question du socle commun de connaissances et compétences, dont la maîtrise par tous les élèves est un des volets capitaux de la « réussite de tous ».
10Si la démarche est risquée – et c’est là le deuxième point – conduisons en parallèle une politique d’évaluation des expérimentations. J’évalue les expérimentations, les façons de s’organiser, les progrès des élèves. J’évalue les établissements, les acteurs, c’est-à-dire en particulier les chefs d’établissement et les professeurs.
11Si l’on réfléchit à une façon de lutter aujourd’hui contre l’échec scolaire, ce sont ces deux premiers points – favoriser les capacités d’expérimentation et conduire une grande politique d’évaluation – qui demandent à être développés, ce qu’on a très peu fait jusqu’à maintenant. Est-ce de la réforme ? Oui, je crois. Serait-ce plutôt du changement ? Peu importe. C’est l’implantation d’une modalité concrète d’action dans le lieu où l’acte éducatif se réalise, et qui est adaptée à la situation actuelle. C’est-à-dire adaptée à une diversité d’élèves, à une difficulté à faire accéder certains élèves à un niveau d’éducation et de savoirs essentiels ou souhaitables. C’est, fondamentalement, faire confiance aux principaux acteurs de cette éducation que sont les enseignants et les chefs d’établissement. Nous avions conclu notre rapport il y a dix ans sur l’idée de confiance. Je crois que l’expérimentation et, à certains égards, l’évaluation sont une traduction de cette idée de « confiance aux acteurs », c’est-à-dire à ceux qui, dans les établissements, produisent réellement l’acte éducatif.
12Il y a plusieurs manières de comprendre l’expression « administration de mission » mais d’une certaine façon, il faut que la mission soit au service de l’expérimentation. Il faut bien sûr que cela soit raisonnablement cadré. Mais si l’on se donne comme objectif que 100 % de la jeunesse maîtrise un certain socle commun de compétences et de connaissances, on n’a qu’une seule chance d’y parvenir : c’est de faire confiance aux chefs d’établissement et aux enseignants dans les établissements et donc de leur donner des outils pour le faire : latitude d’expérimentation, outils de professionnalisation et d’évaluation. Naturellement, cette évaluation a un rôle de régulation. Je suis en train d’ouvrir des portes ouvertes. Mais ce sont des portes ouvertes qui ne le sont pas tant que ça dans notre système éducatif. Et même lorsqu’on fait un article de loi, par exemple dans la loi Fillon, qui décrit un objectif d’expérimentation, il est peu utilisé. Il n’insuffle pas de dynamique. Un mathématicien pourrait qualifier l’article de loi de condition nécessaire mais non suffisante. En réalité la politique éducative est peut-être facilitée par l’existence de grandes lois, mais elle ne s’y réduit nullement. À vrai dire l’essentiel est ailleurs : en aval de la loi, dans une action quotidienne, tenace et adroite.
13Mon troisième point est un peu plus délicat, encore qu’il devrait rallier les suffrages. Je pars de l’idée qu’on ne change pas sans les personnes, sans les acteurs de base, et encore moins contre eux. À certains égards, une partie des ministres d’autrefois se sont imaginés qu’on pouvait tenter de faire réussir le système éducatif sans les personnes, ou même contre certaines. Je crois, au contraire, qu’il faut essayer d’associer les acteurs de base à cette dynamique de changement, d’expérimentation et d’évaluation, au service de la réussite de tous les élèves (et notamment de ceux qui ont le plus de mal à réussir). Tout le monde ne va pas vouloir ou pouvoir le faire, mais il y aura une forme de mobilisation de la minorité, voire de plusieurs minorités.
14Or, l’accent mis sur l’expérimentation, nécessaire dans la perspective que je retiens ici, et qui de fait ne sera menée que par des minorités d’enseignants et de chefs d’établissement, conduit à la conséquence suivante : ces minorités étant mal représentées par les organisations syndicales élues, les syndicats se trouvent ainsi « décalés » par rapport aux forces vives permettant potentiellement de faire réussir tous les élèves. Ce constat, fait aujourd’hui et maintenant, hic et nunc, conduit donc à conseiller qu’on fasse une certaine dissociation entre les acteurs de la réussite éducative et les organisations syndicales qui les représentent. On ne change pas contre les acteurs mais il me semble qu’au nom des élèves, le ministre pourrait, dans certains cas, changer contre les avis des organisations syndicales et de parents. Les acteurs de base dynamiques et prêts à expérimenter au profit de la réussite de tous les élèves ne sont pas nécessairement ceux qui sont bien représentés dans les structures syndicales.
