1Catastrophes et populations, deux termes dont l’association est nécessairement implicite, car que serait une catastrophe naturelle sans la présence des hommes, qui la subissent et qui la disent ? Une simple description d’un phénomène géologique, climatique, biologique ou autre, suivant la discipline scientifique qui aurait à l’observer. Un événement somme toute banal dans la Nature. C’est l’Histoire qui, retenant les épisodes qui touchent de près aux activités humaines, crée la catastrophe. Ainsi, la description de l’éruption du Vésuve par Pline le Jeune prend toute sa dimension dès lors qu’on l’associe à la destruction de Pompéi et d’Herculanum.
2Sans présence humaine, point de catastrophe naturelle. Dans son acception la plus courante, la catastrophe désigne à la fois les facteurs naturels déclenchants et les conséquences de ces désordres pour les populations qui les subissent. Une des façons les plus objectives de saisir l’ambivalence de ce concept est de recourir à la notion de risque, défini par la relation entre un aléa et une vulnérabilité. Les phénomènes naturels, qu’ils soient d’origine géophysique (tremblements de terre, éruptions volcaniques, phénomènes atmosphériques, etc.), biologique (sauterelles, moustiques, virus, bactéries, etc.), ou qu’ils résultent de l’activité humaine (accidents industriels – nucléaires ou chimiques –, ruptures d’infrastructures, etc.) n’ont pas tous la même fréquence, la même violence, ni la même ampleur ; mais aucun n’est entièrement maîtrisé par l’Homme. Quels que soient le niveau de développement scientifique et technologique et le degré d’organisation politique, économique et sociale atteint, aucune population n’est à l’abri de la survenue d’un tel phénomène. La seule variable sur laquelle il est possible de jouer est la vulnérabilité.
Aléas et vulnérabilités
3Définir le degré de vulnérabilité des populations est une mesure courante dans nos sociétés occidentales contemporaines, elle n’était toutefois pas inconnue dans le passé. Cette notion qui a généralement un sens technique (localisation, densité et solidité du bâti, par exemple), recouvre également une large part de comportements sociaux. Les conséquences sanitaires de la canicule de 1911 (comme de celle d’août 2003, d’ailleurs) peuvent s’analyser en termes de vulnérabilité, face à l’aléa climatique. Une plus grande fragilité à certains âges de la vie est à la fois une composante biologique et la conséquence de pratiques familiales et sociales susceptibles de la soulager ou l’aggraver. Ainsi, à l’Époque moderne, les premiers mois de la vie ont longtemps été les plus difficiles à passer : un quart à un tiers des nouveau-nés n’atteignaient pas leur premier anniversaire et parmi ceux-ci, les trois quarts décédaient durant leur premier mois de vie. Au début du xxe siècle, seuls quelques pays européens avaient commencé leur transition épidémiologique et voyaient leur taux de mortalité infantile commencer à baisser, preuve tangible de l’efficacité des politiques sociales et sanitaires nouvellement impulsées. Cependant, un allaitement artificiel et/ou un sevrage trop précoce, pratiques courantes, fortement régionalisées et très marquées socialement, augmentaient considérablement la vulnérabilité des nourrissons. Toute détérioration de la qualité de l’eau, du lait ou des autres aliments introduits dans le régime alimentaire des tout-petits, entraînait une surmortalité immédiate, et d’autant plus visible que la part d’enfants allaités, et donc mieux protégés, était faible. La vulnérabilité n’est pas une, elle est composée de différents facteurs qui, conjugués, peuvent être aggravants. Dans le cas des jeunes enfants, « l’art d’accommoder les bébés » en saison chaude a été déterminant. Hydratation régulière, langes légers, maintien au frais durant les heures chaudes, autant de pratiques bien connues dans les pays du Sud qui ont sans doute fait défaut en Europe du Nord.
