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Article de revue

Le droit, les sentiments familiaux et les conceptions de la filiation : à propos d'une affaire de possession d'état du début du xviie siècle

Pages 123 à 142

Notes

  • [1]
    Nouveau Recueil de divers plaidoyers de feus Maîtres Auguste et Thomas Galland et autres fameux advocats de la cour de Parlement, Paris, Henry Le Gras, 1656 et Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, ci-devant advocat au Parlement et conseils du Roy en ses conseils d’Estat et privé, donnez au public par M. Jean Issali, advocat au Parlement, Paris, Pierre Le Petit, 1660 [1re édition : 1657].
  • [2]
    La publicité des affaires est cependant sans doute moins étendue qu’à la fin du siècle suivant étudiée par Sarah Maza où se multiplient factums, recueils de causes célèbres et gazettes judiciaires (Maza, 1997).
  • [3]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 120.
  • [4]
    Sur le lien entre affaire judiciaire et récit fictionnel, voir Davis (1988).
  • [5]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 118.
  • [6]
    Bilans historiographiques et bibliographiques sur ces questions par Becchi et Julia (1998, 7-39) ; Lett (2000) ; Annales de Démographie Historique, 2001-2 ; Defrance, Lopez, Ruggiu (2007, 11-30).
  • [7]
    Utilisées en priorité par Élisabeth Badinter (1980), ce qui est en partie la raison des débats qui en ont suivi la publication. Sources plus diverses dans Fouquet et Knibiehlher (1980).
  • [8]
    Voir Madeleine Foisil (2000).
  • [9]
    Sur le milieu dévot du faubourg Saint-Germain au xviie siècle, voir Depauw (1999).
  • [10]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 140.
  • [11]
    Compilation des avis des médecins de l’Antiquité et de la faculté à propos d’une affaire où une fille naît onze mois après le décès de son père dans Jean Du Fresne, Journal des principales audiences du Parlement, avec les arrêts qui y ont été rendus et plusieurs questions et règlemens placés selon l’ordre des temps depuis l’année 1622 jusqu’en 1660, tome I, Paris, Compagnie des libraires associés, 1757, p. 562-564.
  • [12]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 168.
  • [13]
    Ibid., p. 140.
  • [14]
    Cas examinés par exemple dans Jean Du Fresne, Journal des principales audiences du Parlement, op. cit. : « Si une fille née dix mois neuf jours après l’absence du mari doit être réputée légitime » (tome I, p. 436) ; « Enfant né pendant le mariage dont l’état étoit contesté à cause de l’absence du mari » (tome II, p. 204) ; « Enfans reçus à faire preuve par témoins, de ce que leur mère étoit enceinte lors de son mariage d’un autre que de son mari, pour exclure un enfant né à cinq mois du mariage assisté de la déclaration de la mère » (tome II, p. 455).
  • [15]
    Un exemple plus tardif avec l’affaire étudiée par Marie-José Laperche-Fournel (2008). Dans celle-ci, une aristocrate de la cour de Lorraine, Marie-Louise Alliot, met au monde un garçon alors qu’elle est séparée de son époux depuis son mariage, neuf ans plus tôt. L’enfant est baptisé sous le nom de l’amant et le mari cherche alors à faire prouver la bâtardise de l’enfant et annuler son calamiteux mariage.
  • [16]
    Hyacinthe de Boniface, Arrests notables de la cour de Parlement de Provence, cour des comptes, aydes et finances du mesme pays, Paris, Jean et René Guignard, 1670, p. 208.
  • [17]
    Anne Robert, Quatre livres des arrests et choses jugées par la court. Œuvre composée en latin et mise en français, Paris, Joseph Cottereau, 1616, p. 118.
  • [18]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 167.
  • [19]
    Ibid., p. 157.
  • [20]
    Sur la procédure, voir Delbez (1923).
  • [21]
    Mathieu Augeard, Arrests notables de différents tribunaux du royaume [1710], Paris, Huart, 1756, tome II, p. 27.
  • [22]
    Pour ce qui suit, voir Barbarin (1960) ; Lefebvre-Teillard (1973). Je me permets aussi de renvoyer à Steinberg (2005 et 2007).
  • [23]
    Sur la transmission du nom aux enfants naturels, voir Anne Lefebvre-Teillard (1990, 60 sq.)
  • [24]
    Recueil de plusieurs arrêts notables du Parlement de Paris pris dans les Mémoires de Monsieur Maître Georges Louet, tome I, Paris, chez Paulus-du-Mesnil, 1742, p. 394-395 et Matthieu Augeard, Arrests notables…, op. cit., tome II, p. 178.
  • [25]
    Charles Loyseau, « Traité des ordres et simples dignitez » [1610], in Les œuvres de Maistre Charles Loyseau, Paris, Edme Couterot, 1678, p.32
  • [26]
    Sur le caractère évolutif des stratégies parentales en matière de succession, voir Fontaine (1992).
  • [27]
    Nouveau Recueil de divers plaidoyers de feus Maîtres Auguste et Thomas Galland, op. cit., p. 15.
  • [28]
    Ibid., p. 368.
  • [29]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 141.
  • [30]
    Ibid., p. 178.
  • [31]
    Sur la ressemblance et l’affection, voir Vernier (1999). Pour la période médiévale : Lett (1997).
  • [32]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 143.
  • [33]
    Hyacinthe de Boniface, Suite d’arrests notables de la cour de Parlement de Provence, cour des comptes, aydes et finances du même pays, Lyon, Pierre Bailly, 1689, p. 661.
  • [34]
    Lucien Soefve, Nouveau Recueil de plusieurs questions notables tant de droit que de coutumes jugées par arrests d’audiance du Parlement de Paris depuis 1640 jusques à présent, Paris, Charles de Sercy, 1682, tome I, p. 39-40.
  • [35]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 162.
  • [36]
    Sur ce sujet, voir Biet et Théry (1989) ; Mulliez (2000) et Fuchs (2008).

1Les recueils d’arrêts et les plaidoiries d’avocat publiés sous l’Ancien Régime sont emplis d’affaires qui tournent autour des questions de filiation : contestation d’état, supposition d’enfant, affaires de succession impliquant un enfant bâtard, disputes autour des effets d’une légitimation, les cas judiciaires auxquels les praticiens des tribunaux royaux étaient confrontés dans leur pratique quotidienne étaient très variés. Destinés à l’origine aux professionnels du droit afin qu’ils assimilent les nouveautés de la science jurisprudentielle et perfectionnent leur art oratoire, les lourds volumes qui nous sont parvenus exposent des situations de conflits familiaux tous différents, même si s’en dégage une typologie de cas qui permet aux spécialistes de l’histoire du droit d’identifier des évolutions dans le traitement des affaires (Barbarin, 1960). Bien que marqués par leur visée performative et leur caractère technique, ces traités (et surtout ceux qui comportent des plaidoyers) portent aussi le témoignage des réalités familiales du temps et, à travers des situations de conflit, permettent, de manière souvent inattendue, d’approcher les sentiments qui se nouent au sein des familles et les passions, cachées ou avouables, qui animent les comportements privés des individus.