15Je n’oppose pas les organisations syndicales aux minoritaires, je dis juste qu’ils ne s’identifient pas nécessairement. Et je crois qu’on est à un moment où il faut quand même vraiment réfléchir pour redynamiser les actes éducatifs. Je trouve en particulier que quand on est ministre ou grand cadre de l’éducation nationale, il faut s’efforcer de s’appuyer au moins autant sur les minorités agissantes que sur les représentants « standards » que vous avez dans votre bureau. Et en tout cas, on ne doit pas n’écouter que les organisations syndicales : la situation actuelle me semble exclure de leur donner le monopole de l’expression de la politique éducative possible ou souhaitable. C’est là un sujet difficile mais c’est selon moi un sujet du XXIe siècle. Je n’oppose pas mais je dissocie. Pour la jeunesse qui ne s’éduque pas toute seule, il faut vraiment inventer des façons de faire pour leur permettre de maîtriser le socle commun et, au-delà du socle commun, de réussir leur parcours éducatif. Il faut donc, à condition d’avoir un bon système d’évaluation, s’appuyer sur des minorités agissantes, dynamiques, et il faut, d’une certaine façon, envisager une certaine dissociation entre ces minorités et les représentants élus.
16J’en viens à mon quatrième point : vous ne pouvez pas, quand vous êtes ministre, quand vous êtes dirigeant de ce ministère, recteur, etc., vous enfermer dans des dialogues bilatéraux avec les partenaires, syndicats, organisations de parents d’élèves, etc. Bien sûr, il faut les avoir, ces dialogues. Mais il ne faut pas, il ne faut plus accepter des monopoles d’expression sur ce qui est possible ou souhaitable en matière de politique éducative. Il faut essayer d’en appeler aux minorités ou au pays lui-même. Quand, il y a dix ans, j’ai organisé le débat sur l’École, c’était surtout pour entendre et écouter directement les souhaits éducatifs, au-delà et en complément de ce que le ministre, les recteurs, les chefs d’établissement entendaient par la voix convenue de leurs partenaires habituels. Il est absolument nécessaire qu’on sache avoir un bon dialogue avec les organisations syndicales et de parents d’élèves, mais il faut vraiment aujourd’hui compléter ce dialogue par des prises d’informations, soit dans le système éducatif, soit dans le pays.
17Nous sommes à un moment où la situation est grave puisqu’en gros, depuis dix ans, nos résultats baissent. Par conséquent, nous sommes obligés de réfléchir à une façon d’organiser le changement ou la réforme qui, tout en respectant bien entendu les formes de dialogue habituelles avec les représentants syndicaux, essaie de nous alimenter aussi par d’autres voies et de susciter, au moins parmi les chefs d’établissement et les enseignants, des actions de minorités, des actions d’expérimentations. Il s’agit d’être capable de faire s’exprimer (et d’écouter) une grande diversité d’acteurs et d’avis, et notamment les minorités qui seront volontaires pour s’emparer de l’objectif de réussite de tous au service de la réussite de tous, étant donné que l’expression syndicale, pour assurer cette réussite, ne suffit plus, ce que nous constatons depuis une dizaine d’années.
18Je ne veux pas faire du populisme, ce n’est pas du tout cela. Mais ce que je voudrais dire c’est que la capacité à prélever de l’information et à susciter des initiatives doit déborder ce qu’en disent les représentants syndicaux ou de parents. Ce qui suppose deux choses importantes : d’abord reconnaître que, contrairement à auparavant, les discours des partenaires ne bornent pas le champ des possibles, ni des souhaitables : la politique éducative peut et doit être plus audacieuse ou volontaire au service des élèves ; ensuite, il faut concevoir et monter un système permanent d’expression et d’écoute des acteurs dans les établissements. Par ailleurs, parmi les organisations syndicales, il faut également faire attention à organiser la diversité des expressions, des discussions, des dialogues. Nous ne sommes pas raisonnables de conférer à certains de nos syndicats trop d’importance.
19Je ne suis pas chez Maurras, je ne suis pas en train d’opposer le pays légal au pays réel ; je dis que l’éducation de la jeunesse est devenue un acte très difficile qui requiert beaucoup plus qu’autrefois des expérimentations et des innovations. Et cette politique, pour être conçue et appliquée sur grande échelle, requiert des modalités de discussion et d’écoute des enseignants et des chefs d’établissement, différentes d’autrefois.