4La même grille d’analyse peut être proposée pour l’étude des conséquences sanitaires des vagues de froid ou des épisodes de chaleur, ainsi que le montre l’étude réalisée par Peter Ekamper et ses collègues sur quatre régions des Pays-Bas. Même dans des pays où l’amplitude thermique reste modérée, comparativement à d’au-tres régions du globe, les limites physiologiques de la résistance humaine sont d’autant plus vite atteintes que les organismes sont fragilisés par des conditions de vie difficiles et par une exposition accrue au froid ou au chaud, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de maisons mal isolées. En croisant simultanément les deux variables, froid rigoureux et chaleur extrême, les auteurs mettent en évidence la corrélation entre l’élévation ou la baisse anormale des températures et l’augmentation immédiate du nombre de décès. Il apparaît que la canicule a des effets plus immédiats et plus marqués sur la progression du taux de mortalité que le froid, et que ses conséquences mortelles se font ressentir plus longtemps, peut-être parce que d’autres facteurs climatiques (vent, humidité) et épidémiologiques entrent alors en jeu (cf. infra).
5La survenue de famines dans l’Italie du Nord, à la fin du xvie siècle, peut également s’analyser en termes d’aléa climatique et de vulnérabilité des populations. Pluies et/ou sécheresses, en gâtant les récoltes de l’année, induisent un risque de pénurie alimentaire, d’autant plus grave que les modes de production agricole, les possibilités de stockage et les circuits de distribution sont peu efficaces. Ce sont là les ingrédients d’une lecture classique des catastrophes frumentaires. À ces faiblesses techniques, économiques, et sociales si les mécanismes de solidarité et d’assistance font aussi défaut, Guido Alfani en ajoute, de manière fort pertinente, une autre : la carrying capacity, c’est-à-dire la capacité du milieu à nourrir la population qui y vit, compte tenu du niveau technique atteint. Ainsi, la dynamique démographique peut devenir un élément de vulnérabilité face aux conséquences des aléas climatiques sur les ressources naturelles. Les populations sont d’autant plus exposées au risque de famine que les modes de production agraires, susceptibles de maintenir l’équilibre entre production et ressources, n’évoluent pas à la même vitesse que la croissance démographique, selon le principe défini par Malthus (1798).
6Le degré de vulnérabilité des populations est donc le seul point sur lequel les sociétés peuvent agir, à la fois, en fonction de leurs acquis scientifiques et de leurs arbitrages entre le social et l’économique. Les articles ici réunis montrent bien comment les pouvoirs publics, aux différents niveaux de l’organisation administrative, et les associations réagissent à la « catastrophe » par des mesures destinées à réduire ou éliminer les points de faiblesse identifiés. Les conséquences d’une catastrophe sanitaire ne se mesurent pas en termes de dédommagements ou d’efforts de reconstruction (à la différence des tremblements de terre), mais à l’efficacité des mesures prises dans le but d’éviter qu’un tel événement dramatique ne se reproduise. De ce point de vue, les surmortalités liées à des accidents climatiques, hivernaux ou estivaux, ont toutes conduit à une meilleure prise en charge des catégories les plus fragiles (notamment les jeunes enfants et les classes sociales défavorisées), ce qui a globalement suffi à réduire l’impact sanitaire des vagues de chaleur ou de froid survenues après 1911.
Une catastrophe peut en cacher une autre
7La catastrophe n’est pas simplement la réalisation d’un risque naturel, c’est bien souvent la succession sur un temps relativement court de plusieurs accidents qui, pris séparément, n’auraient sans doute pas posé de problème majeur.