2Soit par exemple une affaire qui fit quelques bruits dans les prétoires durant les années 1630. S’y illustrèrent deux avocats d’une certaine renommée, Thomas Galland et Antoine Le Maistre, qui, conformément à la procédure civile d’Ancien Régime, plaidèrent contradictoirement puis jugèrent utile d’imprimer leur plaidoirie respective [1]. La résolution de l’affaire en question reposait sur l’élucidation de la nature de sentiments familiaux – ceux d’un époux pour son épouse, ceux de parents vis-à-vis de leur enfant. Une jeune femme nommée Marie Croissant s’était présentée en 1629 devant le bailli de Saint-Germain-des-Prés afin de se faire reconnaître comme la fille des maîtres qu’elle avait servis durant neuf années. L’homme, Joachim Cognot, docteur de la faculté de médecine et décédé au moment de la plainte, aurait, suivant ses dires, abandonné un enfant nommé Marie entre les mains d’une femme du peuple, tourière du couvent des cordelières du faubourg Saint-Marceau. Quatorze ans plus tard, par le plus grand des hasards, cette femme, une certaine Françoise Frémont, après avoir reconnu le médecin dans la rue, l’aurait obligé à engager la fillette comme servante et à la dédommager des frais qu’elle avait engagés pour sa nourriture et son éducation, et à préciser enfin les clauses de cet arrangement dans une transaction écrite. Durant ses années de service domestique, Marie aurait reçu des preuves constantes d’affection de la part de ses maîtres qui lui versèrent en outre une certaine somme quand elle se maria. Le médecin ne l’oublia pas au moment de rédiger son testament, lui accordant un legs rondelet. Une partie de la fortune du praticien passa chez de lointains parents provinciaux, mais l’essentiel en revint entre les mains de sa veuve grâce à un don mutuel. Cette veuve, Marie Nassier, ne tarda pas à se remarier ensuite à un nommé Nicolas Cocquault, contrôleur en l’élection de Reims. Or, précisément, c’est ce qui, semble-t-il, motiva la requête de Marie Croissant : l’héritage devait lui revenir puisqu’elle s’estimait sans conteste être la fille des époux Cognot. Le bailli lui donna raison et, à la suite d’un long procès en appel devant le parlement de Paris, la cour souveraine confirma en 1638 l’état de Marie Croissant restituée, sous le nom de Marie Cognot, dans ses droits à l’héritage paternel, suivant ainsi le plaidoyer de son défenseur, Antoine Le Maistre, qui s’était employé à décrire et, plus encore, décrypter les passions qui avaient motivé le secret des époux et à suivre l’évolution d’une affection parentale qui avait fini par instiller le doute dans l’esprit de la jeune fille. Son adversaire, Thomas Galland, avait, quant à lui, tenté de démontrer que Marie était une usurpatrice de la pire espèce, animée par l’attrait du gain et manipulée par sa mère nourricière, Françoise Frémont, qui l’avait, en quelque sorte, vendue à ses maîtres sous la menace de les faire chanter.

3On ne saurait dire que les sources jurisprudentielles, recueils d’arrêts et de plaidoiries, reflètent de manière simple les sentiments qui pouvaient se nouer et, en l’occurrence aussi se dénouer, dans les familles du début de l’époque moderne. Il est évident que la justice civile médiatise, dans tous les sens du terme [2], les conflits familiaux et transforme par là même la nature des sentiments qui s’y développent. On a parfois remarqué que le conflit judiciaire éclate à des moments bien particuliers qui sont des moments de rupture familiale : naissance, (re)mariage et surtout décès (Poumarède et Thomas, 2000). C’est dans ces moments-là que s’ouvrent les possibilités d’ester en justice. Cependant, le rythme des conflits familiaux n’est pas nécessairement calqué sur le rythme de la procédure judiciaire et nombre de conflits mûrissent durant de longues années avant de trouver une traduction judiciaire, si bien que les plaidoiries n’expriment qu’une partie des sentiments qui se sont développés peu à peu. Il arrive aussi fréquemment que la procédure judiciaire attise, au moins un temps, le conflit lui-même dans la mesure où les parties s’inscrivent dans un processus d’arbitrage qui repose avant tout sur des preuves de droit : nombre d’affaires se trouvent ainsi rebondir à partir de demandes d’informations ou de vices de forme, créant de nouvelles raisons de discordes chez les plaignants, cristallisant des sentiments sur des détails recevables en droit mais auxquels ils n’auraient peut-être pas prêté attention autrement.

4Il est aussi des conflits que l’on cache pour ne pas leur donner une publicité déplacée qui menacerait l’honneur d’un individu ou d’une famille entière. Il n’est pas rare qu’un avocat exprime sa gêne d’avoir à plaider une affaire qui, en toute logique, aurait dû rester secrète, et qu’il justifie par la nécessité l’indélicatesse dont son client fait montre en venant en justice lever le voile de pudeur dont il eût dû se couvrir. Bien qu’il faille faire la part des stratégies des plaideurs qui préfèrent rejeter l’impudeur sur la partie adverse, dans l’enceinte du tribunal, les plaignants voient décrits leurs comportements sous des couleurs – celles de la jalousie, de la tromperie ou de la rapacité – qu’ils avaient mis toute leur énergie à masquer. La justice met alors en évidence des passions qui, non seulement n’avaient jamais été mises en lumière, mais qui n’avaient peut-être jamais été nommées ni même identifiées par les protagonistes, jouant le rôle de réceptacle et de révélateur à des sentiments restés longtemps confus. Ainsi, les plaidoyers sont-ils aussi une entreprise de nomination et de mise en forme de passions souterraines et obscures, mise en forme qui obéit à sa propre logique, démonstrative et rhétorique.

5C’est donc au sein d’une rhétorique judiciaire qui a ses propres règles et ses propres ornements que l’exposé des sentiments prend sa place. Bien entendu, les avocats se défendent de colporter des fables, des romans et de présenter les parties comme si elles étaient des personnages issus « d’une pièce tragi-comique, propre à estre représentée sur un théâtre ou aux flambeaux [3] ». Il n’empêche : leur argumentation repose en grande partie sur l’articulation qu’ils établissent entre les différentes preuves qu’ils présentent à la cour et l’exposé des mobiles des acteurs de l’affaire. Or ces mobiles ressortissent souvent aux grandes passions de l’âme, au sens classique du terme, qui sont aussi le matériau des littérateurs et surtout des auteurs de théâtre et qu’ils puisent dans une culture humaniste commune à tous les lettrés [4]. Ces passions, et les archétypes classiques qui les illustrent, sont mobilisées par les avocats comme des explications aux agissements de leurs clients, avec comme corollaire – logique dans une procédure contradictoire –, que les mêmes passions peuvent servir l’argumentaire des deux parties en lice. Ainsi, le jugement de Salomon dans l’affaire qui nous concerne peut-il être invoqué pour montrer qu’une mère qui n’éprouve pas de sentiment de sacrifice pour son enfant n’est pas la bonne mère ou, contradictoirement, qu’elle n’est pas une bonne mère.

6On ne sait exactement ce qui emportait finalement la conviction des magistrats, en l’absence de tout éclairage sur leur délibération, mais on émettra l’hypothèse que leur décision résultait de la vraisemblance qui émergeait de l’agencement entre les faits, les preuves de droit et les motivations psychologiques des acteurs du drame, vraisemblance fondée non seulement sur le fait que les passions de l’âme étaient censées produire des effets immuables et attendus, mais aussi sur l’expérience commune et professionnelle des magistrats. Ainsi, bien que les passions fussent jugées intemporelles, ce que sous-entendait le recours rhétorique au jugement de Salomon et, plus généralement à toute citation ou exemple extrait des textes bibliques et du corpus classique, la vraisemblance des mobiles et des sentiments exprimés dans les affaires reposait sur la récurrence de ces mobiles et de ces sentiments dans les familles qui s’adressaient à la justice. C’est pourquoi une affaire comme celle de Marie Cognot ne trouve ses clefs d’explication que dans la confrontation avec un grand nombre d’affaires du même type. Dans cette mesure, les affaires contenues dans les registres de jurisprudence et de plaidoiries donnent accès aux normes culturelles de l’affectivité mais aussi à l’expression ordinaire de sentiments jugés communs (plutôt que collectifs), au sein des milieux évidemment restreints de ceux qui se portent devant la justice civile des cours d’appel – nobles, officiers de tous rangs, membres de « professions libérales » et, plus rarement, membres éminents des corporations de métiers.

7Communs et naturels : car dans les affaires de filiation, on trouve, bien entendu, l’évocation répétée de « l’affection que Dieu et la nature inspirent aux pères et aux mères pour leurs enfants » qui est « si raisonnable et si violente [5] ». On ne prendra pas cette évocation pour preuve que tous les parents aimaient naturellement leur enfant, à l’exception des quelques dénaturés qui comparaissaient en justice parce qu’ils les reniaient ou les ignoraient. On ne cherchera nullement non plus à utiliser cet argument pour revivifier une bataille historiographique ancienne sur les sentiments parentaux, maternels et paternels [6]. La source judiciaire invite à se placer sur un autre terrain que celui offert, d’une part, par la littérature normative [7] et, d’autre part, par les témoignages directs des acteurs contemporains [8] en mettant l’accent sur la manière dont le sentiment « naturel » d’affection des parents pour leur enfant se construit aussi à partir de conceptions à la fois juridiques et sociales du lien de filiation.