20Le cinquième point est également décisif du point de vue de la conduite du changement. Il va illustrer que nous devons vraiment avoir le plus possible une pensée nuancée, et le moins possible une pensée binaire. Je vous suggère en effet comme conduite du changement la règle suivante : on ne change pas à moyens constants mais, – et cela devrait être une règle cardinale –, on ne donne des moyens qu’à la condition expresse que les acteurs changent leur façon de travailler. On ne propose pas un accroissement de 60 000 postes d’enseignants ex abrupto. En revanche, on peut éventuellement proposer 60 000 postes à condition de dire : on travaille autrement. C’est absolument capital. La responsabilité du ministre et de ses collaborateurs, c’est de lier de façon indissoluble les moyens au changement dans la façon de travailler, et aux résultats que ce changement entraîne chez les élèves : c’est pour cela qu’il faut évaluer à grande échelle. Notez que cela induit d’accepter une certaine réversibilité des moyens : je ne vous donne pas de moyens ad vitam aeternam, je vous donne des moyens parce que vous avez travaillé autrement et qu’ainsi vous avez obtenu des résultats. Par exemple, j’organise une diversification équitable et maîtrisée des moyens entre établissements. Je donne plus de moyens ici que là. Ainsi, là, je ne remplace pas tous les départs en retraite alors qu’ici je fais plus que les remplacer. Mais je sais pourquoi je le fais. Je le fais parce que j’ai évalué l’école ou le collège, parce que j’ai évalué leur environnement. Et ce n’est pas parce que j’ai donné plus de moyens au collège Pablo Picasso que cela durera éternellement. Je lie les moyens à des façons différentes de travailler et à des résultats que ces façons différentes de travailler permettent d’obtenir.
21Pour conclure, on ne peut pas tout faire quand on est ministre ou quand on est une nouvelle équipe. On peut se donner une cible assez large, mais savoir qu’on ne peut pas tout faire. On ne peut faire qu’une chose ou deux. Par conséquent, la première chose que doit faire le ministre, ou l’équipe, c’est de choisir quoi faire en priorité. Il vaudrait donc mieux qu’il soit un peu préparé à sa tâche. S’il ne l’est pas, il faut qu’il s’entoure bien. Il faut donc qu’il choisisse une ou deux choses en termes de cible (objectifs, organisation, ou, ce qui me paraît encore plus capital, conduite du changement). Les choisir bien, et les choisir vraiment, je veux dire faire en sorte qu’elles aient lieu. Ensuite, donner toute leur place aux partenaires, notamment aux organisations syndicales, aux organisations de parents d’élèves. Mais aussi à tous, et pas simplement à certains, et pas plus que leur place, en essayant, en complément de la place donnée aux partenaires, de mettre sur pied des dispositifs de prélèvements d’informations, d’incitations et de création de dynamisme auprès des acteurs de base. Parce que je crois, comme l’ont dit Antoine Prost et Pierre-Yves Duwoye, que le ministre doit être l’avocat des élèves. En effet, les organisations syndicales n’ont pas à l’être et il ne faut pas le leur demander. Mais quand je suis l’avocat des élèves, je fais en sorte de m’organiser pour faire changer l’École au profit des élèves. Cela peut aller à l’encontre, ou dans un sens différent de ce que mes partenaires habituels me disent. Le ministre est l’avocat des élèves et non des personnels. En même temps, il est vrai que l’éducation de la jeunesse prise globalement se fera d’autant mieux que les personnels qui la font se sentiront bien. Là aussi, ayons une pensée subtile : il n’y a pas opposition frontale entre la volonté de faire réussir tous les élèves à l’École et les préoccupations syndicales, mais il n’y a pas non plus identité. Il faut certes que les gens chargés d’éduquer la jeunesse se sentent bien et qu’on les traite correctement, il faut les aider à être autonomes, à expérimenter, à comprendre ce qu’est une évaluation, etc. Il faut accompagner les personnels, avoir une politique de ressources éducatives en direction des chefs d’établissement et des enseignants beaucoup plus soutenue que celle que l’on a aujourd’hui, mais il ne faut pas dire que cette politique de ressource éducative renforcée s’identifie avec la politique éducative en direction de la jeunesse. Il n’y a ni séparation totale, ni identification. Il s’agit, en quelque sorte, en ces matières comme en d’autres, d’être subtil.