8Les récits des tremblements de terre de Lisbonne, par Jean-Marc Rohrbasser, et de San Francisco, par Marie Bolton et Nancy C. Unger, permettent une telle lecture et montrent comment, par un effet domino, l’impact de la secousse initiale se trouve démultiplié par les conséquences désastreuses d’accidents successifs. L’enquête diligentée par les autorités de Lisbonne, un an après le terrible séisme de novembre 1755, déroule le film des événements qui ont conduit au désastre. La première secousse, en réalité trois secousses à quelques minutes d’intervalle, suivie de peu par un tsunami (un risque naturel supplémentaire pour les populations des villes portuaires) a surpris les hommes, les femmes et les enfants qui fuyaient leurs habitations sinistrées. Les répliques, d’autant plus nombreuses et destructrices que le séisme devait être de très grande magnitude, ont amplifié les premières destructions. De violents incendies, nés de l’effondrement des bâtiments ruinés et rapidement propagés par la densité du tissu urbain, ont en quelques jours détruit la ville dans sa quasi-totalité. Un scénario similaire est décrit à San Francisco, après le tremblement de terre d’avril 1906, où la rupture des canalisations de gaz entraîna un gigantesque incendie qui échappa à tout contrôle pendant quatre jours. En peu de temps, les quartiers du centre-ville et du port, au bâti serré et densément peuplé, ont été totalement sinistrés.
9L’enquête portugaise n’ignore pas les problèmes de disette qui peuvent survenir lorsque les circuits d’approvisionnement et de distribution sont rompus. Étonnant de modernité, ce questionnaire, envoyé dans toutes les paroisses du Portugal, devait permettre aux autorités d’évaluer les dégâts matériels et le bilan humain, non seulement de la secousse du 1er novembre, mais de tous les désordres qui l’avaient suivie. Il permettait d’apprécier l’entraide spontanée et les secours complémentaires que l’État aurait à apporter. Toutefois, à Lisbonne comme à San Francisco, certains événements restent tus : les épidémies qui ne manquent pas de survenir à la suite de la désorganisation des secours et des services sanitaires. Pour ne pas affoler davantage des populations déjà fortement traumatisées, ces morts indirectes, d’autant plus inquiétantes qu’elles ne résultent pas d’un accident mais d’une contagion, sont très souvent dissimulées. Elles sont non seulement masquées dans les discours et dans les bilans chiffrés, mais leurs traces sont souvent effacées par un traitement funéraire extraordinaire (immersion ou crémation des cadavres), car il convient de se débarrasser au plus vite des corps de centaines ou de milliers de victimes. L’apparition de disette et/ou d’épidémies, peu de temps après des événements aussi dévastateurs qu’un séisme et un incendie généralisé, ne peut qu’amplifier encore le bilan démographique de la catastrophe première et entraver les capacités de réaction des autorités.
10Peut-on dire qu’une catastrophe d’origine climatique ne vient jamais seule, elle non plus ? Incontestablement oui, d’après les études que Jörg Vögele, Godelieve Masuy-Stroobant, Catherine Rollet, Lucia Pozzi, Diego Ramiro Fariñas ont consacrées à la canicule de 1911. La chaleur excessive, conjuguée à une extrême sécheresse de l’air et à une pénurie d’eau, est loin d’être le seul point noir pointé par les médecins de l’époque. Ce sont en fait plusieurs vagues successives de canicule qui ont affecté l’Europe du Nord, cet été-là. Plus encore que les maxima atteints, pour les températures diurnes et aussi sans doute les températures nocturnes, c’est la longueur et surtout la répétition des épisodes caniculaires, de juin à septembre, qui ont entraîné une plus grande létalité. À ces effets saisonniers, il faut ajouter d’autres éléments désastreux, au premier rang desquels une épizootie du bétail (sans doute la conséquence d’un hiver et d’un printemps anormalement froids) avec une contamination du lait. Eau rare et de mauvaise qualité et lait contaminé sont, pour certains médecins, des causes suffisantes pour justifier de la surmortalité des tout-petits durant l’été 1911. D’autres, plus fins observateurs, n’ont pas manqué de relever la coïncidence entre l’augmentation de la température estivale et la recrudescence des maladies infantiles, qui étaient jusqu’alors en constante régression. Beaucoup des nourrissons décédés en septembre et en octobre (où on constate aussi, en France du moins, une surmortalité par rapport aux années antérieures) ont été victimes de la rougeole, de la diphtérie, de la coqueluche, de la scarlatine ou de la typhoïde. Dans les pays méditerranéens, où la mortalité des nourrissons reste traditionnellement élevée l’été, les médecins signalent, outre les diarrhées – classiques – et des maladies respiratoires, une recrudescence de la rougeole et de la méningite, en Espagne ; du paludisme et du choléra, en Italie. Ayant eu l’occasion de travailler avec mes collègues sur la canicule de 1705 en basse Provence, de telles conclusions ne me surprennent pas. Bien que dans notre contexte historique et environnemental la mortalité infantile soit très élevée, particulièrement au mois d’août, nous avons pu montrer que la surmortalité infanto-juvénile (6 mois-6 ans), constatée à la fin de l’été et durant l’automne 1705, avait une cause épidémique. Nos observations ne confirment cependant pas le diagnostic de dysenterie avancé par Emmanuel Le Roy Ladurie, mais suggèrent plutôt une épidémie de coqueluche. J’ajouterai que, comme pour l’année 1911, l’hiver 1705 avait été très rigoureux et que nous nous sommes demandé dans quelle mesure la froidure des mois précédents n’était pas, pour partie, responsable de la surmortalité infantile et juvénile constatée à l’automne.