Secret de famille et passions inavouables

8Pourquoi Marie fut-elle abandonnée par ses parents et pourquoi ceux-ci persistèrent-ils à nier que Marie était bel et bien leur fille ? Au début de cette affaire énigmatique, il y a le mariage en 1590 à Bar-sur-Seine d’un barbon, docteur en médecine de son état, et d’une jeune femme de vingt ans. Après plusieurs grossesses, cette épouse, Marie Nassier, se retrouve seule à Bar tandis que son mari, Joachim Cognot, part s’installer à Fontenay-le-Comte. Elle l’y rejoint quelques mois plus tard et y accouche en 1599 d’une petite Marie, baptisée sur place, qui sera placée successivement chez deux nourrices des alentours. Joachim a alors soixante ans. En 1601, le couple décide de partir pour Paris et promet à la seconde nourrice de faire chercher l’enfant très prochainement. Ce n’est cependant qu’au bout de neuf mois qu’un homme vient chercher la fillette et la charge dans une hotte. Tous ces détails ont suffisamment frappé les témoins, nourrices, parrains et amis encore vivants en 1629 lors du premier procès pour qu’ils en attestent en justice. À partir de là commence l’entreprise d’abandon : Joachim Cognot réceptionne la petite Marie à Paris, se rend avec « l’homme à la hotte » chez Françoise Frémont dans le faubourg Saint-Marceau, et la lui confie non sans lui préciser « que cette petite fille s’appelloit Marie, qu’il ne falloit point s’enquérir de son surnom, et qu’elle avoit environ trois ans ». Pour l’entourage parisien des Cognot, la fillette est morte en nourrice à Fontenay – destinée dont la probabilité est telle qu’elle ne doit assurément pas susciter beaucoup de suspicion –, et le médecin cesse toute relation avec Françoise Frémont pour s’en aller vivre une existence paisible et respectable d’homme de l’art dans le faubourg Saint-Germain. Médecin de la reine Marguerite, il semble avoir présenté au public une façade plutôt dévote, multipliant donations pieuses et actions de bienfaisance [9]. Environ un an plus tard, Françoise Frémont recevra la visite d’une dame, venue s’enquérir de la fillette au nom d’un sien ami, et qui versera tant de larmes que la tourière lui demandera si elle n’était « pas bien la mère de cet enfant [10] ».

9On l’aura compris, Joachim Cognot soupçonnait que cette fillette ne fût pas la sienne. Jaloux d’une épouse de trente ans sa cadette, il ressourçait son soupçon dans son expérience médicale. Néanmoins, comme l’enfant était née sept mois et demi seulement après que sa femme, ayant séjourné seule à Bar-sur-Seine, fut arrivée à Fontenay, il était a priori difficile de nier qu’il pût en être le géniteur ; non seulement, les naissances de sept mois étaient considérées comme légitimes mais les enfants nés à cet âge étaient même censés être plus viables que ceux nés à huit mois par la science hippocratique. Négligeant les théories des médecins antiques qui servaient de fondement à toutes les plaidoiries dans les procès de ce type [11], il constata que le nouveau-né avait l’air robuste et il en conclut qu’il était né à terme, donc conçu avant que son épouse ne vienne le rejoindre. Comme il ne pouvait plaider en justice une cause d’avance perdue suivant l’adage Pater is est quem nuptiae demonstrant (Lefebvre-Teillard, 1991), comme il ne pouvait non plus faire l’affront public à sa femme de ne pas faire baptiser son enfant puis de refuser de le faire nourrir, il décida de le faire disparaître dans la foule anonyme de la capitale, là où l’honneur de sa femme et le sien propre ne pouvaient être entachés par une conduite étrange de rejet qui n’eût pas échappé à ses voisins et amis, médecins ou apothicaires de Fontenay.

10Quant à Marie Nassier, les raisons pour lesquelles elle renia sa propre fille se résument pour l’avocat Antoine Le Maistre en deux termes : la honte et l’avarice. La honte : celle que lui a infligée son mari en la soupçonnant d’avoir mis au monde un enfant adultère, celle qu’elle a ressentie « d’avoir renoncé à son propre sang [12] » durant les quatorze longues années où elle dut mentir. L’avarice : celle qui l’anime au moment du procès, maintenant qu’elle est en possession des 19 000 livres de l’héritage de Cognot, celle qui motive aussi l’influence souterraine de son nouvel époux, Cocquault, qui voit bien comment utiliser cet argent pour couvrir ses propres dettes et assurer l’entretien des cinq enfants de son premier mariage qui lui sont à charge. En somme, Marie Nassier est présentée comme une épouse soumise aux volontés de ses époux successifs par une « complaisance forcée [13] », le premier qui la prive de sa fille, le second qui lui soustrait son héritage. Les deux hommes ont su jouer sur les sentiments de leur épouse : l’amour que Marie Nassier portait à son seul fils survivant, Claude, à l’époque du placement de la fillette était suffisamment excessif pour qu’elle acceptât de se séparer d’elle, celui qu’elle porte à son second époux l’est assez pour qu’elle accepte de continuer à se priver de descendance, une fois ce garçon disparu à son tour. La reconstitution à laquelle se livre l’avocat des motivations passionnelles de Marie Nassier est intéressante en soi parce qu’elle s’appuie sur des valeurs communément admises : celle de l’honneur féminin duquel dépend la foi conjugale, celle du dévouement maternel aux intérêts de ses enfants, auquel est liée la réprobation implicite des secondes noces dont le risque est, comme on le sent ici, de léser les intérêts des enfants du premier lit (Perrier, 1998, 101-141 et 2006 ; Beauvalet-Boutouyrie, 2001).

11Le comportement des deux époux ne procède donc pas des mêmes passions ni des mêmes certitudes : Marie Nassier sait bien que Marie est sa fille quand Cognot est persuadé qu’elle ne l’est pas. En droit, l’un comme l’autre sont également coupables de rompre le lien de filiation, la mère parce que ce lien est avéré par la nature, le père parce qu’il est avéré par la loi. Devant les tribunaux, au nom de la maxime Pater is est quem…, il est en effet presque impossible aux maris ou aux proches parents paternels de plaider dans ce genre d’affaires à de très rares exceptions près : accouchement très prématuré par rapport à la date des noces, absence ou impuissance du père au moment de la conception, naissance posthume intervenant plus de neuf voire dix ou onze mois après la mort de l’époux [14]. En ce sens, Joachim Cognot commet la faute, et même le délit, de rejeter l’artefact juridique qui lui eût permis, comme à tous les autres époux, d’accueillir sans blesser son honneur, cet enfant comme le sien propre. Il est cependant remarquable que l’avocat de la jeune Marie explique à la fois l’existence historique de cet artefact et le comportement de Cognot par la même formule empruntée à Aristote : « L’hom-me n’a naturellement d’affection et du soin que pour ce qui luy est propre, et qu’il croit luy appartenir uniquement. » Autrement dit, si le droit édicte que le mariage procure à l’homme l’assurance que l’enfant, quelle que soit l’identité réelle de son géniteur, lui appartient en propre, il le fait au nom du penchant naturel qu’ont les hommes de ne s’attacher qu’aux enfants de leur propre sang : raisonnement paradoxal mais qui, en réalité, lie deux définitions (et même deux conceptions) également représentées au xviie siècle de la paternité, l’une juridique et l’autre naturelle.