11Ainsi, une dégradation de l’alimentation (y compris de l’eau de boisson) et la recrudescence de maladies épidémiques, ciblant préférentiellement les enfants, ne peuvent que décupler les effets néfastes de toute montée anormale des températures. Les virus sont eux aussi sensibles aux températures, ils sont nettement moins virulents lorsque les températures sont basses, d’autant que leur circulation est limitée en raison du confinement des gens chez eux. Peut-être est-ce là un facteur d’explication au moindre impact sanitaire des rigueurs de l’hiver par rapport aux chaleurs de l’été ?
N’est pas catastrophe qui veut !
12Tous les risques naturels auxquels sont aléatoirement soumises les populations n’entraînent pas une catastrophe, même à intensité égale. L’une des caractéristiques essentielles de la catastrophe n’est-elle pas d’être perçue au travers d’un double prisme : celui des contemporains qui ont à la subir, et celui des historiens qui ont à la dire ? De ce fait, le ressenti d’une catastrophe varie, non seulement selon les époques, mais aussi selon le degré de risque accepté par les populations et selon leurs capacités de résilience. La distinction entre les vicissitudes auxquelles l’homme est habitué et un épisode réellement catastrophique est clairement faite par les contemporains.
13Certains événements catastrophiques sont immédiatement ressentis comme tels par ceux qui ont à les subir ; d’autres sont reconstruits a posteriori, à partir de témoignages directs ou indirects. Il est donc important de mesurer la catastrophe à l’aune du contexte dans lequel elle survient et du contexte dans lequel elle est dite. La catastrophe, lorsqu’elle est perçue, ne l’est qu’à la mesure des attentes de la société, des espoirs placés dans la science (ou dans la Providence) protectrice de l’homme. Les séismes qui ont dévasté Lisbonne, au milieu du xviiie siècle, et San Francisco, au tout début du xxe siècle, ont été immédiatement perçus pour ce qu’ils étaient : de véritables catastrophes. Le récit des contemporains est là pour en témoigner et, même si les historiens en réévaluent aujourd’hui l’impact économique et le bilan humain, la gravité de l’événement et de ses conséquences à long terme ne peut être remise en cause. A contrario, la canicule de 1911 apparaît parfois comme un discours construit. Le fait que les observateurs évoluent dans un contexte différent du nôtre rend patente une situation qui n’avait rien d’anormale pour les contemporains. Ce sont les changements induits par les transitions épidémiologiques qui donnent à voir, aujourd’hui, les catastrophes sanitaires d’hier.
14Ainsi au début du xxe siècle, les taux de mortalité infanto-juvénile étaient encore très élevés dans les pays du sud de l’Europe, et restaient soumis à de fortes fluctuations saisonnières. Le pic de mortalité correspondant aux mois les plus chauds n’y est guère plus marqué en 1911 que les autres années. Pour les médecins et les autorités, il n’y avait rien qui sorte de l’« ordinaire ». Inversement, dans les pays de l’Europe du Nord, très soucieux des questions de dépopulation et de dénatalité, là où les mesures de protection de l’enfant commençaient à porter leurs fruits, l’« accident » de l’été 1911 a été perçu comme une catastrophe sanitaire, bien qu’avec des intensités différentes d’un pays à l’autre. Ainsi, en fonction de l’implication du politique et de la société dans la survie des nourrissons, les effets de la canicule de l’été 1911 sont perçus ou non. Que la vague caniculaire ait atteint toute l’Europe ne fait aucun doute, que les populations du Sud soient mieux armées, culturellement, pour résister aux fortes chaleurs estivales peut être admis, que l’allaitement maternel y soit plus répandu et que l’âge au sevrage y soit plus tardif est probable, mais cela suffit-il à expliquer que les petits morts de juillet-août-septembre 1911 soient passés inaperçus en Espagne et en Italie ? La forte mortalité saisonnière des tout-petits durant les mois d’été a-t-elle absorbé le surplus de décès liés à la canicule, ou les médecins, ayant identifié des causes de décès d’origine virale, n’ont-ils pas renoncé à les relier à la chaleur et à la sécheresse de cette saison exceptionnelle ?
15Dans les pays de l’Europe du Nord, où l’attention portée à la survie des jeunes enfants était plus grande, les effets de la canicule auraient dû attirer l’attention des médecins et des centres sociaux. Cependant, en Belgique ou en Allemagne, la situation n’est pas apparue anormale aux yeux de nombreux médecins ; sans doute parce qu’ayant quelques années de pratique, ils avaient souvent observé de tels niveaux de mortalité infantile et que les causes de décès qu’ils enregistraient leur étaient également familières. « Il est de notoriété commune que dès que les chaleurs apparaissent, beaucoup de nourrissons deviennent malades et meurent », cite Godelieve Masuy-Stroobant. Une forme de résignation, face aux décès par gastro-entérites et diarrhées des enfants sevrés trop tôt, qui rendait acceptable ce qui ne l’est pas, ou plus, à nos yeux. Dans les pays voisins, en France en particulier, les médecins-inspecteurs départementaux relayent rapidement la catastrophe aux responsables gouvernementaux, qui s’emploient immédiatement à prendre les mesures de protection sanitaire qui s’imposent. Tandis qu’ici, la catastrophe sanitaire est ressentie jusqu’au plus haut niveau de l’État ; ailleurs, la canicule n’intéresse que par ses conséquences économiques. Ainsi, les Allemands semblent surtout préoccupés par l’augmentation du prix des denrées alimentaires et la surveillance du niveau des réserves d’eau.
16Connaissant le terrible impact sanitaire des deux semaines de canicule, en août 2003, sur la population âgée, on peut s’interroger, avec Catherine Rollet, sur celui qu’ont dû avoir les trois mois de chaleur excessive sur cette catégorie d’âges, en 1911. Tout aussi fragiles que les plus jeunes face au coup de chaleur et à la déshydratation, bien des aînés sont sans doute décédés prématurément cet été-là. Cependant, aucune mention n’en est faite, ni par les médecins ni par les pouvoirs publics. Ce désintérêt total envers le « troisième âge » revient à taire, en partie, la catastrophe sanitaire de 1911. Même si le nombre de leurs décès était moins conséquent que celui des enfants, par le simple effet de la structure de la population, les personnes âgées n’en demeurent pas moins une catégorie de victimes totalement ignorée par leurs contemporains.
17De la même manière, l’atténuation puis la disparition des crises frumentaires en Europe, dans le courant du xviiie siècle (à l’exception de quelques famines notables, telles celle qui sévit en Irlande de 1845-1851, et de certaines périodes de restriction), donnent plus d’acuité à celles qui affectaient, trop souvent, les populations de l’époque médiévale et moderne. Parfois soudaines, imprévisibles et meurtrières, les catastrophes frumentaires intervenaient dans un contexte récurrent de malnutrition et de disettes, plus ou moins longues et plus ou moins généralisées, auquel les populations tentaient de s’adapter, voire de remédier. Dès lors, la catastrophe frumentaire qui frappe de plein fouet l’Italie du Nord à la fin du xvie siècle, fut-elle une catastrophe ressentie ou est-elle une construction a posteriori de l’historien-démographe, au regard de la sévérité de la crise, de l’ampleur de la zone affectée et de ses conséquences sur la dynamique des populations ? Qualifiée par Guido Alfani de « plus grande catastrophe de nature non épidémique à frapper le nord de l’Italie depuis la peste noire », la famine des années 1590 a-t-elle laissé des traces dans la mémoire collective, comme ont pu le faire les épisodes de peste les plus marquants ou la famine de 1693, en France, à travers le conte populaire du Petit Poucet ?