12Le comportement et les sentiments prêtés à Joachim Cognot prennent ainsi tout leur sens dans cette société du début de l’époque moderne où il existe une tension entre une définition juridique de la paternité, qui se retrouve au sein du mariage, et une conception naturelle qui permet de qualifier les liens de filiation hors mariage, y compris – et c’est là la spécificité de l’époque – en termes juridiques. Si Cognot avait pu tenter de faire disparaître l’enfant mis au monde en 1599 par Marie Nassier qui, tout en étant sa fille légitime, n’était pas, à ses yeux, sa fille naturelle, c’est que la paternité naturelle avait une certaine réalité à la fois sociale et juridique dans la société de son temps. S’il l’avait souhaité, l’évanescent (inexistant ?) amant de Marie Nassier aurait pu faire baptiser l’enfant né de Marie Nassier sous son propre nom. Si elle avait cherché à rompre avec son mari ou si ce mari s’était révélé inflexible et furieux, Marie Nassier aurait pu se rendre à Paris, y accoucher secrètement et faire donner à son enfant le nom de son amant. Incontestablement dangereux pour les protagonistes qui pouvaient par la suite être éclaboussés par un scandale public, ces choix forment la trame de scénarios d’autres affaires judiciaires [15]. Dans les cas où l’époux, l’épouse et l’amant n’avaient pu se soustraire à ce scandale ou dans ceux où, appartenant à de hautes sphères de la société, ils étaient socialement capables de le braver, la justice considérait que la relation entre l’enfant et l’amant de la mère était non seulement un lien de filiation mais que de fait, il s’agissait d’une forme de paternité, qui, sans être toujours pleine et entière – tout dépendait de ce qu’en faisait le père –, n’en était pas moins vecteur de devoirs paternels. En effet, qu’il l’ait ou non voulu, le lien de filiation naturelle imposait au géniteur de l’enfant né hors mariage de se soumettre à de véritables obligations paternelles : non seulement l’enfant bâtard devait être nourri suivant l’adage « qui fait l’enfant doit le nourrir », mais cette « nourriture » devait être conforme au rang du géniteur et se prolonger jusqu’à ce que l’enfant puisse subvenir à ses propres besoins. Le père naturel ne pouvait refuser d’accueillir l’enfant chez lui et les tribunaux appuyaient systématiquement les demandes des mères ou des enfants qui cherchaient à faire valoir ces obligations : nombre d’affaires plaidées devant les cours souveraines avaient pour point de départ des conflits qui portaient sur les « aliments » dus aux bâtards, compris à la fois comme une pension et comme le devoir d’éduquer l’enfant, de le préparer à un métier et, s’il s’agissait d’une fille, de le doter en sus. À la question de savoir si les pères d’enfants bâtards étaient doués, comme les autres pères, de la puissance paternelle, le droit apportait en général une réponse négative et, en particulier, ces enfants pouvaient se marier sans obtenir de consentement parental. Néanmoins, cette puissance est parfois évoquée lorsqu’il est question des devoirs paternels. Ainsi, dans une affaire plaidée en 1665 devant le parlement de Provence où le séducteur d’une dénommée Armande l’a abandonnée, la laissant seule avec son enfant, la cour considère que, si le père est obligé de fournir les aliments à son bâtard, la grand-mère ne l’est pas, car « le père et l’ayeul ont les enfans en leur puissance, ce que l’ayeule n’a point [16] ». Ce fait explique aussi que les mères n’ont pas souvent gain de cause quand elles demandent à obtenir la garde de l’enfant que le père a en charge : même s’il est avéré que ce dernier le maltraite ou que l’enfant se trouve entre les mains d’un tiers de la famille paternelle qui n’attend que sa mort pour cesser de lui verser une pension et hériter de sa part [17], les tribunaux prennent en considération à la fois les obligations paternelles et le fait qu’on ne peut priver un père (et par extension l’aïeul ou l’héritier du père) de ce qui lui est propre. Il serait hors de propos d’affirmer que tous les pères d’enfants bâtards tenaient réellement à se soumettre à leurs devoirs même si, au xvie et encore au xviie siècle, ils semblent avoir été plus enclins à l’accepter qu’au siècle suivant, ne serait-ce que parce que les garde-fous judiciaires avaient encore une grande force (Lefebvre-Teillard, 1973 ; Demars-Sion, 1986). Mais le fait est que, lorsqu’ils voulaient faire entrer un enfant qui leur avait été reconnu comme naturel dans leur puissance, ils en avaient le loisir, parce que l’enfant était jugé leur appartenant en propre et qu’il eût même été jugé injuste de les priver de cette « possession ». C’est sans doute d’ailleurs au regard de ce sentiment de « possession » plus qu’à partir de la notion juridique de « puissance » qu’il faut évaluer la persistance et la force de cette conception « naturelle » de la filiation paternelle.

Peut-on échapper à la rage de se perpétuer ?

13Sur quels indices les magistrats jugèrent-ils que Marie était bien l’enfant des Cognot ? Là encore, des sentiments, plus enfouis encore que les passions qui avaient motivé son abandon, sont invoqués pour prouver que Marie a reçu des marques de tendresse de la part de ses maîtres. Devant le tribunal, cette démonstration a toute son importance puisque la possession d’état – en l’occurrence ici la filiation légitime – se prouve par le nomen (le fait que les parents aient désigné leur enfant comme leur fille), le tractatus (le fait que les parents aient traité cet enfant comme leur propre fille) et la fama (le fait que cette désignation et ce traitement soient notoires chez les parents et amis et/ou avérés par témoins) (Lefebvre-Teillard, 1988). Or parmi les marques d’intérêt voire d’affection, il y avait les dons que Marie avait reçus de leurs mains au moment du décès du médecin puis de son mariage, ainsi que la promesse faite par Marie Nassier « de la récompenser en mourant et qu’elle luy réserve[rait] sa bonne volonté [18] ». Il y avait aussi le fait que la jeune fille avait été accueillie dans la maison d’une manière tout autre que ne l’aurait été une servante, à tel point que Marie Nassier reconnaissait, dans l’interrogatoire imprimé à la suite de la plaidoirie de l’avocat Le Maistre, « que leurs amis croyaient qu’elle estoit leur nièce ». Le plaideur demanda donc à la cour de considérer les faits suivants : « Aussitost qu’elle fut avec eux, Messieurs, on ne sçauroit exprimer combien l’appellante sa mère lui témoigna de tendresse. Elle luy donna d’abord toute l’autorité sur sa servante comme à leur fille : elle l’habilla comme leur fille, elle la fit manger à leur table comme leur fille ; elle lui confia toute l’œconomie du ménage comme à leur fille, sans lui avoir jamais fait rendre aucun compte de tout l’argent qu’elle luy mettoit entre les mains. Enfin, il ne luy manquoit que le nom de fille de la maison, ayant tout le reste, que le surnom de Cognot, l’appellant toujours Marie [19]. »

14Là aussi, les juges entérinèrent la démonstration du défenseur de Marie. Sans doute jugeaient-ils vraisemblables ces marques d’affection maternelle, chez une femme à laquelle on avait soustrait de force son enfant et qui le retrouvait alors que le reste de sa descendance avait entièrement péri. Le comportement de Cognot apparaissait plus contradictoire : d’un côté, il semblait avoir accueilli la jeune femme sous la contrainte d’un chantage, d’un autre côté, il avait accepté que son épouse lui confie de larges responsabilités domestiques et avait finalement laissé à Marie des bienfaits disproportionnés à son statut de servante. Cette ambivalence des agissements du médecin laissait supposer qu’il avait progressivement, de bon ou mauvais gré, accepté l’intruse et cette acceptation plaidait aux yeux des juges en faveur de la thèse que Marie était bien la même Marie que celle qui était née en 1599 à Fontenay-le-Comte. Restait que le refus obstiné de Cognot de reconnaître la jeune fille avait tout de même de quoi étonner si on comparait son histoire avec celle d’autres pères qui, au contraire, semblaient prêts à tout pour laisser derrière eux une descendance.