18Ainsi donc, une même dénomination peut désigner, tout à la fois, des réalités brutes décrites par les contemporains de l’événement, des reconstructions rétrospectives dans un contexte historique plus large, des discours construits par les autorités locales ou nationales pour dire, ou pour taire, la catastrophe.
19La catastrophe apparaît donc comme un événement auquel on attribue a posteriori une dimension particulière, selon des critères matériels, qui dénombrent les victimes ou les dégâts, ou selon des critères plus idéels, comme la prise en charge par les pouvoirs publics, la représentation que s’en fait la population, ou les bouleversements socio-économiques induits. Ainsi, la relation que fait Ange Goudar du tremblement de terre de Lisbonne décrit et quantifie un événement qui lui demeure extérieur, un peu à la manière dont procéderaient aujourd’hui les experts-assureurs. Tandis que, la catastrophe sanitaire de l’été 1911, lorsqu’elle est perçue par les contemporains, est définie par des critères subjectifs que lui attribuent les institutions, les médias ou les associations militantes.
La catastrophe, rupture d’un équilibre
20Bien d’autres définitions pourraient être passées en revue, tant la notion de catastrophe est polysémique. Cependant, toutes les situations présentées ici ont un point commun sur lequel il importe de mettre l’accent. Toutes posent une même question : d’un mal peut-il sortir un bien ? Quelles réponses la société peut-elle apporter pour qu’un tel événement, non seulement ne se reproduise plus, mais encore permette d’améliorer le sort des survivants ? Définir une catastrophe à l’aune des réactions des pouvoirs publics face à l’événement et à la mesure des conséquences politiques, sociales et économiques qu’il a induites constitue une approche originale et rarement développée dans la plupart des travaux consacrés aux catastrophes.
21Un tel angle d’attaque suppose que l’événement-catastrophe soit perçu comme rompant brusquement une situation d’équilibre. Cela s’applique aussi bien aux catastrophes dites par les contemporains qu’à celles reconstruites par le discours ou l’analyse historique. Il y a, dès lors, un avant et un après ; ce dernier mobilisant toutes les énergies collectives. La brusque rupture avec la « normalité », qu’elle soit sociale, morale, économique, démographique ou politique, va nécessiter une prise en charge par l’ensemble des acteurs de la société, à différents niveaux et sur plusieurs échelles de temps. Cela va des premières mesures de secours et de prévention des risques (effondrements, incendies, etc.), aux dispositifs de ravitaillement et de relogement immédiats, et, à plus long terme, aux efforts de reconstruction, voire de repeuplement pour les événements les plus meurtriers. La gestion d’une catastrophe, quelle que soit son ampleur, constitue bien souvent une expérience inédite pour la société, qu’elle met à l’épreuve dans son organisation, ses fondements et ses valeurs.
22Les surmortalités consécutives à des températures extrêmes mettent en évidence la vulnérabilité de certains groupes d’âges et/ou de certaines catégories socioprofessionnelles. Elles agissent comme un révélateur des problèmes sociaux sous-jacents à la crise sanitaire. Les mesures de protection sociale et sanitaire prises dans la plupart des pays européens, en lien direct avec cette surmortalité ou dans la continuité d’une politique de protection déjà engagée, ont permis d’en atténuer considérablement l’impact. Cependant, le froid de l’hiver et la chaleur de l’été tuent aujourd’hui encore, preuve que nos sociétés pourtant si développées ne parviennent pas à protéger les plus démunis de leurs membres.
23Les réponses adaptatives que la population de l’Italie du Nord, et de bien d’autres régions d’Europe, a dû imaginer pour résoudre l’inadéquation entre niveau de population et ressources du milieu demandaient, elles, un temps beaucoup plus long. Suivant le modèle d’Ester Boserup (1965), une pression démographique continue doit déclencher des innovations techniques en chaîne, permettant le retour à l’équilibre entre production et ressources. Suivant ce cadre théorique, la catastrophe frumentaire de 1590 signe l’échec de ce processus d’innovation. Pour Guido Alfani, cet échec tient cependant moins au manque de réactivité des populations, qu’au temps qui a manqué pour sa pleine réalisation. Il est aussi, et surtout, révélateur de l’impuissance des systèmes d’entraide et d’assistance aux plus démunis, face à l’ampleur de la catastrophe et au contexte difficile dans lequel elle est survenue. Toutefois, après cette brutale « remise à niveau » démographique, les avancées technologiques sauront anticiper la croissance de la population et les catastrophes du siècle suivant auront des causes épidémiologiques et non plus frumentaires. Ainsi, d’un désastre qui n’a pas pu être évité naîtront un monde agricole nouveau et un marché d’échanges ouvert à international. De fait, à chaque crise majeure, les sociétés n’ont eu de cesse de renforcer et d’améliorer leurs politiques de prévention sanitaire et leurs dispositifs d’assistance publique, dont l’origine remonte parfois au Moyen Âge.
24Les conséquences des tremblements de terre sur le paysage et sur les populations sont, de loin, les plus marquantes. Elles ouvrent la voie à de grands chantiers de reconstruction et de relogement dont la mise en œuvre peut être dictée par des idéaux moraux, sociopolitiques ou purement économiques. Ainsi, à San Francisco, l’idéal de cité nouvelle, où cohabiteraient harmonieusement classes laborieuses et classes aisées, a été rapidement balayé par des intérêts économiques et spéculatifs contraires et par la réalité des tensions raciales et sociales. Le tremblement de terre et les incendies ont fait dévier le cours de l’histoire sociale et économique de San Francisco. Les catégories sociales et ethniques qui métissaient le centre ville ont rapidement été reléguées en périphérie, par une politique urbanistique tout entière dédiée aux intérêts de la business class et à la réalisation d’une exposition internationale prévue bien avant le tremblement de terre.
25Très étonnant, le discours d’Ange Goudar sur la catastrophe de Lisbonne va au-delà de la simple description d’un moment apocalyptique : démontant les causes de la catastrophe, il ouvre aussi des pistes économiques et politiques pour permettre son dépassement. De fait, le séisme de Lisbonne eut un retentissement considérable, non seulement dans la ville qu’il ruina presque entièrement et au Portugal dont il remodela le destin politique, mais aussi dans l’Europe des Lumières qui ne pouvait plus accepter l’idée qu’une catastrophe si meurtrière soit l’expression d’un châtiment divin. Derrière le renouveau politique et économique souhaité pour le pays tout entier, c’est tout un mode de pensée qui s’est trouvé totalement modifié. « Il est des moments décisifs, des circonstances uniques, des événements imprévus ; l’habileté est de les saisir pour les tourner à son avantage », disait Ange Goudar. Il y a des « désastres » tels, qu’ils ne peuvent qu’apporter l’espoir d’une vie meilleure pour les survivants. La catastrophe, événement-rupture, est de fait un formidable catalyseur de l’adaptabilité des sociétés humaines.
26Ayant suivi le cours de ma pensée vagabonde, à la poursuite d’un concept qui échappe à toute prétention de définition unique et exhaustive, je me suis éloignée du fil directeur de cet ouvrage et de la progression choisie par ses éditeurs, pour donner à voir les réactions des populations confrontées à un événement inattendu, brutal et meurtrier. Tâchons d’y remédier en quelques mots.