15En effet, la chronique judiciaire fait apparaître un certain nombre de cas où des pères préparaient progressivement la transmission de leur nom et de leur race, témoignant d’un désir de se perpétuer « malgré tout » voire in extremis. Une affaire plaidée en 1565 devant le parlement de Paris est très significative de cet état d’esprit. Il y est question de l’héritage laissé par le deuxième président du parlement de Bordeaux, Jean de Calumont, à son fils bâtard légitimé, Guillaume de Calumont, avocat au parlement de Paris, héritage que conteste sa veuve Marguerite de Farges, en tant qu’ « administratesse » des biens de son fils légitime et mineur Jean. Dans cette affaire, le demandeur tentait d’apporter les preuves de l’affection de son père à son égard et décrivait son parcours de vie : son géniteur avait commencé par lui léguer sans difficulté son nom, puis l’avait nourri et envoyé suivre ses études dans un collège de Toulouse. Pendant qu’il était pensionnaire, son père avait demandé pour lui des lettres de légitimation, puis, une fois ses études terminées, il lui avait légué plusieurs « beaux » offices. Une seconde fois, il avait demandé et visiblement obtenu des lettres de légitimation, les premières étant peut-être incomplètes ou mal entérinées [20]. Il n’est pas difficile d’imaginer que ces marques d’intérêt répétées et graduées de ce père prennent leur source dans un fort désir de se perpétuer, désir anthropologique si l’on veut, au sens où, tout en étant ressenti comme naturel et intemporel par les acteurs, il n’en prend pas moins des formes bien particulières dans cette société du début du xviie siècle. Que ce désir soit lié à la force impérative du « croissez et multipliez-vous », on ne pourra que le souligner ici après d’au-tres. Mais il est aussi sous-tendu par une logique sociale qui envisage la perpétuation comme une reproduction à l’identique de la position de chacun et cette reproduction elle-même comme un gage de la stabilité d’un édifice social immuable, voulu par Dieu et homothétique à l’ordre céleste. Si donc, comme l’affirme, à l’occasion d’un procès entre des enfants bâtards et leur père, l’avocat général Le Nain, « il est de l’intérêt de la République que les enfans soient élevés selon la condition de leur père [21] », la perspective pour les pères de laisser après eux quelqu’un témoigner de cette condition dans la République n’en est pas moins essentielle.

16De ce point de vue, la situation faite aux enfants bâtards dans les milieux qui usent de l’appareil judiciaire est tout à fait significative de ce souci de se perpétuer. De très nombreuses affaires de justice montrent, à l’instar de ce qui se passe dans l’affaire Calumont, des pères qui cherchent, au-delà de ce que la loi les autorise à faire, à transmettre à leur enfant bâtard les attributs, réels ou symboliques de leur condition : nom, armes, titres, héritage, appartenance confessionnelle, dignités, charges, offices, etc. [22]. En l’absence d’héritier légitime, l’enfant bâtard peut être élu pour succéder à son père – en tout ou en partie car le droit introduit des distinctions entre les différents types d’enfants illégitimes. Ceux qui sont adultères n’ont droit qu’à des aliments quand ceux qui sont nés de personnes libres (soluts) au moment de leur naissance peuvent prétendre à des legs. Dans l’un ou l’autre cas, il arrive que les pères utilisent différents procédés pour léguer l’essentiel de leur fortune à leurs enfants bâtards, soit en ayant une conception très extensive de ce que sont les aliments, soit en gonflant le montant des legs, soit en utilisant des intermédiaires pour laisser le principal de leurs biens par fideicommis.

17Il semblerait que l’on puisse encore mesurer la force de ce désir de se perpétuer à la manière nuancée voire complaisante dont les tribunaux y répondent. Alors que la législation royale édicte des règles de plus en plus restrictives pour limiter les transmissions paternelles aux enfants bâtards, la jurisprudence laisse une grande latitude aux pères et, plus généralement, aux membres de la famille paternelle. Ainsi, si une tendance à restreindre l’usage du nom du père se fait jour au début du xviie siècle, les cours édictent systématiquement des jugements contraires, obligeant les pères ou les familles récalcitrantes à transmettre le nom du père [23]. En 1629, le Code Michaud, dans son article 197, ne consent qu’aux seuls bâtards légitimés le droit de porter le nom de leur auteur. Mais cette ordonnance n’est pas appliquée, et il faut attendre le xviiie siècle pour que les Parlements commencent à subordonner l’usage du nom paternel à un aveu formel et volontaire de paternité (Barbarin, 1960, 77). Comme la transmission du nom, la transmission des biens se voit dans les textes de plus en plus limitée. Peu à peu émerge le principe selon lequel les bâtards ne peuvent succéder ab intestat même s’ils sont nés de personnes célibataires. La légitimation par « lettres royaux » n’entraîne plus automatiquement la succession : il faut un accord explicite des membres de la famille pour que l’enfant légitimé puisse hériter de son père (Delbez, 1923, chap. III). Mais, dans les faits, la transmission de l’héritage à des enfants bâtards reste tout de même très souvent possible, surtout en l’absence d’enfant légitime, même si c’est au prix de quelques contournements. Si, à partir de l’arrêt Bourges de 1656, le parlement de Paris refuse les donations universelles faites à un bâtard né de personnes libres, les donations particulières portant parfois sur des sommes très importantes continuent d’être autorisées ainsi que les donations entre vifs [24]. Pour ce qui est de la transmission de l’état social, la tentative royale pour la restreindre ne semble guère avoir été suivie d’effets immédiats. Pour des raisons fiscales, un édit de mars 1600 relatif à un règlement sur les tailles avait précisé que les bâtards nobles légitimés ne « se pourr[aient] attribuer le titre et qualité de gentilshommes s’ils n’obtiennent des lettres d’anoblissement ». Ce faisant, l’État espérait augmenter ses rentrées fiscales en faisant payer la taille à des personnes qui, jusque-là, en étaient exemptées et en percevant de l’argent sur les lettres d’anoblissement à venir. Cependant les juristes cherchèrent à atténuer la portée de cet édit en jouant sur le terme de gentilshommes. En 1610, le juriste Charles Loyseau proposa de comprendre ainsi la loi : les bâtards « doivent toujours être mis d’un degré plus bas qu’eux [les légitimes] : de sorte que les bâtards des rois sont princes, ceux des princes sont seigneurs, ceux des seigneurs sont gentilshommes et ceux des gentilshommes sont roturiers afin que le concubinage n’ait autant d’honneur que le loyal mariage » [25]. Ainsi, la légitimation ne fut pas jugée immédiatement être une condition nécessaire pour demeurer noble, au moins dans les degrés plus élevés que celui de simple gentilhomme. Par ailleurs, le fait que, parmi les transmissions de biens aux bâtards légitimés par lettres, celle des fiefs ne fût jamais remise en cause par les juristes, montre bien que les élites nobiliaires n’avaient aucune intention de renoncer aux possibilités qu’elles avaient de transmettre le support de leur état social à des enfants nés bâtards (Delbez, 1923, chap. IV).

18Comme les géniteurs n’avaient pas à reconnaître ni formellement ni volontairement leurs enfants bâtards mais qu’un aveu, soit contemporain de la naissance soit postérieur, suffisait, les pères qui souhaitaient se perpétuer à travers leurs enfants illégitimes pouvaient le décider à tout moment, par exemple lorsque leur descendance légitime avait entièrement disparu ou lorsqu’ils craignaient qu’il ne leur en adviendrait pas. Nombre d’affaires judiciaires font ainsi apparaître des stratégies évolutives [26] qui se développent et varient en fonction des pertes d’enfants ou de conjoints subies au fil des ans. En fonction de la situation matrimoniale des géniteurs, ces stratégies pouvaient passer par un mariage subséquent ou par une légitimation par « lettres royaux ». Jean Calumont prévoyait sans doute qu’il décèderait sans enfant légitime au moment où il demanda au roi de légitimer son fils. Il prit ainsi le risque de « préjudicier » ses enfants à venir et, de fait, le problème finit par se poser puisqu’il se maria sept mois après cette seconde lettre de légitimation et que sa femme mit au monde un enfant qui lui fut posthume. Risque oui, et estimation des probabilités de survie des uns et des autres. À supposer que cet enfant légitime fût mort en bas âge, le risque n’eût-il pas été que cet éminent magistrat n’eût aucun successeur capable d’occuper ses charges et offices ? Après tout, n’était-ce pas ce même genre d’estimation du risque qui poussaient, au grand dam des tenants de la pureté du sang royal, les rois à élever et parfois, comme Henri IV et, plus tard, Louis XIV, à légitimer leurs bâtards ?

19On comprend dès lors qu’il ait paru probable aux juges du Parlement de 1638 que les époux Cognot aient voulu, après la mort du fils unique qu’ils chérissaient tant, réintégrer leur fille dans le giron familial : la démarche pouvait avoir une vraisemblance sentimentale et sociale. Ce qui demeurait incompréhensible, c’est qu’ils ne soient pas allés jusqu’à substituer Marie à leur héritier décédé. Comme le souligna Thomas Galland, le défenseur de Marie Nassier, il était difficile de comprendre que des parents qui avaient perdu successivement sept enfants eussent pu renier leur fille : « Veu que quand elle rentroit à la maison comme servante, il n’y avoit plus de sujet imaginaire de prédilection ; elle trouvoit une famille déserte ; où tant s’en faut que l’on pût concevoir cette inhumaine et barbare pensée d’effacer le caractère visible de la filiation, en la personne de celle à qui la naissance et la nature l’eust donné, qu’au contraire, et le mary et la femme eussent volontiers désiré réparer la perte de leurs enfans arrivée par la mort, en imitant la nature par l’adoption [27]. »

20On pourrait ici avancer l’hypothèse que le fait que Marie ait été une fille rendait moins essentiel pour les époux Cognot d’aller jusqu’au bout du processus de reconnaissance de leur enfant. Il est probable en effet que l’enjeu eût été plus évident s’il se fut agi de léguer leur héritage à un garçon capable d’assurer la relève de son défunt frère Claude et de recueillir l’art de son père. Mais en même temps, on sait que, dans bien des cas, les familles devaient se résigner à léguer leur héritage à une fille et que, même dans la noblesse où régnait la primogéniture mâle, on préférait toujours cette solution à la déshérence. Une affaire plaidée en 1646 montre tout à fait le mélange de dépit et de résignation qui régnait dans les familles aristocratiques qui s’apprêtaient à tomber en quenouille. Cette année-là, une très grande dame, Marguerite de Béthune, prétendit qu’elle avait eu un fils de son défunt mari, le duc de Rohan, et que cet enfant devait être considéré comme l’héritier de la maison Rohan, en lieu et place de sa sœur Marguerite. La fable, qui agita un temps les milieux de cour et la très large parentèle des Rohan, avait été inventée par Marguerite de Béthune afin de se venger de sa fille qui s’était mariée sans son autorisation. Elle avait donc fait paraître dans le monde un jeune homme nommé romanesquement Tancrède, prétendant qu’elle l’avait fait élever à l’étranger par peur qu’il ne fût converti au catholicisme dans un moment où le duc de Rohan, disgracié, aurait été tenté de vendre ses biens patrimoniaux et de s’exiler. L’affaire fit long feu, la duchesse renonçant finalement à se faire représenter en justice. Mais on fit alors état de sentiments qu’avait exprimés à plusieurs reprises feu le duc de Rohan et, en particulier, du fait qu’il avait dû se résigner à satisfaire « cette passion véritablement vertueuse, véritablement française, de laisser un héritier à son nom, de ne pas mourir tout entier, de conserver le lustre de sa famille, et la succession parfaite de la vertu masle, qui depuis treize cens ans, ou pour rendre la remarque plus belle, depuis la naissance de la monarchie, s’est continuée par une suitte bien heureuse de générations certaines, d’actions glorieuses et d’alliances magnifiques ». Et l’avocat ajoutait encore : « On ne peut pas douter qu’il n’ait conceu du desplaisir de voir defaillir en sa personne cette généreuse tige, à laquelle tant de force et de gloire promettoient l’immortalité, et dont sa propre réputation avoit si hautement relevé les espérances, et dans cette douleur, sa seule consolation a esté de laisser une fille unique, héritière de ses grands biens et de sa vertu [28]. »

21Si le duc de Rohan se résignait, Cognot ne pouvait-il pas se résoudre à n’avoir qu’une fille pour héritière ? Avec un peu d’esprit de paradoxe, on pourrait cependant encore soutenir que pour un médecin, il était presque plus grave de n’avoir qu’une fille, laquelle ne pouvait en aucun cas reprendre l’activité de son père, alors que le duc se perpétuait tout de même dans le sang de son héritière, d’autant que le roi l’avait autorisée à conserver sa pairie. Il n’empêche : le comportement de Cognot paraissait incompréhensible voire « inhumain et barbare » si on admettait que Marie était bien issue de son sang. Il était déjà moins énigmatique cependant si on se souvenait qu’il la croyait adultère : sans doute eût-il pu, pour remplacer sa descendance défunte, se conduire com-me Jean de Calumont, reconnaissant un fils, voire une fille, qui fût né(e) de lui hors mariage. Mais aveuglé par la jalousie, il refusa d’agir ainsi avec la bâtarde de sa femme, même s’il accepta finalement de lui accorder des bienfaits.

Le cri du sang

22Si des marques d’affection révélaient la filiation de Marie, plus encore, les émotions suscitées par sa vue étaient-elles censées trahir ses géniteurs. L’avocat Le Maistre ne chercha pas à prouver que Joachim Cognot avait manifesté d’émotion particulière vis-à-vis de Marie puisqu’il voulait suggérer qu’il l’avait reniée, croyant qu’elle n’était pas sa fille ; il ne fit qu’énumérer des marques d’affection paternelle en monnaie sonnante et trébuchante. Il est vrai aussi que cette démonstration n’était pas véritablement un enjeu car, à partir du moment où il pouvait démontrer que Marie Nassier était la mère, la filiation paternelle en découlait automatiquement et, de fait, Marie fut reconnue comme l’enfant des Cognot. En revanche, il mit en scène avec habileté les émotions de la mère qui avait aussi le grand avantage d’être présente au procès. Ces émotions avaient transparu une première fois lorsque Marie Nassier avait rendu visite à la fillette, alors âgée de trois ans, chez Françoise Frémont dans le faubourg Saint-Marceau. Le témoignage de la nourrice est ainsi théâtralisé par le plaideur : « Elle ne pût la voir devant ses yeux, et se voir elle-même en celle qui estoit et est encore sa vive image, sans laisser tomber des larmes qui estoient, ou les dernières de son affection mourante, puisqu’elle ne l’alla plus visiter depuis ; ou les premières de sa compassion naissante, puisqu’elle prévoyoit que sa petite fille alloit ressentir le plus grand malheur qui luy pouvoit arriver, qui estoit d’estre abandonnée de son père et sa mère [29]. »

23Marie Nassier dévoila encore ses sentiments au moment de la mort de son mari dans une scène digne des meilleures tragi-comédies. Marie avait trouvé une lettre ancienne où sa maîtresse recommandait à son mari de bien prendre soin de la santé de sa petite fille, alors encore en nourrice à Fontenay. Sur le coup, la veuve lui concéda qu’elle était bien cette Marie et que c’était pour cette raison que le couple l’avait prise à leur service. Cet aveu, encouragé par le décès récent de Joachim Cognot et par la confession qu’elle fit à un religieux de saint François lors du jubilé de 1625, ne fut pas renouvelé par la suite, ni en public, ni en privé. Une troisième fois cependant, « cette affection du sang » trahit Marie Nassier. Au cours de l’interrogatoire de 1629, note Antoine Le Maistre, « ses entrailles maternelles » la découvrirent aux yeux des juges lorsque, répondant à la question de savoir si elle était la mère de Marie Croissant, elle répondit « que sa fille Marie Cognot estoit morte : mais qu’elle voudroit que la demanderesse, qui se disoit sa fille, le fust véritablement [30] ».

24À bien lire le plaidoyer d’Antoine Le Maistre, les émotions qu’exprime Marie Nassier sont toutes décrites comme irrépressibles, faisant jaillir de son corps des larmes et un trouble qui contredisent ce que dit sa langue, condamnée, quant à elle, à de compromettantes circonlocutions. C’est la ressemblance entre la mère et la fille qui est le principal vecteur de cet égarement. Sans pouvoir en tirer une véritable preuve, Le Maistre insiste à plusieurs reprises sur la ressemblance des visages et des voix des deux Marie qui trahit leur lien de sang aux yeux des observateurs : « Et ainsi la plus noble partie [du] corps [de la mère] fait la guerre à l’esprit. » Mais il relève surtout que ces « marques » que la nature a imprimées sur leurs corps servent de canal à l’affection de la mère pour sa fille [31]. C’est parce que Marie Nassier se reconnaît elle-même, comme dans un miroir, dans le visage et le corps de sa fille qu’elle est émue aux larmes, puis qu’elle en vient à mentir de manière si gauche. Le lien de filiation est donc censé se révéler à la manière immanente dont il imprime son sceau sur le corps de l’enfant : le sang, qui est commun aux parents et aux enfants, parle en eux, malgré eux et porte en lui-même une injonction à aimer.