27Les six premières contributions ont pour thème commun les variations de grande amplitude que connaît parfois le climat de l’Holocène et leurs conséquences sur les populations humaines. Loin de se limiter à la seule observation des effets immédiats et différés de quelques-uns de ces aléas climatiques, leurs auteurs restituent le contexte social et environnemental dans lequel ils surviennent, examinent à l’aune des connaissances scientifiques du moment les remèdes proposés, et discutent les mesures prises par les pouvoirs publics pour lutter contre les effets néfastes constatés.
28Le premier chapitre, sous la plume de Guido Alfani, suit l’évolution des interactions entre climat, ressources agraires, épidémies et pression démographique, en Italie du Nord, du milieu du xve siècle au début du xixe siècle, et examine les réponses adaptatives successivement imaginées par les différents acteurs de la société. La période à laquelle il s’est intéressé est tout entière inscrite dans une phase climatique particulière, le petit âge glaciaire, dont les tendances longues (fraîchissement notable des températures moyennes et modification du régime saisonnier des pluies) et les accidents paroxystiques (étés caniculaires et hivers très rigoureux) favorisaient les risques de pénurie alimentaire et de poussées épidémiques.
29A contrario, la période observée par Peter Ekamper, Frans van Poppel, Coen van Duin et Kees Mandemakers se place dans l’optimum climatique que nous connaissons actuellement ; tandis que d’un point de vue démographique, elle couvre toutes les étapes de la transition épidémiologique. L’analyse de l’incidence des vagues de chaleur et de froid sur les populations néerlandaises, observée en croisant variables climatiques, environnementales, biologiques et sociales, permet ainsi de mesurer les retombées des progrès médicaux et des mesures de protection sociale mises en place entre 1850 et 1950. Les plus grands bénéficiaires étaient aussi les populations les plus vulnérables : les jeunes enfants et les classes sociales défavorisées.
30Jörg Vögele, Godelieve Masuy-Stroobant, Catherine Rollet, Lucia Pozzi, Diego Ramiro Fariñas proposent, en quatre chapitres, cinq approches nationales de la canicule de l’été 1911. Suivant une même grille d’analyse qui permet au lecteur de comparer les effets de la vague de chaleur en Allemagne, en Belgique, en France, en Italie et en Espagne, ils décrivent les caractéristiques météorologiques de cet été anormal et en analysent les effets en termes de surmortalité, selon l’âge des victimes et les causes de décès. Ils observent les premières mesures mises en place pour éviter une issue souvent fatale et décrivent les réactions des médecins, des associations hygiénistes, des autorités et de la société (à travers les médias) face à l’hécatombe de nourrissons. Les attentes natalistes des uns, les préoccupations sanitaires des autres devant la recrudescence des épidémies, ont conduit à des ressentis très différents d’un pays l’autre.
31Les deux derniers articles ont trait à des catastrophes géologiques dont les conséquences sur la population sont d’une tout autre ampleur. Lorsque la terre tremble, en milieu urbain et côtier, surtout si le séisme est de forte magnitude, les conséquences ne se mesurent pas seulement en nombre de victimes. Aux dégâts matériels considérables vient s’ajouter une complète désorganisation administrative, sociale et sanitaire dont les répercussions se font longtemps sentir. Jean-Marc Rohrbasser réexamine la Relation du tremblement de terre de Lisbonne d’Ange Goudar (1756) à la lumière des travaux historiques survenus depuis, et discute sa thèse selon laquelle, en dépit du grand nombre de victimes et des dégâts considérables, ce séisme a offert au Portugal l’opportunité inespérée d’un renouveau politique et économique.
32Marie Bolton et Nancy C. Unger autopsient l’échec d’une politique de relogement social après le tremblement de terre de San Francisco et montrent comment un péril sanitaire est mis en avant pour servir des intérêts particuliers et hautement spéculatifs. La crainte de la peste est toute aussi vive dans l’Amérique du début du xxe siècle que dans l’Europe médiévale et moderne ; elle produit toujours les mêmes effets-réflexes conduisant à l’ostracisme des certaines catégories de populations.
33Il y a des mémoires qui ne s’effacent pas.