25Ce caractère impératif du lien de filiation s’accompagne aussi de la certitude que le sang est le véhicule des vertus sociales. Aux dires mêmes du défenseur de Marie Nassier, Thomas Galland, si Marie était demeurée si longtemps au service de ses maîtres et qu’elle avait conquis leur respect, c’était parce qu’elle avait fait montre d’un don particulier pour panser et soigner les malades. Quant à l’avocat de Marie, il s’étend sur ces qualités « professionnelles » de la façon suivante : « Elle avoit tellement, Messieurs, les inclinations d’une honneste fille, née d’un père médecin habile et célèbre, et non pas de la lie du peuple, qu’encore que la pauvreté de cette femme l’ait contrainte d’entrer en service, lorsqu’elle fut en âge de pouvoir servir, les marques de sa naissance reluisoient tellement dans son esprit, dans son adresse, dans sa modestie » que sa mère ne put nier qu’elle fût de sa chair. Ce qui montre que ses parents en la reniant n’ont pu lui « oster les inclinations honnestes et vertueuses de sa condition et de sa naissance, c’est-à-dire les biens de la nature, qu’elle a receus de leur sang, et qu’elle a conservez comme leur fille, estans hors de leur maison, comme si elle avoit esté toujours élevée chez eux [32] ». Ainsi, le sang de Marie ne pouvait mentir. Et l’on mesure à quel point le désir de se perpétuer pouvait être conforté par la conviction commune que les parents auraient, en tout état de cause, la satisfaction de reconnaître leurs propres aptitudes sociales dans leurs enfants, dussent ceux-ci avoir été enlevés par des Bohémiens ou raptés par des Barbaresques, comme c’était le cas des héros de romans ou de comédies.

26Là encore, il faut faire le parallèle entre le caractère impératif de l’affection que devaient les génitrices à leurs enfants et le caractère impératif et naturel du lien de filiation maternel. Cependant, dans d’autres affaires où il s’agissait de prouver un lien de filiation paternel, les avocats usaient des mêmes arguments et traquaient les mêmes manifestations d’émotion chez les pères. Ainsi, dans une affaire de recherche en paternité où le père avait menti sur son identité, l’avocat pouvait-il prétendre découvrir sous les « déguisemens », les « voiles » et les « artifices », « les loix du sang qui forcent le père de prendre soin de la conservation de son enfant [33] ». Au caractère impératif du lien affectif répondait le caractère impératif du lien juridique. Dans le cas d’une naissance illégitime, le père n’avait pas à manifester une quelconque volonté de reconnaître ou non son enfant. L’usage commun était que l’enfant fût imputé au père par la mère durant sa grossesse ou au moment de son accouchement, comme in extremis car la femme s’y rapprochait dangereusement de l’heure de sa mort et était donc censée y confesser la vérité. La sage-femme était alors tenue de déclarer au curé le nom du père lors de la déclaration de baptême et le curé de reporter ce nom sur son registre. Dans certaines villes, comme à Lille (Demars-Sion, 1986, 434), la déclaration de la sage-femme était exigée par les règlements municipaux, les cités ayant le souci de ne pas alourdir leurs charges en nourrissant des enfants pauvres privés de père. En cas d’enquête judiciaire, l’aveu de paternité était fondé sur des indices assez faibles. Il est arrivé que cet aveu soit même appuyé sur une transaction où le père renonçait publiquement, moyennant compensation financière, à réparer ses œuvres par le mariage. Ainsi, en 1641, un jeune homme réussit-il à obtenir de la fille de son géniteur décédé une somme prise sur son héritage alors même que, des années auparavant, ce dernier avait conclu un accommodement devant la justice de bailliage avec le père de la fille qu’il avait séduite de manière à se dégager de toute obligation vis-à-vis de l’enfant à naître [34].

27Jusqu’à un certain point, même la légitimation n’était pas toujours un acte pleinement volontaire : l’enfant avait la capacité d’entamer lui-même une procédure de légitimation en apportant les preuves que son père était consentant ou qu’il l’avait été, s’il était décédé. Dans ce cas, la légitimation était rarement pleine et entière car, pour être reconnu héritier, l’enfant devait avoir tout de même reçu l’assentiment de son père et, de plus en plus fréquemment au cours du siècle, celui des autres membres de la famille paternelle. Ainsi, il est clair que le lien de filiation n’était pas conçu comme « disponible » : Dieu et la nature avaient voulu que ce lien existât et, ni pour les mères, ni pour les pères, il n’était question de faire le choix de sa parentalité. À la transcendance divine répondait les nécessités de l’ordre terrestre. Comme l’affirme Antoine Le Maistre dans le procès Cognot : « Les enfants ne naissent pas seulement aux particuliers mais aussi à la République. Et comme les personnes sont plus nobles que les biens, ils reçoivent leur bien de leurs pères : mais l’estat de leurs personnes appartient plus au public, qu’à leurs pères mesmes [35]. » Transposée dans l’ordre des sentiments, la spontanéité de l’affection parentale, le « cri du sang » entrait en résonance avec le caractère impératif du lien de filiation qui liait par le sang les géniteurs à leurs descendants.

28Prégnance de la conception naturelle de la filiation, force du désir de se perpétuer, caractère impératif du lien de filiation, tels paraissent être les arrière-plans juridiques et sociaux à partir desquels prennent sens les passions et les sentiments recelées dans l’affaire Cognot ainsi que dans d’autres affaires du même type que les recueils de plaidoyers et de jurisprudence des cours souveraines du début de l’époque moderne nous donnent à connaître. Il est intéressant de constater que ces trois caractéristiques s’attachent à la filiation aussi bien maternelle que paternelle alors même que les rôles éducatifs, la « puissance » sur l’enfant, les types de transmission parentale sont différenciés en fonction du genre du géniteur. Si ce constat est exact, il est nécessaire d’insister sur la spécificité du début de l’époque moderne tout en rappelant une fois de plus que cette spécificité ne peut être observée que dans les élites qui se pourvoient en justice, à moins qu’elle ne leur soit entièrement propre. Lorsque la rage de se perpétuer sera moins souvent contrariée par la disparition aléatoire et prématurée des enfants, lorsque la filiation paternelle sera plus souvent envisagée au cours du xviiie siècle, comme un lien contractuel et volontaire – évolution d’importance qui conduira à estimer juste et nécessaire pour le géniteur comme pour l’enfant la règle qui s’imposera durant la Révolution d’une véritable reconnaissance juridique par le père [36] –, lorsque l’amour maternel sera fortement différencié de l’amour paternel par toute une littérature philosophique, juridique et médicale qui l’an-crera dans la « Nature », les variations relationnelles, y compris conflictuelles, au sein du triangle composé du père, de la mère et de l’enfant auront incontestablement à jouer avec d’autres règles de la composition sentimentale.


Annexe

Chronologie de l’affaire Cognot

291590 : Mariage à Bar-sur-Seine de Joachim Cognot, docteur en médecine, et Marie Nassier de 31 ans sa cadette.

301597 : Joachim Cognot laisse sa femme à Bar et part s’installer à Fontenay-le-Comte.

311598 : Marie Nassier vient, à la fin de l’année, rejoindre son époux.

321599 : Le 24 juillet, naît une petite fille baptisée sous le nom de Marie, ses marraines sont Renée Le Grand et Catherine Bonnet, son parrain, Jacques Bonnet, maître apothicaire. Elle est la dernière de sept enfants. Elle est donnée à nourrir à une femme proche de Fontenay, au village de Souvré le Moüillé.

331601 : Les Cognot quitte Fontenay pour Paris où Joachim devient médecin de la reine Marguerite. Ils s’installent dans le faubourg Saint-Germain. La fillette est confiée à une autre femme, Judith Maurisset, mariée à un nommé Amaste Loys Coustelier, aux Loges, faubourg de Fontenay.

341602 : Neuf mois plus tard, la fillette est emmenée à Paris par un homme dans une hotte et confiée discrètement à Françoise Frémont, tourière d’un couvent rue de l’Oursine dans le faubourg Saint-Marceau, mariée à Jean Boutet, serrurier.

35v. 1602-1603 : Dix ou douze mois plus tard, une dame vient rendre visite secrètement à Françoise Frémont pour voir la petite fille.

361609 : Françoise Frémont, à cours d’argent, confie la fillette à la Trinité en faisant croire qu’il s’agit d’une enfant trouvée. Elle est alors enregistrée sous le nom de Marie Boutet.

371617 : Françoise Frémont aperçoit le médecin dans la rue, le reconnaît et s’enquiert de son identité. Le 15 juin, Cognot passe un contrat avec Françoise Frémont où il reconnaît avoir accompagné en 1602 l’homme à la hotte chez Françoise Frémont et s’engage à prendre Marie, alors placée chez un maître écrivain près de la Tournelle, chez lui, moyennant un dédommagement de 400 livres à Françoise Frémont. Marie se nomme alors Marie Croissant, née de Nicolas Croissant et Jeanne Aubry, que personne n’a jamais vus.

381625 : Mort de Cognot à l’âge de 86 ans. Dans son testament, il lègue 600 livres à sa « servante ». Il laisse 19 000 livres à son épouse et quelques biens à des parents éloignés. Alors que Marie aurait trouvé dans les papiers du couple une lettre de 1601 mentionnant une petite fille nommée Marie, elle aurait fait avouer à Marie Nassier qu’elle était bien sa fille.

391626 : Marie Nassier gratifie Marie Croissant de 1 500 livres pour se marier avec Augustin de Seine, serrurier. Elle est qualifiée de marraine dans le contrat de mariage. Mais rapidement le couple obtient par procès une séparation de biens.

40Date inconnue : Marie Nassier se remarie avec Nicolas Cocquault, contrôleur en l’élection de Reims, père de cinq enfants et criblé de dettes.

411629 : Premier procès devant le bailli de Saint-Germain-des-Prés. Judith Maurisset témoigne que les époux Cognot lui ont confié l’enfant avant leur départ vers Paris, ce qui contredit les dires de Marie Nassier selon lesquels l’enfant serait mort avant ce départ. Trois autres témoins confirment les dires de la nourrice : deux apothicaires amis de Cognot et un riche marchand des Loges. Françoise Frémont est interrogée ainsi que Marie Nassier. Le bailli déclare Marie fille légitime des Cognot.

424 décembre 1638 : Arrêt du procès d’appel devant le parlement de Paris. Le don mutuel entre les époux Cognot est cassé, Marie est reconnue fille légitime des Cognot et ordre est donné de lui restituer sa part légitime d’héritage. Marie Nassier est invitée à traiter sa fille filialement et Marie Cognot à rendre à sa mère honneurs et obéissance.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Vernier, Bernard (1999), Le visage et le nom. Contribution à l’étude des systèmes de parenté, Paris, PUF.

Notes

  • [1]
    Nouveau Recueil de divers plaidoyers de feus Maîtres Auguste et Thomas Galland et autres fameux advocats de la cour de Parlement, Paris, Henry Le Gras, 1656 et Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, ci-devant advocat au Parlement et conseils du Roy en ses conseils d’Estat et privé, donnez au public par M. Jean Issali, advocat au Parlement, Paris, Pierre Le Petit, 1660 [1re édition : 1657].
  • [2]
    La publicité des affaires est cependant sans doute moins étendue qu’à la fin du siècle suivant étudiée par Sarah Maza où se multiplient factums, recueils de causes célèbres et gazettes judiciaires (Maza, 1997).
  • [3]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 120.
  • [4]
    Sur le lien entre affaire judiciaire et récit fictionnel, voir Davis (1988).
  • [5]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 118.
  • [6]
    Bilans historiographiques et bibliographiques sur ces questions par Becchi et Julia (1998, 7-39) ; Lett (2000) ; Annales de Démographie Historique, 2001-2 ; Defrance, Lopez, Ruggiu (2007, 11-30).
  • [7]
    Utilisées en priorité par Élisabeth Badinter (1980), ce qui est en partie la raison des débats qui en ont suivi la publication. Sources plus diverses dans Fouquet et Knibiehlher (1980).
  • [8]
    Voir Madeleine Foisil (2000).
  • [9]
    Sur le milieu dévot du faubourg Saint-Germain au xviie siècle, voir Depauw (1999).
  • [10]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 140.
  • [11]
    Compilation des avis des médecins de l’Antiquité et de la faculté à propos d’une affaire où une fille naît onze mois après le décès de son père dans Jean Du Fresne, Journal des principales audiences du Parlement, avec les arrêts qui y ont été rendus et plusieurs questions et règlemens placés selon l’ordre des temps depuis l’année 1622 jusqu’en 1660, tome I, Paris, Compagnie des libraires associés, 1757, p. 562-564.
  • [12]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 168.
  • [13]
    Ibid., p. 140.
  • [14]
    Cas examinés par exemple dans Jean Du Fresne, Journal des principales audiences du Parlement, op. cit. : « Si une fille née dix mois neuf jours après l’absence du mari doit être réputée légitime » (tome I, p. 436) ; « Enfant né pendant le mariage dont l’état étoit contesté à cause de l’absence du mari » (tome II, p. 204) ; « Enfans reçus à faire preuve par témoins, de ce que leur mère étoit enceinte lors de son mariage d’un autre que de son mari, pour exclure un enfant né à cinq mois du mariage assisté de la déclaration de la mère » (tome II, p. 455).
  • [15]
    Un exemple plus tardif avec l’affaire étudiée par Marie-José Laperche-Fournel (2008). Dans celle-ci, une aristocrate de la cour de Lorraine, Marie-Louise Alliot, met au monde un garçon alors qu’elle est séparée de son époux depuis son mariage, neuf ans plus tôt. L’enfant est baptisé sous le nom de l’amant et le mari cherche alors à faire prouver la bâtardise de l’enfant et annuler son calamiteux mariage.
  • [16]
    Hyacinthe de Boniface, Arrests notables de la cour de Parlement de Provence, cour des comptes, aydes et finances du mesme pays, Paris, Jean et René Guignard, 1670, p. 208.
  • [17]
    Anne Robert, Quatre livres des arrests et choses jugées par la court. Œuvre composée en latin et mise en français, Paris, Joseph Cottereau, 1616, p. 118.
  • [18]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 167.
  • [19]
    Ibid., p. 157.
  • [20]
    Sur la procédure, voir Delbez (1923).
  • [21]
    Mathieu Augeard, Arrests notables de différents tribunaux du royaume [1710], Paris, Huart, 1756, tome II, p. 27.
  • [22]
    Pour ce qui suit, voir Barbarin (1960) ; Lefebvre-Teillard (1973). Je me permets aussi de renvoyer à Steinberg (2005 et 2007).
  • [23]
    Sur la transmission du nom aux enfants naturels, voir Anne Lefebvre-Teillard (1990, 60 sq.)
  • [24]
    Recueil de plusieurs arrêts notables du Parlement de Paris pris dans les Mémoires de Monsieur Maître Georges Louet, tome I, Paris, chez Paulus-du-Mesnil, 1742, p. 394-395 et Matthieu Augeard, Arrests notables…, op. cit., tome II, p. 178.
  • [25]
    Charles Loyseau, « Traité des ordres et simples dignitez » [1610], in Les œuvres de Maistre Charles Loyseau, Paris, Edme Couterot, 1678, p.32
  • [26]
    Sur le caractère évolutif des stratégies parentales en matière de succession, voir Fontaine (1992).
  • [27]
    Nouveau Recueil de divers plaidoyers de feus Maîtres Auguste et Thomas Galland, op. cit., p. 15.
  • [28]
    Ibid., p. 368.
  • [29]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 141.
  • [30]
    Ibid., p. 178.
  • [31]
    Sur la ressemblance et l’affection, voir Vernier (1999). Pour la période médiévale : Lett (1997).
  • [32]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 143.
  • [33]
    Hyacinthe de Boniface, Suite d’arrests notables de la cour de Parlement de Provence, cour des comptes, aydes et finances du même pays, Lyon, Pierre Bailly, 1689, p. 661.
  • [34]
    Lucien Soefve, Nouveau Recueil de plusieurs questions notables tant de droit que de coutumes jugées par arrests d’audiance du Parlement de Paris depuis 1640 jusques à présent, Paris, Charles de Sercy, 1682, tome I, p. 39-40.
  • [35]
    Les Plaidoyez et harangues de Monsieur Le Maistre, op. cit., p. 162.
  • [36]
    Sur ce sujet, voir Biet et Théry (1989) ; Mulliez (2000) et Fuchs (2008).
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